478



479Le recueil des Voyages de Champlain publié en 1619, est la continuation des volumes imprimés en 1603 et 1613. Ce qui le recommande surtout, c'est qu'il est beaucoup plus complet que la reproduction qui en a été faite 1632. On y trouve en effet, sur l'arrivée des Récollets et sur leurs travaux, des détails ou des faits intéressants, dont la suppression en 1632 ne peut guère s'expliquer sans l'intervention d'une main étrangère, comme nous le remarquerons en son lieu.

Il y a eu plusieurs éditions, ou pour mieux dire, plusieurs tirages de ce volume de 1619, entre autres ceux de 1620 et de 1627, que nous avons pu consulter. Ce dernier porte, dans le titre. Seconde édition; cependant, à part quelques passages, que nous avons signalés dans l'occasion, le texte n'a pas été recomposé, comme le prouve, évidemment l'identité des détails et des fautes typographiques.

480

Carte 1632

Agrandissement (8451x5891) 7.5 Mo.

i/481

VOYAGES

ET DESCOUVERTURES

FAITES EN LA NOUVELLE

France, depuis l'année 1615. jusques
à la fin de l'année 1618.

Par le Sieur de Champlain Cappitaine ordinaire pour
le Roy en la Mer du Ponant.

Où sont descrits les moeurs, coustumes, habits, façons de guerroyer, chasses, dances, festins, & enterrements de divers peuples Sauvages, & de plusieurs choses remarquables qui luy sont arrivées audit païs, avec une description de la beauté, fertilité & temperature d'iceluy.

A PARIS,

Chez CLAUDE COLLET, au Palais, en la gallerie des Prisonniers.


M. D. C. XIX.

Avec privilège du Roy.



iii/483

AU ROY.

ire,

Voicy un troisiesme livre contenant le discours de ce qui s'est passé de plus remarquable aux voyages par moy faits en la nouvelle France, à la lecture duquel j'estime que V. M. prendra un plus grand plaisir qu'aux précédents, d'autant qu'iceux ne designent rien que les ports, havres, scituations, déclinaisons, & autres matières plus propres aux Nautonniers, & Mariniers, que non pas aux autres. En celuy-cy vous y pourrez remarquer plus particulièrement les moeurs & façons de vivre de ces peuples, tant en particulier que générale leurs guerres, munitions, façons d'assaillir, & se desfendre, leurs expéditions, retraicte en plusieurs particularités, servant à contenter un esprit curieux; Et comme ils ne sont point tant sauvages, qu'avec le temps, & la fréquentation d'un peuple civilizé, ils ne puissent estre rendus polis: Vous y verrés pareillement quelle & combien grande est l'esperance que nous avons de tant de longs & pénibles travaux que depuis quinze ans nous soustenons, pour planter en ce pais l'estendart de la Croix, & leur enseigner la cognoissance de Dieu, & gloire de son Sainct Nom, estant nostre desir d'augmenter la Charité envers ses miserables Créatures, qui nous convient supporter iv/484patiemment plus qu'aucune autre chose, & encore que plusieurs n'ayent pas pareil dessein, ains que l'on puisse dire que le desir du gain est ce qui les y pousse: Neantmoins on peut probablement croire que ce sont des moyens dont Dieu se sert pour plus faciliter le sainct desir des autres: Que si les fruicts que les arbres portent sont de Dieu, à celuy qui est Seigneur du Sol, ou ils sont plantez, & qui les a arrousez, & entretenus, avec un soing particulier, V. M. se peut dire légitime Seigneur de nos travaux, & du bien qui en reussira, non seulement pour ce que la terre vous en appartient, mais aussi pour nous avoir protegé contre tant de sortes de personnes qui n'avoyent autre desseing qu'en nous troublant empescher qu'une si saincte délibération ne peust reussir, & nous ostant la permission de pouvoir librement negotier, en partie de ses païs, & mettre le tout en confusion, qui seroit en un mot tracer le chemin pour tout perdre, au prejudice de vostre estat, vos sujects ayant employé à cet effect tous les artifices dont il se sont peu adviser, & tous les moyens qu'ils ont creu nous y pouvoir nuire, qui tous ont esté loués par V. M. assistée de son prudent Conseil, nous authorisant de son nom, & soustenants par ses arrests qu'elle a rendus à nostre faveur. Cest un occasion pour accroistre en nous le desir qu'avons dés long-temps d'envoyer des peuplades & colonnies par delà, pour leur enseigner avec la cognoissance de Dieu, la gloire & les triomphes de V. M. de faire en sorte qu'avec la langue Françoise ils consoivent aussi un coeur, & courage françois, lequel ne respirera rien tant aprés la crainte de Dieu, que le desir qu'ils auront de vous servir: Que si nostre desseing reussit, la gloire en sera premièrement à Dieu, puis à V. M. qui outre mille benedictions quelle en recevra du Ciel, v/485en recompense de tant d'âmes ausquelles elle en donnera par ce moyen l'entrée, son nom en sera immortalisé pour avoir porté la gloire, & le sceptre des François, autant en Occident que vos devanciers l'ont estendu en Orrient, & par toute la terre habitable: ce fera augmenter la qualité de Tres-Chrestien qui vous appartient par dessus tous les Rois de la terre, & montrer qu'elle vous est autant deue par mérite, comme elle vous est propre de droit, ayant esté transmise par vos predecesseurs depuis qu'ils se l'acquirent par leurs vertus, d'avoir voulu embrasser avec tant d'autres importans affaires le soing de celle-cy grandement négligée par cy-devant, estant une grâce specialle de Dieu d'avoir voulu reserver sous vostre regne l'ouverture de la prédication de son Evangille, & la cognoissance de son Saint Nom à tant de nations qui n'en avoient jamais ouy parler, qu'un jour Dieu leur fera la grace, comme nous, de le prier incessamment qu'il accroisse son empire, & donne mille benedictions à vostre Majesté.

SIRE

Vostre tres-humble, tres-fidelle & obéissant serviteur & subject,

CHAMPLAIN.

vii/487

PREFACE.

out ainsi qu'en la diversité des affaires du Monde chacune chose tend à sa perfection, & à la conservation de son estre, aussi d'autrepart l'homme se plaist aux choses différentes des autres pour quelque subject, ou pour le bien public, ou pour acquérir (en cet eslongnement du commun) une louange & réputation avec quelque proffict. C'est pourquoy plusieurs ont frayé ceste voye, mais quant à moy j'ay faict eslection du plus fascheux & pénible chemin, qui est la perilleuse navigation des Mers, à dessein toutesfois, non d'y acquérir tant de biens, que d'honneur, & gloire de Dieu, pour le service de mon Roy, & de ma patrie, & apporter par mes labeurs quelque utilité au public, protestant de n'estre tenté d'aucune autre ambition, comme il se peut assez recognoistre, tant par mes deportements du passé, que par le discours de mes voyages, faits par le commandement de sa Majesté en la nouvelle France, contenus en mon premier & second livre, ainsi qu'il se verra par celuy-cy: Que si Dieu benist nostre desseing, qui ne tend qu'à sa gloire, & de nos découvertures & laborieux travaux il me reussit quelque fruict je luy en renderay l'action de grâces, & à sa Majesté, pour sa protection & assistance une continuation de prières pour l'augmentation & accroissement de son regne.

viii/488


EXTRAICT DU PRIVILEGE DU ROY.

Par grâce & Privilege du Roy, il est permis à CLAUDE COLLET, Marchand Libraire en nostre ville de Paris, d'Imprimer ou faire Imprimer par tel Imprimeur que bon luy semblera, un livre intitulé. Les voyages & descouvertures faites en la nouvelle France, depuis l'année 1615 jusques à la fin de l'année 1618. par le Sieur de Champlain, Cappitaine ordinaire pour le Roy, en la Mer du Ponant. Et sont faites deffences à tous Libraires & Imprimeurs de nostre Royaume, d'Imprimer ny faire Imprimer, vendre ny débiter ledit livre, si ce n'est du contentement dudit Collet, & ce pour le temps & terme de six ans, à commencer du jour que ledit livre sera achevé d'Imprimer, sur peine de confiscation des exemplaires, & de quatre cens livres d'amende, moitié à nous applicable, & l'autre audit exposant. Voulans en oultre quoy fesant, mettre ledit Privilege au commencement ou à la fin dudit livre. Car tel est nostre plaisir.

Donné à Paris, le 18e jour de May, 1619.
Et de nostre règne le dixiesme.
Par le Conseil.
DE CESCAUD.

1/489

VOYAGE DU SIEUR

DE CHAMPLAIN, EN LA NOUVELLE FRANCE,

Faict en l'année 1615.



'extrême affection que j'ay tousjours eue aux descouvertures de la nouvelle France, m'a rendu desireux de plus en plus à traverser les terres, pour en fin avoir une parfaicte cognoissance du pays, par le moyen des fleuves, lacs, & rivieres, qui y sont en grand nombre, & aussi recognoistre les peuples qui y habitent, à dessein de les amener à la cognoissance de Dieu. A quoy j'ay travaillé continuellement depuis quatorze à quinze ans1 sans pouvoir avancer que fort peu de mes desseins, pour n'avoir esté assisté comme il eust esté necessaire à une telle entreprise. Neantmoins ne perdant courage, je n'ay laissé de poursuivre, & fréquenter plusieurs nations de ces peuples sauvages, & familiarisant avec eux, j'ay recogneu, & jugé, tant par leurs discours, que par la cognoissance des-jà acquise; qu'il n'y avoit autre ny meilleur moyen, que de patienter, laissant passer tous les orages & difficultez, qui se presenteroient jusques à ce que sa Majesté 2/490y apportast l'ordre requise, & en attendant continuer, tant les descouvertures audit pays, qu'à apprendre leur langue, & contracter des habitudes, & amitiez, avec les principaux des Villages, & des Nations, pour jetter les fondements d'un édifice perpétuel, tant pour la gloire de Dieu, que pour la renommée des François.

Note 1: (retour)

Champlain livrait ceci à l'impression au commencement de l'année 1619, comme on peut le voir par l'extrait du privilège qui se trouve en tête de cette relation.

Et depuis sa Majesté ayant remis, & disposé la surintendance de ceste affaire entre les mains de Monseigneur le Prince de Condé, pour y apporter l'ordre, & que ledit Sieur soubs l'auctorité de sa Majesté, nous maintenoit contre toutes sortes d'envies, & altérations, qui provenoient d'aucuns mal vueillants. Cela, dis-je, m'a comme animé & redoublé le courage en la continuation de mes labeurs aux descouvertures de ladite nouvelle France, & en augmentant icelles je poussay ce dessein jusques dans les terres fermes & plus avant que je n'avois point encores fait par le passé, comme il sera dit cy-aprés, en l'ordre & suite de ce discours.

Mais auparavant il est à propos de dire, qu'ayant recogneu aux voyages précédents, qu'il y avoit en quelques endroicts des peuples arrestez, & amateurs du labourage de la terre, n'ayans ny foy ny loy, vivans sans Dieu, & sans religion, comme bestes brutes. Lors je jugay à part moy que ce seroit faire une grande faute si je ne m'employois à leur préparer quelque moyen pour les faire venir à la cognoissance de Dieu. Et pour y parvenir je me suis efforcé de rechercher quelques bons Religieux, qui 3/491eussent le zèle, & affection, à la gloire de Dieu: Pour les persuader d'envoyer, où se transporter avec moy en ces pays, & essayer d'y planter la foy, ou du moins y faire ce qui y seroit possible selon leur vacation, & en ce faisant remarquer & cognoistre s'il s'y pourroit faire quelque bon fruict, d'autant que pour y parvenir il faloit faire une despence qui eust exedé mon pouvoir, & pour quelque raison j'ay négligé ceste affaire pour un temps, me representant les difficultez qu'il y auroit au recouvrement des choses necessaires, & requises en telle affaire, comme il est ordinaire en semblables voyages. D'ailleurs qu'aucunes personnes ne se presentoient pour y contribuer. Neantmoins estant sur ceste recherche, & la communiquant à plusieurs, il se seroit presenté un homme d'honneur, duquel j'avois la fréquentation ordinaire, appellé le Sieur Houel2, Secrétaire du Roy, & Contrerolleur Général des Sallines de Brouage, homme adonné à la pieté, & doué d'un grand zèle, & affection, à l'honneur de Dieu, & à l'augmentation de sa Religion, lequel me donna un advis qui me fut fort agréable. A sçavoir qu'il cognoissoit de bons Pères Religieux, de l'ordre des Recollez, desquels il s'asseuroit, & avoit tant de familiarité, & de créance envers eux, qu'il les feroit condescendre facillement, & entreprendre le voyage, & que pour les commoditez necessaires pour trois ou quatre Religieux qu'on y pourroit envoyer, on ne manqueroit point de gens de bien qui leur donneroient ce qui leur seroit de besoing, offrant de sa part les assister de son pouvoir, & de 4/492faict il en rescrivit au Père du Verger3, lequel gousta & prit fort bien ceste affaire & suivant l'advis du Sieur Houel, il en communiqua & parla à aucuns de ses frères, qui tous bruslants de charité s'offrirent librement à l'entreprise de ce Sainct voyage4.

Note 2: (retour)

Louis Houel, suivant Ducreux (liste des Cent-Associés).

Note 3: (retour)

Bernard du Verger, provincial de l'Immaculée-Conception, religieux d'une grande vertu et d'un rare talent. (T. le Clercq, Premier établiss. de la Foy, t. I, p. 31.)

Note 4: (retour)

De cet exposé simple et naïf, il ressort, à la vérité, que le sieur Houel a eu le mérite de fixer le choix de Champlain sur celui des ordres religieux auquel celui-ci pourrait le plus sûrement s'adresser; mais, d'un autre côté, il ressort aussi de toutes les circonstances des démarches que Champlain avait déjà faites quand on lui donne cet avis, que la gloire de l'initiative doit en revenir à celui-ci. C'est ce que le Frère Sagard, dans son zèle pour un bienfaiteur de son ordre, semble n'avoir pas assez distingué. Aussi, le P. le Clercq, quoique récollet lui-même, a-t-il cru ne pas devoir suivre ici les traces de son devancier, et a franchement adopté la version de Champlain. Après cela, il y a lieu de s'étonner que l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, pages 143 et 144) ait commencé par citer Sagard sur un point où naturellement l'intérêt pouvait influencer les idées de cet auteur, pour ne mentionner ensuite que juste la partie du texte de Champlain qui ne détruit pas la fausse impression qui peut avoir été produite, grâce à la précaution qu'on a prise d'en retrancher, sans rien dire, les expressions qui pouvaient nuire à la thèse.

Or estoit-il pour lors en Xaintonge, duquel lieu il en envoya deux à Paris, avec une commission, non toutesfois avec un pouvoir absolu, remettant le surplus à Monsieur le Nonce 5 de nostre Sainct Pere le Pape, qui pour lors estoit en France, en l'année 1614. & estans iceux Religieux en leur maison à Paris, il les fut visiter, estant fort aise & content de leur resolution, & lors tous ensemble fusmes trouver ledict Sieur Nonce, avec laditte commission pour la luy communiquer, & le supplier d'y interposer son auctorité. Mais au contraire il nous dist qu'il n'avoit point de pouvoir pour telles affaires, & que c'estoit à leur Général à qui ils se devoient adresser. 5/493Neantmoins laquelle responce lesdits Religieux remarquans la difficulté de ceste mission, ne voulurent entreprendre le voyage, sur le pouvoir du Père du Verger, craignant qu'il ne fust assez autentique, & saditte commission valable, à cause dequoy l'affaire fut remise à l'autre année suivante. En attendant laquelle ils prirent advis & resolution, suivant laquelle on disposa toutes choses pour ceste entreprise, qui se devoit effectuer au printemps lors prochain: en attendant lequel, les deux Religieux seroient retournez en leur Couvent en Brouage.

Note 5: (retour)

Robert Ubaldini, et non pas Gui Bentivole, comme le dit, par inadvertence sans doute, l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 146). Ubaldini était nonce à Paris depuis environ huit ans, lorsqu'il reçut de Paul V le chapeau de cardinal, le 2 décembre de cette année 1615. Il fut rappelé à Rome un an plus tard, comme on le voit par une lettre de Louis XIII au Souverain Pontife, en date du 24 décembre 1616, qui commence par ces mots: «Mon cousin le Cardinal Ubaldini s'en retournant vers vous,» etc. (Lettres du card. de Richelieu, par Avenel, l. I, p. 198, note 4.—Voir Ciaconii Vitae Pontificum, IV, 432, 434; et Schoel, Hist. des états europ., t. XXXV, p. 334.)

Et moy de mon costé, je ne laissay de mettre ordre à mes affaires, pour la préparation de ce voyage.

Et quelque mois après le despartement des deux Religieux que le Reverend Père Chapouin6 Provincial des Peres Recollez, (homme fort pieux) fut de retour à Paris. Ledit Sieur Houel le fut voir, & luy fit le discours de ce qui s'estoit passé, touchant le pouvoir du Père du Verger, & la mission qu'il avoit donnée aux Pères Recollez. Sur lequel discours, ledit Pere Provincial commença à louer ce dessein, & le prendre en affection, promettant d'y faire ce qui seroit de son pouvoir, n'ayant auparavant bien pris le subject de ceste mission, & est à croire que Dieu l'inspira de plus en plus à poursuivre ceste affaire, & en parla dés lors à Monseigneur le Prince de Condé, & à tous Messieurs les Cardinaux, & Evesques, estans lors à Paris assemblez pour la tenue des estats7, qui tous ensemble 6/494louerent & approuverent ce dessein, & pour montrer qu'ils y estoient portez, asseurerent ledit sieur Provincial qu'ils trouveroient entr'eux, & ceux de la Court, un moyen de leur faire un petit fonds, & leur amasser quelque argent pour assister quatre Religieux, qu'on choisiroit, & furent dés lors choisis pour l'exécution d'une si sainte oeuvre. Et affin d'advancer la facilité de ceste affaire, je fus trouver aux estats Nosseigneurs les Cardinaux & Evesques, & leur remonstray, & representay le bien & utilité qui en pouvoit un jour revenir, pour les supplier & esmouvoir à donner, & faire donner à autres, qui pourroient y estre émulez par leur exemple, quelques aumosnes & gratifications, remettant le tout à leur volonté & discretion.

Note 6: (retour)

Jacques Garnier de Chapouin, premier provincial des Récollets de la province de Saint-Denis. (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 34.)

Note 7: (retour)

L'assemblée des États Généraux devait avoir lieu, cette année (1614), à Sens, le 10 de septembre; mais l'absence du roi et de la reine la fit remettre au 10 octobre suivant. Dans l'intervalle, le roi ayant atteint l'âge de majorité, et un grand nombre de députés des trois ordres de la France s'étant rendu à Paris, la tenue des États se fit à Paris, et les assemblées des trois ordres se tinrent aux Augustins. L'ouverture des États eut lieu dans la salle de Bourbon, le lundi 27 octobre, après une procession solennelle faite, le jour précédent, des Augustins à Notre-Dame. La Chambre Ecclésiastique comptait cent quarante députés, entre lesquels étaient cinq cardinaux, sept archevêques, quarante-sept évêques, et deux chefs d'ordres; celle de la Noblesse, cent-trente gentils-hommes, et celle du Tiers-État, cent quatre-vingt-douze députés, qui étaient presque tous officiers de justice ou de finance. (Mercure français, t. III, p. 415 et s.)

Les aumosnes qu'on amassa pour fournir aux frais de ce voyage, se montèrent à prés de quinze cent livres, qui furent mis entre mes mains, & furent dés lors employez, de l'advis & en la presence des Pères, en la despence & achapt des choses necessaires, tant pour la nourriture des Pères qui feroient le voyage en ladite nouvelle France, qu'habits, linges, & ornemens qui leur estoit de besoing, pour faire, & dire, le service Divin, lesquels Religieux furent envoyez devant à Honfleur, où se devoit faire leur embarquement.

7/495Or les Peres Religieux qui furent nommez & designez pour ceste saincte entreprise, estoient le Père Denis 8, pour Commissaire, Jean Delbeau9, Joseph le Caron, & Pacifique du Plessis 10, chacun desquels estoit porté d'une saincte 8/496affection, & brusloient de faire le voyage, moyennant la grâce de Dieu, affin de voir s'ils pourroient faire quelque bon fruit, & planter en ces lieux l'estendart de Jesus-Christ, avec une délibération de vivre & mourir pour son sainct Nom, s'il estoit necessaire, & que l'occasion s'en presentast. Toutes choses preparées, ils s'accommoderent des ornements d'Eglise, & nous des choses necessaires pour nostre voyage.

Note 8: (retour)

Denis Jamay. Quoique le Frère Sagard écrive Jamet, nous préférons l'orthographe du P. le Clercq, qui, en général, paraît avoir puisé aux sources, et c'est pour cette raison, sans doute, que M. Ferland et l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada s'accordent à écrire Jamay.

Note 9: (retour)

Le P. Jean d'Olbeau, désigné successeur du P. Denis, en cas de mort. (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 53.) Il est évident que Champlain écrit ce nom comme on le prononçait, sans se mettre en peine d'être toujours d'accord avec lui-même sur ce point. Le Frère Sagard écrit constamment Dolbeau. Enfin le P. le Clercq, sans s'arrêter à aucune de ces orthographes, adopte celle qui vraisemblablement était celle du P. d'Olbeau lui-même. Nous ne savons pourquoi M. Ferland écrit ce nom comme le Frère Sagard.

Note 10: (retour)

Le Frère Pacifique du Plessis. Quoique Champlain, dans cette relation, donne indistinctement le titre de Père à chacun des quatre récollets, il est constant que ce religieux n'était que Frère lai: aussi l'auteur se corrige-t-il dans son édition de 1632: «Nous sçeusmes, dit-il, la mort de frère Pacifique» (page 3 de la seconde partie); ce qu'il n'eût jamais dit d'un Père. Sagard lui donne également le même titre: «On ne peut bien mourir, remarque cet auteur, qu'en bien vivant, comme a fait nostre bon frère Pacifique décédé à Kebec le 23 d'Aoust l'an 1619.» Et, en marge, on lit: « Mort de F. Pacifique.» (Hist. du Canada, pages 54 et 55.) Le P. le Clercq, qui avait toutes sortes de raisons, en même temps que les moyens, de ne pas se tromper en pareille matière, est encore plus explicite: «La joye de leur arrivée, » dit-il en parlant des PP. Paul et Guillaume, «fut traversée par la mort de Frère Pacifique... Quoi qu'il ne fut qu'un Frère laïc, on peut dire qu'il a extrêmement travaillé en peu de temps à l'avancement spirituel & temporel de la Mission.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 155.) Après ces témoignages non équivoques d'auteurs si compétents, on se demande comment l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada a pu avoir le courage de s'écarter de l'opinion suivie jusqu'à ce jour, en donnant nommément au Frère Pacifique le titre de Père, sans citer d'autre autorité que celle du même P. le Clercq; et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que le passage même auquel il renvoie, prouve exactement le contraire de ce qu'il donne à entendre, puisque, à la page citée (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 53), le P. le Clercq, qui qualifie de Pères les trois premiers religieux, ne donne cependant à celui dont nous parlons que le titre de Frère. Plus d'un lecteur, en vérifiant les citations, sera étonné sans doute qu'on s'appuie de l'autorité d'un auteur en lui faisant dire autre chose que ce qu'il dit. Nous eussions volontiers laissé passer cette expression comme inadvertence, si l'illustre auteur n'avait été jusqu'à ajouter au texte de Champlain, comme nous verrons ci-après, pour donner à entendre que Frère Pacifique ait dit la messe, et par conséquent qu'il fut prêtre. On peut inférer de là que le même auteur, en donnant à Sagard le titre de Père, veut également faire croire qu'il était prêtre; et cependant, sans parler de Champlain, qui, dans l'édition de 1632, ne l'appelle jamais autrement que Frère Gabriel, le P. le Clercq dit en toutes lettres qu'il n'était que Frère lai. «On sçavoit par expérience,» dit-il (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 245), «que ne s'agissant presque que d'humaniser les Sauvages & les disposer à la lumière de l'Evangile, les Frères Lays non-seulement n'y estoient pas inutiles, mais y servoient beaucoup, & pouvoient estre associez aux Ministères Apostoliques. C'est pourquoy on y destina le Frère Gabriel Sagard.»

Je partis de Paris le dernier jour de Febvrier, pour aller à Rouen trouver nos associez, & leur representer la volonté de Monseigneur le Prince, entr'autres choses le desir qu'il avoit que ces bons Pères Religieux fissent le voyage, recognoissant que mal-aisément les affaires du païs pourroient venir à quelque perfection ou advancement, si premierement Dieu n'y estoit servy11, dequoy nos associez furent fort contens, promettans d'assister lesdits Pères de leur pouvoir, & les entretenir à l'advenir de leur nourritures.

Note 11: (retour)

Après avoir cité Champlain en cet endroit, l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada ajoute, sans indiquer d'autre source: «La compagnie, après les engagements qu'elle avait pris, ne pouvait décliner cette proposition, et, sur le motif de la volonté du roi, allégué par Champlain, elle promit de nourrir les religieux qui seraient désignés» (t. I, p. 145). Sur quoi nous nous permettrons d'abord de remarquer, que le «motif allégué par Champlain» n'est pas précisément la volonté du roi, mais le désir du prince de Condé, qui, comme on sait, n'était pas, à cette époque, en fort bons termes avec la cour. Ensuite, le lecteur peut se demander si cette phrase que nous venons de citer, rend bien celle de Champlain: Dequoy nos associez furent fort contents, &c.

Lesdits Pères arriverent à Rouen le vingtiesme de Mars ensuivant, où nous sejournasmes quelque temps, & de là fusmes à Honfleur, pour nous embarquer, où nous sejournasmes aussi quelques jours, en attendant que nostre vaisseau fut appareillé, & chargé des choses necessaires pour un si long 9/497voyage, & cependant on se prépara pour la conscience, à ce que chacun de nous s'examinast, & se purgeast de ses péchez, par une pénitence, & confession d'iceux, affin de faire son bon jour, & se mettre en estat de grâce, pour puis après estants plus libres, chacun en sa conscience, s'exposer en la garde de Dieu, & à la mercy des vagues de ceste grande & perilleuse Mer.

Ce faict, nous nous embarquasmes dedans le vaisseau de ladite Association, qui estoit de trois cens cinquante tonneaux, appelé le S. Estienne, dans lequel commandoit le Sieur de Pont Gravé, & partismes dudit Honfleur le vingt-quatriesme jour d'Aoust12 audit an, & fismes voile avec vent fort favorable, & voguâmes sans rencontre de glaces, ny autres hazards, grâces à Dieu, & en peu de temps arrivasmes devant le lieu appellé Tadoussac, le vingt-cinquiesme jour de May, où nous rendismes grâces à Dieu, de nous avoir conduit si à propos au port de salut.

Note 12: (retour)

Le 24 d'avril. A défaut d'autres témoignages, le contexte suffirait pour prouver qu'il y a ici erreur purement typographique. « Nous partîmes d'Honfleur,» écrit le P. d'Olbeau à son ami le P. Didace David, «le 24 d'Avril au soir, & arrivâmes le 25 May à un Port où s'arresterent les navires qui navigent icy. Ce port s'appelle Tadoussac.» (Lettre citée par le P. le Clercq, Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 62.) «Ces bons Pères, dit Sagard, s'estant tous disposez par fréquentes oraisons & bonnes oeuvres à une entreprise si pieuse & méritoire, se mirent en chemin pour commencer leur glorieux voyage, à pied & sans argent à l'Apostolique selon la coustume des vrais frères Mineurs, & s'embarquèrent à Honfleur l'an 1615, le 24 d'Avril environ les cinq heures du soir que le vent & la marée leur estoient favorables.» (Hist, du Canada, p. 22.)

Aprés on commença à mettre des hommes en besongne pour accommoder nos barques, affin d'aller à Québec, lieu de nostre habitation, & au grand sault Sainct Louys, où estoit le rendez-vous des Sauvages qui y viennent traicter.

10/498Les barques accommodées nous nous mismes dedans, avec lesdits Peres Religieux 13, l'un desquels appellé le Pere Joseph sans s'arrester ny faire aucun sejour à Québec, voulut aller droict au grand sault, où estant, il veit tous les Sauvages, & leur façon de faire. Ce qui l'esmeut d'aller hyverner dans le pays, entr'autres celuy des peuples qui ont leur demeure arrestée, tant pour apprendre leur langue, que voir ce qu'on en pourroit esperer, en ce qui regarde leur réduction au Christianisme. Ceste resolution ainsi prise, il s'en retourna à Québec le vingtiesme jour de Juin14, pour avoir quelques ornements d'Eglise, &; autres choses pour sa commodité. Cependant j'estois demeuré 15 audit Québec pour donner ordre à ce qui deppendoit de l'habitation, tant pour le logement des Pères Religieux, qu'ornements d'Eglise, & construction d'une Chappelle, pour y dire & chanter la Messe, comme aussi d'employer autres personnes pour deffricher les terres. Je m'embarquay pour aller audit sault, avec le Père Denis 16 qui estoit arrivé ce mesme jour de Tadoussac, avec ledit sieur du Pont-Gravé.

Note 13: (retour)

Plusieurs détails que nous ont conservés le Frère Sagard et le P. le Clercq, nous font voir comment il faut entendre ce passage. «Après avoir sejourné deux jours à Tadoussac,» dit celui-ci (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 57), «le R. P. Commissaire destina le P. Jean Dolbeau pour aller devant à Québec, pour y préparer toutes choses.» D'après Sagard (Hist. du Canada, p. 24), le même P. d'Olbeau, «après avoir sejourné un jour ou deux à Tadoussac, partit pour Kebec dans la première barque qui se mit à veille, & les autres pères cinq ou six jours après dans d'autres vaisseaux pour le mesme lieu.» Le P. d'Olbeau serait donc parti de Tadoussac le 27 de mai. D'un autre côté, il nous apprend lui-même, dans sa lettre au P. Didace David (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 63), qu'il arriva à Québec «seul de religieux le second de Juin.» Les autres, c'est-à-dire, le P. Denis, le P. Joseph et le F. Pacifique, ayant quitté Tadoussac cinq ou six jours après, durent arriver à l'habitation vers le 8. Cependant, le P. Joseph dut passer à Québec un peu avant le P. Denis, puisque celui-ci, qui en repartit le jour même qu'il y était arrivé, le rencontra à la rivière des Prairies, qui s'en revenait à Québec. Quant à Champlain il y a tout lieu de croire qu'il prit la première barque prête, et que par conséquent il arriva à Québec le 2 de juin avec le P. d'Olbeau: car, d'abord, sa présence y était grandement nécessaire tant pour la direction des travaux, que pour le logement des pères, et le choix de l'emplacement de la chapelle; en second lieu, on voit qu'il était déjà à Québec depuis quelques jours quand le P. Denis y arriva vers le 8, puisque, le jour même de l'arrivée de ce père, il part avec lui pour le saut Saint-Louis, et que d'un autre côté il dit lui-même être demeuré quelque temps à Québec. Il est donc à peu près certain que Champlain arriva à Québec le 2 de juin, et en repartit vers le 8 ou le 10.

Note 14: (retour)

Cette date, suivant nous, doit s'entendre du retour du P. Joseph à Québec, et non pas de son départ du saut Saint-Louis. En effet, Champlain, qui devait être parti de l'habitation vers le 8, comme nous avons vu ci-dessus, pouvait avoir mis huit ou dix jours à monter à la rivière des Prairies, et y aurait rencontré le P. Joseph le 17 ou le 18. Deux jours après, le père pouvait être à Québec. De plus, Champlain, en descendant, le rencontre de nouveau à la rivière des Prairies, et arrive lui-même à Québec le 26. Donc le père était de retour à la rivière des Prairies au moins deux jours avant le 26, puisque Champlain ne pouvait guères mettre moins de deux jours à descendre. Or il est presque incroyable qu'il eût pu, du 20 au 24 descendre du saut Saint-Louis à Québec, y régler ses petites affaires, et remonter à la rivière des Prairies. Enfin, ce qui vient donner encore plus de vraisemblance à cette supposition, c'est que, si le P. Joseph est reparti de Québec le 20 ou au moins le 21 au matin, il a pu célébrer la sainte messe à la rivière des Prairies le 24, par conséquent avant que le P. d'Olbeau l'eût dite à Québec le 25, comme l'affirme le Mémoire des Récollets de 1637 (Archives de Versailles), lequel a dû être fait sous la dictée des Pères qui étaient venus au Canada. On y lit entre autres ces mots: «La première messe qui fust jamais dicte en la Nouvelle-France, fut célébrée par eux à la riviere des Prairies, & la seconde à Québec.»

Note 15: (retour)

Champlain dut demeurer à l'habitation cinq ou six jours, c'est-à-dire, depuis le 2 de juin jusque vers le 8. (Voir la note l de la page précédente.)

Note 16: (retour)

Comme on le voit, le P. Denis part avec Champlain, et non pas avec le P. Joseph. L'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 148), après avoir invoqué le témoignage de Champlain sur un fait que personne assurément ne songera à contester, avance, sans citer aucune autorité que le P. le Caron, après s'être fourni d'ornements d'église et d'autres objets, «remonta le fleuve Saint-Laurent avec le P. Denis Jamay, qui, à son tour,» ajoute-t-il, «désirait aussi beaucoup de voir les sauvages.» On doit supposer qu'il s'appuie ici sur le P. le Clercq, vu que Sagard ne fait aucune mention de cette circonstance. Mais il restera toujours à expliquer pourquoi l'on met ainsi de côté un témoin oculaire aussi digne de foi que Champlain, pour suivre un auteur qui, écrivant plus de soixante ans après, pouvait se tromper sur des détails de cette nature, et qui, après tout, ne donne aucune preuve de ce qu'il affirme. Il est bien vrai que le P. d'Olbeau, qui était à Québec dans le moment, dit que «le P. Commissaire & le P. Joseph n'y arresterent pas [à l'habitation], ains voguèrent le long de la rivière»... (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 63); mais cela ne veut pas dire que les deux pères soient partis ensemble ou dans la même barque. Le P. Denis quitta donc Québec vers le 8 de juin (voir note l, page 10), et non pas après que le P. Joseph fut redescendu du saut Saint-Louis, ce qui n'aurait pu être qu'après le 20 du même mois.

11/499

Quant est des autres Religieux, à sçavoir les Père Jean, & 12/500Pacifique, ils demeurèrent audit Quebec17 pour accommoder leur Chappelle, & donner ordre à leur logement, lesquels furent grandement édifiez d'avoir veu le lieu tout autrement qu'ils ne s'estoient imaginez, & qui leur augmenta leur zèle.

Note 17: (retour)

À la date du 20 juillet de cette année 1615, le P. Jean d'Olbeau écrivait de Québec au P. Didace David: «... J'arrivay seul de Religieux [à l'habitation] le second de Juin. Les autres y vinrent après selon la commodité. Le P. Commissaire & le P. Joseph n'y arresterent pas, ains ils voguerent le long de la rivière quarante ou cinquante lieues... J'ay presque demeuré toujours seul avec Frère Pacifique depuis que nous sommes à terre...» Il continua vraisemblablement à y demeurer jusqu'au mois de décembre. «Le P. d'Olbeau,» dit Sagard (Hist. du Canada, p. 26), «tousjours plein de zèle, prit le premier l'essor pour les Montagnais... Il partit le second jour de Décembre, pour y cabaner, apprendre leur langue, les catechiser, «courir les bois avec eux;... mais la fumée luy pensa perdre la veue, qu'il n'avoit des-ja guere bonne, & fut plusieurs jours sans pouvoir ouvrir les yeux, qui luy faisoient une douleur extrême, tellement que dans l'apprehension que ce mal augmentait il fut contraint de les quitter après deux mois de temps, & revenir à l'habitation vivre avec ses frères.» Le P. d'Olbeau était donc de retour à Québec vers le commencement de février 1616.

Nous arrivasmes à la riviere des Prairies, cinq lieues au dessous du saut Sainct Louys, où estoient descendus les Sauvages. Je ne diray point le contentement que reçeurent nos Pères Religieux, non seulement en voyant l'estendue d'un si grand fleuve, remply de plusieurs belles isles, entouré d'un païs de costes assez fertiles, comme on peut juger en apparence. Mais aussi pour y voir grande quantité d'hommes forts & robustes, qui montrent n'avoir l'esprit tant sauvage, comme les moeurs, & qu'ils se l'estoient representé, comme eux-mesmes le confessoient & ce seulement faute d'estre cultivez, & le tout autrement qu'on ne leur avoit fait entendre. Je n'en feray point la description, renvoyant le Lecteur à ce que j'en ay dit en nos livres précédents, imprimez en l'an mil six cens quatorze 18.

Note 18: (retour)

C'est dans son édition de 1613, que Champlain décrit le plus en détail les différentes parties du pays. Il lui semblait probablement qu'il n'y avait qu'un an de tout cela.

Et continuant mon discours nous trouvasmes le Père Joseph qui s'en retournoit à Québec, comme j'ay dit cy-dessus, pour se préparer & prendre ce qui luy estoit necessaire, affin d'aller hyverner dans le pays. Ce que je ne trouvois à propos pour le temps, ains je luy conseillois pour sa commodité qu'il passast 13/501l'hyver en l'habitation seulement, & que le Printemps venu, il pourroit faire le voyage, au moins durant l'Esté, m'offrant de luy faire compagnie & en ce faisant il ne laisseroit de voir ce qu'il eust peu voir en hyvernant, & retourner parler l'hyver audit Québec, où il eust eu la fréquentation ordinaire de ses frères, & d'autres personnes qui restoient à l'habitation, à quoy il eust mieux proffité que de demeurer seul parmy ces peuples, où à mon advis il ne pouvoit pas avoir beaucoup de contentement: neantmoins pour quelque chose qu'on luy peust faire entendre, dire, & representer, il ne voulut changer de dessein, estant poussé du zèle de Dieu, & d'affection envers ces peuples, se promettant de leur faire congnoistre leur salut. Et ce qui luy faisoit entreprendre ce dessein estoit, à ce qu'il nous representa, qu'il estoit necessaire qu'il y allast, tant pour mieux recognoistre le naturel des peuples, que pour apprendre plus aisément leur langage, & quant aux difficultez qu'on luy representoit debvoir se rencontrer en leur conversation, il s'asseuroit d'y resister, & de les supporter, & de s'accommoder à leurs vivres & incommoditez fort bien, & alaigrement, moyennant la grâce de Dieu: de la bonté & assistance duquel il se tenoit certain & asseuré, & que puis qu'il y alloit de son service, & que c'estoit pour la gloire de son nom, & prédication de son sainct Evangile, qu'il entreprenoit librement ce voyage, s'asseurant qu'il ne l'abandonneroit jamais en telle délibération. Et pour ce qui regarde les commoditez temporelles, il falloit bien peu de chose pour contenter un homme qui ne fait profession que d'une 14/502perpétuelle pauvreté, & qui ne recherche autre chose que le Ciel, non tant pour luy que pour les autres ses Confrères: n'estant chose convenable à sa reigle d'avoir autre ambition que la gloire de Dieu, s'estant proposé de souffrir & supporter toutes les necessités, peines & travaux qui s'offriront pour la gloire de Dieu. Et le voyant poussé d'un si sainct zèle, & ardante charité, je ne l'en voulus plus destourner, & partit avec ceste délibération d'y annoncer le premier le nom de Dieu, moyennant sa saincte grâce, ayant un grand contentement que l'occasion se presentast pour souffrir quelque chose pour le nom, & gloire, de nostre Sauveur Jesus-Christ.

Or incontinent que je fus arrivé au sault19, je visitay ces peuples qui estoient fort desireux de nous voir, & joyeux de nostre retour, sur l'esperance qu'ils avoient que nous leur donnerions quelques uns d'entre nous pour les assister en leurs guerres contre leurs ennemis, nous remontrant que mal-aisément ils pourroient venir à nous si nous ne les assistions: parce que les Iroquois leurs anciens ennemis, estoient tousjours sur le chemin qui leur fermoient le passage, outre que je leur avois tousjours promis de les assister en leurs guerres, comme ils nous firent entendre par leur truchement. Surquoy ledit sieur du Pont, & moy, advisames20 qu'il estoit tres-necessaire 15/503de les assister, tant pour les obliger d'avantage à nous aymer, que pour moyenner la facilité de mes entreprises & descouvertures, qui ne se pouvoient faire en apparence que par leur moyen, & aussi que cela leur seroit comme un acheminement, & préparation, pour venir au Christianisme, en faveur de quoy je me resolu d'y aller recognoistre leurs païs, & les assister en leur guerres, afin de les obliger à me faire veoir ce qu'ils m'avoient tant de fois promis.

Note 19: (retour)

Champlain dut arriver au saut Saint-Louis à peu près en même temps que le P. Joseph arrivait à Québec, c'est-à-dire, vers le 19 ou le 20 de juin. (Voir ci-dessus, p. 10.)

Note 20: (retour)

Pour cette expédition, comme pour celles de 1609 et de 1610, Champlain ne part donc point inconsidérément ou sans réflexion, comme le donne à entendre Charlevoix (Hist. de la Nouv. France, liv. IV), puisque ce n'était qu'après en avoir conféré avec Pont-Gravé, qui pouvait, mieux que personne, juger de l'opportunité de la chose. Les divers motifs qui le déterminent, et qui se trouvent ici énoncés si clairement, ne sont pas non plus l'appas de quelques pelleteries ou une avarice qui le pousse jusqu'à la cruauté, comme prétend le prouver l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 136-142). Le lecteur impartial trouvera le contraire en parcourant cette seule relation de 1615, et pourra se convaincre en même temps qu'on eût beaucoup mieux rendu justice à Champlain en donnant un bon résumé de ses expéditions, et de celle-ci en particulier, qu'en rapprochant des textes pris ça et là, et cités plus ou moins fidèlement, pour faire peser sur un homme aussi estimable les graves soupçons d'intérêt personnel et de cruauté. Quant aux résultats que pouvait avoir la conduite de Champlain, il est beaucoup plus facile de les constater après coup, qu'il ne l'était alors de prévoir toutes les chances et les alternatives d'une lutte internationale à laquelle il n'était peut-être pas possible de ne prendre aucune part. «Il semble aujourd'hui,» dit M. Ferland (Cours d'Hist. du Canada, I, p. 149), «que la dignité et les intérêts de la France y auraient beaucoup gagné, si le fondateur de Québec eût agi comme le firent les Hollandais, et fût resté neutre au milieu des dissensions des tribus aborigènes. Il serait cependant injuste de taxer Champlain de précipitation ou d'imprudence: car nous sommes trop éloignés de son temps, et trop peu au fait des circonstances dans lesquelles il se trouvait, pour juger sûrement de l'opportunité de sa démarche. Plusieurs considérations importantes ont dû l'engager dans cette expédition. (M. Ferland parle ici de l'expédition de 1609 en particulier.) Il voulait se concilier ses voisins immédiats, qui auraient été des ennemis très-redoutables. Ne connaissant ni la puissance ni l'énergie de la nation iroquoise, il espérait l'assujettir, et la forcer à vivre en paix avec les autres peuples du pays. Il ne pouvait prévoir qu'avant peu ses projets de pacification par la guerre seraient rompus, et que, si la supériorité des armes européennes donnait alors l'avantage aux Français, qui seuls en étaient pourvus, d'autres Européens, à une époque assez rapprochée, en fourniraient aux cinq nations, et qu'alors la lutte deviendrait inégale.»

Nous les fismes donc tous assembler pour leur dire nos volontez, lesquelles entendues, ils nous promirent de nous fournir deux mil cinq cents hommes de guerre, qui feroient merveilles, & qu'à ceste fin je menasse de ma part le plus d'hommes qu'il me feroit possible. Ce que je leur promis faire, estant fort aise de les voir si bien délibérez. Lors je commençay à leur descouvrir les moyens qu'il falloit tenir pour combattre, à quoy ils prenoient un singulier plaisir, avec 16/504demonstration d'une bonne esperance de victoire. Et toutes resolutions prises nous nous separasmes, avec intention de retourner pour l'exécution de nostre entreprise. Mais auparavant que faire ce voyage, qui ne pouvoit estre moindre que de trois ou quatre mois, il estoit à propos que je fisse un voyage à nostre habitation pour donner l'ordre requise, pendant mon absence, aux choses necessaires.

Et le ... jour de ... ensuivant 21, je party de là pour retourner à la riviere des Prairies, où estant avec deux canaux de Sauvages, je fis rencontre du Père Joseph, qui retournoit à 22 nostre habitation, avec quelques ornements d'Eglise pour célébrer le sainct Sacrifice de la messe, qui fut chantée 23 sur le bord de ladite riviere avec toute devotion, par le Reverend Père Denis, & Père, Joseph, devant tous ces peuples qui estoient en admiration, de voir les cérémonies dont on usoit, & des ornements qui leur sembloient si beaux, comme chose qu'ils n'avoient jamais veue: car c'estoient les premiers qui y ont célébré la Saincte Messe24.

Note 21: (retour)

Il est probable que Champlain partit du saut le 23 de juin et vînt coucher à la rivière des Prairies, où la messe dut se chanter le lendemain matin 24, jour de la Saint-Jean-Baptiste. C'est du moins ce qui paraît le plus vraisemblable, quand on a bien examiné toutes les circonstances rapportées par Champlain lui-même, qui était sur les lieux, et par le Frère Sagard, dont le témoignage, comme auteur contemporain, doit avoir ici une grande valeur, puisqu'il a vécu avec plusieurs de ces premiers missionnaires.

Note 22: (retour)

Le contexte montre assez qu'il faut lire: de nostre habitation.

Note 23: (retour)

Cette messe put être chantée en effet, puisqu'il se trouvait là plusieurs français, sans compter les deux Pères. Il est tout à fait probable, comme nous l'avons dit dans les notes précédentes, que ce fut le jour de la Saint-Jean-Baptiste. Alors cette messe aurait été en effet la première qui se soit dite en Canada, depuis l'époque de Jacques Cartier. Champlain ne dit pas qu'il y ait assisté; mais il semble que les détails qu'il en donne, le laissent entendre suffisamment; et, quoiqu'il fut extrêmement pressé, puisqu'il avait promis d'être de retour au saut dans quatre jours, comme il est dit plus loin, il est à croire que sa piété l'aura fait passer par dessus toute considération humaine.

Note 24: (retour)

C'est-à-dire: C'étaient les premiers qui ont célébré la sainte messe chez eux ou dans le pays. Il semble, en effet, que la pensée de l'auteur, dans ce passage, se reporte moins sur le lieu, que sur «tous ces peuples, qui estoient en admiration, de voir les cérémonies dont on usoit, & des ornements qui leur sembloient si beaux, comme chose qu'ils n'avoient jamais veue,» et la raison de leur étonnement, c'est que «c'estoient les premiers qui y ont célébré,» ou qui célébraient parmi ces peuples. Du reste, il eût été superflu de faire remarquer que la messe n'avait pas encore été dite dans un lieu où il n'y avait jamais eu d'habitation, et qui n'était pas même le lieu ordinaire de la traite. Mais une preuve positive que tel doit être le sens qu'il faut attacher à cette phrase, c'est que le Mémoire des Récollets de 1637 (Archives de Versailles) dit formellement que «la première Messe qui fust jamais dicte en la Nouvelle France, fut célébrée par eux à la riviere des Prairies, & la seconde à Québec.» Il est vrai que le P. d'Olbeau (lettre déjà citée, note 2 de la page 10) affirme de son côté avoir dit à Québec «la première Messe qui ait esté dite en ce pays,» et il avait bien quelque raison de le croire, puisqu'il y avait si peu d'apparence que le P. le Caron fût rendu au saut, ou qu'il se fût arrêté en chemin pour la dire. Cependant, tout bien considéré, il semble que le Mémoire a raison, et que la première messe dite en ce pays, depuis l'époque de Jacques Cartier, fut célébrée à la rivière des Prairies par le P. Commissaire, selon toutes les apparences, et la seconde à Québec, par le P. d'Olbeau.

17/505Pour retourner à la continuation de mon voyage, j'arrivay audit lieu de Québec le 26 où je trouvay le Père Jean, & le Père Pacifique en bonne disposition, qui de leur part firent leur debvoir audit lieu, d'apprester toutes choses. Ils y celebrerent25 la saincte Messe, qui ne s'y estoit encores ditte26, aussi n'y avoit-il jamais esté de Prebstre en ce costé-là.

Note 25: (retour)

Dans la bouche d'un théologien, cette expression Ils y célébrèrent signifierait sans doute que les deux religieux qui étaient à l'habitation y dirent chacun la messe; mais, dans la bouche de Champlain, elle veut dire simplement, qu'ils contribuèrent, chacun selon leur pouvoir, à ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice: de même que un peu plus haut, quand il rapporte que «la Méfie fut chantée... par le Reverend P. Denis, & P. Joseph,» il n'entend pas dire non plus que la messe ait été chantée à deux. Supposé même qu'il ait cru alors que Frère Pacifique fût prêtre aussi bien que le P. d'Olbeau, ce qui est assez probable, puisque, dans cette relation de 1615, il lui donne le titre de Père, il ne devait pas vraisemblablement parler avec autant de précision que s'il eût été réellement témoin oculaire; car il ne faut point oublier que Champlain n'était pas à Québec le jour qu'on y célébrait cette première messe. Or, s'il est possible d'interpréter comme nous le faisons cette expression ils y célébrèrent, il faut absolument l'entendre ainsi, puisqu'il est prouvé, par des témoignages clairs et positifs, que Pacifique du Plessis n'était que Frère lai. (Voir p. 7, note 3.) Comment donc s'expliquer que l'auteur de l'Histoire de la Colonie francise en Canada ait non seulement pris ces mots au pied de la lettre, mais ait cru devoir en fixer le sens d'une manière plus précise, en écrivant: ils y celebrerent l'un et l'autre? Car si Champlain, comme laïc, plus versé dans la science de la navigation que dans la connaissance des ordres religieux ou de la langue théologique, est excusable de n'avoir aperçu d'abord aucune différence entre des religieux qui portaient le même habit, il n'en est pas de même d'un écrivain ecclésiastique, qui a sous les yeux les documents historiques les plus clairs et la rectification de Champlain lui-même (édit. 1632, p. 3, deuxième partie). On dira peut-être qu'on n'a pas cité Champlain textuellement en cet endroit. Mais, donner la substance du texte sans indiquer d'autre source, et renvoyer, un instant après, à la page précise où se trouvent les expressions dont nous parlons, n'est-ce pas dire au lecteur: Pour parler ainsi, je m'appuie sur le témoignage de Champlain?

Note 26: (retour)

Cette messe, la première dite à Québec depuis sa fondation, fut célébrée le 25 de juin. «Le 25 de Juin,» écrit le P. d'Olbeau lui-même à son ami le P. Didace David, «en l'absence du Révérend P. Commissaire j'ay célébré la sainte Messe, la première qui ait esté dite en ce pays, dont les habitans sont véritablement Sauvages de nom & d'effet.» (Lettre citée par le P. le Clercq, Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 62-65.) «Rien ne manqua pour rendre cette action solemnelle, autant que la simplicité de cette petite troupe d'une Colonie naissante le pouvoit permettre. Le célébrant & les assistans tous baignez de larmes par un effet de la consolation intérieure, que Dieu repandoit dans leurs âmes de voir descendre pour la première fois, le Dieu, & Verbe Incarné sous les especes du Sacrement dans ces terres auparavant inconnues; s'estant préparé par la Confession, ils y receurent le Sauveur par la Communion Eucharistique: le Te Deum y fut chanté au bruit de leur petite artillerie, & parmy les acclamations de joye dont cette solitude retentissoit de toute part, l'on eut dit qu'elle estoit changée en un Paradis, tous y invoquans le Roy du Ciel, benissans son saint nom, & appellans à leur secours les Anges tutelaires de ces vastes Provinces, pour attirer ces peuples plus efficacement à la connoissance & adoration du vray Dieu.» (Ibid. p. 60-62.)

18/506Ayant mis ordre à toutes choses, audit Québec, je pris deux hommes avec moy, & m'en retournay à la riviere des Prairies, pour m'en aller avec les Sauvages, & partis de Québec le quatriesme jour de Juillet, & le huictiesme dudit mois estant sur le chemin, je rencontray27 le sieur du Pont, & le Père Denis, qui s'en revenoient audit Québec, & me dirent que les Sauvages estoient partis bien faschez, de ce que je n'estois allé avec eux, du nombre desquels plusieurs nous faisoient morts, ou prins des Iroquois, d'autant que je ne devois tarder que quatre, ou cinq jours, & neantmoins j'en retarday dix 28. Ce qui faisoit desesperer ces peuples, & mesmes nos François, tant ils estoient desireux de nous revoir. Ils me dirent que le 19/507Père Joseph estoit party29 avec douze François qu'on avoit baillé aux Sauvages les assister. Ces nouvelles m'affligèrent un peu, d'autant que si j'y eusse esté, j'eusse mis ordre à beaucoup de choses pour le voyage, ce que je ne peu pas, tant pour le petit nombre d'hommes, comme aussi pource qu'il n'y en avoit pas plus de quatre ou cinq seulement qui sceussent le maniement des armes, veu qu'en telle entreprise les meilleurs n'y sont pas trop bons. Tout cela ne me fist point pourtant perdre courage à poursuivre l'entreprise, pour l'affection que j'avois de continuer mes descouvertures. Je me separay donc d'avec lesdits sieurs du Pont, & Père Denis, avec resolution de m'en aller dans les deux canaux qui estoient avec moy, & suivre après nos sauvages, ayans pris les choses qui m'estoient necessaires.

Note 27: (retour)

Ce devait être à quelques lieues au-dessus de Sorel, puisque, après avoir quitté Pont-Gravé et le P. Denis, il fait encore environ six lieues avant de prendre la rivière des Prairies.

Note 28: (retour)

C'est-à-dire, qu'il fut à son voyage dix jours de plus qu'il n'avait compté. Il était parti du saut Saint-Louis le 23 ou le 24 de juin, comme nous avons vu (p. 16, note l); par conséquent, il devait y être de retour le 28 ou le 29, et l'on était déjà au 8 de juillet. Il est à remarquer que, sur la nouvelle du départ des sauvages, il ne remonte pas jusqu'au saut, mais qu'il coupe au plus court, par la rivière des Prairies.

Note 29: (retour)

Si le P. le Caron était parti dès le 8 de juillet, il est impossible qu'il ait dit la messe aux Trois-Rivières le 26 du même mois, comme l'affirme le P. le Clercq (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 66), et après lui M. Ferland (Cours d'Hist. du Canada, I, 170) et l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 149). Si réellement la messe fut dite aux Trois-Rivières le 26 de juillet, ce fut vraisemblablement par le P. Denis, qui dut en effet y arrêter en descendant avec Pont-Gravé.

Le 9 dudit mois, je m'embarquay moy troisiesme, à sçavoir l'un de nos truchemens30, & mon homme, avec dix Sauvages, dans lesdits deux canaux, qui est tout ce qu'ils pouvoient porter, d'autant qu'ils estoient fort chargez & embarassez de hardes, ce qui m'empeschoit de mener des hommes d'avantage.

Note 30: (retour)

Probablement Étienne Brûlé, dont il est parlé plus loin dans cette relation.

Nous continuasmes nostre voyage amont le fleuve S. Laurens, quelques six lieues, & fumes par la riviere des Prairies, qui descharge dans ledit fleuve, laissant le sault Sainct Louys cinq ou six lieues plus amont, à la main senestre, où nous passasmes plusieurs petits sauts par ceste riviere, puis entrasmes dans un lac 31, lequel passé, rentrasmes dans la 20/508riviere, où j'avois esté auparavant32, laquelle va, & conduit aux Algommequins, distante du sault Sainct Louys de quatre-vingt neuf 33 lieues, de laquelle riviere j'ay fait ample description en mon precedent livre, & traicté de mes descouvertures, imprimé en l'année mil six cents quatorze 34. C'est pourquoy je n'en parleray point en ce traicté, & continueray mon voyage jusques au lac des Algommequins 35, où estant, rentrasmes dedans une riviere 36 qui descend dedans ledit lac, & allasmes amont icelle quelque trente-cinq lieues, & passasmes grande quantité de saults, tant par terre, que par eau, & en un pays mal aggreable, remply de sapins, boulleaux, & quelques chesnes, force rochers, & en plusieurs endroicts un peu montagneux. Au surplus fort desert, & sterille, & peu habité, si ce n'est de quelques Sauvages Algommequins, appellez Otaguottouemin37, qui se tiennent dans les terres, & vivent de leurs chasses, & pescheries qu'ils font aux rivieres, estangs, 21/509& lacs, dont le païs est assez muny. Il est vray qu'il semble que Dieu a voulu donner à ces terres affreuses & désertes quelque choses en sa saison, pour servir de rafraichissement à l'homme, & aux habitans de ces lieux. Car je vous asseure qu'il se trouve le long des rivieres si grande quantité de blues 38, qui est un petit fruict fort bon à manger, & force framboises, & autres petits fruicts, & en telle quantité, que c'est merveilles: desquels fruicts ces peuples qui y habitent en font seicher pour leur hyver, comme nous faisons des pruneaux en France, pour le Caresme. Nous laissames icelle riviere qui vient du Nort39, & est celle par laquelle les Sauvages vont au Sacquenay pour traicter des Pelleteries, pour du Petun. Ce lieu est par les quarante & six degrez de latitude 40 assez aggreable à la veue, encores que de peu de rapport.

Note 31: (retour)

Le lac des Deux-Montagnes.

Note 32: (retour)

La rivière des Algonquins, aujourd'hui l'Outaouais, qu'il avait remonté jusqu'aux Allumettes, en 1613.

Note 33: (retour)

Il est probable qu'il y avait, dans le manuscrit, 8 à 9 lieues, et que le typographe aura lu 89, qu'il aura mis en toutes lettres. Du saut Saint-Louis à l'embouchure de l'Outaouais, il y a en effet huit ou neuf lieues.

Note 34: (retour)

Le cours de l'Outaouais est décrit par l'auteur dans son édition de 1613, Quatrième Voyage.

Note 35: (retour)

Le lac des Algonquins n'est autre chose que le lac des Allumettes. On appelait les Kichesipirini Algonquins de l'Ile, ou Sauvages de l'Ile, et, pour désigner leur île et leur lac, on disait l'île des Algonquins, et le lac des Algonquins. (Voir 1613, p. 320.)

Note 36: (retour)

Depuis cet endroit jusqu'aux Joachims, c'est-à-dire, l'espace d'environ dix lieues, l'Outaouais prend le nom de rivière Creuse, au-dessus de laquelle il reste encore vingt ou vingt-cinq lieues à faire avant de prendre la rivière Mataouan; ce qui fait à peu près les trente-cinq lieues que compte l'auteur.

Note 37: (retour)

La Relation de 1650 leur donne à peu près le même nom avec une terminaison sauvage, Outaoukotouemiouek: «Ce sont peuples qui ne descendent quasi jamais vers les François; leur langue est meslée de l'Algonquine & de la Montagnèse.» La Relation de 1640, qui les appelle Kotakoutouemi, nous apprend qu'ils demeuraient du côté du nord de la rivière. «Montant plus haut,» y est-il dit (ch. X), «on trouve les Kichesipirini, les Sauvages de l'Isle, qui ont à costé dans les terres au Nord les Kotakoutouemi.»

Note 38: (retour)

Bluets. Quoique ce mot n'ait pas trouvé grâce auprès de l'Académie, au moins dans l'acception qu'il a ici, on le trouve employé dans la plupart des auteurs qui ont écrit sur le Canada, et en particulier dans le P. de Charlevoix, qui lui consacre un article spécial dans sa Description des Plantes de l'Am. Sept. XCIII, sous le titre de BLUET DU CANADA, Vitis idoea Canadensis, Myrti folio. Les botanistes d'aujourd'hui rapportent les diverses espèces de Bluets au genre Vaccinìum.

Note 39: (retour)

À cet endroit où l'on prend la rivière Mataouan pour gagner le lac Nipissing, l'Outaouais vient en effet du Nord; mais, depuis sa source jusqu'à quelques lieues de la, il vient du nord-ouest, ou à peu près. Du lac Témiscaming, ou des différentes sources de l'Outaouais, on peut, comme le remarque Champlain, aller rejoindre la tête du Saint-Maurice, et de là passer à la rivière Chomouchouan, qui va tomber dans le lac Saint-Jean.

Note 40: (retour)

La latitude du lieu où la rivière Mataouan se jette dans l'Outaouais, est d'environ 46° 18'. On ne peut guères s'expliquer, que par l'imperfection de ses instruments, comment Champlain peut trouver ici une hauteur si faible, quand deux ans auparavant, il avait placé l'île des Allumettes au quarante-septième degré.

Continuant nostre chemin par terre, en laissant ladite riviere des Algommequins, nous passames par plusieurs lacs, où les sauvages portent leurs canaux jusques à ce que nous entrasmes dans le lac des Nipisierinij, par la hauteur de quarante-six 22/510degrez & un quart de latitude. Et le vingt-sixiesme jour dudit mois41, après avoir fait, tant par terre que par les lacs vingt-cinq lieues, ou environ. Ce faict nous arrivasmes aux cabannes des Sauvages, où nous sejournasmes deux jours avec eux. Ils nous firent fort bonne réception, & estoient en bon nombre: Ce sont gens qui ne cultivent la terre que fort peu. A. vous montre l'habit de ces peuples allant à la guerre. B. celuy des femmes, qui ne diffaire en rien de celuy des montaignairs, & Algommequins grands peuples & qui s'estendent fort dans les terres 42.

Note 41: (retour)

Le 26 de juillet. Toute cette phrase, évidemment, doit se rattacher à la précédente.

Note 42: (retour)

Voir les figures indiquées par les lettres A et B.

Durant le temps que je fus avec eux, le Chef de ces peuples, & autres des plus anciens, nous festoyerent en plusieurs festins, selon leur coustume, & m'estoient peine 43 d'aller pescher & chasser, pour nous traicter le plus délicatement qu'ils pouvoient. Ces dicts peuples estoient bien en nombre de sept à huict cent ames, qui se tiennent ordinairement sur le lac, où il y a grand nombre d'isles fort plaisantes, & entr'autres une qui a plus de six lieues de long, où il y a 3 ou 4 beaux estans, & nombre de belles prairies, avec de tresbeaux bois qui l'environnent, où il y a abondance de gibier, qui se retirent dans cesdits petits estangs, où les Sauvages y prennent du poisson. Le costé du Septentrion dudict lac est fort agréable, il y a de belles prairies pour la nourriture du bestail, & plusieurs petites rivieres qui se deschargent dans iceluy lac.

Note 43: (retour)

Mettaient peine, prenaient la peine de.

Ils faisoient lors pescherie dans un lac fort abondant de 23/511plusieurs sortes de poisson, entr'autres d'un tresbon, qui est de la grandeur d'un pied de long, comme aussi d'autres especes, que les sauvages peschent pour faire seicher, & en font provision. Ce lac44 a en son estendue quelque huict lieues de large, & vingt-cinq de long, dans lequel descend une riviere45 qui vient du Norouest, par où ils vont traicter les marchandises que nous leur donnons en troque, & retour de leur Pelletries, & ce avec ceux qui y habitent 46, lesquels vivent de chasse, & de pescheries, pays peuplé de grande quantité, tant d'animaux, qu'oyseaux, & poissons.

Note 44: (retour)

Ici l'auteur parle encore du lac Nipissing, qu'il fait cependant un peu trop long.

Note 45: (retour)

La rivière aux Esturgeons. Elle vient plutôt du nord, que du nord-ouest; mais elle se jette dans le lac Nipissing du côté du nord-ouest, et sert de décharge au lac Tamagaming, qui semble avoir été la demeure des Outimagami. (Voir la note suiv.)

Note 46: (retour)

«Les Nipissiriniens,» dit la Relation de 1640 (ch. X), «ont au Nord les Timiscimi, les Outimagami, les Ouachegami, les Mitchitamou, les Outurbi, les Kiristinon, qui habitent sur les rives de la mer du Nord, où les Nipissiriniens vont en marchandise.»

Après nous avoir reposé deux jours avec le chef desdits Nipisierinij: nous nous rembarquasmes en nos canaux, & entrames dans une riviere47, par où ce lac se descharge, & fismes par icelle quelques trente-cinq lieues & descendismes par plusieurs petits saults, tant par terre, que par eau, jusques au lac Attigouautan48. Tout ce païs est encores plus mal-aggreable que le précèdent, car je n'y ay point veu le long d'iceluy dix arpens de terre labourable, sinon rochers, & païs aucunement montagneux. Il est bien vray que proche du lac des Attigouautan nous trouvasmes des bleds d'Inde, mais en petite quantité, où nos Sauvages furent prendre des sitrouilles qui nous semblerent 24/512bonnes, car nos vivres commençoient à nous faillir, par le mauvais mesnage desdits Sauvages, qui mangèrent si bien au commencement, que sur la fin il en restoit fort peu, encores que ne fissions qu'un repas le jour. Il elt vray, comme j'ay dit cy-dessus, que les blues, & framboises ne nous manquèrent en aucune façon, car autrement nous eussions esté en danger d'avoir de la necessité.

Note 47: (retour)

La rivière des Français.

Note 48: (retour)

Le lac Huron. Attigouautan, ou Attignaouantan, était le nom d'une des plus considérables tribus huronnes, la tribu de l'Ours, qui était la plus voisine du lac. (Relations des Jésuites; Sagard.)

Nous fismes rencontre de 300 hommes d'une nation que nous avons nommez les cheveux relevez 49, pour les avoir fort relevez, & agencez, & mieux peignez que nos courtisans, & n'y a nulle comparaison, quelque fers, & façon qu'ils y puissent apporter. Ce qui semble leur donner une belle apparence. Ils n'ont point de brayer, & sont fort decouppez par le corps, en plusieurs 25/513façons de compartiment: Ils se paindent le visage de diverses couleurs, ayants les narines percées, & les oreilles bordées de patinostres. Quand ils sortent de leurs maisons ils portent la massue, je les visitay & familiarisay quelque peu, & fis amitié avec eux. Je donnay une hache à leur Chef, qui en fut aussi content, & resjouy, que si le luy eusse fait quelque riche prêtent, & communiquant avec luy, je l'entretins sur ce qui estoit de son païs, qu'il me figura avec du charbon sur une escorce d'arbre. Il me fist entendre qu'ils estoient venus en ce lieu pour faire secherie de ce fruict appelle blues, pour leur servir de manne en hyver, & lors qu'ils ne trouvent plus rien. A. C. montre de la façon qu'ils s'arment allant à la guerre. Ils n'ont pour armes que l'arc, & la flesche, mais elle est faite en la façon que voyez dépainte, qu'ils portent ordinairement, & une rondache de cuir boullu50, qui est d'un animal comme le bufle.

Note 49: (retour)

Le nom huron de ces sauvages était Andatahouat (Sagard, Hist. du Canada, p. 199), ou Ondataouaouat (Relat. des Jésuites). Sagard, dans son Dictionnaire de la langue huronne, nous donne de plus les noms des trois nations qui en dépendaient, les Chisérhonon, les Squierhonon et les Hoindarhonon; c'étaient probablement autant de tribus d'une même nation. Mais il est à remarquer que le nom de Cheveux-Relevés n'est point la traduction du mot Ondatahouat, Ondata ou Onnhata, en huron, signifie bois; et il est tout à fait probable que la nation de Bois, ou les gens de bois, dont parle Sagard (Hist. du Canada, p. 197), sont les Andatahouat mêmes. «Ils sont,» dit-il, en parlant de ces gens de bois, «dépendants des cheveux relevez & comme une mesme nation.» Du mot Ondatahouat, s'est formé Outaouat, ou Outaouais, nom sous lequel on a désigné plus tard tous les Algonquins Supérieurs. Ces Cheveux-Relevés ne demeuraient point à l'embouchure de la rivière des Français, où Champlain les rencontre ici; puisque, comme il est dit un peu plus loin, «ils estoient venus en ce lieu pour faire pescherie de blues»; et, quelques années plus tard, lorsque Sagard suit la même route, il trouve au même endroit ces mêmes Cheveux-Relevés, «qui s'estoient venus camper, dit-il, proche la mer douce, à dessein de traicter avec les Hurons & autres qui retournoient de la traicte de Kebec.» Où était donc la demeure de ces peuples? Champlain, dans sa grande carte de 1632, les place à l'ouest de la nation du Petun; ce qui porterait à croire qu'ils occupaient cette longue pointe qui s'avance dans l lac Huron vers les iles de Manitoualin. D'un autre côté, la Relation de 1640 place dans ces îles mêmes les Outaouan, «peuples venus de la nation des Cheveux-Relevés.» Ce qui est d'accord avec la Relat. de 1671, où il est dit (ch. II, art. III), que l'île d'Ekaentouton (Manitoualin) était l'ancien pays des Outaouais; et avec Nicolas Perrot, qui appelle cette île, l'ile des Outaouaks (Mémoire publ. par le P. Tailhan, p. 126). Si l'on fait attention que l'île de Manitoualin n'est pas figurée dans la carte de Champlain, et que la mer Douce y est posée en longueur de l'est à l'ouest, tandis qu'elle est nord-ouest sud-est, on trouvera que la place assignée, dans cette carte, aux Cheveux-relevés, n'est pas en contradiction avec les textes que nous avons rapportés, ou du moins ne prouve pas que les Outaouais n'aient point habité cette île, même à cette époque.

Note 50: (retour)

Cuir bouilli.

Le lendemain nous nous separasmes, & continuasmes nostre chemin le long du rivage de ce lac des Attigouautan, où il y a un grand nombre d'isles, & fismes environ 45 lieues, costoyant tousjours cedit lac. Il est fort grand, & a prés de quatre cent 51 lieues de longueur, de l'Orient à l'Occident, & de large cinquante lieues, & pour la grande estendue d'iceluy, je l'ay nommé la Mer douce. Il est fort abondant en plusieurs especes 26/514de très-bons poissons, tant de ceux que nous avons, que de ceux que n'avons pas, & principalement des Truittes qui sont monstrueusement grandes, en ayant veu qui avoient jusques à quatre pieds & demy, & les moindres qui se voyent sont de deux pieds & demy. Comme ausi des Brochets au semblable, & certaine manière d'Esturgeon, poisson fort grand, & d'une merveilleuse bonté. Le pays qui borne ce lac en partie est aspre du costé du Nort, & en partie plat, & inhabité de Sauvages, quelque peu couvert de bois, & de chesnes: Puis après nous traversames une baye52 qui faict une des extremitez du lac, & fismes quelques sept lieues 53, jusques à ce que nous arrivasmes en la contrée des Attigouautan54, à un village appellé Otouacha55, qui fut 27/515le premier jour d'Aoust, où trouvasmes un grand changement de païs, cestuy-cy estant fort beau, & la plus grande partie deserté, accompagné de force collines, & de plusieurs ruisseaux, qui rendent ce terroir aggreable. Je fus visiter leurs bleds d'Inde, qui estoient pour lors fort avancez pour la saison.

Note 51: (retour)

C'est à peu près trois fois la longueur que Champlain lui-même donne à ce lac dans sa grande carte de 1632, où cependant il le fait déjà double de ce qu'il est réellement. Il est possible qu'il ait apprécié la longueur de la mer Douce sur le nombre de journées de canots que comptaient les sauvages depuis le pays des Hurons jusqu'au fond du lac Michigan, ou du lac Supérieur, ou même dans les deux réunis.

Note 52: (retour)

La baie de Matchidache, qui, avec celle de Nataouassaga, fait l'extrémité méridionale dela baie Géorgienne.

Note 53: (retour)

Ces sept lieues doivent s'entendre de la traverse même de la baie de Matchidache; autrement il est impossible de rien comprendre à tout ce qui suit. Nous devons dire ici, une fois pour toutes, que, pour l'intelligence de la carte du pays huron, où Champlain aborde en ce moment, nous sommes redevables à M. le chevalier Taché d'une foule de découvertes et d'observations extrêmement importantes, sans lesquelles une grande partie de ce voyage de 1615 serait restée incomprise.

Note 54: (retour)

La contrée des Attignaouantans, ou des Ours, s'étendait à l'est et au nord-est de la baie de Nataouassaga, et se composait principalement de la presqu'île qui sépare cette baie de celle de Matchidache. Après cette traverse de sept lieues, dont nous parlons dans la note précédente, nos voyageurs devaient naturellement aborder à la baie du Tonnerre, comme font et ont toujours fait ceux qui, de la côte nord du lac, viennent aborder au pays des Hurons; parce que, comme nous le faisait observer M. Taché, cette baie est un petit port naturel et de facile débarquement, et que c'était alors le point de cette côte le plus voisin d'un emplacement de bourgade, d'après les recherches faites jusqu'à ce jour.

Note 55: (retour)

Otouacha est probablement le même que Toenchain, ou Toanché. C'est vers cette bourgade que le P. le Caron dit la première messe au pays des Hurons (Sagard, Hist. du Canada, p. 224). Ce fut là aussi que vint aborder, en 1634, le P. de Brebeuf. «Je pris terre, dit-il, au port du village de Toanché, ou de Teandeouïata, où autresfois nous estions habituez; mais ce fut avec une petite disgrace... Mes sauvages, après m'avoir débarqué,... m'abandonnèrent là tout seul... Le mal estoit que le village de Toanché avoit changé depuis mon départ... Je m'en allay chercher le village, que je rencontray heureusement environ à trois quarts de lieue, ayant en passant veu avec attendrissement & ressentiment le lieu où nous avions habité, & célébré le S. sacrifice de la Messe trois ans durant, converty en un beau champ, comme aussi la place du vieux village...» (Relat. de ce qui s'est passé aux Hurons en l'année 1635). On voit par ce passage du P. de Brebeuf, que le village de Toanché était à un peu moins de trois quarts de lieue du port, et l'on trouve en effet, d'après M. Taché, à environ un mille de la baie du Tonnerre, les restes de ce qui devait être le premier Toanché ou Otouacha.

513a

Ces lieux me semblerent tres-plaisans, au regard d'une si mauvaise contrée, d'où nous venions de sortir. Le lendemain 56, je feus à un autre village appellé Carmaron 57, distant d'iceluy d'une lieue, où ils nous reçeurent fort aimablement, nous faisant festin de leur pain, sitrouilles, & poisson: pour la viande, elle y est fort rare. Le Chef du dit Village me pria fort d'y sejourner, ce que je ne peu luy accorder, ains m'en retournay à nostre Village, où la deuxiesme nuit comme j'estois allé hors la cabanne pour fuir les puces qui y estoient en grande quantité, & dont nous estions tourmentez: une fille peu honteuse, & effrontément vint à moy, s'offrant à me faire 28/516compagnie, dequoy je la remerciay, la renvoyant avec douces remonstrances, & passay la nuict avec quelques Sauvages.

Note 56: (retour)

Le 2 d'août.

Note 57: (retour)

Le nom de ce village était évidemment huron, comme le donne à entendre cette expression «appelé Carmaron.» Cependant, la langue huronne n'ayant pas de labiales, on est en droit de supposer, ou que Champlain aura exprimé par cette orthographe ce qui paraissait approcher davantage du mot huron, ou bien que le typographe aura mal lu le manuscrit de l'auteur. Dans le premier cas, il faudrait vraisemblablement lire Carouaron; puisque les Hurons ne trouvaient rien de mieux, pour rendre la lettre m, que la diphthongue ou, et l'on sait que, dans leur bouche, les mots Marie, Lemoine, devenaient Ouarie, Ouane. Dans le second cas, le mot tel que Champlain l'aurait écrit, pourrait bien être Cannaron; ce qui vient donner plus de vraisemblance à cette supposition, c'est que, à une petite distance d'Otouacha, et à peu près dans la direction que devait naturellement prendre Champlain pour pénétrer plus avant dans le pays, se trouvait une bourgade remarquable, appelée, d'après les Relations, Kontarea, mot qui pourrait s'écrire Conndarea ou simplement Connarea. Il va sans dire, ici, que nous n'avons point d'autre prétention que celle de suggérer une idée à ceux qui s'occupent de l'histoire de cette contrée si pleine de souvenirs.

Le lendemain 58, je party de ce Village, pour aller à un autre, appellé Touaguainchain59, & à un autre appellé Tequenonquiaye60, esquels nous fusmes reçeus des habitans desdits lieux fort amiablement, nous faisant la meilleure chère qu'ils pouvoient de leurs bleds d'Inde en plusieurs façons, tant ce pays est tresbeau, & bon, par lequel il faict beau cheminer.

Note 58: (retour)

Probablement le 3 d'août.

Note 59: (retour)

D'après les persévérantes recherches de M. Taché, ce village devait être quelques milles à l'ouest de Carmaron, et Carmaron lui-même à environ une demi-lieue vers le sud-ouest de Ouenrio, ou du fond de la baie de Pénétangouchine. Il serait donc possible que Touaguainchain fût le nom sauvage du bourg de Sainte-Madeleine, dont il est parlé dans les Relations de 1640 et de 1648, et qui, autant qu'on en peut juger par la carte de Ducreux, devait être dans ces environs.

Note 60: (retour)

Ce village, qui était comme la capitale des Attignaouantans, a porté cinq ou six noms différents. «Mon sauvage & moy avec un autre,» dit Sagard (Hist. du Canada, p. 208), «tinsmes le chemin de Tequeunonkiaye, autrement nommé Quieuindohian, par quelques François la Rochelle, & par nous la ville de sainct Gabriel, pour estre la première ville du pays dans laquelle je fois entré, elle est aussi la principale, & comme la gardienne & le rempart de toutes celles de la Nation des Ours, & où se décident ordinairement les affaires de plus grande importance. Ce lieu est assez bien fortifié à leur mode, & peut contenir environ deux ou trois cens mesnages, en trente ou quarante cabanes qu'il y a.» Quelques années après, La Rochelle portait le nom d'Ossossané, et les Pères Jésuites y établissaient une mission et une résidence sous le titre de l'Immaculée-Conception. Cette bourgade a donc porté les différents noms sauvages de Tequeunonkiaye, de Quieuindohian et d'Ossossané, sans compter les noms français de La Rochelle, de Saint-Gabriel et de La Conception. Elle était, de toutes celles de la nation des Ours, «la plus proche voisine des Hyroquois» (Sag. ibid. p. 214), et à environ quatre lieues d'Otouacha, ou, si l'on veut, de la baie du Tonnerre, par conséquent à deux bonnes lieues plus au sud que Carmaron.

De là, je me fis conduire à Carhagouha61, fermé de triple pallissade de bois, de la hauteur de trente cinq pieds pour leur deffence & conservation: auquel Village estoit le Père 29/517Joseph demeurant, & que nous y trouvasmes, estant fort aise de le voir en santé, ne l'estant pas moins de sa part, qui n'esperoit rien moins que de me veoir en ce païs. Et le 12e jour d'Aoust, le R. P. célébra la saincte Messe62, & y fut planté une Croix proche d'une petite maisonnette 63, separée du village que les Sauvages y bastirent pendant que j'y sejournay64, en attendant que nos gens s'apprestoient, & se preparoient pour aller à la guerre, à quoy ils furent fort longtemps.

Note 61: (retour)

Carhagouha ne devait pas être à une grande distance du point où l'auteur avait abordé; car, pour qu'il y eût quatorze lieues de Carhagouha jusqu'au point le plus éloigné du pays huron, il fallait que ce village fût situé vers le nord de la contrée des Attignaouantans. C'est ce que prouve du reste ce passage de Sagard; «Auparavant nous, ny Prestres, ny Religieux n'y avoit mis le pied que le seul P. Joseph le Caron, qui y dit la première messe vers la bourgade de Toenchain» [ou Otouacha]. (Hist. du Canada, p. 224.)

Note 62: (retour)

Le Mémoire des Récollets de 1637 (Archives de Versailles) dit que la messe fut célébrée dans ce village le 10 d'août, et qu'au dit lieu la messe ne s'était point encore dite. Il est difficile de savoir qui a raison; cependant, cette relation détaillée et suivie que Champlain publie peu de temps après les événements, semble mériter plus d'attention, qu'un mémoire fait plus de vingt ans après et dans lequel une date n'était pas absolument d'une grande importance. Cette messe n'était pas la première dite au pays des Hurons, si l'on en croit le Frère Sagard, qui assure que le P. le Caron «dit la première Messe vers la bourgade de Toenchain.» (Hist. du Canada, p. 224.)

Note 63: (retour)

Ce fut là la première chapelle construite au pays des Hurons; celle de 1623 était la seconde (Hist. du Canada, p. 224), et celle des Jésuites, en 1635, fut la troisième.

Note 64: (retour)

Champlain était arrivé à Carhagouha vers le 4 ou le 5, et il n'en repartit que le 14; il y demeura donc une dizaine de jours.

Et voyant une telle longueur qu'ils apportoient à faire leur gros, & que j'aurois du temps pour visiter leur pays: je me deliberay de m'en aller à petites journées de village en village à Cahiagué65, ou debvoit estre le rendez-vous de toute l'armée, distant de Carhagouha de quatorze lieues, & partismes de ce Village le 14 d'Aoust, avec dix de mes compagnons.

Note 65: (retour)

Cahiagué est évidemment le nom huron de Saint-Jean-Baptiste, qui, suivant les Relations, était le bourg principal des Arendaronons, ou tribu de la Roche. «Les Arendaronons sont une des quatre nations qui composent ceux qu'à proprement parler on nomme Hurons: elle est la plus Orientale de toutes, & est celle qui la première a découvert les François, & à qui en suite appartenoit la traitte selon les loix du pays. Ils en pouvoient jouir seuls, neantmoins ils trouverent bon d'en faire part aux autres nations, se retenant toutefois plus particulièrement la qualité de nos aliez, & se portans en cette consideration à la protection des François, lors que quelque malheur est arrivé. C'est où feu monsieur de Champlain s'arresta plus long temps au voyage qu'il fit icy haut, il y a environ 22 ans, & où sa réputation vit encore dans l'esprit de ces peuples barbares, qui honorent mesme après tant d'années plusieurs belles vertus qu'ils admiroient en luy, & particulièrement sa chasteté & continence envers les femmes... Cette alliance si particuliere que ces peuples Arendaronons ont avec les François nous avoit souvent donné la pensée de leur aller communiquer les richesses de l'Evangile, mais le deffaut de langue nous avoit tousjours empesché de pousser jusques là, nous estant trouvez engagez de premier abord à nostre première demeure, qui estoit située à l'autre extrémité du pays toute opposée. Cette année nous estant trouvez assez forts pour cette entreprise, nous y avons commencé une mission, qui a eu dans son ressort trois bourgs: de S. Jean Baptiste, de S. Joachim, & de Saincte Elizabeth. Les Pères Antoine Daniel & Simon le Moine en ont eu le soin. Ils firent leur première demeure & la plus ordinaire dans le bourg plus peuplé de S. Jean Baptiste, y ayant plus à travailler.» (Relat. du pays des Hurons, 1639-40, ch. IX.)

30/518Je visitay cinq des principaux Villages 66, fermez de pallissades de bois, jusques à ce qu'à 67 Cahiagué, le principal Village du païs, où il y a deux cents cabannes assés grandes, où tous les gens de guerre se debvoient assembler. Or en tous ces Villages ils nous reçeurent fort courtoisement avec quelque humble accueil. Tout ce pays où je fus par terre contient quelque 20 à 30 lieues, & est très-beau, soubs la hauteur de quarante quatre degrez & demy de latitude, pays fort deserté, où ils sement grande quantité de bleds d'Inde, qui y vient très-beau, comme aussi des sitrouilles, herbe au Soleil, dont ils font de l'huille de la graine: de laquelle huille ils se frottent la teste. Le pays est fort traversé de ruisseaux qui se deschargent dedans le lac. Il y a force vignes & prunes, qui sont tresbonnes, framboises, fraises, petites pommes sauvages, noix & une manière de fruict, qui est de la forme, & couleur de petits citrons, & en ont aucunement le goust, mais le dedans est tresbon, est presque semblable à celuy des 31/519figues. C'est une plante qui les porte, laquelle à la hauteur de deux pieds & demy, chacune plante n'a que trois à quatre feuilles pour le plus, & de la forme de celle du figuier, & n'aporte que deux pommes chacun pied. Il y en a quantité en plusieurs endroits, & en est le fruict tresbon, & de bon goust68: les chesnes, ormeaux, & hestres, y sont en quantité, y ayans dedans ce pays force sapinieres, qui est la retraicte ordinaire des perdrix, & lapins. Il y a aussi quantité de cerises petites & merises, & les mesmes especes de bois que nous avons en nos forests de France, sont en ce pays-là. A la vérité ce terroir me semble un peu sablonneux, mais il ne laisse pas d'estre bon pour cet espece de froment. Et en ce peu de pays j'ay recogneu qu'il est fort peuplé d'un nombre infiny d'ames, sans en ce comprendre les autres contrées, où je n'ay pas esté, qui sont, au rapport commun, autant ou plus peuplées, que ceux cy-dessus: Me representant que c'est grand dommage que tant de pauvres créatures vivent, & meurent sans avoir la cognoissance de Dieu, & mesmes sans aucune Religion ny Loy, soit divine, Politique, ou Civille, establie parmy eux. Car ils n'adorent, & ne prient, aucune chose, du moins en ce que j'ay peu recognoistre en leur conversation: Ils ont bien encore quelque espece de cérémonie entr'eux, que je descriray en son lieu, comme pour ce qui est des mallades, ou pour sçavoir ce 32/520qui leur doibt arriver, mesme touchant les morts: mais ce sont de certains personnages estans parmy eux qui s'en veulent faire à croire, tout ainsi que faisoient, ou se faisoit du temps des anciens Payens qui se laissoient emporter aux persuasions des enchanteurs, & devins, neantmoins la pluspart de ces peuples ne croyent rien de ce qu'ils font, & disent. Ils sont assez charitables entr'eux, pource qui est des vivres: mais au reste, fort avaricieux. Ils ne donnent rien pour rien. Ils sont couverts de peaux de Cerfs, & Castor, qu'ils traictent avec les Algommequins, & Nipisierinij, pour du bled d'Inde, & farines d'iceluy.

Note 66: (retour)

Ces cinq principaux villages palissadés étaient presque tous situés sur la frontière du côté des Iroquois. A part Tequenonkiaye et Carhagouha, qu'il venait de visiter, il dut passer par Scanonahenrat, qui formait à lui seul la nation des Tohontahenrat, et par Teanaustayaé, chef-lieu des Attignenonghac. L'auteur compte sans doute Cahiagué pour le cinquième; car, en passant par Teanaustayé, il devait naturellement laisser de côté Taenhatentaron, appelé plus tard Saint-Ignace, qui était à deux bonnes lieues plus au nord, et qui complète le nombre de villages palissadés que compte Champlain lui-même un peu plus loin.

Note 67: (retour)

Dans l'édition de 1632, on a corrigé en mettant simplement: jusques à Cahiagué.

Note 68: (retour)

Le fruit de cette plante (Podophyllum peltatum, LINN.), que l'on appelle citronnier, dans le pays, est bon à manger; mais la racine est un poison violent, dont les sauvages se servaient quelquefois quand ils ne pouvaient survivre à leur chagrin. (Catal. des Plantes Canad. contenues dans l'herbier de l'Univ. Laval, par l'abbé O. Brunet, prem. livraison, p. 15.)

Le dixseptiesme jour d'Aoust j'arrivay à Cahiagué, où je fus reçeu avec grande alegresse, & recognoissance de tous les Sauvages du pays, qui avoient rompu leur desseing, pensant ne me revoir plus, & que les Iroquois m'avoient pris, comme j'ay dict cy-dessus, qui fut cause du grand retardement qui se trouva en ceste expédition, jusques là mesmes qu'ils avoient remis la partie à l'autre année suivante: Sur lesquelles entrefaictes ils reçeurent nouvelles comme certaine nation de leurs alliez 69, qui habitent à trois bonnes journées plus 33/521haut que les Entouhonorons70, ausquels71 les Iroquois font aussi la guerre, lesquels aliez les vouloient assister en ceste expedition de cinq cens bons hommes, & faire alliance, & jurer amitié avec nous, ayants grand desir de nous voir, & que nous fissions la guerre tous ensemble, & dont ils tesmoignoient avoir du contentement de nostre cognoissance, & moy d'avoir trouvé cette opportunité, pour le desir que j'avois de sçavoir des nouvelles de ce pays-là: qui n'est qu'à sept journées, d'où les Flamens vont traicter sur le quarentiesme degré, lesquels Sauvages72, assistez des Flamens, leur font la guerre, & les prennent prisonniers, & les font mourir cruellement, comme de faict ils nous dirent que l'année passée faisant la guerre, ils prirent trois desdicts Flamens qui les assistoient, comme nous faisons les Attigouautan: & qu'au combat, il en fut tué un des leurs. Neantmoins ils ne laisserent pas de renvoyer les trois Flamens prisonniers, sans leur faire aucun mal, croyans que ce fussent des nostres, encores qu'ils n'eussent aucune cognoissance de nous, que par oüy dire, n'ayans jamais veu de Chrestien: car autrement ces trois prisonniers n'eussent pas passé à si bon marché, ny ne passeront, s'ils en peuvent prendre, & atraper. Ceste nation est fort belliqueuse, à ce que 34/522tiennent ceux de la nation des Attigouotans, il n'y a que trois Villages qui sont au millieu de plus de 20 autres, ausquels ils font la guerre, ne pouvant avoir de secours de leurs amis, d'autant qu'il faut passer par le pays [de] ces Chouontouarouon73, qui est fort peuplé, ou bien faudroit prendre un bien grand tour de chemin.

Note 69: (retour)

Champlain, dans sa grande carte de 1632, les appelle Carantouanais. «C'est une nation,» dit-il (Table de la carte, p. 8), qui s'est retirée au Midy des Antouhonorons, en très beau & bon païs, où ils sont fortement logez, & sont amis de toutes les autres nations, fors desdits Antouhonorons, desquels ils ne sont qu'à trois journées.» Ce nom de Carantouanais n'était probablement que le nom particulier ou d'une tribu, ou d'un village de la nation des Andastes, ou Andastoéronons. «Andastoé,» dit le P. Ragueneau (Rel. des Hurons, 1647-8, ch. VIII), «est un pays au delà de la Nation Neutre, éloigné des Hurons en ligne droite prés de cent cinquante lieues, au Sud-est quart de Sud des Hurons... Ce sont peuples de langue Huronne, & de tout temps alliez de nos Hurons. Ils sont très-belliqueux, & comptent en un seul bourg treize cens hommes portans armes...» Plusieurs européens «s'estans mis sous la protection du Roy de Suéde, ont appellé ce pays-là Nouvelle Suède. Nous avions jugé autrefois que ce fust une partie de la Virginie.» De ce qui précède, et de l'examen attentif des cartes anciennes, on peut conclure que les Carantouanais, ou Andastes, s'étaient établis assez près de la rivière Susquehanna, vers le sud-est de la Pensylvanie. C'est aussi l'opinion de M. Ferland (Cours d'Hist. du Canada, I, p. 174).

Note 70: (retour)

Ces Entouhonorons, que l'auteur appelle un peu plus loin Chouontouaronons sont les mêmes que les Sountouaronons ou Tsountouaronons, appelés plus souvent Tsonnontouans.

Note 71: (retour)

Auxquels aliés; car, d'après Champlain lui-même (Table de la carte de 1632, p. 8), les Entouhonorons, conjointement avec les Iroquois proprement dits, «faisoient la guerre par ensemble à toutes les autres nations, excepté à la nation Neutre. »

Note 72: (retour)

Les Iroquois, et très-probablement les Agniers, avec lesquels les Andastes eurent souvent des démêlés.

Note 73: (retour)

Faut-il ici suppléer de, et lire de ces Chouontouaronon? ou bien mettre tout bonnement des à la place de ces, comme on a fait dans l'édition de 1632? Nous osons croire que le premier mode de correction vaut mieux; parce que le mot Chouontouaronon est l'équivalent de Entouhoronon. Il est bien évident, en effet que Chouontouaronon, Souontouaronon, Sountouaronon, Tsountouaronon, ne sont que des orthographes différentes du nom des Tsonnontouans, que Champlain appelle Entouhonorons, ou plutôt Entouhoronons. D'ailleurs, si Champlain avait voulu parler ici d'une autre nation, il devait naturellement dire qu'elle était l'ennemie des Carantouanais, et ne pas se contenter de remarquer qu'elle était fort peuplée.

Arrivé que je fus en ce Village, où il me convint sejourner, attendant que les hommes de guerre vinsent des Villages circonvoisins pour nous en aller au plustost qu'il nous seroit possible, pendant lequel temps on estoit tousjours en festins, & dances, pour la resjouyssance en laquelle ils estoient de nous voir si resolus de les assister en leur guerre, & comme s'asseurant desja de leur victoire.

La plus grande partie de nos gens assemblez nous partismes du village le premier jour de Septembre, & passasmes sur le bord d'un petit lac 74, distant dudit village de trois lieues, où il se fait de grandes pescheries de poisson, qu'ils conservent pour l'hyver. Il y a un autre lac 75 tout joignant, qui a 35/523vingt-six lieues de circuit, descendant dans le petit par un endroict, où se faict la grande pesche dudit poisson, par le moyen de quantité de pallissades, qui ferme presque le destroit, y laissant seulement de petites ouvertures, où ils mettent leurs fillets, où le poisson se prend, & ces deux lacs se deschargent dans la mer douce. Nous sejournasmes quelque peu en ce lieu pour attendre le reste de nos Sauvages, où estans tous assemblez avec leurs armes, farines, & choses necessaires: on se délibéra de choisir des hommes des plus resolus qui se trouveroient en la trouppe, pour aller donner advis de nostre partement à ceux qui nous debvoient assister des cinq cents hommes pour nous joindre, affin qu'en un mesme temps nous nous trouvassions devant le fort des ennemis. Ceste délibération prinse, ils despescherent deux canaux, avec douze Sauvages des plus robustes, & par mesme moyen l'un de nos truchements 76 qui me pria luy permettre faire le voyage: ce que facillement je luy accorday, puisque de sa volonté il y estoit porté, & par ce moyen verroit leur pays, & pourroit recognoistre les peuples qui y habitent. Le danger n'estoit pas petit, d'autant qu'il faloit passer par le milieu des ennemis. Ils partirent le 8 dudit mois, & le dixiesme ensuivant il fit une forte gelée blanche. Nous continuasmes nostre chemin vers les ennemis, & fismes quelque cinq à six lieues dans ces lacs 77, & de là les sauvages portèrent leurs canaux environ dix lieues par terre, & 36/524rencontrasmes un autre lac78 de l'estendue de six à sept lieues de long, & trois de large. C'est d'où sort une riviere79 qui se va décharger dans le grand lac des Entouhonorons, & ayans traversé ce lac, nous passasmes un saut d'eau, continuant le cours de ladite riviere, tousjours aval, environ soixante quatre lieues, qui est rentrée 80 dudit lac des Entouhonorons & allans, nous passasmes cinq saults par terre. Les uns de quatre à cinq lieues de long, & passasmes par plusieurs lacs, qui sont d'assez belles estendues, comme aussi ladicte riviere qui passe parmy, est fort abondante en bons poissons, estant certain que tout ce païs est fort beau, & plaisant. Le long du rivage il semble que les arbres ayent esté plantez par plaisir, en la pluspart des endroicts: aussi que tous ces pays ont esté habitez au temps passé de Sauvages, qui depuis ont esté contraincts l'abandonner pour la crainte de leurs ennemis. Les vignes, & noyers, y sont en grande quantité, les raisins viennent de maturité: mais il y reste tousjours une aigreur fort acre, que l'on sent à la gorge en le mangeant en quantité. Ce qui provient à faute d'estre cultivez: ce qui est deserté en ces lieux est assez agréable. La chasse des Cerfs, & Ours, y est fréquente, & pour l'expérience nous y chassasmes, & en prismes un assez bon nombre en dessendans, & pour ce faire ils se mettoient quatre ou cinq cents sauvages en haye dans le 37/525bois, jusques à ce qu'ils eussent attaint certaines pointes qui donnent dans la riviere, & puis marchant par ordre ayant l'arc & la flesche en la main, en criant & menant un grand bruit pour estonner les bestes, ils vont tousjours jusques à ce qu'ils viennent au bout de la pointe. Or tous les animaux qui se trouvent entre la pointe & les chasseurs sont contraints de se jetter à l'eau, sinon qu'ils passent à la mercy des flesches qui leur sont tirées par les chasseurs, & cependant les Sauvages qui sont dans les canaux posez & mis exprez sur le bord du rivage, s'approchant facillement des Cerfs, & autres animaux chassez & harassez & fort estonnez: lors les chasseurs les tuent facillement avec des lames d'espées, emmanchées au bout d'un bois, en façon de demie picque, & font ainsi leur chasse: comme aussi au semblable dans les isles, où il y en a quantité. Je prenois un singulier plaisir à les voir ainsi chasser, remarquant leur industrie. Il en fut tué beaucoup de coups d'arquebuse, dont ils s'estonnoient fort: mais il arriva de malheur qu'en tirant un Cerf, par mesgarde un sauvage se rencontra devant le coup, & fut blessé d'une arquebusade, n'y pensant nullement, comme il est à presupposer, dont il s'ensuit une grande rumeur entr'eux, qui neantmoins s'appaisa, en donnant quelques presens au blesse, qui est la façon ordinaire pour appaiser, & amortir les querelles & où le blessé decederoit, on fait les presens, & dons, aux parens de celuy qui aura esté tué. Pour le gibier, il est en grande quantité, 38/526lors de sa saison. Il y a aussi force grues 81, blanches comme signes, & d'autres especes d'oiseaux, semblables à ceux de France.

Note 74: (retour)

Le lac Couchichine, dans lequel se décharge le lac Simcoe, et qui se décharge lui-même dans le lac Huron par la rivière de Matchidache, ou Severn. Il ne devait pas y avoir trois lieues de Cahiagué à ce lac; mais il est clair qu'on ne mit les canots à l'eau que vers le Détroit, où se faisait «la grande pesche de poisson,» puisqu'on ne fit que «passer sur le bord» de ce petit lac. Or de ce lieu à Cahiagué il pouvait y avoir trois lieues, ou environ.

Note 75: (retour)

Le lac Simcoe, dont le nom sauvage paraît avoir été Ouentaronk, et que l'on a appelé aussi lac aux Claies, probablement à cause de ce mode particulier d'y faire la pêche.

Note 76: (retour)

Étienne Brûlé. (Voir, plus loin, le voyage de 1618.)

Note 77: (retour)

La traverse du lac Simcoe, de l'ouest à l'est, est d'environ cinq lieues.

Note 78: (retour)

Le lac à l'Esturgeon (Sturgeon lake) a environ cinq ou six lieues de long, et, en certains endroits, trois lieues de large, quoique ce ne soit point sa largeur moyenne. De ce lac qui n'est qu'à sept ou huit lieues du lac Simcoe, jusqu'aux Mille-Isles, en suivant les nombreux détours de la rivière Otonabi, de celle de Trent et de la baie de Quinté, il y a à peu près soixante-quatre lieues, comme trouve l'auteur.

Note 79: (retour)

La partie supérieure de cette rivière, jusqu'au point où elle se décharge dans le lac au Riz (Rice lake), s'appelle aujourd'hui Otonabi, le reste, jusqu'à la baie de Quinte, porte le nom de rivière Trent.

Note 80: (retour)

Cette entrée du lac Ontario, est parsemée d'un si grand nombre d'îles, qu'on lui a donné le nom de Mille-Isles.

Note 81: (retour)

«Nous avons, dit Charlevoix, des grues de deux couleurs: les unes sont toutes blanches, les autres d'un gris de lin.» (Journal historique, lettre IX.—Voir Ornithologie du Canada, par J. M. Lemoine, p. 320.)

Nous fusmes à petites journées jusques sur le bord du lac des Entouhonorons, tousjours chassant, comme dit est cy-dessus, où estans, nous fismes la traverse en l'un des bouts, tirant à l'Orient, qui est l'entrée de la grande riviere Sainct Laurens, par la hauteur de quarante-trois degrez82 de latitude, où il y a de belles isles fort grandes en ce passage. Nous fismes environ quatorze lieues 83 pour passer jusques à l'autre costé du lac, tirant au Su, vers les terres des ennemis. Les Sauvages cachèrent tous leurs canaux dans les bois, proches du rivage: nous fismes par terre quelque quatre lieues sur une playe de sable, où je remarquay un pays fort agréable, & beau, traversé de plusieurs petits ruisseaux, & deux petites rivieres84 qui se deschargent au susdit lac, & force estangs & prairies, où il y avoit un nombre infiny de gibier, & force vignes, & beaux bois, grand nombre de Chastaigners, dont le fruict estoit 39/527encore en leur escorce. Les Chastaignes sont petites, mais d'un bon goust. Le pays est remply de forests, sans estre deserté, pour la pluspart de ce terroir. Tous les canaux estans ainsi cachez, nous laissasmes le rivage du lac, qui a quelque quatre-vingt lieues de long, & vingt-cinq de large 85. La plus grande partie duquel est habité de Sauvages sur les costes des rivages d'iceluy, & continuasmes nostre Chemin par terre, environ vingt-cinq à 30 lieues: Durant quatre journées nous traversames quantité de ruisseaux, & une riviere86, procédante d'un lac qui se descharge dans celuy des Entouhonorons. Ce lac est de l'estendue de 25 ou 30 lieues de circuit, où il y a de belles isles, & est le lieu où les Iroquois ennemis font leur pesche de poisson, qui est en abondance.

Note 82: (retour)

Quarante-quatre degrés et quelques minutes.

Note 83: (retour)

De la baie de Quinte à l'embouchure de la rivière Chouaguen ou Oswego, la petite flotte n'aurait eu également que quatorze lieues de traverse, et ce serait bien le chemin que prendraient aujourd'hui les vaisseaux à vapeur. Mais nos sauvages avaient toutes sortes de raisons pour ne point traverser dans cette direction. D'abord avec leurs petits canots, si commodes d'ailleurs pour ces sortes d'expéditions, ils ne se hasardaient pas facilement sur ces mers intérieures, qu'un coup de vent peut rendre, en un instant, redoutables même aux plus gros vaisseaux. Ensuite une traverse aussi directe les mettait au coeur du pays ennemi, sans qu'ils eussent pu cacher ou déguiser leur marche, et leur ôtait toute chance de retraite, parce qu'il n'eût pas été possible de bien cacher leurs canots. On dut donc passer d'île en île jusqu'à cette pointe que l'on a appelée, pour les raisons que nous venons de mentionner, pointe à la Traverse (aujourd'hui Stoney point); et il est à regretter que nos géographes modernes n'aient pas respecté un nom aussi significatif. Cette pointe est à peu près au sud-est de l'entrée de la baie de Quinté; mais il faut remarquer que Champlain, dans sa carte de 1632, la place vers le sud; ce qui peut rendre compte de cette expression tirant au Su.

Note 84: (retour)

Probablement la rivière des Sables et la rivière à la Famine (aujourd'hui Salmon river), qui sont à quatre ou cinq lieues l'une de l'autre.

Note 85: (retour)

Le lac Ontario a environ soixante-dix lieues de long, sur dix-sept ou dix-huit de large, dans ses plus grandes dimensions.

Note 86: (retour)

La rivière Chouaguen, ou Ochouaguen; les Anglais disent Oswego. Le lac dont parle ici Champlain, et qui se décharge dans le lac Ontario par cette rivière, est celui d'Oneida, ou lac des Onneyouts; son nom propre était, en iroquois, Téchiroguen.

Le 9 du mois d'Octobre nos Sauvages allant pour descouvrir rencontrèrent 11 Sauvages qui 87 prirent prisonniers, à sçavoir 4 femmes, trois garçons, une fille, & trois hommes, qui alloient à la pesche de poisson, eslongnez du fort des ennemis de quelque quatre lieues. Or est à noter que l'un des chefs voyant ces prisonniers couppa le doigt à une de ces pauvres femmes pour commencer leur supplice ordinaire: surquoy je survins sur ces entrefaittes, & blasmé le Capitaine Yroquet, luy representant que ce n'estoit l'acte d'un homme de guerre, comme il se disoit estre, de se porter cruel envers les femmes, qui n'ont deffence aucune que les pleurs, lesquelles à cause de 40/528leur imbecilité, & foiblesse, on doibt traicter humainement. Mais au contraire que cet acte fera jugé provenir d'un courage vil & brutal, & que s'il faisoit plus de ces cruautez, qu'il ne me donneroit courage de les assister, ny favoriser, en leur guerre: A quoy il me répliqua pour toute responce, que leurs ennemis les traictoient de mesme façon. Mais puis que ceste façon m'apportoit du déplaisir, il ne feroit plus rien aux femmes, mais bien aux hommes, puis que cela ne nous estoit aggreable.

Note 87: (retour)

Qu'ils.

Le lendemain, sur les trois heures après Midy, nous arrivasmes devant le fort88 de leurs ennemis, où les Sauvages firent quelques escarmouches les uns contre les autres: encore que nostre desseing ne fust de nous descouvrir jusques au lendemain: mais l'impatience de nos Sauvages ne le peust permettre, tant pour le desir qu'ils avoient de veoir tirer sur leurs ennemis, comme pour delivrer quelques-uns des leurs qui s'estoient par trop engagez, & qui estoient poursuivis de fort prés. Lors je m'approchay, & y fus, mais avec si peu d'hommes que j'avois: neantmoins nous leur montrasmes ce qu'ils n'avoient jamais veu, ny oüy. Car aussi-tost qu'ils nous veirent, & entendirent les coups d'harquebuse, & les balles siffler à leurs oreilles, ils se retirèrent promptement en leur fort, emportant leurs morts, & blessez, en ceste charge, & nous aussi semblablement fismes la retraite en nostre gros, avec cinq ou six des nostres blessez, dont l'un y mourut.

Note 88: (retour)

A en juger par l'espace que nos guerriers ont jusqu'ici parcouru, c'est-à-dire, vingt-cinq ou trente lieues, d'après l'estimation de Champlain, et par les indications de la carte de 1632, ce fort devait être à une petite distance du fond du lac de Canondaguen, ou Canandaiga, et vers le sud du lac Honeoye, dans le comté d'Ontario.

41/529

Cela estant faict, nous nous retirasmes à la portée d'un canon, hors de la veue des ennemis, neantmoins contre mon advis, & ce qu'ils m'avoient promis. Ce qui m'esmeut à leur dire & user de parolles assez rudes, & fascheuses, affin de les inciter à se mettre en leur devoir, prevoyant que si toutes choses alloient à leur fantaisie, & selon la conduitte de leur conseil, il n'en pouvoit réussir que du mal à leur perte & ruyne. Neantmoins je ne laissay pas de leur envoyer, & proposer, des moyens dont il falloit user, pour avoir leurs ennemis, qui fut de faire un Cavallier avec de certains bois, qui leur commanderoit par dessus leurs pallissades: sur lequel on poseroit quatre ou cinq de nos harquebusiers, qui tireroient force harquebusades par dessus leurs pallissades & galeries, qui estoient bien munies de pierres, & par ce moyen on deslogeroit les ennemis qui nous offençoient de dessus leurs galleries, & cependant nous donnerions ordre d'avoir des ais pour faire une manière de mantelets, pour couvrir & garder nos gens des coups de flesche, & de pierre, dont ils usoient ordinairement. Lesquelles choses, à sçavoir ledit Cavalier & les mantelets se pourroient porter à la main, & force d'hommes, & y en avoir un fait en telle sorte, que l'eau ne pouvoit pas estaindre le feu que l'on y appliqueroit devant le fort, & cependant ceux qui seroient sur le Cavalier feroient leur devoir avec quelques arquebusiers qui y seroient logés, & en ce faisant nous nous deffendrions en sorte, qu'ils ne pourroient aprocher pour esteindre le feu que nous y appliquerions à leurs clostures. Ce qu'ils trouverent 42/530bon, & fort à propos, & y firent travailler à l'instant suivans mon advis. Et de faict, le lendemain 89 ils se mirent en besongne, les uns à coupper du bois, les autres à l'amasser, pour bastir, & dresser, lesdits Cavalliers, & mantelets: ce qui fut promptement exécuté, & en moins de quatre heures, horsmis du bois dont ils amasserent bien peu pour brusler contre leurs pallissades, affin d'y mettre le feu. Ils esperoient que ledit jour les cinq cents hommes promis viendroient, desquels neantmoins on se doutoit, parce qu'ils ne s'estoient point trouvez au rendez vous, comme on leur avoit donné charge, & qu'ils l'avoient promis. Ce qui affligeoit fort nos Sauvages: Mais voyants qu'ils estoient en assez bon nombre pour prendre leur fort, sans autre assistance, & jugeant de ma part que la longueur en toutes affaires est tousjours prejudiciable, du moins à beaucoup de choses. Je le90 pressay d'attaquer ledit fort, leur remonstrant que les ennemis ayant recogneu leurs forces, & de nos armes, qui perçoient ce qui estoit à l'espreuve des flèches, ils commencèrent à se barricader, & à eux couvrir de bonnes pièces de bois, dont ils estoient bien munis, & leur Village remply, & que le moins temporiser estoit le meilleur, comme de fait ils y remédièrent fort bien: car leur Village estoit enclos de quatre bonnes pallissades de grosses pièces de bois, entrelassées les unes parmy les autres, où il n'y avoit pas plus de demy pied d'ouverture entre-deux, de la hauteur de trente pieds, & les galleries, comme en manière de parapel qu'ils avoient garnis de doubles pièces de 43/531bois, à l'espreuve de nos harquebusades, & proche d'un estang qu'ils estoient, où l'eau ne leur manquoit aucunement, avec quantité de gouttières qu'ils avoient mises entre-deux, lesquelles jettoient l'eau au dehors, & la mettoient par dedans à couvert pour estaindre le feu. Voila en effect la façon dont ils usent, tant en leurs fortifications qu'en leurs deffences, & bien plus forts que les villages des Attigouautan, & autres.

Note 89: (retour)

Le 11 octobre.

Note 90: (retour)

Les.

Nous nous approchasmes pour attaquer ce village, faisant porter nostre Cavallier par 200 hommes les plus forts, qui le poserent devant ce village, à la longueur d'une picque, où je fis monter trois 91 harquebusiers, bien à couvert des flesches & pierres, qui leur pouvoient estre tirées, & jettées. Cependant l'ennemy ne laissa pour cela de tirer un grand nombre de flesches, qui ne manquèrent point, & quantité de pierres qu'ils jettoient par dessus leurs pallissades. Neantmoins la multitude infinie des coups d'harquebuse les contraignirent de desloger, & d'abandonner leurs galleries, par le moyen, & faveur, d'un Cavallier qui les descouvroit, & ne s'osoient descouvrir, ny montrer, combattans à couvert. Et comme on portoit le Cavalier, au lieu d'apporter les mantelets par ordre, & celuy où nous debvions mettre le feu, ils les abandonnèrent, & se mirent à crier contre leurs ennemis, en tirant des coups de flesches dedans le fort, qui, à mon oppinion, ne faisoient pas beaucoup de mal aux ennemis. Mais il faut les excuser, car ce ne sont 44/532pas gens de guerre, & d'ailleurs qu'ils ne veulent point de discipline, ny de correction, & ne font que ce qui leur semblent bon. C'est pourquoy inconsidérément un d'entr'eux mist le feu au bois, contre le fort de leurs ennemis, & tout au rebours de bien, & contre le vent, tellement qu'il ne fin: aucun effect.

Note 91: (retour)

L'édition de 1632 porte quatre, au lieu de trois. Dans le dessin qui représente le cavalier devant le fort, on en distingue sept.

Agrandissement (1014x874)

Le feu donc passé, la pluspart des Sauvages commencèrent à apporter le bois contre les pallissades, mais en petite quantité qui feut cause que le feu, si peu fourny de bois ne peut faire grand effect: aussi que le désordre survint entre ce peuple, tellement qu'on ne se pouvoit entendre: ce qui m'affligeoit fort, j'avois beau crier à leurs oreilles & leur remonstrer au mieux qu'il m'estoit possible le danger où ils se mettoient par leur mauvaise intelligence, mais ils n'entendoient rien pour le grand bruit qu'ils faisoient, & voyant que c'estoit me rompre la teste de crier, & que mes remonstrances estoient vaines, & ne pouvant remédier à ce désordre, ny faire davantage: je me resolu avec mes gens de faire ce qui me seroit possible, & tirer sur ceux que nous pourrions découvrir, & apercevoir. Cependant les ennemis faisoient proffit de nostre désordre, ils alloient à l'eau, & en jettoient en telle abondance, que vous eussiez dit que c'estoient ruisseaux qui tomboient par leurs gouttières, de telle façon, qu'en moins de rien ils rendirent le feu du tout estaint, sans que pource ils laissassent de tirer des coups de flèches, qui tomboient sur nous comme gresle. Ceux qui estoient sur le Cavallier en tuèrent, & estropierent, beaucoup. Nous fusmes en ce combat environ trois heures, il y eut deux de nos 45/533Chefs, & des principaux blessez, à sçavoir un appellé Ochateguain, l'autre Orani, & quelque quinze d'autres particuliers aussi blessez. Les autres de leur costé voyants leurs gens blessez, & quelques-uns de leurs Chefs, ils commencèrent à parler de retraicte, sans plus combattre, attendant les cinq cents hommes 92 qui ne debvoient plus gueres tarder à venir, & ainsi se retirèrent, n'ayants que ceste bouttade de désordre. Au reste les Chefs n'ont point de commandement absolu sur leurs compagnons, qui suivent leur volonté, & font à leur fantaisie, qui est la cause de leur désordre, & qui ruyne toutes leurs affaires: Car ayant resolu quelque chose avec les principaux, il ne faudra qu'un belistre, ou de néant, pour rompre une resolution, & faire un nouveau desseing, si la fantaisie luy en prend. Ainsi les uns pour les autres ne font rien, comme il se peut veoir par ceste expédition.

Note 92: (retour)

C'étaient les cinq cents hommes que leur avaient offerts les Carantouanais ou Andastes; ils arrivèrent deux jours trop tard. (Voir à la fin de cette relation, p. 135.)

Mais nous nous retirasmes en nostre fort, moy estant blessé de deux coups de flesches, l'un dans la jambe, & l'autre au genouil, qui m'apporta grande incommodité, outre les grandes & extresmes douleurs. Et estans tous assemblez, je leur fis plusieurs remonstrances sur le désordre qui s'estoit passé, mais tous mes discours servoient aussi peu que le taire, & ne les émeut aucunement, disans que beaucoup de leurs gens avoient esté blessez, & moy-mesme, & que cela donneroit beaucoup de fatigue, & d'incommodité, aux autres, faisant la retraite pour les porter, & que de retourner plus contre leurs ennemis, comme 46/534je leur proposois le debvoir faire, il n'y avoit aucun moyen, mais bien qu'ils attendroient encores quatre jours les cinq cents hommes qui debvoient venir, & estans venus ils feroient un second effort contre leurs ennemis, & executeroient mieux ce que je leur dirois, qu'ils n'avoient fait par le passé. Il en fallut demeurer là, à mon grand regret. Cy-devant est representé comme ils fortifient leurs villes, & par ceste figure l'on peut entendre, & voir, que celles des amis, & ennemis, sont semblablement fortifiez.

Le lendemain93 il fit un vent impétueux qui dura deux jours, fort favorable à mettre le feu de rechef au fort des ennemis: sur quoy je les pressay fort, mais ils n'en voulurent rien faire, comme doutant d'avoir pis, & d'ailleurs se representans leurs blessez.

Note 93: (retour)

Le 12 octobre.

Nous fusmes campez jusques au 16 dudit mois, où durant ce temps il se fist quelques escarmouches entre les ennemis, & les nostres, qui demeurèrent le plus souvent engagez parmy les ennemis, plustost par leur imprudence, que faute de courage, vous asseurant qu'il nous falloit, à toutes les fois qu'ils alloient à la charge, les aller requérir, & les desengager de la prise, ne se pouvant retirer qu'en la faveur de nos harquebusiers, ce que les ennemis redoubtent & appréhendent fort. Car si tost qu'ils apperçoivoient quelqu'un de nos harquebusiers, ils se retiroient promptement, nous disans par forme de persuasion que nous ne nous meslassions pas en leurs combats, & que leurs ennemis avoient bien peu de courage de nous requérir de les assister avec tout plain d'autres discours sur ce subject pour nous en émouvoir.

47/535

J'ay representé de la façon qu'ils s'arment allant à la guerre, figure E94.

Note 94: (retour)

L'édition originale de 1619, et la seconde édition de 1627, renvoient ici, par inadvertance, à la page 23; dans ces deux éditions, la figure E se trouve au verso de la page 87.

Et quelques jours passez voyans que les cinq cens hommes ne venoient point, ils délibérèrent de partir, & faire retraite au plustost, & commencèrent à faire certains paniers pour porter les blessez, qui sont mis là dedans, entassez en un monceau pliez & garrottez de telle façon, qu'il est impossible de se mouvoir, moins qu'un petit enfant en son maillot, & n'est pas sans faire recevoir aux blessez de grandes & extresmes douleurs. Je le puis bien dire avec vérité, quand à moy, ayant esté porté quelques jours, d'autant que je ne pouvois me soustenir, principallement à cause du coup de flesche que j'avois reçeu au genouil, car jamais je ne m'estois veu en une telle gehenne, durant ce temps, car la douleur que j'endurois à cause de la blesseure de mon genouil, n'estoit rien au pris de celle que je supportois lié & garrotté sur le dos de l'un de nos Sauvages: ce qui me faisoit perdre patience, & qui fist qu'aussitost que je peu avoir la force de me soustenir, je sortis de céte prison, ou à mieux dire de la gehenne.

Les ennemis nous poursuivirent environ demie lieue, mais c'estoit de loing, pour essayer d'attrapper quelques-uns de ceux qui faisoient l'arriere-garde, mais leurs peines leur demeura vaines, & se retirèrent.

Or tout ce que j'ay veu de bon en leur guerre est, qu'ils font leur retraicte fort seurement, mettans tous les blessez, & les 48/536vieux, au milieu d'eux, estant sur le devant aux aiselles & sur le derrière bien armez 95, & arrangez par ordre de la façon, jusques à ce qu'ils soient en lieu de seureté, sans rompre leur ordre.

Note 95: (retour)

Estant, sur le devant, aux ailles & sur le derrière, bien armez.

Leur retraite estoit fort longue, comme de vingt-cinq à 30 lieues, qui donna beaucoup de fatigue aux blessez, & à ceux qui les portoient, encores qu'ils se changeassent de temps en temps.

Le dix-huictiesme jour dudict mois, il tomba forces neiges, & gresle, avec un grand vent qui nous incommoda fort. Neantmoins nous fismes tant que nous arrivasmes sur le bord dudict lac des Entouhonorons, & au lieu où estoient nos canaux cachés, que l'on trouva tous entiers: car on avoit eu crainte que les ennemis les eussent rompus, & estans tous assemblez, les voyants prests de se retirer à leur Village, je les priay de me remener à nostre habitation, ce qu'ils ne vouloient accorder du commencement: mais en fin ils se resolurent, & cherchèrent 4 hommes pour me conduire, ce qui fut fait, lesquels quatre hommes s'y offrirent volontairement: Car, comme j'ay dit cy-dessus, les chefs n'ont point de commandement sur leurs compagnons, qui est cause que bien souvent ils ne font pas ce qu'ils voudroient bien, & ces hommes estant trouvés, il falut trouver un canau, qui ne se peut recouvrer, chacun ayant affaire du sien, & n'en ayant plus qui 96 ne leur en faloit. Ce n'estoit pas me donner sujet de contentement, ains au contraire cela m'affligeoit fort, mettant en doute quelque 49/537mauvaise volonté, d'autant qu'ils m'avoient promis de me remener & conduire, jusques à nostre habitation, après leur guerre, & outre que j'estois fort mal accommodé pour hyverner avec eux, car autrement je ne m'en fusse pas soucié: & ne pouvans rien faire, il fallut se resoudre à la patience. Mais depuis après quelques jours je recogneu que leur desseing estoit de me retenir avec mes compagnons en leur pays, tant pour leur seureté, craignant leurs ennemis, que pour entendre ce qui se passoit en leurs Conseils, & assemblées, que pour resoudre ce qu'il convenoit faire à l'advenir contre leursdits ennemis, pour leur seureté & conservation.

Note 96: (retour)

Qu'il.

Le lendemain vingt-huictiesme dudit mois, chacun commença à se préparer les uns pour aller à la chasse des Cerfs, les autres aux Ours Castors, autres à la pesche du poisson, autres à se retirer en leurs Villages, & pour ma retraite & logement il y eut un appellé Durantal97, l'un des principaux chefs, avec lequel j'avois desja quelque familiarité, me fist offre de sa cabanne, vivres, & commoditez, lequel prit aussi le chemin de la chasse du Cerf, qui est tenue pour la plus noble entr'eux, & en la plus grande quantité. Et après avoir traversé le bout du 50/538lac de laditte isle98, nous entrasmes dans une riviere99 qui a quel que douze lieues, puis ils portèrent leurs canaux par terre quelque demie lieue, au bout de laquelle nous entrasmes en un lac qui a d'estendue environ dix à douze lieues de circuit, ou il y avoit grande quantité de gibier, comme Cygnes, grues blanches, houstardes, canarts, sarcelles, mauvis, allouettes, beccassines, oyes, & plusieurs autres sortes de vollatilles que l'on ne peut nombrer, dont j'en tuay bon nombre, qui nous servit bien, attendant la prinse de quelque Cerf, auquel lieu nous fusmes en un certain endroict eslongné de quelque dix lieues, où nos Sauvages jugeoient qu'il y avoit des Cerfs en quantité. Ils s'assemblerent quelques vingt-cinq Sauvages, & se mirent à bastir deux ou trois cabannes de pièces de bois, accommodées l'une sur l'autre, & les calfestrerent avec de la mousse pour empescher que l'air n'y entrast, les couvrant d'escorces d'arbres: ce qu'estant faict ils furent dans le bois, proche d'une petite sapiniere, où ils firent un clos en forme de triangle, fermé des deux costez, ouvert par l'un d'iceux. Ce clos fait de grandes pallissades de bois fort presse, de la hauteur de huict à 9 pieds, & de long de chacun costé prés de mil cinq cent pas, au bout duquel triangle y a un petit clos, qui va tousjours en diminuant, couvert en partie de branchage, y laissant seulement une ouverture de cinq pieds, 51/539comme la largeur d'un moyen portail, par où les Cerfs debvoient entrer: Ils firent si bien, qu'en moins de dix jours ils mirent leur clos en estat, cependant d'autres sauvages alloient à la pesche du poisson, comme truittes & brochets de grandeur monstrueuse, qui ne nous manquèrent en aucune façon. Toutes choses estant faites, ils partirent demie heure devant le jour, pour aller dans le bois, à quelque demie lieue de leurdit clos, s'esloignant les uns des autres de quelque quatre-vingt pas, ayant chacun deux bastons, desquels ils frappent l'un sur l'autre, marchant au petit pas en cet ordre, jusques à ce qu'ils arrivent à leur clos. Les Cerfs oyant ce bruit s'enfuyent devant eux, jusques à ce qu'ils arrivent au clos où les sauvages les pressent d'aller, & se joignant peu à peu vers la baye & ouverture de leur triangle, où lesdits Cerfs coulent le long desdites pallissades jusques à ce qu'ils arrivent au bout, où les Sauvages les poursuivent vivement, ayant l'arc & la flesche en main, prests à descocher, & estant au bout de leurdit triangle ils commencent à crier, & contrefaire les loups, dont y a quantité, qui mangent les Cerfs, lesquels Cerfs oyant ce bruict effroyable, sont contraincts d'entrer en la retraicte par la petite ouverture, où ils sont poursuivis fort vivement a coups de flèche, où estans entrez ils sont pris aysément en cette retraicte, qui est si bien close & fermée, qu'ils n'en peuvent sortir aucunement. Je vous asseure qu'il y a un singulier plaisir en ceste chasse, qui se faisoit de deux jours en deux jours, & firent si bien qu'en trente-huit jours 52/540100 que nous y fusmes ils prirent six-vingts Cerfs, desquels ils se donnent bonne curée, reservant la graisse pour l'hyver, en usant d'icelle comme nous faisons du beurre, & quelque peu de chair qu'ils emportent à leurs maisons, pour faire des festins entr'eux. Ils ont d'autres inventions à prendre le Cerf, comme au piège, dont ils en font mourir beaucoup. Vous voyez cy-devant dépaint la forme de leur chasse, clost & piége, & des peaux ils en font des habits. Voila comme nous passasmes le temps attendant la gelée, pour retourner plus aysément, d'autant que le païs est marescageux. Au commencement que l'on estoit sorty pour aller chasser, je m'engagis tellement dans les bois pour poursuivre un certain oyseau qui me sembloit estrange ayant le bec approchant d'un perroquet, & de la grosseur d'une poulle, le tout jaune, fors la teste rouge, & les aisles blues, & alloit de vol en vol comme une perdrix. Le desir que j'avois de le tuer me fist le poursuivre d'arbre en arbre fort longtemps, jusques à ce qu'il s'envolla à bon escient, & en perdant toute esperance je voulus retourner sur mes brisées, où je ne trouvay aucun de nos chasseurs, qui avoient tousjours gaigné païs, jusques à leur clos, & taschant les attrapper, allant ce me sembloit droict où estoit ledict clos, je me treuvay égaré parmy les forests, allant tantost d'un costé, tantost d'un autre, sans me pouvoir recognoistre, & la nuit venant me contraignit de la passer au pied d'un grand arbre, jusques au lendemain, où je commençay à faire chemin jusques sur les trois heures du soir, où je rencontray un petit estang dormant, où j'aperçeus du gibier que je fus gyboyer, & 53/541tuay trois ou quatre oyseaux qui me firent grand bien, d'autant que je n'avois mangé aucune chose. Et le mal pour moy qui101 durant trois jours il n'avoit fait aucun soleil, que pluye, & temps couvert, qui m'augmentoit mon desplaisir. Las & recreu, je commençay à me reposer, & faire cuire de ces oyseaux pour assouvir la faim qui commançoit à m'affaiblir cruellement, si Dieu n'y eust remédié: mon repas pris, je commençay à songer en moy ce que je debvois faire, & prier Dieu qu'il me donnait l'esprit, & le courage, de pouvoir supporter patiemment mon infortune, s'il falloit que je demeurasse abandonné dans ces deserts, sans conseil, ny consolation, que de la bonté & misericorde Divine, & neantmoins m'évertuer de retourner à nos chasseurs. Et ainsi remettant le tout en sa misericorde, je repris courage plus que devant allant ça & là tout le jour, sans m'apperçevoir d'aucune trace, ou sentier, que celuy des bestes sauvages, dont j'en voyois ordinairement en bon nombre. Je fus contrainct de passer icelle nuict, & le mal pour moy estoit que j'avois oublié apporter sur moy un petit cadran qui m'eust remis en mon chemin, à peu prés. L'aube du jour venu, après avoir repeu un peu, je commençay à m'acheminer jusques à ce que je peusse rencontrer quelque ruisseau, & costoyer iceluy, jugeant qu'il falloit de necessité qu'il allast décharger en la riviere, ou sur le bord, où estoient cabanez nos chasseurs. Ceste resolution prise, je l'executay, si bien, que sur le midy se me treuvay sur le bord d'un petit lac, comme de lieue & demie, où j'y tuay quelque gibier, qui m'accommodoit 54/542fort à ma necessité, & avois encore quelque huict à dix charges de poudre, qui me consoloit fort. Je suivay le long de la rive de ce lac, pour voir où il déchargoit, & trouvay un ruisseau assez spacieux que je commançay à suivre, jusques sur les cinq heures du soir, que j'entendis un grand bruict, & prestant l'oreille, je ne pouvois bonnement comprendre ce que c'estoit, jusques à ce que j'entendis le bruict plus clairement & jugay que c'estoit un sault d'eau de la riviere que je cherchois: je m'acheminay de plus prest, & apperceus un eclasie, où estant parvenu je me rancontray en un grand pré, & spacieux, où il y avoit grand nombre de bestes Sauvages & regardant à la main droite, j'apperceus la riviere, large & spacieuse: te commençay à regarder si je ne pourrois recognoistre cet endroit, & marchant en ce pré j'apperceut un petit sentier, qui estoit par où les Sauvages portoient leurs canaux, & en fin après avoir bien consideré, je recognus que c'estoit la mesme riviere, & que j'avois passé par là, & passay encore la nuict avec plus de contentement que je n'avois fait, & ne laissay de soupper de si peu que j'avois. Le matin venu, je reconsideray le lieu où j'estois, & recognus de certaines montagnes qui estoient sur le bord de ladite riviere, que je ne m'estois point trompé, & que nos chasseurs devoient estre au dessoubs de moy, de quatre ou cinq bonne lieues que je fis à mon aise, costoyant le bord de ladite riviere, jusques à ce que j'apperceus la fumée de nosdits chasseurs, auquel lieu j'arrivay avec beaucoup de contentement tant de moy que d'eux qui estoient encore en 55/543queste à me chercher, & avois perdu comme esperance de me revoir, me priant de ne m'écarter plus d'eux ou tousjours porter avec moy mon cadran, & ne l'oublier: & me disoient si tu ne fusse venu, & que nous n'eussions peu te trouver, nous ne serions plus allez aux François, de peur que ils ne nous eussent accusez de t'avoir fait mourir. Depuis il102 étoit sort soigneux de moy quand j'allois à la chasse, me donnant tousjours un Sauvage pour ma compagnie, qui sçavoit si bien retrouver le lieu d'où il partoit, que c'est chose estrange à voir. Pour retourner à mon propos, ils ont une certaine resverie en ceste chasse, telle, qu'ils croyent que s'ils faisoient rostir d'icelle viande, prise en ceste façon, ou qu'il tombast de la graisse dans le feu, ou que quelques os y fussent jettez, qu'ils ne pourroient plus prendre de Cerfs, me priant fort de n'en point faire rostir, mais je me riois de cela, & de leur façon de faire: mais pour ne les scandaliser, je m'en déportois volontiers, du moins estant devant eux, mais en arrière j'en prenois du meilleur, que je faisois rostir, n'adjoustant foy en leurs superstitions, & puis leur ayans dict, ils ne me vouloient croire, disant que si cela eust esté ils n'auroient pris aucuns Cerfs, depuis que telle chose auroit esté commise.

Note 97: (retour)

Plus loin, l'auteur l'appelle d'Arontal et Darontal, orthographe qui se rapproche davantage de celle de Sagard et des Relations des Jésuites. «La contrée, dit Sagard (Grand Voyage, ch. VI), où commandoit le Grand Capitaine Atironta, s'appelle Henarhonon» (Arendaronon). On voit, dans la Relation du pays des Hurons de 1640 (ch. IX), que le capitaine des Arendaronons, Atironta, portait le nom du premier capitaine huron qui ait rencontré les Français. Celle de 1642 s'exprime à peu près dans les mêmes termes: «Il estoit question de faire revivre le nom d'Atironta, celuy qui autrefois le premier des Hurons avoit descendu à Kebec, & lié amitié avec les François.»

Note 98: (retour)

Il semble qu'il y a ici quelque chose de passé. Cette dite île, dont on n'a point encore parlé, et de laquelle on traverse le bout du lac, devait être dans le voisinage de la pointe à la Traverse, et faisait vraisemblablement partie du groupe des îles aux Galops, où l'on dut se réunir, avant que chaque bande prît sa route vers le pays huron, ou vers les endroits de chasse. C'est du moins ce que permet de supposer le texte, qui semble ici s'être ressenti de l'état de souffrance de l'auteur.

Note 99: (retour)

Cette rivière était probablement celle de Cataracoui: car, d'abord l'auteur donne à entendre qu'on ne prit pas, immédiatement du moins, la même route qu'en descendant; en second lieu, la rivière de Cataracoui est la seule un peu considérable que l'on trouve au bout de cette traverse; enfin elle mène précisément au coeur du pays où, suivant la carte de Champlain, il y a force Cerfs, vers le nord de l'entrée de la baie de Quinté.

Note 100: (retour)

Du 28 octobre au 4 décembre.

Note 101: (retour)

Que.

Note 102: (retour)

Darontal (Édition de 1632).

Le quatriesme jour de Décembre nous partismes de ce lieu, marchant sur la riviere qui estoit gelée, & sur les lacs & estangs glassez, & quelquesfois cheminans par les bois l'espace de dix-neuf jours, ce n'estoit pas sans beaucoup de peine, & travail tant pour les Sauvages qui estoient chargez de cent 56/544livres pesant, comme de moy-mesme qui avoit la pesanteur de vingt livres, qui à la longue m'importunoit beaucoup. Il est bien vray que j'estois quelques-fois soulagé par nos Sauvages, mais nonobstant je ne laissois pas d'en recevoir de l'incommodité. Quand à eux pour plus aisément traverser les glaces, ils ont accoustumé de faire de certaines traînées 103 de bois, sur lesquels ils mettent leurs charges & les traînent après eux sans aucune difficulté, & vont fort promptement, mais il se fist quelques jours après un desgel qui nous apporta beaucoup de peine & d'incommodité: Car il nous falloit passer par dedans des sapinieres plaines de ruisseaux estangs, marais, & pallus, avec quantité des boisées, renversées les unes sur les autres, qui nous donnoit mille maux, avec des ambarassemens qui nous apportoit de grandes incommoditez pour estre tousjours mouillez jusques au dessus du genouil. Nous fusmes quatre jours en cet estat à cause qu'en la plus grande partie des lieux les glaces ne portoient point, nous fismes donc tant que nous arrivasmes à nostre village le vingtiesme104 jour dudit mois, où le Capitaine Yroquet vint hiverner avec ses compagnons, qui vont Algommequins105 & son fils, qu'il amena pour faire traiter, lequel allant à la chasse, avoit esté fort offensé d'un Ours, le voulant tuer.

Note 103: (retour)

Traînes. La traîne sauvage se compose de deux planches minces d'un bois dur et coulant bien assujetties l'une à coté de l'autre a de petites traverses auxquelles elles sont attachées avec ce que l'on appelle de la babiche, c'est-à-dire, une petite lanière de cuir de la grosseur d'une moyenne ficelle. De chaque côté court une longue baguette attachée de la même manière, et qui sert comme de ridelle. Les planches sont relevées par devant repliées sur elles-mêmes et retenues dans cet état par de plus fortes attaches; cette partie de la traîne s'appelle chaperon.

Note 104: (retour)

On dut arriver à Cahiagué le 23 de décembre, comme porte l'édition de 1632; car on était parti le 4, et l'on fut dix-neuf jours à faire le trajet.

Note 105: (retour)

Le nom huron de la nation d'Yroquet, était Onontchataronon (Relations).

57/545M'estant reposé quelques jours je me deliberay d'aller voir le Père Joseph, & de là voir les peuples en l'hiver, que l'esté, & la guerre ne m'avoient peu permettre de les visiter. Je party de ce Village le quatorziesme106 de Janvier en suivant, après avoir remercié mon hoste du bon traictement qu'il m'avoit fait, esperans ne le revoir de trois mois, & prins congé de luy.

Note 106: (retour)

Quatrième.

Le lendemain je vis le Père Joseph en sa petite maisonnette 107 où il s'estoit retiré, comme j'ay dit cy-dessus: je demeuray avec luy quelques jours, se trouvant en délibération de faire un voyage aux gens du Petun108, comme j'avois délibéré, encores qu'il face tres-fascheux de voyager en temps d'hyver, & partismes ensemble le quinziesme Fevrier109, pour aller vers icelle nation, où nous arrivasmes le dix-septiesme dudit mois. Ces peuples du Petun sement le Maïs appelle par deçà bled de Turquie, & ont leur demeure arrestée comme les autres. Nous fusmes en sept autres Villages leurs voisins & alliez, avec lesquels nous contractasmes amitié: ils nous promirent de venir un bon nombre à nostre habitation. Ils nous firent fort bonne chère, & prêtent de chair & poisson pour faire festin comme est leur coustume, où tous les peuples accouroient de toutes parts pour nous voir, en nous faisant mille demonstrations d'amitié, & nous conduisoient en la pluspart du chemin. Le païs est remply de costaux, & petites campagnes, qui rendent ce terroir 58/546aggreable: ils commençoient à bastir deux Villages, par où nous passasmes, au milieu des bois pour la commodité qui110 treuvent d'y bastir & enclore leurs Villes. Ces peuples vivent comme les Attignouaatitans, & mesmes coustumes, & sont proches de la nation neutre 111, qui est puissante, qui tient une grande estendue de pays. Après avoir visité ces peuples nous partismes de ce lieu, & fusmes à une nation de Sauvages que nous avons nommez les cheveux relevez112, lesquels furent fort joyeux de nous revoir, avec lesquels nous jurasmes aussi amitié, & qui pareillement nous promirent de nous venir trouver, & voir à ladite habitation, à cet endroit113: il m'a semblé à propos de les dépaindre, & décrire leurs pays, moeurs, & façons de faire. En premier lieu ils font la guerre à une autre nation de Sauvages, qui s'appellent Asistagueroüon 114, qui veut dire des gens de feu, eslongnez d'eux de dix journées: ce fait, je m'informay fort particulièrement de leur pays, & des nations 59/547qui y habitent, quels ils sont, & en quelle quantité. Icelle nation sont en grand nombre, & la pluspart grands guerriers, chasseurs, & pescheurs: Ils ont plusieurs chefs qui commandent chacun en sa contrée, la plus grand part sement des bleds d'inde, & autres. Ce sont chasseurs qui vont par trouppes en plusieurs régions & contrées, où ils trafficquent avec d'autres nations, eslongnées de plus de quatre à cinq cent lieues: ce sont les plus propres Sauvages que j'aye veu en leurs mesnages, & qui travaillent le plus industrieusement aux façons des nates, qui sont leurs tapis de Turquie: Les femmes ont le corps couvert, & les hommes découvert, sans aucune chose, sinon qu'une robbe de fourrure, qu'ils mettent sur leur corps, qui est en façon de manteau, laquelle ils laissent ordinairement, & principallement en Esté: Les femmes & les filles ne sont non plus émues de les voir de la façon, que si elles ne voyoient rien qui sembleroit estrange: Elles vivent fort bien avec leurs maris, & ont ceste coustume que lors qu'elles ont leurs mois, elles se retirent d'avec leur mary, ou la fille d'avec son père, & sa mère, & autres parens, s'en allant en de certaines maisonnettes, où elles se retirent, pendant que le mal leur tient, sans avoir aucune compagnie d'hommes, lesquels leur font porter des vivres & commoditez jusques à leur retour, & ainsi l'on sçait celles qui ont leurs mois & celles qui ne les ont pas. Ce sont gens qui font de grands festins, & plus que les autres nations: ils nous firent fort bonne chère, & nous reçeurent fort amiablement, & me prièrent fort de les assister contre leurs ennemis, qui sont sur le bord de la Mer douce, 60/548eslongnée de deux cent lieues, à quoy je leur dist que ce seroit pour une autre fois, n'estant accommodé des choses necessaires. Ils ne sçavoient quelle chère nous faire: j'ay dépainct en la figure C. comme ils sont en guerre. Il y a aussi à deux journées d'iceux une autre nation de Sauvages, qui sont grand nombre de Petun, d'un costé tirant au Su, lesquels s'appellent la nation neutre115, qui sont au nombre de quatre mil hommes de guerre, qui habitent vers l'Occident du lac des Entouhonorons de quatre-vingt à cent lieues d'estendue, lesquels neantmoins assistent les cheveux relevez contre les gens de feu: Mais entre les Yroquois, & les nostres ils ont paix, & demeurent comme neutres: de chacune nation est la bien venue, & où ils n'osent s'entredire, ny faire, aucune fascherie, encores que souvent ils mangent & boivent ensemble, comme s'ils estoient bons amis. J'avois bien desir d'aller voir icelle nation, sinon que les peuples où nous estions m'en dissuaderent, disant que l'année précédente un des nostres en avoit tué un, estant à la guerre des Entouhonorons, & qu'ils en estoient faschez, nous representant qu'ils sont fort subjects à la vengeance, ne regardant point à ceux qui ont fait le coup, mais le premier qu'ils rencontrent de la nation, ou bien leurs amis, ils leur font porter la peine, quand ils peuvent en attrapper, si auparavant on n'avoit fait accord avec eux, & leur avoir donné quelques dons & presens aux parens du deffunct, qui m'empescha pour lors d'y aller, encores qu'aucuns 61/549d'icelle nation nous asseurerent qu'ils ne nous feroient aucun suject & occasionna de retourner par le mesme chemin que nous estions venus, & continuant mon voyage, je fus trouver la nation des Pisierinij 116, qui avoient promis de me mener plus outre en la continuation de mes desseins & descouvertures: mais je fus diverty pour les nouvelles qui survindrent de nostre grand village, & des Algommequins, d'où estoit le Cappitaine Yroquet, à sçavoir que ceux de la nation des Atignouaatitans auroient mis & déposé entre ses mains un prisonnier de nation ennemie, esperant que ledit Cappitaine Yroquet deubst exercer sur ce prisonnier la vengeance ordinaire entr'eux. Mais au lieu de ce, l'auroit non seulement mis en liberté, mais l'ayant trouvé habille, & excellent chasseur, & tenu comme son fils, les Atignouaatitans seroient entrez en jalousie, & designé de s'en venger, & de faict auroient disposé un homme pour entreprendre d'aller tuer ce prisonnier, ainsi allié qu'il estoit. Comme il fut exécuté en la presence des principaux de la nation Algommequine, qui indignez d'un tel acte, & meus de cholere tuerent sur le champ ce téméraire entrepreneur meurtrier, duquel meurtre les Atignouaatitans se trouvans offensez, & comme injuriez en cet action, voyant un de leurs compagnons morts prindrent les armes, & se transporterent aux tentes des Algommequins qui viennent hiverner proches de leurdict Village, lesquels offencerent fort & où ledit 62/550Cappitaine Yroquet fut blessé de deux coups de fléche, & une autre fois pillèrent quelques cabannes desdits Algommequins, sans qu'ils se peussent mettre en deffence: car aussi le party n'eust pas esté égal, & neantmoins cela lesdits Algommequins ne furent pas quittes, car il leur fallut accorder, & contraints pour avoir la paix, de donner ausdits Atignouaatitans cinquante colliers de pourceline, avec cent becasses117 d'icelle: ce qu'ils estiment de grand valeur parmy eux, & outre ce nombre de chaudières & haches, avec deux femmes prisonnieres en la place du mort: bref ils furent en grande dissention, c'estoit ausdits Algommequins de souffrir patiemment ceste grande furie, & penserent estre tous tuez, n'estans pas bien en seureté, nonobstans leurs presens, jusques à ce qu'ils se veirent en un autre estat. Ces nouvelles m'affligèrent fort, me representant l'inconvenient qui en pourroit arriver, tant pour eux que pour nous, qui estions en leur pays.

Note 107: (retour)

A Carhagouha.

Note 108: (retour)

Les Tionnontatéronons, qui demeuraient au sud de la baie de Nataouassaga.

Note 109: (retour)

Par le contexte, on voit qu'il faut lire janvier; c'est aussi ce que met l'édition de 1632.

Note 110: (retour)

Qu'ils.

Note 111: (retour)

Les Attiouandaronk. Ils demeuraient à l'ouest du lac Ontario. Champlain, dans sa grande carte de 1632, les place au sud du lac Érié; mais il y a tout lieu de croire qu'il n'aura pas bien saisi le rapport des sauvages. Car cette nation garda pendant de longues années sa position et son pays; or toutes les relations de cette époque la place au nord du lac Érié et à l'ouest du lac Ontario. Cette expression même de l'auteur, sont proches de la nation neutre, prouve suffisamment que ces Attiouandaronk devaient être situés comme nous avons dit, et il suffit de jeter les yeux sur la carte de 1632, pour comprendre que la cause de cette erreur de Champlain est qu'il n'avait pas une idée bien exacte de l'immense contour du fleuve depuis le lac Huron jusqu'au lac Ontario. D'ailleurs s'ils eussent été au sud du lac Érié, ils n'auraient pu commander aussi aisément le passage entre les Iroquois et les Hurons.

Note 112: (retour)

Les Andatahouats (Sagard). En comparant ce que dit ici Champlain avec la position qu'il donne aux Cheveux-Relevés dans sa carte de 1632, on ne peut guères s'empêcher de conclure que cette nation demeurait au sud ou au sud-ouest du fond de la baie Géorgienne. (Voir p. 24, note 1.)

Note 113: (retour)

Ces mots à cet endroit appartiennent, ce semble, à la phrase suivante; cependant il est possible que par ladite habitation Champlain entende celle que les Français avaient a cet endroit, c'est-à-dire, au pays huron, et dont il parle un peu plus loin.

Note 114: (retour)

Atsistahéroron. C'est ainsi que les appelaient les Hurons.Leur nom algonquin était Mascoutens. Ils demeuraient au-delà de la rivière du Détroit.

Note 115: (retour)

Voir ci-dessus, p. 58, note 2.

Note 116: (retour)

Nipissirini. Ces Nipissings pouvaient être de ceux qui avaient fait partie de l'expédition contre les Iroquois, ou de ceux qui venaient tous les ans hiverner près des Hurons. Car il paraît évident que Champlain ne fit pas le voyage du lac Nipissing, puisqu'il dit, un peu plus loin: « En passant, je visitay les Pisirinins.» D'ailleurs, s'il eût fait ce voyage, qui était de près de soixante lieues, il n'aurait pas manqué d'en donner quelque détail.

Note 117: (retour)

Lisez brasses. Le collier était une espèce de bande composée d'un certain nombre de brasses de porcelaine, avec cette différence, néanmoins, que la porcelaine en brasses, ou en branches, était la porcelaine blanche et commune; tandis que celle dont se composaient les colliers, était d'un violet plus ou moins foncé, et disposée d'une manière symétrique. Cette porcelaine, comme on sait, était bien différente de celle de la Chine et du Japon; elle consistait en fragments de coquillages de Virginie ou de Floride, qui se taillaient en petits cylindres ou rondelles, et que l'on enfilait pour en faire des brasses, ou des branches, et des colliers. Les auteurs anciens, comme de Lery (Hist. du Brésil, ch. VIII, p. 106) et Champlain, ne mentionnent que la porcelaine en brasses et en colliers; tandis que les écrivains plus modernes ne parlent point de brasses, mais de branches et de colliers. La figure que nous en a conservée La Potherie (t. I, p. 333, 334), donne à entendre, que les branches étaient plus courtes que la brasse, et s'attachaient trois ou quatre ensemble par un bout, de manière à former comme des branches. (Voir, sur ce sujet, le P. LAFITEAU, t. I, p. 502 et suiv.—LA POTHERIE, t. I, p. 333, 334.—CHARLEVOIX, Journal Historique, lettre XIII.)

Ce faict, je rencontray deux ou trois Sauvages de nostre grand Village, qui me soliciterent fort d'y aller, pour les mettre d'accord, me disant que si je n'y allois, aucun d'eux ne 63/551reviendroient plus vers les François, ayant guerre avec lesdicts Algommequins, nous tenans pour leurs amis. Ce que voyant je m'acheminay au plustost, & en passant je visitay les Pisirinins pour sçavoir quand ils seroient prests pour le voyage du Nort que je trouvay rompu pour le sujet de ces querelles & batteries, ainsi que nostre truchement me fist entendre, & que ledict Cappitaine Iroquet estoit venu à toutes ces nations pour me trouver, & m'attendre. Il les pria de se trouver à l'habitation des François, en mesme temps que luy, pour voir l'accord qui se feroit entr'eux, & les Atignouaatitans118, & qu'ils remissent ledit voyage du Nort à une autre fois: & pour cet effect ledit Yroquet avoit donné de la pourceline pour rompre ledict voyage, & à nous ils promirent de se trouver à nostre-dite habitation, au mesme temps qu'eux. Qui fut bien affligé ce fut moy, m'attendant bien de voir en ceste année, ce qu'en plusieurs autres précédentes j'avois recherché avec beaucoup de soing, & de labeur, par tant de fatigues, & de hazards de ma vie: Et voyans n'y pouvoir remédier, & que le tout déppendoit de la volonté de Dieu, je me consolay en moy-mesme, me resolvant de le voir en bref, en ayant de si certaines nouvelles qu'on n'en peut douter de ces peuples qui vont negotier avec d'autres qui se tiennent en ces parties Septentrionnalles, estans une bonne partie de ces 64/552nations en lieu fort abondant en chasses, & où il y a quantité de grands animaux, dont j'ay veu plusieurs peaux, & eux m'ayant figuré la forme d'iceux, j'ay jugé estre des buffles 119: aussi que la pesche du poisson y est fort abondante, ils sont quarante jours à faire ce voyage, tant à aller que retourner.

Note 118: (retour)

Dans l'édition originale, la page finit au milieu de ce mot Atigno, et la réclame indique pour finale uaatitans, tandis que la page suivante commence par uaenteps. Cette dernière orthographe, qui était probablement celle du manuscrit de Champlain, figure à peu près la même prononciation que celle des divers auteurs qui ont parlé des Atignaouentans.

Note 119: (retour)

C'est le boeuf musqué. Voy. Charlev. Jour. p. 131.

Je m'acheminay vers nostredict Village le quinziesme jour de Febvrier, menant avec moy six de nos gens, & estans arrivez audict lieu, les habitans furent fort aises, comme aussi les Algommequins que j'envoyay visiter par nostre truchement 120, pour sçavoir comme le tout s'estoit passé, tant d'une part que d'autre, n'y ayant voulu aller pour ne leur donner ny aux uns ny aux autres aucun soupçon. Deux jours se passèrent pour entendre des uns & des autres comme le tout s'estoit passé: ce faict, les principaux & anciens du lieu s'en vindrent avec nous, & tous ensemble allasmes vers les Algommequins, où estant en l'une de leurs cabannes où plusieurs & des plus principaux se trouverent, lesquels tous ensemble après quelques discours demeurent d'accord de venir, & avoir agréable tout ce qu'on diroit, comme arbitre sur ce suject, & ce que je leur proposerois, ils le mettroient en exécution. Alors je recueilly les voix d'un chacun, colligeant & recerchant la volonté & inclination de l'une & de l'autre partie: jugeant neantmoins qu'ils ne demandoient que la paix. Je leur representay que le 65/553meilleur estoit de pacifier le tout, & demeurer amis, pour estans unis & liez ensemble, resister plus facillement à leurs ennemis, & partant je les priay qu'ils ne m'appellassent point pour ce faire, s'ils n'avoient intention de suivre de poinct en poinct l'advis que je leur donnerois sur ce different, puis qu'ils m'avoient faict ce bien d'en dire mon oppinion. Sur quoy ils me dirent derechef qu'ils n'avoient desiré mon retour à autre fin, & moy d'autre-part jugeant bien que si je ne les mettois d'accord, & en paix, ils sortiroient mal contens les uns des autres, chacun d'eux pensans avoir le meilleur droict, aussi qu'ils ne fussent allez à leurs cabannes, si je n'eusse esté avec eux, ny mesme vers les François, si je ne m'embarquois, & prenois comme la charge & conduitte de leurs affaires. A cela je leur dis, que pour mon regard je n'avois autre intention que de m'en aller avec mon hoste, qui m'avoit tousjours bien traicté, & mal-aysément en pourrois-je trouver un si bon, car c'estoit en luy que les Algommequins mettoient la faute, disant qu'il n'y avoit que luy de Cappitaine qui fist prendre les armes. Plusieurs discours se passerent tant d'une part que d'autre, & la fin fut, que je leur dirois ce qu'il m'en sembleroit, & mon advis, & voyans à leurs discours qu'ils remettoient le tout à ma volonté, comme à leur père, me promettant en se faisant qu'à l'advenir je pourrois disposer d'eux ainsi que bon me sembleroit, me remettant le tout à ma discretion, pour en disposer: alors je leur fis responce que j'estois tres-aise de les voir en une si bonne volonté de suivre mon conseil, leur protestant qu'il ne seroit que pour le bien & utilité des peuples.

Note 120: (retour)

Il était donc monté deux interprètes: Étienne Brûlé, qui n'était pas encore revenu de son ambassade chez les Carantouanais, et celui dont l'auteur parle dans ce passage. Ce dernier était truchement pour la langue algonquine, puisque Champlain l'envoie visiter les Algonquins, et il est tout à fait probable que c'était Thomas, qui l'avait suivi dans son malheureux voyage de 1613.

66/554D'autre costé j'avois esté fort affligé d'avoir entendu d'autres tristes nouvelles, à sçavoir de la mort de l'un de leurs parents, & amis, que nous tenions comme le nostre, & que ceste mort avoit peu causer une grande desolation, dont il ne s'en feust ensuivy que guerres perpétuelles entre les uns & les autres, avec plusieurs grands dommages & altération de leur amitié, & par consequent les François privez de leur veue & fréquentation, & contraincts d'aller rechercher d'autres nations, & ce d'autant que nous nous aymions comme frères, laissant à nostre Dieu le chastiment de ceux qui l'auroient mérité.

Je commençay à leur dire, & faire entendre, que ces façons de faire entre deux nations, amis, & frères, comme ils se disoient, estoit indigne entre des hommes raisonnables, ains plustost que c'estoit à faire aux bestes bruttes: D'autre part qu'ils estoient assez empeschez d'ailleurs à repousser leurs ennemis qui les poursuivoient, battans le plus souvent, & les prenans prisonniers jusques dans leurs villages, lesquels ennemis voyant une division, & des guerres civilles entr'eux, leur apporteront beaucoup d'advantage, les resjouyront & les pousseront à faire nouveaux & pernicieux desseins, sur l'esperance qu'ils auroient de voir bien-tost leur ruyne, du moins s'affaiblir par eux-mesmes, qui seroit le vray moyen, & plus facille, pour vaincre, & se rendre les maistres de leurs contrées, n'estans point secourus les uns des autres, & qu'ils ne jugeoient pas le mal qui leur en pouvoit arriver, que pour la mort d'un homme ils en mettoient dix mille en danger de mourir, & le reste de demeurer en perpétuelle servitude, bien 67/555qu'à la vérité un homme estoit de grande consequence, mais qu'il falloit regarder comme il avoit esté tué, & considerer que ce n'estoit pas de propos délibéré, ny pour commancer une guerre civille parmy eux, cela estant trop évident que le mort avoit premièrement offencé en ce que de propos délibéré il avoit tué le prisonnier dans leurs cabannes, chose trop audacieusement entreprinse, encores qu'il fust ennemy. Ce qui esmeut les Algommequins, car voyant un homme si téméraire de tuer un autre en leur cabanne, auquel ils avoient donné la liberté, & le tenoient comme un d'entr'eux, ils furent emportez de la promptitude, & le sang esmeu à quelques-ungs, plus qu'aux autres, se seroient avancez, ne se pouvant tenir ny commander à leur cholere, ils auroient tué cet homme dont est question, mais pour cela ils n'en voulloient nullement à toute la nation, & n'avoient dessein plus avant à l'encontre de cet audacieux, & qu'il avoit bien mérité ce qu'il avoit luy-mesme recerché.

Et d'ailleurs qu'il falloit remarquer que l'Entouhonoron se sentant frappé de deux coups dedans le ventre, arracha le cousteau de sa playe, que son ennemy y avoit laissé, & luy en donna deux coups, à ce qu'on m'avoit certiffié: De façon que bonnement on ne pouvoit sçavoir au vray si c'estoient Algommequins qui ussent tué: & pour montrer aux Attigouautan que les Algommequins n'aymoient pas le prisonnier: que Yroquet ne luy portoit pas tant d'affection comme ils pensoient bien, ils l'avoient mangé, d'autant qu'il avoit donné des coups de 68/556cousteau à son ennemy, chose neantmoins indigne d'homme, mais plustost de bestes bruttes. D'ailleurs que les Algommequins estoient fort faschez de tout ce qui s'estoit passée, & que s'ils eussent pensé que telle chose feust arrivée, ils leur eussent donné cet Yroquois en sacrifice: d'autrepart qu'ils avoient recompensé icelle mort, & faute, si ainsi il la falloit appeller, avec de grands presents, & deux prisonnieres, n'ayant subject à present de se plaindre, & qu'ils debvoient se gouverner plus modestement en leurs déportemens envers les Algommequins, qui sont de leurs amis, & que puis qu'ils m'avoient promis toutes choses mises en délibération, je les priay les uns & les autres d'oublier tout ce qui s'estoit passé entr'eux, sans jamais plus y penser, ny en porter aucune haine & mauvaise volonté les uns envers les autres & demeurer bons amis comme auparavant, & ce faisant qu'ils nous obligeroient à les aymer, & les assister comme j'avois faict par le passé, & neantmoins, où ils ne seroient contans de mon advis, je les priay de se trouver le plus grand nombre d'entr'eux qu'ils pourroient à nostre habitation, où devant tous les Cappitaines des vaisseaux on confirmeroit d'avantage ceste amitié, & adviseroit-on de donner ordre pour les garentir de leurs ennemis, à quoy il falloit penser.

Alors ils commançerent à dire que j'avois bien parlé, & qu'ils tiendroient tout ce que je leur avois dict, & tous contents en apparance s'en retournèrent en leurs cabannes, sinon les Algommequins, qui deslogerent pour faire retraicte en leur Village, mais selon mon oppinion ils faisoient demonstration de 69/557n'estre pas trop contens, d'autant qu'ils disoient entr'eux que ils ne viendroient plus hyverner en ces lieux. Ceste mort de ces deux hommes leur ayant par trop cousté, pour mon regard je m'en retournay chez mon hoste, à qui je donnay le plus de courage qu'il me fut possible, affin de l'esmouvoir à venir à nostre habitation, & d'y amener avec luy tous ceux du pays.

Durant le temps de l'hyver qui dura quatre mois, j'eu assez de loisir pour considerer leur pays, moeurs, coustumes, & façon de vivre & la forme de leurs assemblées, & autres choses que je desirerois volontiers décrire. Mais auparavant il est necessaire de parler de la situation du pays 121, & contrées, tant pour ce qui regarde les nations, que pour les distances d'iceux. Quand à l'estendue, tirant de l'Orient à l'Occident, elle contient prés de quatre cent cinquante lieues de long, & quelque quatre-vingt ou cent lieues par endroicts de largeur du Midy au Septentrion, soubs la hauteur de quarante & un degré de latitude, jusques à quarante huit & quarante-neuf degrez. Ceste terre 122 est presque une isle, que la grande riviere de Saint Laurens entoure, passant par plusieurs lacs de grande estendue, sur le rivage desquels il habite plusieurs nations, parlans divers langages, qui ont leurs demeures arrestées, tous amateurs du labourage de la terre, lesquels neantmoins ont diverses façons de vivres, & de moeurs, & les uns meilleurs que les autres. Au costé vers le Nort, icelle grande riviere tirant 70/558à l'Occident quelque cent lieues par de là vers les Attigouautans123. Il y a de très-hautes montagnes, l'air y est tempéré plus qu'en aucun autre lieu desdites contrées, & soubs la hauteur de quarante & un degré de latitude: toutes ces parties & contrées sont abondantes en chasses, comme de Cerfs, Caribous, Eslans, Dains, Buffles, Ours, Loups, Castors, Regnards, Fouines, Martes, & plusieurs autres especes d'animaux, que nous n'avons pas par deçà. La pesche y est abondante en plusieurs sortes & especes de poisson, tant de ceux que nous avons, que d'autres que nous n'avons pas aux costes de France. Pour la chasse des oyseaux, elle y est aussi en quantité, & qui y viennent en leur temps, & saison: Le pays est traversé de grand nombre de rivieres, ruisseaux, & estangs, qui se deschargent les unes dans les autres, & en leur fin aboutissent dedans ledict fleuve Sainct Laurens, & dans les lacs par où il passe: Le païs est fort plaisant en son Printemps, il est chargé de grandes & hautes forests, & remplies des bois de pareilles especes que ceux que nous avons en France, bien est-il vray qu'en plusieurs endroicts il y a quantité de païs deserté, où ils sement des bleds d'Inde: aussi que ce pays est abondant en prairies, pallus, & marescages, qui sert pour la nourriture desdicts animaux. Le pays du Nort de ladite grande riviere est fort aspre & montueux, soubs la hauteur de quarante-sept à quarante-neuf degrez de latitude, 71/559remply de rochers forts en quelques endroicts, à ce que j'ay peu voir, lesquels sont habitez de Sauvages qui vivent errants parmy le pays, ne labourans, & ne faisans aucune culture, du moins si peu que rien, & sont chasseurs124, estans ores 125 en un lieu, & tantost en un autre, le païs y estant assez froid & incommode. L'estendue d'icelle terre du Nord soubs la hauteur de quarante-neuf degrez de latitude, de l'Orient à l'Occident a six cents lieues de longitude, qui est aux lieux dont nous avons ample cognoissance. Il y a aussi plusieurs belles & grandes rivieres qui viennent de ce costé-là, & se deschargent dedans ledit fleuve, accompagnez d'un nombre infiny de belles prairies, lacs, & estangs, par où elles passent, dans lesquels y a abondance de poissons, & force isles, la pluspart desertes, qui sont délectables à voir, où en la pluspart il y a grande quantité de vignes, & autres fruicts Sauvages 126. Quand aux parties qui tirent plus à l'Occident, nous n'en pouvons, sçavoir bonnement le traget, d'autant que les peuples n'en ont aucune cognoissance, sinon de deux ou trois cents lieues, ou plus, vers l'Occident, d'où vient ladicte grande riviere qui passe entr'autres lieux, par un lac qui contient prés de trante journées de leurs canaux, à sçavoir celuy qu'avons nommé la Mer douce, eu esgard à sa grande estendue, ayant prés de quatre 72/560cent lieues de long 127: aussi que les Sauvages avec lesquels nous avons accez, ont guerre avec autres nations, tirant à l'Occident dudit grand lac, qui est la cause que nous n'en pouvons avoir plus ample cognoissance, sinon qu'ils nous ont dict plusieurs fois que quelques prisonniers de cent lieues leur ont rapporté y avoir des peuples semblables à nous en blancheur, & autres choses, ayans par eux veu de la chevelure de ces peuples, qui est fort blonde, & qu'ils estiment beaucoup, pource qu'ils les disent estre comme nous. Je ne puis que penser là dessus, sinon que ce fussent gens plus civilisez qu'eux, & qu'ils disent nous ressembler: il seroit bien besoing d'en sçavoir la vérité par la veue, mais il faut de l'assistance, il n'y a que le temps, & le courage de quelques personnes de moyens, qui puissent, ou vueillent, entreprendre d'assister ce desseing, affin qu'un jour on puisse faire une ample & parfaite découverture de ces lieux, affin d'en avoir une cognoissance certaine.

Note 121: (retour)

Par pays il faut entendre ici le pays en général, ou la Nouvelle-France, et non pas le pays des Hurons, encore moins le pays des Algonquins, comme a fait Sagard (Hist. du Canada, p. 201, 202).

Note 122: (retour)

Cette terre où était Champlain, c'est-à-dire, le Haut-Canada.

Note 123: (retour)

Voici comme l'édition de 1632 corrige ce passage: «Au costé vers le nort d'icelle grande riviere tirant au surouest environ cent lieues par delà vers les Attigouamans, le pays est partie montagneux... » On voit donc que Champlain veut parler ici de cette chaîne de montagnes que nous appelons aujourd'hui les Laurentides.

Note 124: (retour)

L'édition de 1627, remplace ce mot chasseurs par ambullatoires.

Note 125: (retour)

Maintenant.

Note 126: (retour)

Dans l'édition de 1627, presque toute cette phrase a été modifié notablement. Après le mot fleuve, on y lit ce qui suit: «& d'autres qui à mon oppinion se deschargent en la Mer, par la partie & costé du Nort, soubs la hauteur de cinquante à cinquante & un degrez de latitude, suivant le rapport & resolution que m'en ont faict ceux qui y vont négocier, & traicter, avec les peuples qui y habitent.»

Note 127: (retour)

Voir la note 2 de la p. 25, ci-dessus.

Pour ce qui est du Midy de ladite grande riviere, elle est fort peuplée, & beaucoup plus que le costé du Nort, & de diverses nations ayans guerres les uns contre les autres. Le pays y est fort aggreable, beaucoup plus que le costé du Septentrion, & l'air plus tempéré, y ayant plusieurs especes d'arbres & fruicts qu'il n'y a pas au Nort dudit fleuve, aussi y a-il beaucoup de choses au Nort qui le recompense, qui n'est pas du costé du Midy128: Pour ce qui est du costé de l'Orient, ils 73/561sont assez cogneus, d'autant que la grand'Mer Oceanne borne ces endroicts-là, à sçavoir les costes de la Brador, terre-Neufve, Cap Breton, la Cadie, Almonchiguois129, lieux assez communs, en ayant traité à suffire au discours de mes voyages précédents, comme aussi des peuples qui y habitent, c'est pourquoy je n'en feray mention en ce traicté, mon subject n'estant que faire un rapport par discours succint & véritable de ce que j'ay veu & recogneu de plus particulier.

Note 128: (retour)

Dans l'édition de 1627, la dernière partie de cette phrase a été ainsi corrigée: «aussi n'est-il pas de tant de proffist & d'utilité, quand aux lieux où se font les traictez des Pelletries.»

Note 129: (retour)

Lisez Almouchiquois. La côte des Almouchiquois répond à ce que les Anglais ont appelé Nouvelle-Angleterre (New England).

La contrée de la nation des Attigouautan est soubs la hauteur de 44 degrez & demy de latitude, & deux cents trante lieues 130 de longitude à l'Occident & dix de latitude, & en ceste estendue de pays il y a dix-huict Villages 131, dont six dont clos & fermez de pallissades de bois à triple rang, entre-lassez les uns dans les autres, où au dessus ils ont des galleries, qu'ils garnissent de pierres, & d'eau, pour ruer & estaindre le feu que leurs ennemis pourroient appliquer contre leurs pallissades. Ce pays est beau & plaisant, la pluspart deserté, ayant la forme & mesme situation que la Bretagne, estans presque environnez & circuits de la Mer douce 132, & 74/562prennent ces 18 villages estre peuplés de deux mil hommes de guerre, sans en ce comprendre le commun, qui peuvent faire en nombre 30000 âmes: leurs cabannes133 sont en façon de tonnelles, ou berceau, couvertes d'escorces d'arbres de la longueur de 25 à 30 toises, plus ou moins, & six de large, laissant par le milieu une allée de 10 à 12 pieds de large, qui va d'un bout à l'autre, aux deux costez y a une manière d'establie 134, de la hauteur de 4 pieds, où ils couchent en Esté, pour éviter l'importunité des puces dont ils ont grande quantité, & en hyver ils couchent en bas sur des nattes, proches du feu pour estre plus chaudement que sur le haut de l'establie, ils font provision de bois sec, & en emplissent leurs cabannes, pour brûler en hyver, & au bout d'icelles cabannes y a une espace, où ils conservent leurs bleds d'Indes, qu'ils mettent en de grandes tonnes, faites d'escorce d'arbres, au milieu de leur logement: il y a des bois qui sont suspendus, où ils mettent leurs habits, vivres, & autres choses, de peur des souris qui y sont en grande quantité. En telle cabanne y aura douze feux, qui sont vingt-quatre mesnages, & où il fume à bon escient, qui fait que plusieurs en reçoivent de grandes commoditez aux yeux, à quoy ils sont subjects, jusques à en perdre la veue sur la fin de leur aage, n'y ayant fenestre aucune, ni ouverture que celle qui est au dessus de leurs cabannes, par où la fumée fort, qui est tout ce qui se peut 75/563dire & sçavoir de leurs comportements, vous ayant descript entièrement ceste forme d'habitation de ces peuples, comme elle se peut sçavoir, mesme de toutes les nations qui habitent en ces contrées de pays. Ils changent quelquesfois leur Village de dix, de vingt, ou trente ans, & le transportent d'une, deux, ou trois lieues du précèdent lieu, s'ils ne sont contraints par leurs ennemis, de desloger, & s'eslongnez plus loing, comme ont fait les Antouhonorons de quelque 40 à 50 lieues. Voila la forme de leur logements qui sont separez les uns des autres, comme de trois à quatre pas, pour la crainte du feu qu'ils appréhendent fort.

Note 130: (retour)

Le seul moyen, suivant nous, de rendre ce passage intelligible, est de remplacer deux cent trente par douze ou treize. Car il est évident que l'auteur, après avoir déterminé la hauteur moyenne du pays huron, veut en donner les dimensions en longitude, ou de l'orient à l'occident, et en latitude, ou du nord au sud. Or, en longitude, le pays huron n'a que douze ou treize lieues; c'est tout ce que l'on peut compter depuis le Couteau-Croche, jusqu'à l'extrémité la plus occidentale du canton de Tiny. Du nord au sud, il pouvait avoir une dizaine de lieues, comme dit l'auteur. Il est possible que le manuscrit de Champlain portât 23, ou 20 à 30; avec quoi l'imprimeur aurait bien pu faire 230.

Note 131: (retour)

Sagard, quelques années après, en comptait «vingt ou vingt-cinq» (Hist. du Canada, p. 247); mais il est clair qu'il ne prétend donner qu'un nombre approximatif. «Nos Hurons,» dit le P. Brebeuf à la fin de la Relation de 1636, «sont en vingt villages environ trente mille âmes.»

Note 132: (retour)

Cette expression montre bien que Champlain ne parle ici que du pays huron proprement dit, qui était en effet presque environné des eaux de la mer Douce. Il était borné à l'ouest et au nord par le lac Huron, au nord-est, par la rivière Matchidache, et du côté de l'est et du sud-est par les lacs Couchichine et Simcoe, qui se déchargent eux-mêmes dans le lac Huron.

Note 133: (retour)

«Qu'ils appellent ganonchiac», ajoute Sagard (Hist. du Canada, p. 248).

Note 134: (retour)

«Qu'ils appellent endicha.» (Sagard, ibid.)

Leur vie est miserable au regard de la nostre, mais heureuse entr'eux qui n'en ont pas gousté de meilleure, croyant qu'il ne s'en trouve pas de plus excellente. Leur principal manger, & ordinaire vivre, est le bled d'Inde, & febves du bresil qu'ils accommodent en plusieurs façons, ils en pillent en des mortiers de bois, le reduisent en farine, de laquelle ils prennent la fleur par le moyen de certains vants, faits d'escorce d'arbres, & d'icelle farine font du pain avec des febves, qu'ils font premièrement bouillir, comme le bled d'Inde un bouillon, pour estre plus aysé à battre, mettent le tout ensemble, quelquesfois y mettent des blues, ou des framboises seiches, autrefois y mettent des morceaux de graisse de Cerf, mais ce n'est pas souvent, leur estant fort rare, puis après ayant le tout destrampé avec eau tiède ils en font des pains en forme de gallettes ou tourteaux, qu'ils font cuire soubs les cendres, & 76/564estant cuittes, ils les lavent, & en font assez souvent d'autres, ils les enveloppent de feuilles de bled d'inde, qu'ils attachent, & mettent, en l'eaue bouillante, mais ce n'est pas leur ordinaire, ains ils en font d'une autre sorte qu'ils appellent Migan135, à sçavoir, ils prennent le bled d'inde pillé, sans oster la fleur, duquel ils mettent deux ou trois poignées dans un pot de terre plein d'eau, le font bouillir, en le remuant de fois à autre, de peur qu'il ne brusle, ou qu'il ne se prenne au pot, puis mettent en ce pot un peu de poisson frais, ou sec, selon la saison, pour donner goust audit Migan, qui est le nom qu'ils luy donnent, & en font fort souvent, encores que ce soit chose mal odorante, principalement en hyver, pour ne le sçavoir accommoder, ou pour n'en vouloir prendre la peine: Ils en font de deux especes, & l'accommodent assez bien quand ils veulent, & lors qu'il y a de ce poisson ledit Migan ne sent pas mauvais, ains seulement à la venaison. Le tout estant cuit ils tirent le poisson, & l'escrasent bien menu, ne regardant de si prés à oster les arrestes, les escailles, ny les trippes, comme nous faisons, mettant le tout ensemble dedans ledit pot, qui cause le plus souvent le mauvais goust, puis estant ainsi fait, le despartent à chacun quelque portion: Ce Migan est fort clair, & non de grande substance, comme on peut bien juger: Pour le regard du boire, il n'est point de besoing estant ledit Migan assez clair de soymesme. Ils ont une autre sorte de Migan, à sçavoir, ils 77/565font greller du bled nouveau, premier qu'il soit à maturité, lequel ils conservent, & le font cuire entier avec du poisson, ou de la chair, quand ils en ont: une autre façon, ils prennent le bled d'Inde bien sec le font greller dans les cendres, puis le pilent, & le reduisent en farine, comme l'autre cy-devant, lequel ils conservent pour les voyages qu'ils entreprennent, tant d'une part que d'autre, lequel Migan faict de ceste façon est le meilleur, à mon goust. En la figure H. se voit comme les femmes pilent leurs bleds d'Inde. Et pour le faire, ils font cuire force poisson, & viande, qu'ils découppent par morceaux, puis la mettent dans de grandes chaudières qu'ils emplissent d'eau, la faisant fort bouillir: ce faict, ils recueillent avec une cuillier la graisse de dessus, qui provient de la chair, & poisson, puis mettent d'icelle farine grullée dedans, en la mouvant tousjours, jusques à ce que ledit Migan toit cuit, & rendu espois comme bouillie. Ils en donnent & despartent à chacun un plat, avec une cuillerée de la dite graisse, ce qu'ils ont de coustume de faire aux festins & non pas ordinairement, mais peu souvent: or est-il que ledict bled nouveau grullé, comme est cy-dessus, est grandement estimé entr'eux. Ils mangent aussi des febves qu'ils font bouillir avec le gros de la farine grullée, y meslant un peu de graisse, & poisson. Les Chiens sont de requeste en leurs festins qu'ils font souvent les uns & les autres, principallement durant l'hyver qu'ils font à loisir: Que s'ils vont à la chasse aux Cerfs, ou au poisson, ils le reservent pour faire ces festins, ne leur demeurant rien en leurs cabannes que le Migan clair 78/566pour ordinaire, lequel ressemble à de la brannée, que l'on donne à manger aux pourceaux. Ils ont une autre manière de manger le bled d'Inde, & pour l'accommoder ils le prennent par espics, & le mettent dans l'eau, sous la bourbe, le laissant deux ou trois mois en cet estat, & jusques à ce qu'ils jugent qu'il soit pourry, puis ils l'ostent de là & le font bouillir avec la viande ou poisson, puis le mangent, aussi le font-ils gruller, & est meilleur en cette façon que bouilly, mais je vous asseure qu'il n'y a rien qui sente si mauvais, comme fait cedit bled sortant de l'eau tout boueux: néantmoins les femmes, & enfans, le prennent & le sucent comme on faict les cannes de succre, n'y ayant autre chose qui leur semble de meilleur goust, ainsi qu'ils en font la demonstration, leur ordinaire n'est que de faire deux repas par jour: Quant à nous autres, nous y avons jeusné le Karesme entier, & plus pour les esmouvoir à quelque exemple, mais c'estoit perdre temps: Ils engraissent aussi des Ours, qu'ils gardent deux ou trois ans, pour faire des festins entr'eux: j'ay recognu que si ces peuples avoient du bestail, ils en seroient curieux, & le conserveroient fort bien, leur ayant montré la façon de le nourrir, chose qui leur seroit aisée, attendu qu'ils ont de bons pasturages, & en grande quantité en leur païs, pour toute sorte de bestail, soit chevaux, boeufs, vaches, mouttons, porcs, & autres especes, à faute desquels bestiaux on les juge miserables comme il y a de l'apparance: Neantmoins avec toutes leurs miseres je les estime heureux entr'eux, d'autant qu'ils n'ont autre ambition que de vivre, & de se conserver, & sont 79/567plus asseurez que ceux qui sont errants par les forests, comme bestes bruttes: aussi mangent-ils force sitrouilles, qu'il font bouillir, & rostir soubs les cendres. Quand à leur habit, ils sont de plusieurs sortes, & façons, & diversitez de peaux de bestes sauvages, tant de celles qu'ils prennent, que d'autres qu'ils eschangent pour leur bled d'inde, farines, pourcelines, & fillets à pescher, avec les Algommequins, Piserenis, & autres nations, qui sont chasseurs, & n'ont leurs demeures arrestées: tous leurs habits sont d'une même façon, sans diversité d'invention nouvelle: ils passent & accommodent assez raisonnablement les peaux, faisant leur brayer d'une peau de Cerf, moyennement grande, & d'un autre le bas de chausses, ce qui leur va jusques à la ceinture, estant fort plissé, leurs souliers sont de peaux de Cerfs, Ours, & Castors, dont ils usent en bon nombre: Plus, ils ont une robbe de mesme fourrure, en forme de couverte, qu'ils portent à la façon Irlandoise, ou Ægyptienne, & des manches qui s'attachent avec un cordon par le derrière: voila comme ils sont habillez durant l'hyver, comme il se voit en la figure D. Quand ils vont par la campagne, ils seignent leur robbe autour du corps, mais estans à leur Village, ils quittent leurs manches, & ne se seignent point: les passements de Milan pour enrichir leurs habits sont de colle & de la raclure desdites peaux, dont ils font des bandes en plusieurs façons, ainsi qu'ils s'avisent, y mettant par endroits des bandes de painture rouge, brun, parmy celles de colle, qui parroissent tous-jours blanchastres, n'y perdant point leurs façons, quelques salles qu'elles puissent estre. Il 80/568y en a entre ces nations qui sont bien plus propre à passer les peaux les uns que les autres, & ingénieux pour inventer des compartiments à mettre dessus leurs habits: Sur tous autres nos Montagnais, & Algommequins, ce sont ceux qui y prennent plus de peine, lesquels mettent à leurs robbes des bandes de poil de porc-espy, qu'ils taindent en fort belle couleur d'escarlatte: ils tiennent ces bandes bien chères entr'eux, & les destachent pour les faire servir à d'autres robbes, quand ils en veulent changer, plus pour embellir la face, & avoir meilleure grâce, quand ils se veulent bien parer: La pluspart se paindent le visage noir, & rouge, qu'ils desmeslent avec de l'huyle, faite de la graine d'herbe au Soleil, ou bien avec de la graisse d'ours, ou autres animaux, comme aussi ils se taindent les cheveux qu'ils portent, les uns longs, les autres courts, les autres d'un costé seulement: Pour les femmes, & les filles, elles les portent tousjours d'une mesme façon, elles sont vestus comme les hommes, horsmis qu'elles ont tousjours leurs robbes saintes, qui leur viennent en bas, jusques au genouil: c'est en quoy elles différent des hommes, elles ne sont point honteuses de montrer le corps, à sçavoir depuis la cainture en haut, & depuis la moitié des cuisses en bas, ayant tousjours le reste couvert & sont chargées de quantité de pourceline, tant en colliers, que chaisnes, qu'elles mettent devant leurs robbes, pendans à leurs ceintures, bracelets, & pendants d'oreilles, ayant les cheveux bien paignez, paints, & graissez, & ainsi s'en vont aux dances, ayans un touffeau de leurs cheveux par derrière, qui leur sont liez de peaux d'anguilles, 81/569qu'ils accommodent & font servir de cordon, ou quelquesfois ils attachent des platines d'un pied en carré, couvertes de ladite pourceline, qui pend par derrière, & en ceste façon poupinement vestues & habillées, elles se montrent volontiers aux dances, où leurs pères, & mères les envoyent, n'oubliant rien de ce qu'ils peuvent apporter d'invention pour embellir & parer leurs filles, & puis asseurer avoir veu en des dances ou j'ay esté, telle fille qui avoit plus de douze livres de pourceline sur elles, sans les autres bagatelles, dont elles sont chargées & attourées. En la figure desja citée se voit comme les femmes sont habillées, comme montre F. & les filles allant à la dance, G.

Note 135: (retour)

Dans le tirage de 1620, on a corrigé, en marge seulement, et l'on a mis le mot michan au lieu de migan. Ce changement se retrouve encore dans l'édition de 1627. L'on sait que, dans l'écriture de cette époque, les lettres ch avaient beaucoup de ressemblance avec le g.

Tous ces peuples sont d'une humeur assez joviale, bien qu'il y en aye beaucoup de complexion triste, & saturnienne entr'eux: Ils sont bien proportionnés de leurs corps, y ayant des hommes bien formez, forts, & robustes, comme aussi des femmes, & filles, dont il s'en trouve un bon nombre d'agréable, & belles, tant en la taille, couleur, qu'aux traicts du visage, le tout à proportion, elles n'ont point le saing ravallé que fort peu, si elles ne sont vieilles, & se trouvent parmy ces nations de puissantes femmes, & de hauteur extraordinaire: car ce sont elles qui ont presque tout le soing de la maison, & du travail, car elles labourent la terre, sement le bled d'Inde, font la provision de bois pour l'hyver, tillent la chanvre, & la fillent, dont du fillet ils font les rets à pescher, & prendre le poisson, & autres choses necessaires, dont ils ont affaire, comme aussi ils ont le soing de faire la cueillette de leurs 82/570bleds, les serrer, accommoder à manger, & dresser leur mesnage, & de plus sont tenues de suivre & aller avec leurs maris, de lieu en lieu, aux champs, où elles servent de mulle à porter le bagage, avec mille autres sortes d'exercices, & services, que les femmes font & sont tenues faire. Quant aux hommes, ils ne font rien qu'aller à la chasse du Cerf, & autres animaux, pécher du poisson, de faire des cabannes, & aller à la guerre.

Ces choses faites, ils vont aux autres nations, où ils ont de l'accès, & cognoissance, pour traicter & faire des eschanges de ce qu'ils ont, avec ce qu'ils n'ont point, & estans de retour, ils ne bougent des festins, & dances, qu'ils se font les uns aux autres, & à l'issue se mettent à dormir, qui est le plus beau de leur exercice.

Ils ont une espece de mariage parmy eux, qui est tel, que quand une fille eat en l'âge d'onze, douze, treize, quatorze, ou quinze ans, elle aura des serviteurs, & plusieurs, qu'elle fera, & selon ses bonnes grâces, la rechercheront quelque temps: cela faict, elles seront demandées aux pères, & mères, bien que souvent elles ne prennent pas leur consentement, fors celles qui sont les plus sages & mieux advisées, qui se soubsmettent à la volonté de leur père & mère. Cet amoureux, ou serviteur, presentera à la fille quelques colliers, chaisnes, & bracelets de pourceline: si la fille a ce serviteur aggreable, elle reçoit ce present, ce faict, cet amoureux viendra coucher avec elle trois ou quatre nuicts sans lui dire mot, durant ce temps, & là ils recueillent le fruict de leurs affections, d'où il arrivera le plus souvent qu'après avoir passé huict, ou 83/571quinze jours, s'ils ne se peuvent accorder, elle quittera son serviteur, lequel y demeurera engagé pour ses colliers, & autres dons par luy faicts, n'en retirant qu'un maigre passe-temps: & cela passé, frustré de son esperance, il recerchera un autre femme, & elle un autre serviteur, s'ils voyent qu'il soit à propos, & ainsi continuent ceste façon de faire, jusques à une bonne rencontre: Il s'en trouve telle qui passe ainsi sa jeunesse, qui aura eu plus de vingt maris, lesqueîs vingt maris ne sont pas seuls en la jouyssance de la beste, quelques mariez qu'ils soient: car la nuict venue, les jeunes femmes courent d'une cabanne en une autre, comme font les jeunes hommes de leur costé, qui en prennent par où bon leur semble, toutesfois sans violance aucune, remettant le tout à la volonté de la femme: Le Mary fera le semblable à sa voisine, nulle jalousie ne se trouve entr'eux pour cela, & n'en reçoivent aucune infamie, ny injure, la coustume du pays estant telle. Or le temps qu'elles ne delaissent point leurs maris est quand elles ont des enfans: les Maris précédants reviennent vers elles, leur remonstrer l'affecrion, & amitié, qu'ils leur ont portée par le passé, & plus que nul autre, & que l'enfant qu'elles auront est à luy, & est de son faict: un autre luy en dira autant, en fin c'est à qui mieux, & qui le pourra emporter, & l'avoir pour femme: & par ainsi il est au choix & option de la femme, de prendre, & d'accepter celuy qui luy plaira le plus, ayant en ses recerches, & amours, gaigné beaucoup de pourceline, & de plus, ceste élection de Mary: Elles demeurent avec luy sans plus le delaisser, ou si elles le 84/572laissent, il faut que ce soit avec un grand subject, autre que l'impuissance, car il est à l'espreuve: neantmoins estant avec ce mary elle ne laisse pas de se donner carrière, mais elle se tient, & reside, tousjours au mesnage, faisant bonne mine, de façon que les enfans qu'ils ont ensemble, ainsi nez d'une telle femme, ne se peuvent asseurer légitimes, aussi ont-ils une coustume, prevoyant ce danger, qui est telle, à sçavoir, que les enfans ne succedent jamais aux biens, & dignitez, de leurs pères, doubtant comme j'ay dit de leur géniteur, mais bien font-ils leurs successeurs, & héritiers, les enfans de leurs soeurs, & desquels ils sont asseurez d'estre yssus, & sortis: Pour la nourriture & eslevation de leurs enfans 136, ils le mettent durant le jour sur une petite planche de bois, & le 85/573vestent, & enveloppent de fourrures, ou peaux, & le bandent sur ladite planchette, la dressent debout, & laissant une petite ouverture par où l'enfant faict ses petites affaires, & si c'est une fille, ils mettent une feuille de blé d'Inde entre les cuisses, qui presse contre sa nature, & font sortir le bout de ladite feuille dehors qui est renversée, & par ce moyen l'eau de l'enfant coulle par ceste feuille, & sort dehors, sans gaster l'enfant de ses eaues, ils mettent aussi soubs les enfants du duvet de certains roseaux, que nous appelions pied de lièvre, surquoy ils sont couchés fort mollement, & le nettoyent du mesme duvet, & pour parer l'enfant, ils garnissent ladite planchette de patinostres, & en mettent à son col, quelque petit qu'il soit: & la nuict, ils le couchent tout nud, entre le père, & la mère, considerant en cela une grande merveille de Dieu, qui les conserve de telle façon, qu'il n'en arrive pas beaucoup d'inconvenient, comme il feroit à croire par quelque estouffemens, estant le père, & la mère, en un profond sommeil, ce qui n'arrive pas que bien rarement. Les enfans sont fort libertins entre ces nations: les pères, & mères, les flattent trop, & ne les chastient point du tout, aussi sont-ils si meschants, & de si perverse nature, que le plus souvent ils battent leurs mères, & autres, des plus fascheux, battent leur père, en ayant acquis la force, & le pouvoir: à sçavoir, si le père, ou la mère, leur font chose qui ne leur agrée pas, qui est une espece de malédiction que Dieu leur envoye.

Note 136: (retour)

Sagard ajoute là-dessus quelques détails qui complètent ce que dit ici Champlain. «Nos Huronnes, dit-il, emmaillottent leurs petits enfans durant le jour dans des peaux sur une petite planchette de bois de cèdre blanc, d'environ deux pieds de longueur ou peu plus, & un bon pied de largeur, où il y a à quelqu'uns un petit arrest, ou aiz plié en demy rond attaché au dessous des pieds de l'enfant, qu'ils appuyent contre le plancher de la cabane, ou bien elles les portent promener avec icelles derrière leur dos, avec un collier ou cordelette qui leur pend sur le front. Elles les portent aussi quelquefois nuds hors du maillot dans leur robbe ceinte, pendus à la mammelle, ou derrière leur dos, presque debouts, la teste en dehors, qui regarde des yeux d'un costé & d'autre par dessus les espaules de celle qui le porte. Lors que l'enfant est emmaillotté sur la petite planchette, ordinairement enjolivée de matachias & chapelets de pourceleine, ils luy laissent une ouverture devant la nature, par où il faict son eau, & si c'est une fille, il y adjoustent une fueille de bled d'Inde renversée, qui sert à porter l'eau dehors, sans que l'enfant soit gasté de ses eaues, ny salle de ce costé là... Les Sauvagesses comme elles n'ont jamais eu l'usage du linge, ny la méthode d'en faire, encore qu'elles ayent du chanvre assez, ont trouvé l'invention d'un duvet fort doux de certains roseaux, sur lesquels elles couchent leurs enfans fort mollement, & les nettoyent du mesme duvet, ou avec de la poudre de bois fec & pourry, & la nuict venue, elles les couchent souvent tout nuds entre le père, & la mère, ou dans le sain de la mère mesme, enveloppé de sa robe pour le tenir plus chaudement, & n'en arrive que très-rarement d'accident. Les Canadiens, & presque tous les peuples errants, se servent encore d'une pareille planchette pour coucher leurs enfans, qu'ils appuyent contre quelque arbre ou l'attachent aux branches, mais encores dans des peaux sans planchette, à la manière qu'on accommode ceux de deçà dans des langes, & en cet estat les posent de leur long doucement dans une peau suspendue en l'air, attachée par les quatre coins aux bois de la cabane, comme sont les lits de roseau des Mattelots sous le tillac des navires, & s'ils veulent bercer l'enfant, il n'ont qu'à donner un bransle à cette peau suspendue, laquelle se berce d'elle mesme.» (Hist, du Canada, p. 338, 339, 340.)

Pour ce qui est de leurs loix, je n'ay point veu qu'ils en ayent, ny chose qui en approche, comme de faict ils n'en ont 86/574point, d'autant qu'il n'y a en eux aucune correction, chastiment, ny de reprehension à l'encontre des malfaicteurs, sinon par une vangeance, randant le mal pour le mal, non par forme de reigle, mais par une passion qui leur engendre les guerres & différents, qu'ils ont entr'eux le plus souvent.

Au reste, ils ne recognoissent aucune Divinité, ils n'adorent & ne croyent en aucun Dieu, ny chose quelconque137: ils vivent comme bestes bruttes, ils ont bien quelque respect au Diable, ou d'un nom semblable, ce qui est doubteux, parce que soubs ce mot qu'ils prononcent, sont entendus diverses significations & comprend en soy plusieurs choses: de façon que mal-aisément peut-on sçavoir, & discerner s'ils entendent le Diable, ou une autre chose, mais ce qui fait plustost croire estre le Diable, qu'ils entendent, est que lors qu'ils voyent un homme faisant quelque chose extraordinaire, ou est plus habille que le commun, ou bien est vaillant guerrier, ou d'ailleurs en furie, comme hors de la raison, & de soy-mesme, ils l'appellent Oqui, comme si nous disions un grand esprit sçavant, ou un grand Diable 138.

Note 137: (retour)

«Ils ne recognoissent, dit Sagard, & n'adorent aucune vraye Divinité, ny Dieu celeste ou terrestre, duquel ils puissent rendre quelque raison, & que nous puissions sçavoir, car encore bien qu'ils tiennent tous en général Youskeha pour le premier principe & Créateur de tout l'Univers avec Eataentsic, si est-ce qu'ils ne luy offrent aucunes prières, offrandes, ny sacrifices comme à Dieu, & quelqu'uns d'entr'eux le tiennent fort impuissant au regard de nostre Dieu, duquel ils admiroient les oeuvres.» (Hist. du Canada, p. 494.)

Note 138: (retour)

« Ils ont bien, dit Sagard, quelque respect particulier à ces démons ou esprits qu'ils appellent Oki, mais c'est en la mesme manière que nous avons le nom d'Ange, distinguant le bon du mauvais, car autant est abominable l'un, comme l'autre est vénérable. Aussi ont-ils le bon & le mauvais Oki, tellement qu'en prononçant ce mot Oki ou Ondaki, sans adjonction, quoy qu'ordinairement il soit pris en mauvaise part, il peut signifier un grand Ange, un Prophète ou une Divinité, aussi bien qu'un grand diable, un Médecin, ou un esprit furieux & possedé. Ils nous y appelloient aussi quelquesfois, pour ce que nous leur enseignions des choses qui surpassoient leur capacité & les faisoient entrer en admiration, qui estoit chose aysée veu leur ignorance.» (Hist. du Canada, p. 494, 495.)

87/575Quoy que ce soit, ils ont de certaines personnes, qui sont les Oqui, ou Manitous, ainsi appellez par les Algommequins & Montagnais, & ceste sorte de gens font les Médecins pour guarir les mallades, & pencer les blessez: prédire les choses futures, au reste toutes abusions illusions du Diable, pour les tromper, & decevoir. Ces Oquis, ou devins, leur persuadent, & à leurs patients, & mallades, de faire, ou faire faire des festins, & quelques cérémonies, pour étire plustost guaris, & leur intention est affin d'y participer, & en tirer la meilleure part, & soubs esperance d'une plus prompte guarison leur faire faire plusieurs autres cérémonies, que je diray cy-aprés en son lieu. Ce sont ceux-là en qui ils croyent le plus, mais d'estre possedez du Diable, & tourmentez comme d'autres Sauvages plus eslongnez qu'eux, c'est ce qui se voit fort rarement, qui donne plus d'occasion, & subject de croire leur réduction en la cognoissance de Dieu plus facille, si leur pays estoit habitué de personnes qui prissent la peine, & le soing, de leur enseigner, & ce n'est pas assez d'y envoyer des Religieux, s'il n'y a des gens pour les maintenir, & assister: car encores que ces peuples ayent le desir aujourd'huy de cognoistre que c'est que de Dieu, le lendemain ceste volonté leur changera, quand il conviendra oster, & suprimer, leurs salles coustumes, la dissolution de leurs moeurs, & leurs libertez incivilles: De façon qu'il faut des peuples, & des familles, pour les tenir en debvoir, & avec douceur les contraindre à faire mieux, & par bons exemples les esmouvoir à correction de vie. Le Père Joseph, & moy, les avons maintesfois

88/576entretenu sur ce qui estoit de nostre créance, loix, & coustumes: ils escoutoient avec attention en leurs conseils, nous disans quelquefois, tu dis choses qui passe nostre esprit, & que ne pouvons comprandre par discours, comme chose qui surpasse nostre entendement: Mais si tu veus bien faire est d'habiter ce pays, & amener femmes, & enfans, lesquels venant en ces régions, nous verrons comme tu sers ce Dieu que tu adore, & de la façon que tu vis avec tes femmes, & enfans, de la manière que tu cultive les terres, & en semant139, & comme tu obeys à tes loix, & de la façon que l'on nourrit les animaux, & comme tu fabrique tout ce que nous voyons sortir de tes inventions: Ce que voyant, nous apprendrons plus en un an, qu'en vingt à ouyr discourir, & si nous ne pouvons comprandre, tu prendras nos enfans, qui seront comme les tiens: & ainsi jugeant nostre vie miserable, au pris de la tienne, il est aisé à croire que nous la prenderont, pour laisser la nostre: leurs discours me sembloit d'un bon sens naturel, qui montre le desir qu'ils ont de cognoistre Dieu. C'est un grand dommage de laisser perdre tant d'hommes & les voir périr à nos portes, sans leur donner secours, qui ne peut estre sans l'assistance des Roys, Princes, & Ecclesiastiques, qui seuls ont le pouvoir de ce faire: Car aussi en doibvent-ils seuls emporter l'honneur d'un si grand oeuvre, à sçavoir de planter la foy Chrestienne en un pays incognu, & barbare, aux autres nations, estant bien informé de ces peuples, comme nous sommes, qu'ils ne respirent, & ne désirent autre chose que d'estre plainement instruits de

89/577ce qu'il leur faut suivre & éviter, c'est donc à ceux qui ont le pouvoir d'y travailler, & y contribuer de leur abondance, car un jour ils respondront devant Dieu de la perte de tant d'âmes qu'ils laissent périr par leur négligence & avarice, car ils ne sont pas peu, mais en très-grand nombre: or ce sera quand il plaira à Dieu de leur en faire la grâce, pour moy j'en desire plustost l'effect aujourd'huy que demain, pour le zelle que j'ay à l'advancement de la gloire de Dieu, à l'honneur de mon Roy, au bien, & réputation de ma patrie.

Note 139: (retour)

Le manuscrit de l'auteur portait vraisemblablement: & ensemance.

Pour ce qui est des mallades, celuy, ou celle, qui sera frappé, ou attaint de quelque malladie, mandera quérir l'Oqui, lequel venu qu'il sera, visitera le mallade, & apprendra, & s'instruira de son mal, & de sa douleur: cela fait ledit Oqui envoyera quérir un grand nombre d'hommes, femmes, & filles, avec trois ou quatre vieilles femmes, ainsi qu'il sera ordonné par ledict Oqui, & entrant en leurs cabannes en dançant, avec chacune une peau d'ours sur la teste, ou d'autres bestes, mais celles d'ours est la plus ordinaire, n'en ayant point de plus monstrueuse, & y aura deux ou trois autres vieilles qui seront proches de la mallade, ou patiente, qui est le plus souvent mallade par hypocrisie ou fausse imagination: mais de cette malladie elles sont bientost guaries, & lesquelles le plus souvent font les festins aux despens de leurs amis, ou parens, qui leur donnent dequoy mettre en leur chaudière, outre celles qu'ils reçoivent des presents des danceurs, & danceuses comme de la pourceline, & autre bagatelles, ce qui faict qu'elles

90/578sont bien-tost guaries: car comme ils voyent ne plus rien esperer, ils se levent, avec ce qu'elles ont peu amasser, car d'autres bien mallades mal-aisément se guarissent-elles de tels jeux, & dances, & façons de faire. Et pour retourner à mon propos, les vieilles qui sont proches de la mallade reçoivent les presens, chantans chacune à son tour, & puis ils cessent de chanter, & alors que tous les presens sont faicts, ils commancent à lever leurs voix d'un mesme accord, chantans toutes ensembles, & frappant à la mesure avec des bastons sur des escorces d'arbres seiches, alors toutes les femmes, & filles, commancent à se mettre au bout de la cabanne, comme s'ils vouloient faire l'entrée d'un ballet, ou d'une mascarade: les vieilles marchans devant avec leurs peaux d'ours sur leurs testes, & toutes les autres les suivent l'une après l'autre. Ils n'ont que de deux sortes de dances qui ont quelque mesure, l'une de quatre pas, & l'autre de douze, comme si on dançoit le Trioly de Bretagne. Ils ont assez bonne grâce en dançant, il se met souvent avec elles de jeunes hommes, & après avoir dancé une heure, ou deux, les vieilles prendront la mallade pour dancer qui fera mine de se lever tristement, puis se mettra en dance, ou estant, après quelque espace de temps elle dancera, & s'esjouyra aussi bien que les autres: Je vous laisse à penser comme elle se doibt porter en sa malladie. Cy-dessoubs est la forme de leurs dances.

Le Médecin y acquiert de l'honneur, & de la réputation, de voir si tost sa patiente guarie, & debout: ce qui ne se faict pas à celles qui sont mallades à l'extrémité, & accablez de langueur,

91/579ains plustost ceste espece de médecine leur donne la mort plustost que la guarison: car je vous assure qu'il font quelquesfois un tel bruict, & tintamarre, depuis le matin jusques à deux heures de nuict, qu'il est impossible au patient de le supporter, sinon avec beaucoup de peine. Quelquesfois il prendra bien envie au patient de faire dancer les femmes, & filles, toutes ensemble, mais ce sera par l'ordonnance de l'Oqui, & ce n'est pas encores le tout, car luy & le Manitou, accompagnez de quelques autres, feront des singeries, & des conjurations, & se tourneront tant, qu'ils demeureront le plus souvent comme hors d'eux-mesme, comme fols & insensez, jettent le feu par la cabanne d'un costé & d'autre, mangeant des charbons ardans, les tenant en leurs mains un espace de temps, jettant aussi des cendres toutes rouges sur les yeux des autres spectateurs, & les voyans en cet estat, on diroit que le Diable Oqui, ou Manitou, si ainsi les faut appeller, les possedent, & les font tourmenter de la sorte. Et ce bruit, & tintamarre, ainsi faict ils se retirent chacun chez soy, & ceux qui ont bien de la peine durant ce temps, ce sont les femmes des possedez, & tous ceux de leurs cabannes, pour la crainte qu'ils ont que ces enragez ne bruslent tout ce qui est dedans leurs maisons, ce qui les induit à oster tout ce qui est en voye, car lors qu'il arrive, il vient tout furieux, les yeux estincellans, & effroyables, quelquesfois debout, & quelquesfois assis, ainsi que la fantaisie les prend: aussi-tost une quinte le prendra, empoignant tout ce qu'il trouvera, & rencontrera, en son chemin, le jette d'un costé, & 92/580d'autre, & puis se couche, où il s'endort quelque espace de temps, & se réveillant en sursault, prend du feu, & des pierres, qu'il jette de toutes parts, sans aucun esgard, ceste furie se passe par le sommeil qui luy reprend, & lors il fait furie, ou il appelle plusieurs de ses amis, pour suer avec luy, qui est le remède qu'ils ont le plus propre pour se continuer en leur santé, & cependant qu'ils suent, la chaudière trotte pour accommoder leur manger, après avoir esté quelquefois deux ou trois heures enfermez avec de grandes escorces d'arbres, couverts de leurs robbes, ayans au milieu d'eux grande quantité de cailloux, qu'ils auront fait rougir dans le feu, & tousjours chantent, durant qu'ils sont en furie, & quelquesfois ils reprennent leur vent: on leur donne force pottées d'eau pour boire, d'autant qu'ils sont fort altérez, & tout cela faict, le demoniacle fol, ou endiablé, devient sage: Cependant il arrivera que trois, ou quatre, de ces mallades s'en trouveront bien, & plustost par heureuse rencontre, & d'advanture, que par science, ce qui leur confirme leur fauce créance, pour estre persuadez qu'ils sont guaris par le moyen de ces cérémonies, sans considerer que pour deux qu'ils en guerissent, il en meurt dix autres par leur bruict & grand tintamarre, & soufflements qu'ils font, qui est plus capable de tuer, que de guarir un mallade: mais quoy ils esperent recouvrir leur santé par ce bruict, & nous au contraire par le silence & repos, c'est comme le diable fait tout au rebours de bien. Il y a aussi des femmes qui entrent en ces furies, mais ils ne font tant de mal, ils marchent à quatre pattes, comme bestes: ce que voyant, ce 93/581Magicien appelle l'Oqui, commance à chanter, puis avec quelques mines la soufflera, luy ordonnant à boire de certaines eaues, & qu'aussitost elle face un festin, soit de poisson, ou de chair, qu'il faut trouver, encores qu'il toit rare pour lors, neantmoins est aussitost fait. La crierie faite, & le banquet finy, ils s'en retournent chacun en sa cabanne, jusques à une autre fois qu'il la reviendra visiter, la soufflant & chantant avec plusieurs autres, appellez pour cet effect, tenans en la main une tortue seiche, remplie de petits cailloux qu'ils font servir140 aux oreilles de la mallade, luy ordonnant qu'elle doit faire 3 ou 4 festins tout de suitte, une partie de chanterie, & dancerie, où toutes les filles se trouvent parées, & paintes, comme j'ay representé en la figure G. Ledit Oqui ordonnera qu'il se face des mascarades, & soient desguisez, comme ceux qui courent le Mardy gras par les rues, en France: ainsi ils vont chanter prés du lict de la mallade, & se promènent tout le long du Village cependant que le festin se prépare pour recevoir les masques qui reviennent bien las, ayans pris assez d'exercice pour vuider le Migan de la chaudière.

Note 140: (retour)

Lisez sonner.

Leurs coustumes sont, que chacun mesnage vit de ce qu'il peut pescher & semer, ayant autant de terre comme il leur est necessaire: ils la desertent avec grand'peine, pour n'avoir des instruments propres pour ce faire: une partie d'eux esmondera les arbres de toutes ses branches qu'ils font brusler au pied dudit arbre pour le faire mourir. Ils nettoyent bien la terre entre les arbres, & puis sement leur bled de pas en pas, où ils 94/582mettent en chacun endroict quelques dix grains, ainsi continuant jusques à ce qu'ils en ayent assez pour trois ou quatre ans de provision, craignant qu'il ne leur succede quelque mauvaise année. Ces femmes ont le soing de semer, & cueillir, comme j'ay dict cy-devant, & de faire la provision de bois pour l'hyver, toutes les femmes s'aydent à faire leur provision de bois, qui141 font dés le mois de Mars, & Avril, & est avec cet ordre en deux jours. Chaque mesnage est fourny de ce qui luy est necessaire, & si il se marie une fille, chacune femme, & fille, est tenue de porter à la nouvelle mariée un fardeau de bois pour sa provision, d'autant qu'elle ne le pourroit faire seulle, & hors de saison qu'il faut vacquer à autre chose. Le gouvernement qui est entr'eux est tel, que les anciens & principaux s'assemblent en un conseil, où ils décident, & proposent, tout ce qui est de besoing, pour les affaires du Village: ce qui se fait par la pluralité des voix 142, ou du conseil de quelques-uns d'entr'eux, qu'ils estiment estre de bon jugement, & meilleur que le commun: Il est prié de la compagnie de donner son advis sur les propositions faites, lequel advis est exactement suivy: Ils n'ont point de Chefs particuliers qui commandent absolument, mais bien portent-ils de l'honneur aux plus anciens & vaillants qu'il nommera143 Cappitaines par honneur, & un respect, & desquels il se trouve plusieurs en un Village: bien est-il vray qu'ils portent à 95/583quelqu'un plus de respect qu'aux autres, mais pour cela il ne faut qu'il s'en prevalle, ny qu'il se doibve estimer plus que ses compagnons, si ce n'est par vanité. Quant pour les chastiments, ils n'en usent point, ny aussi de commandement absolu, ains ils font le tout par prières des anciens, & à force de harangues, & remonstrances, ils font quelque chose, & non autrement, ils parlent tous en général, & là où il se trouve quelqu'un de l'assemblée qui s'offre de faire quelque chose pour le bien du Village, ou aller en quelque part pour le service du commun, on fera venir celuy là qui s'est ainsi offert, & si on le juge capable d'exécuter ce desseing proposé, on luy remonstre par belles, & bonnes parolles, son debvoir: on luy persuade qu'il est homme hardy, propres aux entreprises, qu'il aquerra de l'honneur à l'exécution d'icelles: bref les flattent par blandissements, affin de luy continuer, voire augmenter ceste bonne volonté qu'il a au bien de ses Concitoyens: or s'il luy plaist il accepte la charge, ou s'en excusera, mais peu y manquent, d'autant que de là ils sont tenus en bonne réputation: Quant aux guerres qu'ils entreprennent, ou aller au pays des ennemis, ce seront deux, ou trois, des anciens, ou vaillans Cappitaines, qui entreprendront cette conduitte pour ceste fois, & vont aux Villages circonvoisins faire entendre leur volonté, en donnant des presents à ceux desdits Villages, pour les obliger d'aller, & les accompagner à leursdictes guerres, & par ainsi sont comme généraux d'armées: ils designent le lieu où ils veullent aller & disposent des prisonniers qui sont pris, & autres choses de plus grande consequence, dont ils ont l'honneur s'ils font 96/584bien, s'ils font mal le deshonneur, à sçavoir de la guerre leur en demeure 144, n'ayant veu, ny recognu, autres que ces Cappitaines pour chefs de ces nations 145. Plus ils font des assemblées generalles, sçavoir des régions loingtaines, d'où il vient chacun an un Ambassadeur de chaque Province, & se trouvent en une ville qu'ils nomment, qui est le randés-vous de toute l'assamblée, où il se faict de grands festins, & dances, 97/585durant trois 146 sepmaines, ou un mois, selon qu'ils advisent entre eux, & là contractent amitié de nouveau, décidant & ordonnant ce qu'ils advisent, pour la conservation de leur pays, contre leurs ennemis, & là se donnent aussi de grands presents les uns aux autres, & après avoir fait ils se retirent chacun en son quartier.

Note 141: (retour)

Qu'ils.

Note 142: (retour)

«Qu'ils colligent, ajoute Sagard, avec de petits fétus de joncs.» (Hist., p. 421.)

Note 143: (retour)

Qu'ils nomment.

Note 144: (retour)

Dans l'édition de 1627, on a retouché ce passage de la manière suivante: dont ils ont l'honneur s'ils font bien, s'ils font mal le deshonneur, à sçavoir de la victoire ou du courage, n'en ayant veu, etc. Cette correction ne nous paraît pas heureuse; aussi est-il probable qu'elle n'a pas été faite, ni même suggérée par l'auteur, de même que la plupart des autres changements qui ont été faits dans cette édition de 1627. On sait que Champlain passa toute cette année 1627 au Canada, occupé de bien autre chose que de corrections d'épreuves.

Note 145: (retour)

Cette dernière phrase devrait être détachée de ce qui précède. Voici comment le P. Brebeuf complète et en même temps apprécie la relation de Champlain sur cette matière: «Je ne parle point de la conduite qu'ils tiennent en leurs guerres, & de leur discipline militaire, cela vient mieux à Monsieur de Champlain qui s'y est trouvé en personne, & y a commandé; aussi en a-t'il parlé amplement, & fort pertinemment, comme de tout ce qui regarde les moeurs de ces nations barbares... Pour ce qui regarde l'autorité sde commander, voicy ce que j'en ay remarqué. Toutes les affaires des Hurons se rapportent à deux chefs: les unes sont comme les affaires d'Estat, soit qu'elles concernent ou les citoyens, ou les Estrangers, le public ou les particuliers du Village, pour ce qui est des festins, danses, jeux, crosses, & ordre des funérailles. Les autres sont des affaires de guerre. Or il se trouve autant de sortes de Capitaines que d'affaires. Dans les grands Villages il y aura quelquefois plusieurs Capitaines tant de la police, que de la guerre, lesquels divisent entre eux les familles du Village, comme en autant de Capitaineries; on y void mesme par fois des Capitaines, à qui tous ces gouvernemens se rapportent à cause de leur esprit, faveur, richesses, & autres qualitez, qui les rendent considerables dans le Pays. Il n'y en a point, qui en vertu de leur élection soient plus grands les uns que les autres. Ceux là tiennent le premier rang, qui se le sont acquis par leur esprit, éloquence, magnificence, courage, & sage conduite, de sorte que les affaires du Village s'addressent principalement à celuy des Capitaines, qui a en luy ces qualitez; & de mesme en est-il des affaires de tout le Pays, où les plus grands esprits sont les plus grands Capitaines, & d'ordinaire il n'y en a qu'un qui porte le faix de tous. C'est en son nom que se passent les Traictez de Paix avec les Peuples estrangers; le Pays mesme porte son nom... Il faut qu'un Capitaine fasse estat d'estre quasi toujours en campagne: si on tient Conseil à cinq ou six lieues pour les affaires de tout le Pays, Hyver ou Esté en quelque saison que ce soit il faut marcher: s'il se fait une Assemblée dans le Village, c'est en la Cabane du Capitaine: s'il y a quelque chose à publier, c'est à luy à le faire; & puis le peu d'authorité qu'il a d'ordinaire sur ses sujets, n'est pas un puissant attrait pour accepter cette charge. Ces Capitaines icy ne gouvernent pas leurs sujets par voye d'empire, & de puissance absolue; ils n'ont point de force en main, pour les ranger à leur devoir. Leur gouvernement n'est que civil, ils representent seulement ce qu'il est question de faire pour le bien du Village, ou de tout le Pays. Après cela se remue qui veut. Il y en a neantmoins, qui sçavent bien se faire obeyr, principalement quand ils ont l'affection de leurs sujets.» (Relation du pays des Hurons, 1636, seconde partie, ch. VI.)

Note 146: (retour)

L'édition de 1627 porte cinq.

Pour ce qui est de l'enterrement des deffuncts, ils prennent le corps du décédé, l'enveloppent de fourreures, le couvrent d'escorces d'arbres fort proprement, puis ils l'eslevent sur quatre pilliers, sur lesquels ils font une cabanne, couverte d'escorces d'arbres, de la longueur du corps: autres qu'ils mettent en terre, où de tous costez la soustiennent, de peur qu'elle ne tombe sur le corps & la couvrent d'escorces d'arbres, mettans de la terre par dessus, & aussi sur icelle fosse font une petite cabanne. Or il faut entendre que ces corps ne sont en ces lieux ainsi inhumez que pour un temps, comme de huict ou dix ans, ainsi que ceux du Village adviseront le lieu où se doibvent faire leurs cérémonies, ou pour mieux dire, ils tiennent un conseil général, où tous ceux du païs assistent pour dessigner le lieu où se doibt faire la feste. Ce fait, chacun s'en retourne à son Village, & prennent tous les ossements des deffuncts, qu'ils nettoyent, & rendent fort nets, & les gardent soigneusement, encores qu'ils sentent comme des corps fraischement enterrez: ce fait, tous les parents, & amis des deffuncts, prennent lesdicts os avec leurs colliers, fourreures, haches, chaudières, & autres choses qu'ils estiment de valeur, avec quantité de vivres qu'ils portent au lieu destiné, & estans tous assemblez, ils mettent les vivres en un 98/586lieu, où ceux de ce village en ordonnent, faisant des festins, & dances continuelles l'espace de dix jours que dure la feste, & pendant icelle les autres nations de toutes parts y abordent, pour voir ceste feste, & les cérémonies qui s'y font, & qui sont de grands frais entr'eux. Or par le moyen de ces cérémonies, comme dances, festins, & assemblées ainsi faictes, ils contractent une nouvelle amitié entr'eux, disans que les os de leurs parents, & amis, sont pour estre mis tous ensemble, posant une figure, que tout ainsi que leurs os sont assemblez & unis en un mesme lieu, ainsi aussi que durant leur vie ils doivent estre unis en une amitié, & concorde, comme parents, & amis, sans s'en pouvoir separer. Ces os des uns & des autres parents & amis, estans ainsi meslez ensemble, font plusieurs discours sur ce subject, puis après quelques mines, ou façons de faire, ils font une grande fosse de dix thoises en quarré, dans laquelle ils mettent cesdits os avec les colliers, chaisnes de pourcelines, haches, chaudières, lames d'espées, cousteaux, & autres bagatelles, lesquelles neantmoins ne sont pas de petite valleur parmy eux, & couvrent le tout de terre, y mettant plusieurs grosses pièces de bois, avec quantité de pilliers qu'ils mettent à l'entour, faisant une couverture sur iceux. Voila la façon dont ils usent, pour les morts, c'est la 99/587plus grande cérémonie qu'ils ayent entr'eux 147: Aucuns d'eux croyent l'immortalité des âmes, autre partie en doubtent, & neantmoins ils ne s'en esloignent pas trop loing, disans qu'après leur deceds ils vont en un lieu où ils chantent comme les corbeaux, mais ce chant est bien différent de celuy des Anges. En la page suivante est representé leurs tombeaux, & de la façon qu'ils les enterrent.

Note 147: (retour)

«La feste des Morts,» dit le P. Brebeuf, «est la cérémonie la plus célèbre qui soit parmy les Hurons; ils luy donnent le nom de festin, d'autant que, comme je diray tout maintenant, les corps estans tirez des Cimetières, chaque Capitaine fait un festin des âmes dans son Village: le plus considerable & le plus magnifique est celuy du Maistre de la Feste, qui est pour ceste raison appellé par excellence le Maistre du festin. Cette Feste est toute pleine de cérémonies, mais vous diriez que la principale est celle de la chaudière, cette-cy étouffe toutes les autres, & on ne parle quasi de la feste des Morts, mesmes dans les Conseils les plus serieux, que sous le nom de chaudière: ils y approprient tous les termes de cuisine; de sorte que pour dire avancer ou retarder la feste des Morts, ils diront déliter, ou attiser le feu dessous la chaudière: & quand on est sur ces termes, qui diroit la chaudière est renversée, ce feroit à dire, il n'y aura point de feste des Morts.» (Relation du pays des Hurons, 1636, seconde partie, ch. IX.) Le même Père, qui fut témoin de la grande fête des Morts de 1636, rapporte toutes les circonstances de cette cérémonie, lesquelles sont parfaitement d'accord avec ce que dit ici Champlain :«Retournant de ceste feste,» ajoute-t-il, «avec un Capitaine qui a l'esprit fort bon, & est pour estre quelque jour bien avant dans les affaires du Païs, je luy demanday pourquoy ils appelloient les os des morts Atisken. Il me repondit du meilleur sens qu'il eust, & je recueilly de son discours, que plusieurs s'imaginent que nous avons deux âmes, toutes deux divisibles & matérielles, & cependant toutes deux raisonnables; l'une se separe du corps à la mort, & demeure neantmoins dans le Cimetière jusques à la feste des Morts, après laquelle, ou elle se change en Tourterelle, ou selon la plus commune opinion, elle s'en va droit au village des âmes. L'autre est comme attachée au corps & informe, pour ainsi dire, le cadavre, & demeure en la fosse des morts, après la feste, & n'en fort jamais, si ce n'est que quelqu'un l'enfante de rechef. Il m'apporta pour preuve de cette metempsychose, la parfaite ressemblance qu'ont quelques-uns avec quelques personnes défuntes; Voila une belle Philosophie. Tant y a, que voila pourquoy ils appellent les os des morts, Atisken, les âmes.» (Ibid.)

Reste de sçavoir comme ils passent le temps en hyver, à sçavoir depuis le mois de Décembre, jusques à la fin de Mars, qui est le commencement de nostre Printemps, & que les neiges sont fondues, tout ce qu'ils pourroient faire durant l'Automne, comme j'ay dict cy-dessus, ils le reservent à faire durant l'hyver, à sçavoir leurs festins & dances ordinaires en la façon qu'ils les font, pour, & en faveur des malades, comme j'ay representé cy-dessus, & ce, convient les habitans d'un village à l'autre, & appelle-on ces festins de chanteries, & dances, Tabagis148, où se trouveront quelquesfois cinq cents 100/588personnes, tant hommes que femmes, & filles, lesquels y vont bien attifées, & parées, de ce qu'elles ont de beau & plus précieux, & à certains jours ils font des mascarades, & vont par les cabannes les uns des autres, demandans les choses qu'ils auront en affection, & s'ils se rencontre qu'ils l'ayent, à sçavoir la chose demandée, ils la leur donnent librement, & ainsi demanderont plusieurs choses, jusques à l'infiny, de façon que tel de ces demandeurs auront des robbes de Castors, d'Ours, de Cerfs, de Loups cerviers, & autres fourreures, Poisson, bled d'Inde, Pethun, ou bien des chauderons, chaudières, pots, haches, serpes, cousteaux & autres choses semblables, allans aux maisons, & cabannes du Village chantants (ces mots) un tel m'a donné cecy, un autre m'a donné cela, & telles semblables parolles par forme de louange: & s'ils voyent qu'on ne leur donne rien, ils se faschent, & prendra tel humeur à l'un d'eux, qu'il tordra hors la porte, & prendra une pierre & la mettera auprès de celuy, ou celle, qui ne luy aura rien donné, & sans dire mot s'en retournera chantant, qui est une marque d'injure, reproche, & mauvaise volonté. Les femmes y vont aussi bien que les hommes & ceste façon de faire se faict la nuict, & dure ceste mascarade sept ou huict jours. Il se trouve aucuns de leurs villages qui tiennent, & reçoivent les momons, ou fallots149, comme nous 101/589faisons le soir du Mardy gras, & dément les autres villages à venir les voir & gaigner leurs ustancilles, s'ils peuvent, & cependant les festins ne manquent point, voila comme ils passent le temps en hyver: aussi que les femmes filent150, & pilent des farines pour voyager en esté pour leurs maris qui vont en traffic à d'autres nations, comme ils ont délibéré ausdits conseils, sçavoir la quantité des hommes qui doibvent partir de chaque village pour ne les laisser desgarny d'hommes de guerres, pour se conserver, & nul ne sort du païs sans le commun consentement des chefs, bien qu'ils le pourroient faire, mais ils seroient tenus comme mal appris. Les hommes font les rets pour pescher, & prendre le poisson en esté comme en hyver, qu'ils peschent ordinairement, & prennent le poisson jusques soubs la glace à la ligne, ou à la seine.

Note 148: (retour)

Ce mot tabagie n'est pas d'origine huronne. Il était employé parmi les nations algonquines, montagnaises et en général parmi les sauvages du bas du fleuve. Suivant le P. Brebeuf, les Hurons avaient quatre espèces principales de festins: l'athatayon, festin d'adieu; l'enditeuhoua, festin de réjouissance; l'atourontoachien, festin de chanterie, et l'aoutaerohi, qui se faisait pour la délivrance de certaine maladie. (Relat. 1636.)

Note 149: (retour)

«Ils pratiquent en quelques-uns de leurs villages,» dit Sagard, «ce que nous appelons en France porter les momons: car ils deffient & invitent les autres villes & villages de les venir voir, jouer avec eux, & gaigner leurs ustencilles, s'il eschet, & cependant les festins ne manquent point.» (Grand Voyage du pays des Hurons, p. 124.)

Note 150: (retour)

«Elles ont, dit Sagard, l'invention de filer le chanvre sur leur cuisse, n'ayans pas l'usage de la quenouille & du fuseau, & de ce filet les hommes en lassent leurs rets & filets.» (Grand Voy., p. 131.)

Et la façon de ceste pesche est telle, qu'ils font plusieurs trous en rond sur la glace & celuy par où ils doibvent tirer la seine à quelque cinq pieds de long, & trois pieds de large, puis commancent par ceste ouverture à mettre leur filet, lesquels ils attachent à une perche de bois, de six à sept pieds de long, & la mettent dessoubs la glace, & font courir ceste perche de trou en trou, où un homme, ou deux, mettent les mains par les trous, prenant la perche où est attaché un bout du filet, jusques à ce qu'ils viennent joindre l'ouverture de cinq à six pieds. Ce faict, ils laissent cou lier le rets au fonds de l'eau, qui va bas, par le moyen de certaines petites 102/590pierres qu'ils attachent au bout, & estans au fonds de l'eau, ils le retirent à force de bras par les deux bouts, & ainsi amènent le poisson qui se trouve prins dedans. Voila la façon en bref comme ils en usent pour leur pesche en hyver.

L'hyver commance au mois de Novembre, & dure jusques au mois d'Avril, que les arbres commancent à pousser leur ceve dehors, & à montrer le bouton.

Le 22e jour du mois d'Avril, nous eusmes nouvelles de nostre truchement, qui estoit allé à Carentoüan par ceux qui en estoient venus, lesquels nous dirent l'avoir laissé en chemin, & s'en estoit retourné au Village pour certaines considerations qui l'avoient meu à ce faire 151.

Note 151: (retour)

Les aventures d'Étienne Brûlé sont rapportées un peu plus loin.

Et reprenant le fil de mes discours, nos Sauvages s'assemblerent pour venir avec nous, & reconduire à nostre habitation, & pour ce faire nous partismes152 de leur pays le vingtiesme jour dudit mois 153, & fusmes quarante jours sur les 103/591chemins, & pechasmes grande quantité de poisson & de plusieurs especes, comme aussi nous prismes plusieurs sortes d'animaux, avec du gibier, qui nous donna un singulier plaisir, outre la commodité que nous en receusmes par le chemin, jusques à ce que nous arrivasmes à nos François, qui fut sur la fin du mois de juing, où je trouvay le sieur du Pont, qui estoit venu de France, avec deux vaisseaux, qui desesperoient presque de me revoir, pour les mauvaises nouvelles qu'il avoit entendues des Sauvages, sçavoir que j'estois mort.

Note 152: (retour)

Tout ce qu'il y avait de Français avec Champlain, y compris le P. le Caron. Il ne manquait apparemment qu'Étienne Brûlé; du moins, on ne trouve nulle part qu'il en soit mort aucun pendant cette expédition, ni pendant l'hiver passé au pays des Hurons.

Note 153: (retour)

Le 20 de mai, puisque l'on fut «quarante jours jur les chemins,» et qu'on arriva aux Français sur la fin du mois de juin; c'est ce que confirme, du reste, le passage suivant du Frère Sagard: «Ce bon Père» (le P. le Caron) «partit donc de son village, pour Kebec le 20 de May 1616 dans l'un des Canots Hurons, destinez pour descendre à la Traicte; & firent tant par leurs diligences qu'ils arriverent aux trois Rivieres le premier jour de juillet ensuivant, où ils trouverent le P. Dolbeau qui si estoit rendu dans les barques des Navires nouvellement arrivées de France pour la mesme Traicte. Après qu'ils se furent entresaluez & rendu les actions de grâces à Dieu nostre Seigneur, le bon Père Dolbeau leur aprit comme dés le 24e jour du mois de Mars passé, il avoit ensepulturé un François nommé Michel Colin, avec les cérémonies usitées en la saincte Eglise Romaine, qui fut le premier qui receut cette grâce là dans le païs... Le 15 du mesme mois,» (de juillet) «le P. Dolbeau donna pour la première fois l'Extreme-onction à une femme nommée Marguerite Vienne, qui estoit arrivée la mesme année dans le Canada avec son mary pensans s'y habituer, mais qui tomba bientost malade après son débarquement, & mourut dans la nuict du 19, puis enterrée sur le soir avec les cérémonies de la saincte Eglise.» (Hist. du Canada, p. 30, 31.)

Nous vismes aussi tous les Pères Religieux 154, qui estoient demeurez à nostre habitation, lesquels aussi furent fort contents de nous revoir, & nous d'autrepart qui ne l'estions pas moins. Toutes réceptions, & caresses, ainsi faictes, je me disposé de partir du sault Sainct Louys, pour aller à nostre habitation, & mené mon hoste appelle d'Arontal avec moy, ayants prins congé de tous les autres Sauvages, & après que je les eu asseurez de mon affection, & que si je pouvois je les verrois à l'advenir pour les assister comme j'avois des-jà faict par le passé, & leur porteroient des presents honnestes, pour les entretenir en amitié, les uns avec les autres, les priant d'oublier toutes les disputes qu'ils avoient eues ensemble, lors que je les mis d'accord, ce qu'ils me promirent.

Note 154: (retour)

Cette phrase semble mise ici par anticipation; car, outre qu'il est peu probable qu'aucun des Pères ne fût resté à l'habitation, le texte de Sagard cité à la page précédente, note 3, donne assez à entendre que le P. d'Olbeau monta seul, et ne fut pas plus loin que les Trois-Rivières.

Ce fait, nous partismes le huictiesme jour de Juillet, & arrivasmes à nostre habitation le 11 dudict mois, où estant, je 104/592trouvay tout le monde en bon estat, & tous ensemble rendismes grâces à Dieu, avec nos Pères Religieux, qui chantèrent le service divin, en le remerciant du soing qu'il avoit eu de nous conserver, & preserver, de tant de périls & dangers, où nous estions trouvez.

Après ces choses, & le tout estant en repos, je me mis en debvoir de faire bonne chère à mon hoste d'Arontal, lequel admiroit nostre bastiment, comportement, & façons de vivre, & nous ayant bien consideré, il me dit en particulier qu'il ne mourroit jamais content, qu'il ne vist tous ses amis, ou du moins bonne partie, venir faire leur demeurance avec nous pour apprendre à servir Dieu, & la façon de nostre vie qu'il estimoit infiniment heureuse, au regard de la leur, & que ce qu'il ne pouvoit comprendre par le discours il l'apprendroit, & beaucoup mieux, & plus facillement par la veue, & fréquentation familière qu'ils auroient avec nous, & que si leur esprit ne pouvoit comprandre l'usage de nos arts, sciences, & mestiers, que leurs enfans qui sont jeunes le pourront faire comme ils nous avoient souvent dict, & representé, en leur pays, en parlant au Père Joseph, & que pour l'advancement de cet oeuvre nous faisions une autre habitation au sault Sainct Louys, pour leur donner la seureté du passage de la riviere pour la crainte de leurs ennemis, & qu'aussi-tost que nous aurions basty une maison ils viendront en nombre à nous pour y vivre comme frères: ce que je leur promis & asseuré, faire à sçavoir une habitation pour eux, au plustost qu'il nous seroit possible.

105/593Et après avoir demeuré quatre ou cinq jours ensemble, je luy donnay quelques honnestes dons, il se contenta fort, le priant tous-jours de nous aymer, & de retourner voir nostredite habitation, avec ses compagnons, & ainsi s'en retourna contant au sault Sainct Louys, où ses compagnons l'attendoient.

Comme ce Cappit. appellé d'Arontal, fut party d'avec nous nous fismes bastir, fortifier & accroistre nostre-ditte habitation du tiers, pour le moins, par ce qu'elle n'estoit suffisamment logeable, & propre pour recevoir, tant ceux de nostre compagnie, qu'autres estrangers qui nous venoient voir, & fismes le tout bien bastir de chaux, & sable, y en ayant trouvé de tresbonne, en un lieu proche de ladite habitation, qui est une grande commodité pour bastir, à ceux qui s'y voudront porter, & habituer.

Les Père Denis, & Père Joseph se délibérèrent de s'en revenir 106/594en France 155, pour témoigner par deçà tout ce qu'ils avoient veu, & l'esperance qu'ils se pouvoient promettre de la conversion de ces premiers peuples, qui n'attendoient autre secours que l'assistance des bons Pères Religieux, pour estre convertis, & amenez, à nostre foy, & Religion Catholique.

Note 155: (retour)

«Selon le projet formé dés l'année précédente,» dit le P. le Clercq, «nos Religieux dévoient se trouver à Québec au mois de Juillet de l'année presente, pour faire ensemble un rapport fidel de leurs connoissances, & convenir de ce qu'il y auroit à entreprendre pour la gloire de Dieu. Ils prièrent Monsieur de Champlain d'y assister, le connoissant autant zélé pour l'établissement de la Foi, comme pour le temporel de la Colonie, & six autres personnes des mieux intentionnées. Pour le bien du païs, ils convinrent tous d'un commun accord, des articles suivans, exprimez plus au long dans nos mémoires qui subsistent encore aujourd'huy... Il paroist donc qu'il fut conclu; Qu'à l'égard des nations du bas du Fleuve, & de celles du Nord, qui comprennent les Montagnais, Etéchemins, Betsiamites, & Papinachois, les grands & petits Eskimaux,... il faudroit beaucoup de temps pour les humaniser: Que par le rapport de ceux qui avoient visité les côtes du Sud, les rivières du Loup, du Bic, des Monts Nôtre-Dame, & pénétré même par les terres jusqu'à la Cadie, Cap Breton, & Baye des chaleurs, l'Isle percée, & Gaspé, le païs estoit plus tempéré, & plus propre à la culture, qu'il y auroit des dispositions moins éloignées pour le Christianisme, les peuples y ayant plus de pudeur, de docilité, & d'humanité que les autres. Qu'à l'égard du haut du fleuve, & de toutes les nations nombreuses, des Sauvages, que Monsieur de Champlain, & le Père Joseph avoient visité par eux-mêmes, ou par d'autres,... on ne reussiroit jamais à leur conversion, si avant que de les rendre Chrestiens, on ne les rendoit hommes. Que pour les humaniser il falloit necessairement, que les François se mélassent avec eux, & les habituer parmy nous, ce qui ne se pourroit faire que par l'augmentation de la Colonie, à laquelle le plus grand obstacle estoit de la part des Messieurs de la compagnie, qui pour s'attirer tout le commerce, ne vouloient point habituer le païs, ny souffrir même que nous rendissions les Sauvages sedentaires, sans quoy on ne pouvoit rien avancer pour le salut de ces Infidèles. Que les Protestans, ou Huguenots, ayant la meilleure part au commerce, il estoit à craindre, que le mépris qu'ils faisoient de nos mysteres, ne retardât beaucoup l'établissement de la Foi. Que même le mauvais exemple des François pourroit y estre préjudiciable, si ceux qui avoient authorité dans le païs n'y donnoient ordre. Que la million estoit pénible & laborieuse parmy des nations si nombreuses, & qu'ainsi on avanceroit peu, si on n'obtenoit de Meilleurs de la compagnie un plus grand nombre de Missionnaires defrayez. Nous voyons encore par l'état de leur projet, que tous convinrent qu'il faudrait plusieurs années, & de grands travaux pour humaniser ces nations entièrement grossieres, & barbares, & qu'à l'exception d'un très-petit nombre de sujecs, encore fort douteux, on ne pourroit risquer les Sacremens à des adultes, c'est ce qui se voit encore aujourd'huy; car depuis tant d'années, on a fort peu avancé, quoy qu'on ait beaucoup travaillé. Il paroist enfin qu'il fut conclu qu'on n'avanceroit rien, si l'on ne fortifioit la Colonie d'un plus grand nombre d'Habitans. Laboureurs, & artisans: que la liberté de la traitte avec les Sauvages, fut indifféremment permise à tous les François. Qu'à l'avenir les Huguenots en fussent exclus, qu'il estoit necessaire de rendre les Sauvages sedentaires, & les élever à nos manières, & à nos loix. Qu'on pourroit avec le secours des personnes zélées de France établir un Séminaire, afin d'y élever des jeunes Sauvages au Christianisme, lesquels après pourroient avec les Missionnaires contribuer à l'instruction de leurs compatriotes. Qu'il falloit necessairement soutenir les Millions que nos Pères avoient établies tant en haut qu'au bas du Fleuve, ce qui ne se pouvoit faire, si Messieurs les associez ne temoignoient toute l'ardeur qu'on pouvoit esperer de leur zèle, quand ils feroient informez de tout d'une autre manière, qu'ils ne l'estoient en France par le rapport des commis qu'ils avoient envoyé sur les lieux l'année précédente; Monsieur le Gouverneur, & nos Pères n'ayant pas sujet d'en estre contens. C'est à peu prés l'abbregé des conclusions qui furent prises dans cette petite assemblée de nos Missionnaires, & des personnes les mieux intentionnées pour l'établissement spirituel & temporel de la Colonie; mais comme rien ne se pouvoit faire sans l'aide de la France, Monsieur de Champlain qui avoit dessein d'y passer, pria le P. Commissaire & le P. Joseph de l'y accompagner, pour faire rapport de tout, & obtenir plus efficacement tous les secours necessaires. Ils eurent assez de peine à s'y rendre, mais enfin considerant de quelle importance il estoit de jetter les solides fondemens de leur entreprise, ils se rendirent aux persuasions & aux instances de la compagnie, & disposerent tout pour leur départ.» (Prem, établiss. de la Foy, t. I, p. 91 et s.)

Ce fait, & pendant mon sejour en l'habitation, je fis coupper du bled commun, à sçavoir, du bled François qui y avoit esté semé, & lequel y estoit eslevé tresbeau, affin d'en apporter du grain en France, & tesmoigner que ceste terre est bonne, & fertile: aussi d'autre-part y avoit-il du bled d'Inde fort 107/595beau, & des antes, & arbres, que nous avoit donné le Sieur du Mons en Normandie: bref tous les jardinages du lieu estants en admirable beauté, semez en poix, febves, & autres légumes, sitrouilles, racines de plusieurs sortes & très-bonnes par excellences, plantez en choux, poirées, & autres herbes necessaires. Nous estans sur le point de nostre partement, nous laissasmes deux de nos Religieux à nostre habitation, à sçavoir le Pères Jean d'Elbeau, & Père Paciffique156, fort contant de tout le temps qu'ils avoient passé audit lieu, & resoulds d'y attendre le retour du Père Joseph qui les debvoit retourner voir comme il fist l'année suivante157.

Note 156: (retour)

Le P. Jean d'Olbeau et le Frère Pacifique. (Voir ci-dessus, notes de la page 7.)

Note 157: (retour)

Le P. le Caron revint l'année suivante avec le P. Paul Huet; mais le P. Denis Jamay demeura en France. «La Province des Recollets,» dit le P. le Clercq, «offrit assez de sujets; mais Messieurs de la compagnie, allant un peu trop à l'épargne, n'accordèrent place que pour deux. Les Supérieurs jugèrent que le Père Denis cy-devant Commissaire devoit rester en France, parce qu'estant instruit à fonds de l'état du Canada, il pourroit mieux que personne en gérer les affaires, & en procurer les avantages en Cour, & ailleurs. On designa donc le Père Joseph le Caron pour Commissaire des Missions, & parmy le grand nombre de Religieux qui se presentoient, on luy donna le Père Paul Huet pour second.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 104, 105.)

Nous embarquasmes en nos barques le vingtiesme jour de Juillet, & arrivasmes à Tadoussac le vingt-troisiesme jour dudit mois, & où le sieur du Pont nous attendoit avec son vaisseau prest & appareillé, dans lequel nous ambarquasmes, & partismes le troisiesme jour du mois d'Aoust, & eusmes le vent si à propos, que nous arrivasmes à Honfleur en santé, grâces à Dieu, qui fut le 10e jour de Septembre, mil six cents seize, ou estants arrivez, nous rendismes louange & actions de grâces à Dieu, de tant de soing qu'il avoit eu de nous en la conservation de nos vies, & de nous avoir comme arrachez, & tirez, de tant de 108/596hazards où nous avions esté exposez, comme aussi de nous avoir ramenez & conduits en santé, jusques dans nostre patrie, le priant aussi d'esmouvoir le coeur de nostre Roy & Nosseigneurs de son Conseil, pour y contribuer de ce qui est necessaire de leur assistance, affin d'amender ces pauvres peuples Sauvages à la cognoissance de Dieu, dont l'honneur reviendra à sa Majesté, la grandeur & l'accroissement de son estat, & l'utilité à ses sujects, & la gloire de tous ces desseings, & labeur, à Dieu seul autheur de toute perfection, à luy donc soit honneur, & gloire. Amen158.

Note 158: (retour)

On voit que Champlain avait les sentiments d'un vrai missionnaire; malheureusement les marchands associes n'étaient pas poussés du même zèle. «Messieurs de la societé,» dit Sagard, «furent fort ayse de voir le bon Père Joseph comme une personne de créance, & d'apprendre de luy mesme du succez de son voyage, du bien qu'il leur faisoit esperer pour le spirituel & temporel du païs, & du zèle qu'il avoit pour la conversion des Sauvages, neantmoins avec tout cela, il ne peut obtenir d'eux autre chose qu'un remerciement de ses travaux & une réitération de leur bonne volonté à l'endroit de nos Pères, sans autre effect. C'est ce qui obligea ce bon Père de chercher ailleurs le secours qu'il n'avoit pu trouver en ceux qui y estoient obligez, & de penser de son retour en Canada en la compagnie du P. Paul Huet, puis que de parler de peuplades & de Colonies, estoit perdre temps, & glacer des coeurs des-ja assez peu eschauffez, jusques à ce qu'il pleust à nostre Seigneur inspirer luy mesme les puissances superieures d'y donner ordre, puis que les subalternes n'y vouloient entendre, & ne s'interessoient qu'à leur interest propre.» (Histoire du Canada, p. 32.)

1617

En 1617, Champlain fit au Canada un voyage, «où il ne se passa rien de remarquable,» dit-il dans l'édition de 1632 (Prem. partie, p. 214.) Cependant nous devons savoir gré au Frère Sagard et au P. le Clercq, de nous en avoir conservé quelques détails. «Monsieur de Champlain de sa part,» dit celui-ci, n'oublioit rien pour soutenir son entreprise, malgré tous les obstacles qu'il y rencontroit à chaque pas, il ne laissa pas de disposer un embarquement plus fort que le précèdent, mais on peut dire que ce qu'il obtint de plus avantageux, fut de persuader le Sieur Hébert de passer en Canada avec toute sa famille qui a produit & produira dans la suite de bons sujets, des plus considerables, & des plus zelez pour la Colonie... Toutes choses estant prestes pour faire voile, on leva l'anchre à Honfleur le 11 Avril 1617. Le vaisseau fut commandé par le Capitaine Morel.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 104, 105.) La traversée fut longue et orageuse. Arrivés à environ soixante lieues du grand Banc, nos voyageurs se virent entourés de glaces immenses, que le vent et les courants poussaient avec violence contre le vaisseau. Dans la consternation générale, «le Père Joseph, voyant que tout le secours humain n'estoit point capable de les délivrer du naufrage, demanda tres-instament celuy du Ciel par les voeux & les prières qu'il fit publiquement dans le vaisseau. Il conseilla tout le monde & se mit luy-même en état de paroistre devant Dieu. On fut touché de compassion & sensiblement attendri, quand la Dame Hébert éleva par les écoutils le plus petit de ses enfans, afin qu'il receut aussi bien que tous les autres la bénédiction de ce bon 109/597Père. Ils n'echaperent que par miracle, comme ils le reconnurent par les lettres écrites en France.» (Ibid. p. 107.) «On avoit des-ja prié Dieu pour eux à Kebec,» dit Sagard, «les croyans morts & submergez, lors que Dieu leur fist la grâce de les delivrer & leur donner passage pour Tadoussac, où ils arriverent à bon port le 14 jour de juin, après avoir esté treize semaines & un jour en mer dans des continuelles apprehensions de la mort, & si fatiguez qu'ils n'en pouvoient plus... Le P. Joseph monta à Kebec dans les premières barques appareillées, pour aller promptement asseurer les hyvernants de leur delivrance, & comme Dieu avoit eu soin d'eux au milieu de leurs plus grandes afflictions & les avoit protégé.» Sans doute, Champlain partit immédiatement avec le P. le Caron, pour monter à Québec, comme il avait fait au voyage précédent. «Le P. Paul resta à Tadoussac, où il célébra la S. Messe pour la première fois dans une Chappelle qu'il bastit à l'ayde des Mattelots & du Capitaine Morel, avec des rameaux & fueillages d'arbres le plus commodément que l'on peut. Pendant le S. Sacrifice deux hommes décemment vestus estoient à ses costés avec chacun un rameau en main pour en chasser les mousquites & cousins, qui donnoient une merveilleuse importunité au Prestre, & l'eussent aveuglé ou faict quitter le S. Sacrifice sans ce remède qui est assez ordinaire & autant utile que facile. Le Capitaine Morel fist en mesme temps tirer tous les canons de son bord, en action de grâce & resjouissance de voir dire la saincte Messe où jamais elle n'avoit esté célébrée, & après les prières faictes, pour rendre le corps participant de la feste aussi bien que l'esprit, il donna à disner à tous les Catholiques, & l'aprés midy on retourna derechef dans la Chappelle, chanter les Vespres solemnellement, de manière que cet aspre desert en ce jour là fut changé en un petit Paradis, où les louanges divines retentissaient jusques au Ciel, au lieu qu'auparavant on n'y entendoit que la voix des animaux qui courent ces aspres solitudes... Cette Chappelle a subsisté plus de six années sus pied, bien qu'elle ne fust bastie que de perches & de rameaux comme j'ay dit, mais la modestie & retenue de nos Sauvages n'est pas seulement considerable en cela, mais ce que j'admire encore davantage, est: qu'ils ne touchent point aux barques ny aux chalouppes, que les François laissent sur la greve pendant les hyvers, modestie que les François mesme n'auroient peut estre pas en pareille liberté, s'ils n'avoient l'exemple des Sauvages... Les affaires du Capitaine Morel estant expédiées à Tadoussac, on se mist sous voile pour Kebec, où la necessité de toutes choses commençoit à estre grande & importune aux hivernants, qui ne furent neantmoins gueres soulagez par la venue des barques, qui ne leur donnèrent pour tout rafraichissement, à 50 ou 60 personnes qu'ils estoient, qu'une petite barrique de lard, laquelle un homme seul porta sur son espaule depuis le port jusques à l'habitation, de manière qu'avant la fin de l'année, ils tombèrent presque tous malades de la faim, & d'une certaine espece de maladie qu'ils appellent le mal de la terre, qui les rendoit miserables & languissants, & ce par la faute des chefs qui n'avoient pas fait cultiver les terres, ou eu moyen de le faire... Le retour du P. Joseph minuta un autre pareil voyage au P. Dolbeau qui croyoit y pouvoir opérer davantage, & representer mieux les necessitez du païs, mais il eut affaire avec les mesmes esprits, & tousjours aussi mal disposez au bien, & partant n'y fist rien davantage que de perdre ses peines & s'en retourner derechef en Canada en qualité de Commissaire avec le frère Modeste Guines, aussi mal satisfaict de ces Messieurs qu'avoit esté le P. Joseph. Ce peu d'ordre les fist à la fin resoudre de recommander le tout à Dieu, sans se plus attendre aux marchands, & faire de leur costé ce qu'ils pourroient, puis qu'il n'y avoit plus d'esperance de secours. En suitte dequoy un chacun des Religieux se proposa un pieux & particulier exercice avec l'ordre du R. P. Commissaire, les uns d'aller hyverner avec les Montagnais, les autres d'administrer les Sacremens aux François, & ceux qui ne pouvoient davantage chantoient les louanges de nostre Dieu en la petite Chappelle, instruisoient les Sauvages qui les venoient voir, & vacquoient à la saincte Oraison, & à ce qui estoit des fonctions de Religieux. Pendant le voyage du P. Dolbeau, le P. Joseph fist le premier Mariage qui se soit faict en Canada avec les cérémonies de la S. Eglise, entre Estienne Jonquest Normand, & Anne Hébert, fille aisnée du sieur Hébert, qui depuis un an estoit arrivé à Kebec, luy, sa femme, deux filles & un petit garçon, en intention de s'y habituer... » (Hist. du Canada, p. 34-41.) Le P. le Clercq donne à entendre que ce premier, mariage, fait en Canada, eut lieu dans l'automne de 1617. «Après le départ des navires,» dit-il, «le Père Supérieur célébra avec les solemnitez ordinaires, le premier mariage qui 110/598se soit fait en Canada. Ce fut entre le sieur Estienne Jonquest natif de Normandie, & la fille aisnée du sieur Hébert.» Cependant le texte de Sagard laisse supposer qu'Etienne Jonquest ne se serait marié que dans le printemps de 1618, puisqu'en parlant de Louis Hebert cet auteur remarque qu'il était arrivé à Québec depuis un an. Un autre point ou le P. le Clercq se trouve en désaccord avec le Frère Sagard, c'est le motif du voyage du P. d'Olbeau. D'après celui-ci, comme nous venons de le voir, le P. d'Olbeau aurait entrepris le voyage uniquement par l'espoir de faire mieux que ses devanciers: tandis que suivant le P. le Clercq, «les périls du voyage engagèrent Champlain à demander le P. Jean Dolbeau au Père Commissaire, afin de l'accompagner en France.» (Prem. établiss. de la Foy, l. I, p. 111, 112.) Ce qu'il y a d'assez probable, c'est que Champlain avait à la fois ces deux motifs de demander le P. d'Olbeau.





111/599

CONTINUATION DES VOYAGES & découvertures faictes en la nouvelle France par ledit Sieur de Champlain, Cappitaine pour le Roy en la Marine du Ponant l'an 1618.

u commencement de l'année mil six cens dix-huict, le vingt-deuxiesme de Mars je party de Paris, & mon beau frère 159 que je menay avec moy, pour me rendre à Honfleur, havre ordinaire de nostre embarquement, où estant après un long sejour pour passer la contrariété des vents, & retournez en leur bonace & favorables au voyage, nous embarquasmes dans ledit grand vaisseau de ladite association, où commandoit le sieur du Pont-Gravé, & avec un Gentil-homme, appellé le sieur de la Mothe160, lequel auroit dés auparavant fait voyage avec les Jesuistes aux lieux de la Cadye, où il fut pris par les Anglois, & par eux mené aux Virginies, lieu de leur habitation: & quelque temps après 161 le repasserent en Angleterre, & de là en France, où le desir & l'affection luy augmenta de voyager derechef en ladite nouvelle France, qui luy fist rechercher les 112/600occasions en mon endroit. Surquoy je l'aurois asseuré d'y apporter mon pouvoir & l'assister envers Messieurs nos associez, comme me promettant qu'ils auroient aggreable la rencontre d'un tel personnage, attendu qu'il leur feroit fort necessaire esdicts lieux.

Note 159: (retour)

Eustache Boullé, fils de Nicolas Boullé, secrétaire de la chambre du roi, et de dame Marguerite Alix. Il était âgé alors d'environ dix-huit ans. (State Paper Office, Colonial Séries, vol. V, 34.)

Note 160: (retour)

Nicolas de Lamothe-le-Vilin. Il était lieutenant de la Saussaye, à Saint-Sauveur, en 1613. (Edit. 1632, première partie, p. 106, 112.—Relation du P. Biard, ch. XXXV.)

Note 161: (retour)

En 1614.

Nostre embarquement ainsi faict, nous partismes dudict lieu de Honfleur le 24e jour de May ensuivant audit an 1618, ayant le vent propre pour nostre route, qui neantmoins ne nous dura que bien peu de jours, qui changea aussi-tost, & fusmes tousjours contrarié de mauvais temps, jusques à arriver sur le grand banc où se font les pescheries du poisson vert, qui fut le troisiesme jour de Juin ensuivant, où estant, nous apperçeusmes au vent de nous quelques bancs de glaces, qui se deschargeoient du costé du Nort, & en attendant le vent commode, nous fismes pescheries de poisson, où il y avoit un grand plaisir, non pour la pesche du poisson seulement, mais aussi d'une sorte d'oiseaux, appellez Fauquets162, & d'autres sortes qui se prennent à la ligne, comme le poisson, car jettant la ligne, & l'ameçon, garny de foye des morues, qui leur servoit d'appast: ces oiseaux se jettoient à la foulle, & en telle quantité les uns sur les autres, qu'on n'avoit pas le loisir de tirer la ligne hors pour la rejetter, qu'ils se prenoient par le bec, par les pieds, & par les ailles en vollant, & se précipitant sur l'appast, à cause de leur grande avidité, & gourmandise, dont ceste nature d'oiseaux est composée, & en ceste pescherie nous eusmes un extresme contentemens, tant en ceste exercice, 113/601qu'au grand nombre infiny d'oiseaux, & grande quantité de poisson que nous prismes, fort excellents à manger, & commodes pour un rafraischissement, chose fort necessaire audit vaisseau.

Note 162: (retour)

Ou plutôt fouquets, hirondelles de mer.

Et continuant nostre route le 15e jour dudict mois, nous nous trouvasmes au travers de l'isle percée, & le jour S. Jean163 ensuivant nous entrasmes au port de Tadoussac, où nous trouvasmes nostre petit vaisseau, arrivé trois sepmaines devant nous, les gents duquel nous dirent que le Sieur des Chesnes qui commandoit en icelle estoit allé à Québec, lieu de nostre habitation, & de là devoit aller aux trois rivieres pour attendre les sauvages qui y debvoient venir de plusieurs contrées pour traicter, comme aussi pour sçavoir ce qu'on debvoit faire, & délibérer, sur la mort advenue de deux de nos hommes de l'habitation, qui perfidement, & par trahison, hommes, furent tuez par deux meschants garçons sauvages, Montaigners, ainsi que ceux dudict vaisseau nous firent entendre, & que ces deux pauvres gents furent tuez allans à la chasse, il y avoit prés de deux ans 164, ayans ceux de ladicte habitation tousjours creu qu'ils s'estoient noyés par le moyen de leur canau, renversé sur eux, jusques à ce que depuis peu de temps l'un desdicts hommes ayant conceu une haine contre les meurtriers, en auroient adverty, & donné l'advis à nos gens de 114/602ladite habitation, & comment ce meurtre arriva, & le subject d'icelluy, duquel pour aucunes considerations il m'a semblé à propos d'en faire le récit, & de ce qui se passa lors sur ce subject.

Note 163: (retour)

Le 24 juin.

Note 164: (retour)

Suivant Sagard (Hist. du Canada, p. 42), ce meurtre aurait été commis «environ la my-Avril de l'an 1617»: tandis que d'après Champlain, qui fit lui-même comme une espèce d'enquête sur les lieux, la chose se serait passée vers la fin de l'été 1616. Notre auteur a, du moins, la vraisemblance de son côté: car la chasse du gibier, encore aujourd'hui, est extrêmement abondante sur toutes les battures et prairies naturelles de la côte de Beaupré et du cap Tourmente, depuis la fin d'août jusque vers la Toussaint; tandis qu'à la mi-avril, il n'y a jamais beaucoup de gibier, pour la bonne raison que le Chenal du Nord est encore, à cette époque, complètement obstrué de glaces.

Quand au discours de ceste affaire, il est presque impossible d'en tirer la vérité, tant à cause du peu de tesmoignage qu'on en peut avoir eu, que par la diversité des rapports qui s'en sont faits, & la plus grande partie d'iceux par presupposition, mais du moins en rapporteray-je en ce lieu, suivant le récit du plus grand nombre, plus conforme à la vérité, & que j'ay trouvé estre le plus vray-semblable. Le sujet de l'assassin de ces deux pauvres deffuncts est, que l'un de ces deux meurtriers frequentoient ordinairement en nostre habitation, & y recevoit mille courtoisies, & gratiffications, entr'autres du sieur du Parc, Gentilhomme de Normandie, commandant lors audict Québec, pour le service du Roy, & le bien des Marchands de ladite affectation, qui fut en l'année 1616, lequel Sauvage en ceste fréquentation ordinaire, par quelque jalousie receut un jour quelque mauvais traictement de l'un des 2 morts, qui estoit serrurier de son art, lequel sur aucunes parolles bâtit tellement ledict Sauvage, qu'il luy donna occasion de s'en resouvenir, & ne se contentant pas de l'avoir battu, & outragé, il incitoit ses compagnons de faire le semblable: ce qui augmenta d'avantage au coeur ledit Sauvage la haine, & animosité à l'encontre dudit Serrurier, & ses compagnons, & qui le poussa à rechercher l'occasion de s'en venger, espiant le temps, & l'opportunité pour ce faire, se comportant neantmoins 115/603discrettement & à l'accoustumée, sans faire demonstration d'aucun ressentiment: Et quelque temps après, ledit Serrurier, & un Mathelot, appellé Charles Pillet, de l'isle de Ré, se délibérèrent d'aller à la chasse, & coucher trois ou quatre nuicts dehors, & à cet effect équipperent un canau, & se mirent dedans, partirent de Québec pour aller au Cap de Tourmente, en de petites isles, où grande quantité de gibier, & oiseaux, faisoient leur retraicte, ce lieu estant proche de l'isle d'Orléans, distant de sept lieues dudit Québec, lequel partement des nostres fut incontinent descouvert par lesdits deux sauvages, qui ne tardèrent gueres à se mettre en chemin pour les suivre, & exécuter leur mauvais desseing: En fin ils espierent où ledict serrurier, & son compagnon, iroient coucher, affin de les surprendre: ce qu'ayant recognu le soir devant, & le matin venu, à l'aube du jour, lesdits deux sauvages s'escoulent doucement le long de certaines prairies165, assez aggreables, & arrivez qu'ils furent à une 116/604pointe proche du giste de Recerché166 & de leur canau, mirent pied à terre, & se jetterent en la cabanne, où avoient couché nos gents, & où ils ne trouverent plus que le Serrurier, qui se preparoit pour aller chasser, après son compagnon, & qui ne pensoit rien moins que ce qui luy debvoit advenir: l'un desquels Sauvages s'approcha de luy, & avec quelques douces parolles il luy leva le doubte de tout mauvais soupçon, afin de mieux le tromper: & comme il le vit baissé, accommodant son harquebuse, il ne perdit point de temps, & tira une massue qu'il avoit sur luy cachée, & en donna au Serrurier sur la teste si grand coup, qu'il le rendit chancelant & tout estourdy: Et voyant le Sauvage que le Serrurier vouloit se mettre en deffence, il redouble derechef son coup, & le renverse par terre, & se jette sur luy, & avec un cousteau luy en donna trois, ou quatre, coups dedans le ventre, & le tua ainsi miserablement, & affin d'avoir aussi le Mathelot, compagnon du Serrurier, qui estoit party du grand matin pour aller à la chasse, non pour aucune haine particulière qu'ils luy portassent, mais afin de n'estre découverts, ny accusez par luy. Ils vont le cerchant deçà & delà, en fin le descouvrent par l'ouye d'une harquebusade, laquelle entendue par eux, ils s'advancerent promptement vers le coup, affin de ne donner temps audict Mathelot de recharger son harquebuse, & se mettre en deffence, & s'aprochant de luy, il le tira167 à coups de flesche, & l'ayant abattu par terre de ces coups, ils courent sur luy, & l'achevent à coups de cousteau. Ce faict, ces 117/605meurtriers emportent le corps avec l'autre, & les lièrent ensemble, l'un contre l'autre, si bien qu'ils ne se pouvoient separer, après il leur attachèrent quantité de pierres, & cailloux, avec leurs armes, & habits, affin de n'estre descouverts par aucune remarque, & les portèrent au milieu de la riviere, les jettent, & coulent au fonds de l'eau, où ils furent un long-temps, jusques à ce que par la permission de Dieu les cordes se rompirent, & les corps jettez sur le rivage, & si loing de l'eau, que c'estoit une merveille, le tout pour servir de parties complaignantes, & de tesmoins irréprochables à l'encontre de ces deux cruels, & perfides, assassinateurs: car on trouva ces deux corps loing de l'eau, plus de vingt pas dans le bois, encore liez, & garottez, n'ayans plus que les os tous décharnez, comme une carcasse, qui neantmoins ne s'estoient point separez pour un si long-temps, & furent les deux pauvres corps trouvez long-temps après par ceux de nostre habitation, les cherchant & déplorant leur absence le long des rivages de ladite riviere, & ce contre l'opinion de ces deux meurtriers qui pensoient avoir faict leurs affaires si secrettes qu'elles ne se devoient jamais sçavoir, mais comme Dieu ne voulant par sa Justice souffrir une telle meschanceté, l'auroit faict découvrir par un autre sauvage, leur compagnon, en faveur de quelque disgrace par luy receue d'eux, & ainsi les meschants desseings se descouvrent.

Note 165: (retour)

Cette expression seule montre assez que les deux français passèrent par le Chenal du Nord; car il n'y a point de prairies naturelles du côté du sud de l'île d'Orléans. Et il y a bien de l'apparence que cette «pointe proche du giste recerché,» près de laquelle il y avait «de certaines prairies assez aggreables,» vers le cap Tourmente et proche de l'île d'Orléans, était la pointe du Petit-Cap: c'est dans le voisinage de cette pointe qu'étaient les prairies où Champlain, quelques années plus tard, faisait faire la provision de foin nécessaire à l'habitation.

Note 166: (retour)

Le manuscrit de l'auteur portait-il du giste de recerche, ou du giste du recerché, ou enfin du giste recerché? Dans ces trois suppositions, le sens serait le même. Mais Recerché ne serait-il pas le nom, peut-être défiguré, du serrurier à qui en voulaient les deux sauvages? C'est ce qui paraît bien difficile à déterminer. Il n'est fait mention, jusqu'à cette époque, que d'un seul serrurier, Antoine Natel, qui découvrit la conspiration tramée contre Champlain en 1608, et qui, pour cette raison, reçut sa grâce; il est possible que la Providence ait réservé une pareille mort à celui qui avait été capable de consentir à un complot si criminel. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que Sagard, qui rapporte les choses un peu différemment, et qui a presque l'air de vouloir corriger ou compléter Champlain, ne donne pas non plus le nom de ce serrurier, quoiqu'il ait vu et connu plusieurs témoins oculaires de ces événements.—Dès le second tirage de cette édition, en 1620, on a supprimé les mots de Recerché, &, et la phrase se lit ainsi: ...proche du giste, sortants de leur canau... Cette même correction subsiste encore dans l'édition de 1627.

Note 167: (retour)

Au lieu de ces mots il le tira, dans l'édition de 1627, on lit le tirèrent.

Ce qui rendit au Père Religieux 168, & ceux de l'habitation, fort estonnez en voyant les corps de ces 2 miserables, ayant 118/606les os tous découvers, & ceux de la teste brisez des coups de la massue qu'il avoit reçeus des sauvages, & furent lesdicts Religieux, & autres, à l'habitation, d'advis de referrer en quelque part d'icelle, jusques au retour de nos vaisseaux169, affin d'adviser entre tous les François à ce qui seroit trouvé bon pour ce regard: Cependant nos gens de l'habitation se resolurent de se tenir sur leurs gardes, & de ne donner plus tant de liberté ausdits sauvages, comme ils avoient accoustumé, mais au contraire qu'il falloit avoir raison d'un si cruel assassin par une forme de justice, ou par quelque autre voye, ou pour le mieux attendre nos vaisseaux, & nostre retour, affin d'adviser tous ensemble le moyen qu'il falloit tenir pour ce faire, & en attendant conserver les choses en estat.

Note 168: (retour)

Pendant l'hivernement 1617-18, le P. le Caron demeura à l'habitation, le P. Paul Huet fut chargé de la mission de Tadoussac, et le Frère Pacifique, de celle des Trois-Rivières. (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. III.)

Note 169: (retour)

De ce passage, on peut conclure avec assez de vraisemblance, que les corps ne furent retrouvés qu'au printemps de 1618.

Mais les sauvages voyant que leur malice estoit découverte, & eux, & leur assassin, en mauvais odeur aux François, ils entrèrent en deffiance, & crainte, que nos gents n'exerçassent sur eux la vangeance de ce meurtre, se retirèrent de nostre habitation pour un temps, tant les coulpables du faict que les autres convaincus d'une crainte dont ils estoient saisis170, & ne venoient plus à laditte habitation comme ils avoient accoustumé, attendant quelque plus grande seureté pour eux.

Note 170: (retour)

Suivant Sagard, il y avait quelque chose de plus grave. «On estoit menacé de huict cens Sauvages de diverses nations, qui s'estoient assemblez és trois rivieres à dessein de venir surprendre les François & leur coupper à tous la gorge, pour prevenir la vengeance qu'ils eussent pu prendre de deux de leurs hommes tuez par les Montagnais... Mais comme entre une multitude il est bien difficile qu'il n'y aye divers advis, cette armée de Sauvages pour avoir esté trop long-temps à se resoudre de la manière d'assaillir les François, en perdirent l'occasion, plus par divine permission, que pour difficulté qu'il y eust d'avoir le dessus de ceux qui estoient des-ja plus que demi morts de faim, & abbatus de foiblesse.» (Hist. du Canada, p. 42.)

119/607Et se voyant privez de nostre conversation, & bon accueil accoustumé, lesdicts Sauvages envoyerent un de leurs compagnons, nommé par les François la Ferriere171, pour faire leurs excuses de ce meurtre, à sçavoir qu'ils protestoient n'y avoir jamais adhéré, ny consenty aucunement, se soubsmettant que si on vouloit avoir les deux meurtriers pour en faire la justice, les autres sauvages le consentiroient volontiers, si mieux les François n'avoient aggreable pour réparation & recompense des morts, quelques honnestes presents des pelletries, comme est leur coustume, & pour une chose qui est irrécupérable: ce qu'ils prièrent fort les François d'accepter plustost, que la mort des accusez qu'ils prevoyoient mesme leur estre de difficille exécution, & ce faisant oublier toutes choses comme non advenues172.

Note 171: (retour)

La Foriere, d'après Sagard, «(que j'ay fort cognu), dit-il, fin & hault entre tous les Sauvages & capable de conduire quelque bonne entreprise.» (Hist. du Canada, p. 42.)

Note 172: (retour)

Sagard nous a conservé, sur cette première démarche des sauvages, quelques détails qui complètent ce que dit ici l'auteur. «Ils envoyerent le mesme la Foriere demander pardon & reconciliation avec les François, avec promesse de mieux faire à l'advenir, ce qu'ils obtindrent d'autant plus facilement que la paix estoit necessaire à l'une & à l'autre des parties. En suitte ils envoyerent quarante Canots de femmes & d'enfans pour avoir dequoy manger, disans qu'ils mouroient tous de faim, ce que consideré par ceux de l'habitation, ils leur distribuerent ce qu'ils purent, un peu de pruneaux & rien plus, car la necessité estoit grande par tout entre nous aussi bien qu'entre les Sauvages: laquelle fut cause de nous faire tous filer doux & tendre à la paix. La chose estant réduite a ce point, il ne restoit plus qu'à conclure les articles, mais pource que les Sauvages demeuroient tousjours à leur ancien poste, on envoya sauf conduit à leurs Capitaines pour descendre à Kebec, ou ils arrivèrent chargez de presens & de complimens avec des demonstrations de vraie amitié, pendant que leur armée faisoit alte à demi lieue de là. Les harangues ayans esté faictes & les questions necessaires agitées avec une ample protestation des Montagnais qu'ils ne cognoissoient les meurtriers des François; ils offrirent leurs presens & promirent qu'en tout cas ils satisferoient à ceste mort. Beauchesne & tous les autres François estoient bien d'avis de les recevoir à ceste condition, mais le P. Joseph le Caron & le V. Paul Huet s'y opposerent absolument, disans qu'on ne devoit pas ainsi vendre la vie & le sang des Chrestiens pour des pelleteries, & que ce seroit tacitement autoriser le meurtre, & permettre aux Sauvages de se vanger sur nous & nous mal traicter à la moindre fantasie musquée qui leur prendroit, & que si on recevit quelque chose d'eux, que ce devoit estre seulement en depost, & non en satisfaction, jusques à l'arrivée des Navires, qui en ordonneroient ce que de raison. Ainsi Beauchesne ne receut rien qu'a ceste condition. De plus nos Pères influèrent que les meurtriers devoient estre representez...» (Hist. du Canada, P. 44, 45.)

120/608A quoy de l'advis des Pères Religieux fut respondu & conclu, que lesdicts Sauvages ameneroient, & representeroient, les deux mal-faicteurs, affin de sçavoir d'eux leurs complices, & qui les avoit incités à ce faire: ce qu'ils firent entendre audit la Ferriere pour en faire rapport à ses compagnons.

Ceste resolution ainsi prise, ledict la Ferriere se retira vers ses compagnons, & leur ayant fait entendre la resolution des François, ils trouverent ceste procédure, & forme de justice à eux fort estrange, & assez difficille, d'autant qu'ils n'ont point de justice establie entr'eux, sinon la vengeance ou la recompense par presens. Et ayant consideré le tout, & consulté ceste affaire entr'eux, ils appellerent les deux meurtriers & leur representerent le malheur où ils s'estoient précipitez, & l'évenement de ce meurtre, qui pourroit causer une guerre perpétuelle avec les François; leurs femmes, & enfans, en pourroient pâtir, quant bien ils nous pourroient donner des affaires, & nous tiendroient serrez en nostre habitation, nous empescheroient de chasser, cultiver, & labourer les terres, que nous sommes en trop petit nombre pour tenir la riviere serrée, comme par leurs discours ils se persuadoient, mais qu'en fin de toutes leurs conclusions il valloit mieux vivre en paix avec lesdict François, qu'en une guerre, & une deffiance perpétuelle, & à ceste cause la compagnie desdicts sauvages finissant le discours, & ayant representé l'intelligence de ces choses ausdits accusez, leur demandent s'ils n'auroient pas bien le courage de se transporter avec nous en ladite habitation des François, & de comparoir devant eux, leur 121/609promettant qu'ils n'auroient point de mal, que les François estoient doux, & pardonnoient volontiers, bref qu'ils feroient tant envers eux, qu'ils leur remettroient ceste faute, à la charge de ne retourner plus à telle meschanceté, lesquels deux criminels se voyant convaincus en leur conscience, subirent à ceste proposition, & s'accordent de suivre cet advis, suivant lequel, à sçavoir l'un deux qui se prépara, & accommoda, d'habits, & d'ornements à luy possible, comme s'il eust esté invité d'aller aux nopces, ou à quelque feste solemnelle, lequel en ceste equippage vint en laditte habitation, accompagné de son père, & autres des principaux chefs, & Cappitaine de leur compagnie: Quant à l'autre meurtrier, il s'excusa de ce voyage173, craignant quelque punition estant convaincu en soy-mesme de ce meschant acte.

Note 173: (retour)

Des Trois-Rivières à Québec. C'est aux Trois-Rivières, suivant Sagard, que s'étaient assemblés les sauvages.

Estans donc entrez en ladicte habitation, qui aussi tost fut circuite d'une multitude de Sauvages de leur compagnie, on leva le pont174, & chacun des François se mit sur ses gardes, & leurs armes en main faisant bon guet, & sentinelles posées aux lieux necessaires, craignant l'effort des Sauvages de dehors, par ce qu'ils se doubtoient qu'on voulust faire justice actuelle du coulpable, qui si librement s'estoit exposé à nostre mercy, & non luy seulement, mais aussi ceux qui l'avoient accompagné au dedans, lesquels pareillement n'estoient pas trop asseurez de leurs personnes, voyant les 122/610choses disposées en ceste façon, n'esperoient pas sortir leur vies sauves. Le tout fut assez bien fait, conduit, & exécuté, pour leur faire sentir la grandeur de ce mal, & appréhender pour le futur, autrement il n'y eust eu plus de seureté en eux, que les armes en la main, avec une perpétuelle deffiance.

Note 174: (retour)

Tout autour de la petite habitation de Québec, régnait un fossé de quinze pieds de large, sur lequel il y avait, du côté du fleuve, un pont-levis, que Champlain avait fait faire dès l'automne de 1608. (Voir le dessin de l'Abitation de Quebecq, éd. 1613, ch. IV.)

Ce faict, estans lesdicts sauvages sur l'incertitude de l'évenement de quelque effet contraire à ce qu'ils esperoient de nous, les Pères Religieux commançent à leur faire une forme de harangue sur ce subject criminel, leur representant l'amitié que les François leur avoient portée depuis dix ou douze ans en ça, que nous avions commencé à les cognoistre, & depuis tous-jours vescu paisiblement, & familièrement avec eux, mesme avec telle liberté, qu'elle ne se pouvoit exprimer: & de plus, que je les avois assistez de ma personne par plusieurs fois à la guerre, contre leurs ennemis, & à icelle exposé ma vie pour leur bien, sans qu'au préalable ils nous y eussent obligés aucunement, sinon que nous estions poussez d'une amitié & bonne vollonté envers eux, ayans compassion de leurs miseres & persecutions que leur faisoient souffrir & endurer leurs ennemis. C'est pourquoy nous ne pouvions croire que ce meurtre se fut faict sans leur consentement, veu d'autre part qu'ils entreprenoient de favoriser ceux qui l'ont commis.

Et parlant au Père du criminel, il 175 luy represente l'enormité du faict exécuté par son fils, & que pour réparation d'icelle, il meritoit la mort, attendu que par nostre loy un 123/611tel faict si pernicieux ne demeuroit impuny, & quiconque s'en trouve attaint & convaincu, mérite condemnation de mort, pour réparation d'un si meschant faict, mais pour ce qui regardoit les autres habitants du païs, non coulpables de ce crime, on ne leur vouloit aucun mal, ny en tirer contr'eux aucune consequence.

Note 175: (retour)

Le P. le Caron, sans doute. (Voir, ci-devant, p. 117, note l.)

Ce qu'ayant tous lesdicts sauvages bien entendu, ils dirent pour toutes excuses, neantmoins avec tout respect, qu'il n'estoient point consentants de ce faict, qu'ils sçavoient très-bien que ces deux criminels meritoient la mort, si mieux on n'aymoient leur pardonner, qu'ils sçavoient bien de fait leur meschanceté, non devant, mais après le coup faict, & la mort de ces deux pauvres miserables, ils en avoient eu l'advis, mais trop tard, pour y remédier, & que ce qu'ils avoient tenu secret, estoit pour tousjours maintenir leur familière conversation, & crédit envers nous, protestant qu'ils en avoient faict aux malfaicteurs de grandes reprimendes, & réputé le malheur qu'ils avoient attiré, non sur eux seulement, mais sur toute leur nation, parents, & amis: surquoy ils leur auroient promis qu'un tel malheur ne leur adviendroit jamais, les priant d'oublier ceste faute, & de ne la tirer en consequence, que ce fait pourroit bien mériter, mais plustost de rechercher la cause première qui a meu ces deux Sauvages d'en venir là, & d'y avoir esgard: d'ailleurs, que librement le present criminel s'estoit venu rendre entre nos bras, non pour estre puny, ains pour y recevoir grâce des François: Neantmoins le père parlant aux Religieux dist en plorant, tien voila mon 124/612fils qui a commis le delict supposé, il ne vaut rien, mais ayes esgard que c'est un jeune fol & inconsidéré, qui a plustost fait cet acte par folie, poussé de quelque vangeance, que par prudence, il est en toy de luy donner la vie ou la mort, tu en peus faire ce que tu voudras, d'autant que luy, & moy, sommes en ta puissance, & en suitte de ce discours le fils criminel prist la parolle, & se presentant, asseuré qu'il estoit, dit ces mots: L'apprehension de la mort ne m'a point tant saisi le coeur, qu'il m'aye empesché de la venir recevoir pour l'avoir mérité, selon vostre loy, me recognoissant bien coulpable d'icelle: & lors fist entendre à la compagnie la cause de ce meurtre, ensemble le desseing, & l'exécution d'iceluy, selon, & tout ainsi, que je l'ay recité, & representé cy-dessus.

Après le récit par luy faict, il s'adresse à l'un des facteurs, & commis des Marchands de nostre association, appelé Beauchaine, le priant qu'il le fist mourir sans autre formalité.

Alors les Pères Religieux prirent la parole, & leur dirent que les François n'avoient ceste coustume de faire mourir entr'eux ainsi subittement les hommes, & qu'il en falloit délibérer avec tous ceux de l'habitation, & ceste affaire mise en délibération sur le tapis, fut advisé qu'elle estoit de grande consequence, qu'il la falloit conduire dextrement, & la mesnager à propos, attendant une autre occasion meilleure, & plus seure, pour en tirer la raison, & que pour lors il n'estoit ny à propos, ny raisonnable pour beaucoup de raisons. La première que nous estions foibles, au regard du nombre des Sauvages qui estoit 125/613dehors & dedans nostre habitation, qui vindicatifs & pleins de vangeance, comme ils sont, eussent peu mettre le feu par tout, & nous mettre en desordre. La deuxiesme raison est, qu'il n'y eust plus eu de seureté en leur conversation, & vivre en perpétuelle deffiance. La troisiesme, que le commerce pourroit estre altéré, & le service du Roy retardé, & autres raisons assez preignantes, lesquelles bien considerées fut advisé qu'il se falloit contenter de ce qu'ils s'estoient mis en leur debvoir, & submis d'y vouloir satisfaire, tant par le père du criminel, l'ayant representé, & offert, à la compagnie, que par luy mesme, à sçavoir le coulpable offrant & exposant sa vie pour réparation de sa faute, mesme que le père offroit le representer toutesfois & quantes qu'il en seroit requis: Ce qu'il failloit tenir pour une espece d'amande honorable, & une satisfaction à justice: que luy remettant ceste faute, non le criminel seullement tiendroit sa vie de nous, mais aussi son père & ses compagnons se tiendroient fort obligez, & que cependant il leur falloit dire par forme d'excuse, & de suject, que puisque le criminel avoit asseuré par affirmation publique, que tous les autres Sauvages n'estoient en rien adherans ny coulpables de ce fait, & qu'avant l'exécution d'iceluy ils n'en avoient eu aucun advis: consideré aussi que librement il s'estoit presenté à la mort, il avoit esté advisé de le rendre à son Père, qui en demeureroit chargé, pour le representer toutesfois & quantes, à la charge aussi que d'ores-en-avant il feroit service aux François, on luy donnoit la vie, pour demeurer luy & tous les Sauvages amis, & serviteurs des François.

126/614Ceste resolution faite, neantmoins en attendant les vaisseaux de retour de France, pour, suivant l'advis des Cappitaines, & autres, en resoudre deffinitivement, & avec plus d'authorité, leur promettant tous-jours toute faveur, & de leur faire sauver la vie, & cependant pour seureté leur fut dit, qu'ils laisseroient quelques-uns de leurs enfans par forme d'hostage, à quoy ils s'accordèrent fort volontiers, & en laisserent deux176 à l'habitation, entre les mains desdicts Pères Religieux, qui leur commançerent à montrer les lettres, & en moins de trois mois leur apprirent l'alphabet des lettres, & à les former, qui de là fait juger qu'ils se peuvent rendre propres & docilles à l'érudition, comme le Père Joseph en peut rendre tesmoignage.

Note 176: (retour)

«L'un nommé Nigamon, & l'autre Tebachi, assez mauvais garçon bien qu'il fust fils d'un bon père, pour le premier il estoit assez bon enfant & se porta tousjours au bien. Nos Pères l'instruisirent à la foy & aux lettres pendant tout un hyver qu'il demeura avec nous, & à l'arrivée des navires il eust esté bien aise d'aller en France pour y vivre parmi les Chrestiens, mais ny luy ny eux ne le peurent obtenir des marchands, non plus que pour plusieurs autres; pour le second il s'enfuit après avoir esté quelque temps à l'habitation, dequoy on ne se mit guère en peine, aussi n'y avoit-il guère d'esperance de pouvoir faire d'un si mauvais garçon un bon Chrestien.» (Sagard, Hist. du Canada, p. 45, 46.)

Et iceux vaisseaux arrivez à bon port, nous eusmes l'advis du sieur du Pont Gravé, & quelques autres, & moy, comme cette affaire s'estoit passée 177, selon le discours cy-dessus, & alors tous ensemble advisasmes qu'il estoit à propos de faire ressentir aux Sauvages l'énormité de ce meurtre, & neantmoins n'en venir à exécution pour aucunes bonnes raisons, voire pour plusieurs considerations qui se pourront dire cy-aprés.

Note 177: (retour)

Pont-Gravé ne faisant que d'arriver comme Champlain, il nous semble que la phrase doit se lire ainsi: nous eusmes l'advis, le sieur du Pont Gravé, & quelques autres, & moy, comme ceste affaire s'estoit passée.

Et aussi-tost que nos vaisseaux furent entrez au port de 127/615Tadoussac, mesme dés le lendemain au matin178, le sieur du Pont, & moy, nous remontasmes en une petite barque du port, de dix à douze tonneaux, comme d'autre-part le sieur de la Mothe, avec le Père Jean d'Albeau179 Religieux, & l'un des Commis, & Facteur des Marchands, appelle Loquin, s'embarquèrent en une petite Challouppe, & ainsi partismes ensemble dudit Tadoussac, demeurans180 au vaisseau un autre Religieux, appelle Père Modeste181, avec le Pillotte, & le Maistre du vaisseau, pour la conservation de l'équippage, restans en icelluy, & arrivasmes à Québec, lieu de nostre habitation, le vingt-septiesme Jour de juin ensuivant, où nous trouvasmes les Pères Joseph, Paul, & Passifique Religieux, avec le sieur Hébert, & sa famille, & autres hommes de l'habitation, se portans tous bien, & joyeux de nostre retour, en bonne santé, eux & nous, grâces à Dieu.

Note 178: (retour)

Le 25 juin.

Note 179: (retour)

D'Olbeau. (Voir p. 7, note 2.) «Nos Pères mesmes ne purent se deffendre des prières que le P. Jean d'Olbeau leur fit pour retourner en Canada avec M. de Champlain.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 124.)

Note 180: (retour)

A la place du mot demeurans, l'édition de 1627 porte restants.

Note 181: (retour)

Frère Modeste Guines. (Sagard, Hist. du Canada, p. 40.—Le Clercq, Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 124.)

Le mesme jour le sieur du Pont délibéra d'aller au lieu des trois rivieres, ou se faisoit la traite des Marchands, & porter avec luy quelques marchandises pour aller trouver le sieur des Chesnes qui y estoit des-ja, & mena avec luy ledict Loquin, comme susdict, & pour mon regard je demeuray en nostre habitation quelques jours 182, où je m'occuppé aux affaires d'icelles, entr'autres choses à faire un fourneau pour faire une espreuve de certaines cendres dont on m'avoit donné le 128/616mémoire, lesquelles, à la vérité, sont de grande valleur, mais il y a de la peine, de l'industrie, vigillance, & de la conduite, & parce qu'il est requis en l'exercice, & façon de ces cendres des hommes entendus en cet art, & en quantité convenable. Ceste première espreuve n'a peu sortir à effect, la reservant à une autre plus grande commodité.

Note 182: (retour)

Depuis le 27 de juin jusqu'au 5 de juillet.

Je visitay les lieux, les labourages 183 des terres que je trouvay ensemencées, & chargées, de beaux bleds: les jardins184 chargez de toutes sortes d'herbes, comme choux, raves, laictues, pourpié, oseille, persil, & autres herbes, sitrouilles, concombres, melons, poix, féves, & autres légumes, aussi beaux, & advancez, qu'en France, ensemble les vignes transportées, & plantez sur le lieu des-jà bien advancées, bref le tout s'augmentant, & accroissant, à la veue de l'oeil: non qu'il en faille donner la louange après Dieu ny aux laboureurs, ny au fient qu'on y ait mis, car comme il est à croire, il n'y en a pas beaucoup, mais à la bonté, & valleur de la terre, qui de soy est naturellement bonne, & fertille en toute sorte de biens, ainsi que l'expérience le démontre, & pourroit-on y faire de l'augmentation & du profit, tant par le labourage d'icelle, culpture, & plants d'arbres fruittiers, & vignes, qu'en nourriture & eslevation de bestiaux, & vollatilles 129/617ordinaires en France: Mais ce qui manque à ce beau desseing est le peu de zelle,& affection, que l'on a au bien & service du Roy.

Note 183: (retour)

C'étaient les labourages de Louis Hébert, ou, comme on disait alors, son désert, et, un peu plus tard, son enclos. Cette terre (le fief du Saut-au-Matelot) lui fut d'abord concédée par le duc de Montmorency, en date du 4 février 1623; puis,—le dernier de février 1626, son premier titre lui fût confirmé par le duc de Ventadour. (Archives du Séminaire de Québec, Registre A, seconde partie, fol. I, et Carton AA.)

Note 184: (retour)

Les jardins étaient «autour du logement» (Voy. 1613, p. 156); mais comme il y avait une place devant l'habitation, et une autre « du côté du septentrion,» il faut conclure que la meilleure partie du jardin était le terrain où passe maintenant la rue Sous-le-Fort, et celui qui avoisinait le Cul-de-Sac.

Je sejournay quelque espace de temps audict Québec, en attendant autres nouvelles, & lors survint une barque venant de Tadoussac185, envoyée par le sieur du Pont pour venir quérir les hommes, & marchandises, restants audit grand vaisseau audit lieu, & passants par Québec je m'embarquay avec eux pour aller audit lieu des trois rivieres, où se faisoit la traicte, affin de voir les Sauvages, & communiquer avec eux, & voir 186 ce qui se passait touchant l'assassin cy-dessus déclaré, & ce qu'on y pourroit faire pour pacifier & adoucir le tout.

Note 185: (retour)

; C'est-à-dire, une barque venant de Tadoussac, qui y avait été envoyée des Trois-Rivières par le sieur du Pont, etc. Ou bien il faudrait lire: venant à Tadoussac...

Note 186: (retour)

L'édition de 1627 remplace ce mot par descouvrir.

Et le cinquiesme jour de Juillet ensuivant, je party de Québec le Sr. de la Motte avec moy187, pour aller audit lieu des trois rivieres, tant pour faire ladicte traicte, que voir les Sauvages, & arrivasmes sur le soir devant Saincte Croix 188, lieu sur le chemin ainsi appellé, où nous apperçeusmes une Challouppe, venant droict à nous, où il y avoit quelques hommes, de la part des sieurs du Pont, des Chesnes, & quelques autres Commis & facteurs des Marchands me prièrent de depescher promptement laditte Chalouppe, & l'envoyer audict Québec quérir quelques marchandises restantes, & qu'il estoit venu un grand nombre de Sauvages, à desseing d'aller faire la guerre 189.

Note 187: (retour)

Dans l'édition de 1627, on lit: je party de Quebec avec le sieur de la Motthe, etc.

Note 188: (retour)

Le Platon.

Note 189: (retour)

Cette dernière partie de la phrase se lit ainsi, dans l'édition de 1627: quérir des marchandises, d'autant que les sauvages estoient venus au lieu de la traite en si grand nombre, que les marchandises qu'on leur avoit apportées ne pouvoient suffire.

130/618Lesquelles nouvelles nous furent fort aggreables, & pour leur satisfaire dés le lendemain au matin 190, je laissay ma barque, & m'embarquis dans une challouppe, pour aller plus promptement veoir les sauvages, & l'autre qui venoit des trois rivieres continua son chemin à Québec, & fismes tant à force de rames,191 que nous arrivasmes audit lieu le septiesme jour de Juillet, sur les trois heures du soir, où estans, je mis pied à terre, lors tous les sauvages de ma cognoissance, & au païs desquels j'avois esté famillier avec eux, m'attendoient avec impatience & vindrent au devant de moy & comme fort contans & joyeux de me revoir, m'embrassant l'un après l'autre, avec demonstration d'une grande resjouissance, comme aussi de ma part je leur faisois le semblable & ainsi se passa la soirée, & reste dudict jour en ceste allegresse jusques au lendemain que lesdits Sauvages tindrent entr'eux Conseil, pour sçavoir de moy si je les assisterois encores en leurs guerres contre leurs ennemis, ainsi que j'avois fait par le passé, & comme je leur avois asseuré192, desquels ennemis ils sont cruellement molestez & travaillez.

Note 190: (retour)

Le 6 de juillet.

Note 191: (retour)

Apparemment, il y avait ici, dans le manuscrit de l'auteur, quelque chose qui avait été omis dans le travail de la composition typographique; car l'édition de 1627, en reproduisant ce passage, y ajoute toute une phrase, qui ne pouvait être suppléée que par l'auteur ou par un témoin oculaire. Après ces mots je laissay ma barque, on y lit: & montay en laditte challouppe pour retourner audict Quebec, où estants, je la fis charger de plusieurs especes de marchandises en quantité, y des plus exquises y necessaires ausdits sauvages gui restoient aux magasins de ladite habitation. Ce fait, le lendemain matin je m'embarquis en une chalouppe moi sixiesme pour aller à laditte traite, & fismes tant qu'à force de rames... Les quelques autres changements qu'on y a faits, n'affectent point le sens, et n'ont guères d'autre but que de faciliter le remaniement typographique.

Note 192: (retour)

L'édition de 1627 porte promis.

Et cependant de nostre part consultasmes ensemble pour resoudre 131/619ce que nous avions affaire sur le subject du meurtre de ces deux pauvres deffuncts, affin d'en faire justice, & par ce moyen les ranger au devoir de rien faire à l'advenir193.

Note 193: (retour)

Dans l'édition de 1627, la phrase se lit ainsi: affin d'en tirer vangeance en justice, à l'encontre des deux assassinateurs leurs complices & adherans.

Quand à l'instance requise par les Sauvages, pour faire la guerre à leurs ennemis, je leur fis responce que la volonté ne m'avoit point changée, ny le courage diminué: Mais ce qui m'empeschoit de les assister estoit, que l'année dernière, lors que l'occasion, & l'opportunité s'en presentoit, ils me manquèrent au besoing, d'autant qu'ils m'avoient promis de revenir avec bon nombre d'hommes de guerre, ce qu'ils ne firent, qui me donna subject de me retirer sans faire beaucoup d'effect, & que neantmoins il falloit en adviser, mais que pour le present il estoit raisonnable de resoudre ce qu'il falloit faire sur la mort assassinat de ces deux pauvres hommes, & qu'il en falloit tirer raison, alors sortans de leur conseil comme en cholere & faschez sur ce subject194, ils s'offrirent de tuer les criminels, & y aller dés lors en faire l'exécution si on voulloit le consentir, recognoissant bien entr'eux l'enormité de ceste affaire, à quoy neantmoins nous ne voullusmes entendre, remettant seullement leur assistance à une autre fois, en les obligeant de revenir vers nous avec bon nombre d'hommes l'année prochaine, & que cepandant je supplierois le Roy de nous favoriser d'hommes, de moyens, & commoditez, pour les assister, & les faire jouyr du repos par eux esperé, & de la victoire sur leurs ennemis, dont ils furent 132/620fort contents, & ainsi nous nous separasmes, encores qu'ils firent deux ou trois assemblées sur ce subject, qui nous fist passer quelques heures de temps. Deux ou trois jours après mon arrivée audit lieu195, ils commançerent à se resjouyr, dancer, & faire plusieurs grands festins sur l'esperance de la guerre à l'advenir, où je les devois assister196.

Note 194: (retour)

Dans l'édition de 1627, au lieu de ces mots en cholere & faschez sur ce subject, on lit: en colère de les rabattre sur ce subject.

Note 195: (retour)

Le 9 ou le 10 de juillet.

Note 196: (retour)

Dans l'édition de 1627, cette dernière phrase a été remplacée par la suivante: 2 ou 3 jours après mon arrivée audit lieu, on commança à traiter avec les sauvages tout ce qu'on avoit apporté de marchandise, bonne & mauvaise, mesme celle qui de long-temps avoit esté mise à mespris, & gardaient le magasin.

Ce fait, je representé audict sieur du Pont ce qu'il me sembloit de ce meurtre, qu'il estoit à propos d'en faire une plus grande instance, & quoy voyant les Sauvages se pourroient licentier, non seulement d'en faire de mesme, mais de plus prejudiciable, que je les recognoissois estre gents qui se gouvernent par exemple, qu'ils pourroient accuser les François de manquer de courage, que de n'en parler plus, ils jugeront que nous aurons peur, & crainte d'eux, & les laissans passer à si bon marché, ils se rendront plus insolents, audacieux, & insupportables, mesmes leur donneroit subject d'entreprendre de plus grands & pernicieux desseings: d'ailleurs que les autres nations sauvages qui ont, ou auront cognoissance de ce faict, & demeurez sans estre vengez, ou vengez par quelque dons & presens, comme c'est leur coustume, ils se pourroient vanter que de tuer un homme, ce n'est pas grande chose, puisque que les François en font si peu d'estat, de voir tuer leurs compagnons par leurs voisins, qui bornent & mangent avec eux, 133/621se pourmenent, & conversent familièrement avec les nostres, ainsi qu'il se peut voir197.

Note 197: (retour)

Cette raison était fort bien motivée, car quelques sauvages, entre autre les Hurons, au rapport de Sagard, ne purent s'empêcher de faire la remarque, que les Français avaient coulé assez doucement sur cette affaire. «Les Chefs François, dit cet auteur, firent assembler en un conseil général, tous les Sauvages qui se trouverent pour lors à la traite, où les meurtriers ayans esté grandement blasmez, furent en fin pardonnez à la prière de ceux de leur nation, qui promirent, un amendement pour l'advenir, moyennant quoy le sieur Guillaume de Caen général de la flotte, assisté du sieur de Champlain, & des Capitaines de Navires, prit une espée nue qu'il fit jetter au milieu du grand fleuve sainct Laurens en la presence de nous tous, pour asseurance aux meurtriers Canadiens, que leur faute leur estoit entièrement pardonnée, & ensevelie dans l'oubly, en la mesme sorte que cette espée estoit perdue & ensevelie au fond des eaues, & par ainsi qu'ils n'en parleroient plus. Mais nos Hurons qui sçavent bien dissimuler & qui tenoient bonne mine en cette action, estans de retour dans leur pays, tournèrent toute cette cérémonie en risée, & s'en mocquerent disans que toute la cholere des François avoit esté noyée en ceste espée, & que pour tuer un François on en seroit doresnavant quite pour une douzaine de castors, en quoy ils se trompoient bien fort, car ailleurs on ne pardonne pas si facilement, & eux-mesme y seront quelques jours trompez s'ils sont des mauvais, & que nous soyons les plus forts.» (Hist. du Canada, p. 236, 237.)

Mais aussi d'autre-part recognoissants les Sauvages gents sans raison, de peu d'accès, & faciles à s'estranger, & fort prompts à la vangeance: Que si on les presse d'en faire la justice, il n'y auroit nulle seureté pour ceux qui se disposeront de faire les descouvertures parmy eux. C'est pourquoy, le tout consideré, nous nous resolusmes de couller ceste affaire à l'amiable, & passer les choses doucement, laissant faire leur traicté198 en paix avec les commis & facteurs des Marchands, & autres qui en avoient la charge.

Or y avoit-il avec eux un appellé Estienne Brûlé, l'un de nos truchemens, qui s'estoit addonné avec eux depuis 8 ans, tant pour passer son temps, que pour voir le pays, & apprendre leur langue & façon de vivre, & est celuy que j'avois envoyé, & donné charge d'aller vers les Entouhonorons 199 à Carantoüan, 134/622affin d'amener avec luy les 500 hommes de guerre qu'ils avoient promis nous envoyer pour nous assister en la guerre où nous estions engagés contre leurs ennemis, & dont mention est faite au discours de mon précèdent livre200. J'appelle cet homme, sçavoir Estienne Brûlé, & communiquant avec luy, je luy demanday pourquoy il n'avoit pas amené le secours des 500 hommes, & la raison de son retardement, & qu'il ne m'en avoit donné advis, alors il m'en dist le subject, duquel il ne sera trouvé hors de propos d'en faire le récit, estans plus à plaindre qu'à blasmer, pour les infortunes qu'il receut en ceste commission.

Note 198: (retour)

Traicte.

Note 199: (retour)

Du côté des Entouhoronons, ou Tsonnontouans, mais au-delà.

Note 200: (retour)

Voir p. 35.

Il commança à me dire que depuis qu'il eut prins congé de moy pour aller faire son voyage, & executer sa commission, il se mit en chemin, avec les 12 Sauvages que je luy avois baillé lors pour le conduire, & luy faire escorte à cause des dangers qu'il avoit à passer, & tant cheminèrent qu'ils parvindrent jusques audit lieu de Carantoüan, qui ne fut pas sans courir fortune, d'autant qu'il leur falloit passer par les païs & terres des ennemis, & pour éviter quelque mauvais desseing, ils furent en cerchant leur chemin plus asseuré de passer par des bois, forests, & halliers espois & difficiles, & par des pallus marescageux, lieux & deserts fort affreux, & non fréquentés, le tout pour éviter le danger, & la rencontre des ennemis.

Et neantmoins ce grand soin ledit Brûlé, & ses compagnons sauvages en traversans une campagne ne laisserent de faire rencontre de quelques sauvages ennemis, retournans à leur village, lesquels furent surprins, & deffaicts par nosdicts 135/623sauvages, dont quatre des ennemis furent tués sur le champ, & deux prins prisonniers, que ledit Brûlé, & ses compagnons emmenèrent jusques audit lieu de Carantoüan, où ils furent reçeus des habitans dudit lieu, de bonne affection, & avec toute allegresse, & bonne chère, accompagnée de dances, & festins, dont ils ont accoustumé festoyer, & honorer, les estrangers.

Quelques jours se passèrent en ceste bonne réception, & après que ledit Brûlé leur eust dit sa légation, & fait entendre le subject de son voyage, les sauvages dudit lieu s'assemblerent en conseil, pour délibérer & resoudre sur l'envoi des 500 hommes de guerre, demandés par ledit Brûlé.

Le conseil tenu, & la resolution prise de les envoyer, ils donnèrent charge de les assembler, préparer, & armer, pour partir & venir nous joindre, & trouver où nous estions campez devant le fort & village de nos ennemis, qui n'estoit qu'à 3 petites journées de Carantoüan, ledit village muny de plus de 800 hommes de guerre, bien fortifié à la façon de ceux cydessus specifiez, qui ont de hautes & puissantes pallissades, bien liées & joinctes ensemble, & leur logement de pareille façon.

Ceste resolution ainsi prinse par les habitants dudict Carantoüan, d'envoyer les 500 hommes, lesquels furent fort long-temps à s'aprester, encores qu'ils fussent pressés par ledit Brûlé de s'advancer, leur representant que s'ils tardoient d'avantage, ils ne nous trouveroient plus audict lieu, comme de faict ils ny peurent arriver que deux jours après nostre partement dudict lieu, que nous fusmes contraincts 136/624d'abandonner, pour estre trop foibles & fatiquez par l'injure du temps. Ce qui donna subject audict Brûlé, & le secours desdicts cinq cents hommes qu'il nous amenoit, de se retirer, & retourner sur leurs pas vers leur village de Carantoüan, où estans de retour, ledit Brûlé fut contrainct de demeurer & passer le reste de l'Automne, & tout l'Hyver, en attendant compagnie, & escorte, pour s'en retourner, & en attendant ceste opportunité, il s'employe à découvrir le païs, visiter les nations voisines, & terres dudict lieu, & se pourmenant le long d'une riviere qui se descharge du costé de la Floride, où il y a forces nations qui sont puissantes & belliqueuses, qui ont des guerres les unes contre les autres. Le pays y est fort tempéré, où il y a grand nombre d'animaux, & chasse de gibier, mais pour parvenir & courir ces contrées, il faut bien avoir de la patience pour les difficultez qu'il y a à passer par la pluspart de ses deserts.

Et continuant son chemin le long de ladicte riviere jusques à la Mer, par des isles, & les terres proches d'icelles, qui sont habitées de plusieurs nations, & en grand nombre de peuples Sauvages, qui sont neantmoins de bon naturel, aymant fort la nation Françoise sur toutes les autres: Mais quant à ceux qui cognoissent les Flamans, ils se plaignent fort d'eux, parce qu'ils les traictent trop rudement, entr'autres choses qu'il a remarqué est, que l'hyver y est assez tempéré, & y nege fort rarement, mesme lors qu'il y nege elle n'y est pas de la hauteur d'un pied, & incontinent fondue sur la terre.

Et après qu'il eut couru le païs & découvert ce qui estoit à 137/625remarquer, il retourna au village de Carantoüan, afin de trouver quelque compagnie pour s'en retourner vers nous en nostre habitation: Et après quelque sejour audit Carantoüan, 5 ou 6 des Sauvages prirent revolution de faire le voyage avec ledict Brûlé, & sur leur chemin firent rencontre d'un grand nombre de leurs ennemis, qui chargèrent ledict Brûlé, & ses compagnons, si vivement, qu'ils les firent escarter, & separer les uns des autres, de telle façon qu'ils ne se peurent r'allier, mesme ledict Brûlé qui avoit fait bande à part, sur l'esperance de se sauver, & s'écarta tellement des autres, qu'il ne peut plus se remettre, ny trouver chemin & adresse, pour faire sa retraite en quelque part que ce fust, & ainsi demeura errant par les bois, & forests, durant quelques jours sans manger, & presque desesperé de sa vie, estant pressé de la faim: En fin rencontra fortuitement un petit sentier, qu'il se resolut suivre, quelque part qu'il allast, fut vers les ennemis, ou non, s'exposant plustost entre leurs mains sur l'esperance qu'il avoit en Dieu, que de mourir seul & ainsi miserable: d'ailleurs qu'il sçavoit parler leur langage, qui luy pourroit apporter quelque commodité.

Or n'eust-il pas cheminé longue espace, qu'il découvrit trois sauvages, chargés de poisson, qui se retiroient à leur village. Il se haste de courir après eux pour les joindre, & les approchant il commança les crier, comme est leur coustume, auquel cry ils se retournèrent, & sur quelque aprehension, & crainte, firent mine de s'enfuir, & laisser leur charge, mais ledit Brûlé parlant à eux les asseura, qui leur fist mettre bas 138/626leurs arcs & flèches, en signe de paix, comme aussi ledit Brûlé de sa part ses armes, encores qu'il fust assez foible & débile de soy-mesme, pour n'asoir mangé depuis trois ou quatre jours: Et à leur abort après leur avoir faict entendre sa fortune, & l'estat de sa misere en laquelle il estoit réduit, ils petunerent ensemble, comme ils ont accoustumé entr'eux, & ceux de leur fréquentation lors qu'ils se visitent.

Ils eurent comme une pitié & compassion de luy, luy offrant toute assistance, mesme le menèrent jusques à leur village, où ils le traicterent, & donnèrent à manger: mais aussi-tost les peuples dudit lieu en eurent advis, à sçavoir qu'un Adoresetoüy estoit arrivé, car ainsi appellent-ils les François, lequel nom vaut autant à dire, comme gents de fer, & vindrent à la foule en grand nombre voir ledit Brûlé, lequel ils prirent & menèrent en la cabanne de l'un des principaux chefs, où il fut interrogé, & luy fut demandé qu'il estoit, d'où il venoit, qu'elle occasion l'avoit poussé & amené en cedit lieu, & comme il s'estoit égaré, & outre s'il n'estoit pas de la nation des François qui leur faisoient la guerre: sur ce il leur fist responce qu'il estoit d'une autre nation meilleure, qui ne desiroient que d'avoir leur cognoissance, & amitié, ce qu'ils ne voulurent croire, ains se jetterent sur luy, & luy arrachèrent les ongles avec les dents, le bruslerent avec des tisons ardens, & luy arrachèrent la barbe poil à poil, néant-moins contre la volonté du chef. Et en cet accessoire l'un des sauvages advisa un Agnus Dei, qu'il avoit pendu au col, quoy voyant, demanda qu'il avoit ainsi pendu à son col, & 139/627le voullut prendre & arracher, mais ledict Brûlé luy dit (d'une parolle assurée) si tu le prends & me fais mourir, tu verras que tout incontinent après tu mouras subitement, & tous ceux de ta maison, dont il ne fit pas estat, ains continuant sa mauvaise volonté, s'efforçoit de prendre l'Agnus Dei, & le luy arracher, & tous ensemble disposés à le faire mourir, & auparavant luy faire souffrir plusieurs douleurs & tourments par eux ordinairement exercés sur leurs ennemis. Mais Dieu qui luy faisant grâce ne le voullust permetre, ains par sa providence fist que le Ciel, qui de serain & beau qu'il estoit, se changea subitement en obscurité, & chargé de grosses & espoisses nuées, se terminèrent en tonnerres & esclairs si viollents, & continus, que c'estoit chose estrange, & épouvantable, & donnèrent ces orages un tel épouvantement aux Sauvages, pour ne leur estre commun, mesme n'en avoir jamais entendu de pareil, ce qui leur fist divertir, & oublier, leur mauvaise volonté qu'ils avoient à l'encontre dudit Brûlé, leur prisonnier, & le laissans l'abandonnèrent, sans toutesfois le deslier, n'osans l'approcher: Qui donna subject au patient de leur user de douces parolles, les appellant & leur remonstrant le mal qu'ils luy faisoient sans cause, leur faisans entendre combien nostre Dieu estoit courroucé contr'eux pour l'avoir ainsi maltraicté.

Lors le Cappitaine s'approcha dudit Brûlé, le deslia, & le mena en sa maison, où il luy cura & medicamenta ses playes, cela faict, il ne se faisoit plus de danses, & festins, ou resjouyssances, que ledict Brûlé ne fust appellé, & après avoir 140/628esté quelque temps avec ces Sauvages, il print resolution de se retirer en nos quartiers vers nostre habitation.

Et prenans congé d'eux, il leur promist de les mettre d'accord avec les François, & leurs ennemis, & leur faire jurer amitié les uns envers les autres, & qu'à ceste fin il retourneroit vers eux le plustost qu'il pourroit, & luy partant d'avec eux ils le conduirent jusques à quatre journées de leur village, & de là s'en vint en la contrée & village des Atinouaentans201, où j'avois des-ja esté, & là demeura ledit Brûlé quelque temps, puis reprenant chemin vers nous, il passa par la Mer douce, & navigea sur les costes d'icelle quelques dix journées du costé du Nort, où aussi j'avois passe allant à la guerre, & eust ledict Brûlé passe plus outre pour découvrir les terres de ces lieux comme je luy avois donné charge, n'eust esté qu'un bruict de leur guerre qui se preparoit entr'eux, reservant ce desseing à une autre fois, ce qu'il me promist de continuer, & effectuer dans peu de temps, avec la grâce de Dieu, & de m'y conduire pour en avoir plus ample & particulière cognoissance: Et après qu'il m'en eust faict le récit, je luy donnay esperance que l'on recognoistroit ses services, & l'encouragay de continuer ceste bonne volonté jusques à nostre retour, où nous aurions moyen de plus en plus à faire chose dont il recevroit du contentement. Voila en fin tout le discours & récit de son voyage, depuis qu'il partit d'avec moy 202 pour aller ausdites 141/629descouvertures, ce qui me donna du contentement, sur l'esperance de mieux parvenir par ce moyen à la continuation & advancement d'icelle.

Note 201: (retour)

Cette orthographe montre que l'auteur, dans la première partie de cette relation, n'avait pas écrit Atigouautans, mais Atignoantans.

Note 202: (retour)

Il était parti, pour son ambassade, le 8 septembre 1615.

Et à cet effect print congé de moy pour s'en retourner avec les peuples Sauvages, dont il avoit cognoissance & affinité par luy acquise en ses voyages & descouvertures, le priant de les continuer jusques à l'année prochaine que je retournerois avec bon nombre d'hommes, tant pour le recognoistre de ses labeurs, que pour assister les sauvages, ses amis, en leurs guerres, comme par le passé.

Et reprenant le fil de mon discours premier, faut noter qu'en mes derniers & précédents voyages & descouvertures, j'avois passé par plusieurs & diverses nations 203 de Sauvages non cogneus aux François, ny à ceux de nostre habitation, avec lesquels j'avois fait alliance, & juré amitié avec eux, à la charge qu'ils viendroient faire traicte avec nous, & que je les assisterois en leurs guerres: car il faut croire qu'il n'y a une seulle nation qui vive en paix, que la nation neutre, & suivant leur promesse vindrent de plusieurs nations de peuples Sauvages nouvellement descouvertes les uns pour traicte de leur pelletrie, les autres pour voir les François, & expérimenter quel traictement & réception on leur feroit, ce que voyant encouragea tout le monde, tant les François à leur faire bonne chère, & réception, les honorant de quelques gratifications & presents, que les facteurs des marchands leur donnèrent pour les contenter, qui fut à leur contentement, comme aussi 142/630d'autre-part tous lesdits Sauvages promirent à tous les François de venir, & vivre à l'advenir en amitié les uns & les autres, avec protestation chacun de se comporter avec une telle affection envers nous autres, qu'aurions sujet de nous louer d'eux, & au semblable que nous les assistassions de nostre pouvoir en leurs guerres.

Note 203: (retour)

Voir ci-dessus, pages 57-60.

La traicte ainsi faicte & parachevée, & les sauvages partis & congédiez, nous nous retirasmes & partismes des trois rivieres le 14 Juillet audict an, & le lendemain arrivasmes à Québec, lieu de nostre habitation, où les barques furent deschargées des marchandises qui avoient resté de ladicte traite, & mises dedans le magasin des Marchands qu'ils ont audit lieu.

Ce faict, le sieur du Pont s'en retourna à Tadoussac, avec les barques, afin de les faire charger & porter en laditte habitation les vivres, & choses necessaires pour la nourriture & entrenement de ceux qui y devoient hiverner & demeurer, & cepandant que les barques alloient & venoient pour apporter les vivres & autres commoditez necessaires pour l'entretien de ceux qui demeuroient à l'habitation, auquel lieu je me deliberay d'y demeurer pour quelques jours, affin de faire fortifier & reparer les choses necessaires pandant mon sejour.

Et lors de mon partement de laditte habitation, je pris congé des Pères Religieux, du sieur de la Mothe, & de tous autres qui demeuroient en icelle, sur l'esperance que je leur donnay de retourner, Dieu aydant, avec bon nombre de familles pour peupler ce pays. Je m'embarquay le 26 Juillet, & les Pères Pol 143/631& Pacifique qui y avoit hiverné trois ans, & l'autre Père un an & demy204 afin de faire rapport, tant de ce qu'ils avoient veu audit païs, que de ce qui s'y pouvoit faire: Nous partismes cedict jour de laditte habitation pour venir à Tadoussac faire nostre embarquement pour retourner en France, auquel lieu nous arrivasmes le lendemain, où nous trouvasmes nos vaisseaux prests à faire voile & nostre embarquement faict, nous partismes dudict lieu de Tadoussac pour venir en France le 30 du mois de Juillet 1618 & arrivasmes à Hondefleur le 28e jour d'Aoust, avec vent favorable, & contentement d'un chacun.

Note 204: (retour)

Le P. Paul Huet était venu l'année précédente, 1617, et le Frère Pacifique du Plessis en 1615. (Voir ci-dessus, pages 7, 108, 109.)



FIN.