The Project Gutenberg EBook of Contes, Nouvelles et Recits, by Jules Janin This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Contes, Nouvelles et Recits Author: Jules Janin Release Date: June 9, 2004 [EBook #12566] [Date last updated: September 27, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES, NOUVELLES ET RECITS *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. CONTES NOUVELLES ET RECITS PAR JULES JANIN DEUXIEME EDITION TOUT DE BON COEUR L'EPAGNEUL MAITRE D'ECOLE MLLE DE MALBOISSIERE MLLE DE LAUNAY ZEMIRE VERSAILLES LE POETE EN VOYAGE LA REINE MARGUERITE 1885 TOUT DE BON COEUR Il ne faut rien negliger, sitot que l'on exerce avec un certain zele la profession des belles-lettres. Tout sert, ou du moins tout peut servir. Qui dirait que, dans un vieux recueil de sermons en latin, sans date, mais qui sent son seizieme siecle d'une lieue, un dominicain sans nom a recueilli (_Sermones disciputi de tempore_) deux cent douze histoires dramatiques pour tous les dimanches et les principales fetes de l'annee? "J'ai appele ces sermons les _sermons du neophyte_, parce qu'il n'y a rien de magistral dans ces histoires innocentes, et que le premier ecolier venu les pourrait ecrire, et mieux inventer." Si bien que les jeunes predicateurs, quand ils voudront tenir leur auditoire attentif, n'auront qu'a puiser a pleines mains parmi ces contes dont la naivete fait tout le merite. Ceci dit, le dominicain entre en matiere, et, parmi ces historiettes, nous choisissons la presente histoire du diable et du bailli. Ce bailli etait le fleau d'une douzaine de malheureux villages du Jura, groupes autour d'un miserable chateau fort, ou la devastation, l'incendie et la guerre avaient laisse leur formidable empreinte. On respirait la tristesse en ces lieux desoles de longue date; si l'on eut cherche un domicile a l'aneantissement... le plus habile homme n'eut rien trouve de plus propice que cet amas de souffrances et d'ennuis. La nature meme, en ses beautes les plus charmantes, avait ete vaincue a force de tyrannie. En ce lieu desole, l'echo avait oublie le refrain des chansons; le bois sombre etait hante par des hotes silencieux; l'orfraie et le vautour etaient les seuls habitants de ces sapins du Nord dont on entendit les cris sauvages. Sur le bord des lacs depeuples, ce n'etaient que coassements. Le betail avait faim; l'abeille errante avait ete chassee, o misere! de sa ruche enfumee. Il n'y avait plus de sentiers dans les champs, plus de ponts sur les ruisseaux, plus un bac sur la riviere. Il y avait encore un moulin banal, mais pas un pain pour la fournee. On racontait cependant qu'autrefois les villageois cuisaient dans ce four leurs galettes de sarrasin, et, la veille des bonnes fetes, un peu de viande au fond d'un plat couvert; mais le plat s'etait brise. L'incendie et la peste avaient ete les seules distractions de ces maisons douloureuses. La milice avait emporte les forts, la fievre avait emporte les petits. Quelques vieux restaient pour maudire encore. A travers le cimetiere avaient passe l'hyene et le loup devorants. L'eglise etait vide, et la geole etait pleine. Autel brise, granges devastees; le cure etait mort de faim; la cloche, au loin, ne battait plus, faute d'une corde, avec laquelle le prevot, par economie, avait pendu les plus malheureux. C'etait la seule charite que ces pauvres gens pussent attendre. Ainsi, du Seigneur d'en haut et du seigneur d'en bas, pas une trace. En vain il est ecrit: "Pas de terre sans seigneur, et pas de ciel sans un Dieu!" C'etait vrai pourtant, Dieu n'etait plus la! Le marquis de Mondragon, le maitre absolu de cette seigneurie, etait absent; sa femme n'y venait plus, ses enfants n'y venaient pas. La honte et le deshonneur avaient precede cette ruine. Ah! rien que des lambeaux pour couvrir les vassaux de cet homme, et rien que des herbes pour les nourrir! Les sangsues avaient a peine laisse sur ces pauvres un peu de chair collee sur leurs os! Malheureux! ils avaient supporte si longtemps les gens de guerre, les gens d'affaires, les gens du roi, des princes du sang, des officiers de la couronne et des gentilshommes au service de Sa Majeste! autant d'oiseaux de proie et de rapine. A la fin, quand on les vit tout a fait reduits au neant, rois, princes et seigneurs, capitaines et marquis semblerent avoir oublie que ce petit coin de terre existat. C'etait une relache, et cette race, taillable et corveable a merci, eut peut-etre fini par retrouver l'esperance et quelques epis, si M. le marquis n'eut pas laisse M. son bailli dans son marquisat devaste. Ce bailli, avec un peu plus de courage, eut ete homme d'armes au compte de quelque ravageur de province. Il s'etait fait homme de loi, parce qu'il n'eut pas ose porter une torche ou toucher une epee. Il s'etait donne la tache unique, ayant droit de basse et haute justice a dix lieues a la ronde, et jugeant souverainement, de ne rien laisser dans les masures: pas un oeuf, pas un flocon de laine, un morceau de pain, une botte de paille. Il revenait de chaque expedition rapportant quelque chose et soupconnant ses paysans de cacher leur argent et leur betail. Quatre fois par an, ce bourreau entrait en campagne, et, sauve qui peut! Or, par un jour sombre et pluvieux de l'automne, au moment ou deja la bise et l'hiver s'avancent, M. le bailli des sires de Mondragon sortit du chateau, chaudement enveloppe sous le manteau d'un malheureux fermier qu'il avait envoye aux galeres. Deux serfs le suivaient, portant deux sacs vides. Il etait monte sur un cheval bien nourri d'avoine et de foin, de si belle avoine, que les chretiens de ceans en auraient fait leur pain de fiancailles. L'aspect de cet homme etait terrible. Il s'avancait cependant d'un pas reserve dans la solitude et le silence. Il comprenait que la haine etait a ses trousses et que la vengeance allait devant lui. Mais rien ne l'arretait dans ces expeditions supremes. Quand il eut depasse le cimetiere et l'eglise, au detour du chemin, il entra dans une lande aussi sterile que tout le reste, et dans un espace de vieux arbres qu'il fallait absolument franchir avant d'arriver dans les villages de la seigneurie. Peu a peu, ne rencontrant personne, il se sentait rassure, lorsque, d'un vieux chene dont la tete se perdait dans les cieux, il vit sortir un homme... ou tout au moins un fantome, qui posa sa main puissante sur la croupe du cheval. Le cheval en eprouva un soubresaut par tout son corps. Alors le cavalier, tournant la tete, osa contempler ce compagnon silencieux. C'etait moins un corps qu'une image, une ombre. On voyait briller dans sa face implacable deux yeux noirs, dont le blanc meme etait noir. Ca brillait, ca menacait, ca brulait. M. le bailli n'eut pas grand'peine a reconnaitre qu'il venait de rencontrer son grand'pere, le diable en personne, et celui-ci, d'une voix de l'autre monde: --Je sais ou tu vas, dit-il, et je vais de ce cote. Voyageons ensemble... Ils allerent donc, lorsqu'ils rencontrerent au carrefour de la foret (c'est incroyable et c'est vrai pourtant) un paysan trainant apres lui un porc qui revenait de la glandee. Il avait sauve ce porc par grand miracle et l'emmenait dans son logis, tremblant d'etre apercu par quelque assesseur du bailli. Certes, celui-ci n'eut pas mieux demande que d'enfouir la bete au fond d'un sac et de rentrer dans le chateau, pour se remettre en campagne le lendemain; mais le cheval obeissait a la main tenebreuse. En meme temps, le pourceau refusait d'aller plus loin et se debattait de toutes ses forces. --Que le diable t'emporte! s'ecria le paysan. A ces mots, le bailli, qui commencait a trembler fort, se sentit tout rassure. Car c'est l'usage entre les demons de l'autre monde et les demons de celui-ci, sitot que le diable a trouve sa proie, il faut necessairement qu'il l'accepte et s'en aille au loin chercher une autre aventure. Ainsi, vous rencontreriez Satan lui-meme et vous lui donneriez a emporter la premiere creature qui s'offrirait a ses yeux: --Tope la! dirait Satan. Alors il faudrait bien qu'il se contentat d'une poule noire, ou d'un mouton, moins encore, d'une grenouille au milieu du chemin. Ces sortes de pactes, cependant, ne lui deplaisent pas, parce que le hasard et Satan sont deux bons amis. Plus d'une fois il lui est arrive de rencontrer le vieux pere, ou la femme, ou le fils de ce meme compagnon, qui deja s'en croyait quitte a si bon compte. Helas! c'est l'histoire d'Iphigenie ou de la fille de Jephte! Donc, le bailli, de son petit oeil narquois, disait a cet oeil noir: --Puisqu'on te le donne, ami fantome, prends ta proie, et va-t'en loin d'ici. Eh bien, que tardes-tu? c'est le pacte, me voila delivre de tes griffes. A quoi l'homme noir repondit par un rire silencieux et de petites flammes bleues qui sortaient de sa bouche: --Oui, dit-il, je tiens ma proie, on me la donne, et je te quitte, a moins pourtant que ce bonhomme ne m'ait pas donne son porc de bon coeur. C'est le bon coeur qui fait le present, tu le sais bien. Il ne s'agit pas de donner de bouche, il faut que la volonte y soit tout entiere. Attendons! Comme il disait ces mots, le diable et le bailli virent accourir du milieu des feuillees une douzaine de charbonniers, qui, voyant le porc allant de leur cote, pousserent des cris de joie: --Ah! mon Dieu! disaient-ils, ami Jean, ou donc as-tu trouve tant de provende? Et les voila entourant la bete et son guide. Ils ne contenaient pas leur joie; ils dansaient en rond et chantaient: Ami pourceau! quelle fete et quel bonheur! Nous mangerons ton sang, nous mangerons ta chair! Nous ferons des saucisses, des boudins, des grillades; ta tete et tes pieds nous reposeront d'un long jeune! Et tous ils etaient si contents, si joyeux, qu'ils ne virent pas meme le bailli. Celui-ci poursuivit son chemin. --Tu le vois bien, lui disait son camarade, avec son mechant rire, ces paysans affames ne m'ont pas donne le pourceau de bon coeur. Le bailli baissa la tete en se demandant ou en voulait venir le prince des tenebres? Il savait que, de tous les logiciens de l'ecole d'Aristote, le diable etait le plus grand de tous. Pas un argument qu'il ne retorque, et pas un syllogisme dont il ne trouve a l'instant meme le defaut. Cependant ils arriverent a la porte d'une cabane, et sur le seuil ils trouverent une humble vieille qui filait sa quenouille en agitant de son pied lasse un petit berceau. L'enfant criait et gemissait; il appelait sa mere; il avait faim. La mere etait au loin qui ramassait des branches mortes, et l'enfant criait toujours: --Ah! maudit enfant, disait la vieille, que le diable t'emporte! Ici, le mechant bailli eut encore un certain espoir. La vieille etait si pauvre! un enfant de plus dans cette cabane etait une bouche de plus. Ce triste bailli s'imaginait que la corvee avait reduit ces hommes et ces femmes a n'etre plus que des betes sauvages dans les bois. On eut dit que son compere aux pieds fourchus partageait ses idees. Deja meme il tendait la main pour s'emparer de la frele epave, et c'en etait fait, le diable etait vaincu... Mais sitot que l'ombre eut touche le berceau, la vieille, aux bras vigoureux encore, emporta le petit enfant du cote de sa mere. Elle arrivait, celle-ci, chargee de ramee: Messire loup, n'ecoutez mie Mere tenchant, son fieu qui crie. --Arrive donc! ma fille, s'ecria la mere-grand. L'enfant t'appelle, il a soif, il a faim, et je ne puis que le bercer. La jeune mere, a l'instant meme, jetant son fardeau, decouvrit sa mamelle et le montra a l'enfant, qui se prit a sourire. --Ah! je te plains, dit le demon a son compagnon; tu vois que j'y mettais de la bonne volonte, mais tu ne saurais soutenir que la vieille m'ait donne son petit enfant de bonne grace. Allons, courage! et cherchons autre chose. Nous avons encore du chemin a faire avant d'arriver a tes besognes. Mais aussi je suis bien bon d'ecouter ces paroles en l'air; un vieux conte l'a dit avant moi. Et ils poursuivirent leur chemin. Plus ils marchaient, plus le ciel devenait sombre, et pourtant midi n'avait pas encore sonne. Ils allaient entre deux haies, le bailli songeant a sa destinee et cherchant quelque ruse en son arsenal, le demon marmottant une antienne, en derision; les deux porteurs de sacs, parfaitement indifferents a ce qui se passait autour d'eux, car leur infime condition les mettait a l'abri de la colere du prince des tenebres. On eut dit que la solitude etait agrandie et que le chemin s'allongeait de lui-meme. Il n'y avait rien de plus triste a voir que ces quatre monotones voyageurs. Il y eut cependant une eclaircie inattendue: une maison neuve et de gaie apparence. Elle etait batie en belles pierres et recouverte en tuiles avec des carreaux de vitre, tres rares en ce temps-la, qui resplendissaient au soleil. On eut dit que ce chef-d'oeuvre avait ete apporte, tout fait, dans la nuit, a l'exposition du soleil levant, sur le penchant de la colline. Une grande aisance, un ordre excellent presidaient a cette habitation. On entendait chanter le coq vigilant; les chiens jappaient; une belle vache a la mamelle remplie errait librement dans l'herbe epaisse; on entendait sur le toit roucouler les pigeons au col changeant; des canards barbotaient dans la mare, et le long du potager s'elevait la vigne en berceau. Le demon contempla sans envie une si grande abondance, et, se tournant vers le bailli stupefait: --M'est avis, maitre egorgeur, que voila un logis oublie dans tes procedures. Prends garde a toi, j'irai le dire a ton maitre, et sans nul doute il mettra a la porte un comptable si negligent que toi. Le bailli, cependant, ne savait que repondre. Il etait tout ensemble heureux d'avoir rencontre cette nouvelle mainmortable et honteux de n'avoir pas encore exploite cette fortune. Il en avait tant de convoitise, qu'un instant il oublia son compagnon. A la fin, et s'etant bien assure qu'il avait son cornet a ses cotes et du parchemin a la marque de monseigneur (c'etait un pot qui se brise, image parlante de la feodalite), il chercha quelque porte entr'ouverte, afin d'instrumenter contre un vassal assez hardi pour etre un peu mieux loge que son seigneur. Les portes etaient fermees, mais la fenetre etait ouverte, et du haut de son cheval M. le bailli put contempler tout a l'aise les crimes contenus dans cette honnete maison. Le premier crime etait une belle table en noyer, couverte d'une nappe blanche, et sur la nappe, o forfait! un pain blanc, et du sel blanc dans une saliere; un morceau de venaison sur un grand plat de riche etain, plus brillant que l'argent, annoncait un repas tel qu'on en faisait avant la croisade sous le roi saint Louis. Deux gobelets d'argent etaient remplis jusqu'au bord d'une liqueur vermeille. Un hanap cisele par un maitre, et de belles assiettes representant la reine et le roi de France ajoutaient leur splendeur a toutes ces richesses bourgeoises. L'ameublement n'etait pas indigne de tout le reste. Enfin, deux jeunes gens, la femme et le mari, dans tout l'eclat de la force et de la jeunesse, etaient assis, entoures de trois beaux enfants vetus comme des princes, et peu affames, sans nul doute, a les voir riant et jasant entre eux. Pendant que M. le bailli devorait des yeux ce repas qu'un ancien chevalier de la chevalerie errante eut trouve cuit a point, et comme il faisait deja l'inventaire de ces richesses suspectes, une grande et vive dispute s'eleva soudain entre la femme et le mari. Il semblait que celle-ci avait achete, sans le dire a celui-la, un collier d'or a la ville voisine, et le mari lui reprochait sa depense. Apres la premiere escarmouche, ils en vinrent bien vite aux gros mots, pour finir toujours par celui-la, si rempli de dangers pourtant: _Ma femme au diable!--Au diable mon mari!_ En ce moment, nous convenons que meme pour le diable la tentation etait grande, et que la proie etait belle. Une femme de vingt ans, un mari a peu pres du meme age. Emporter cela tout de suite representait une heureuse et diabolique journee. --Ami! qui t'arrete? disait le bailli a son camarade. Ou trouveras-tu deux plus belles ames et plus de larmes que dans les yeux de ces trois enfants? Prends ta part, j'ai la mienne, et quittons-nous bons amis. Donc, tout semblait perdu. Le bailli triomphait, la belle maison tremblait jusqu'en ses fondements. Les enfants pleuraient. Le pere et la mere etaient damnes... Mais au fond de leur ame ils s'aimaient trop pour etre ainsi brouilles si longtemps. --As-tu bien fait, ma mignonne! as-tu bien fait, s'ecriait le jeune homme au cou de sa femme, et suis-je un mecreant de t'avoir, pour si peu, grondee! Un brin d'or! te reprocher un brin d'or, quand je devrais te couvrir de diamants et de perles! --Non, non, s'ecriait la jeune epouse, avec de grosses larmes dans les yeux, c'est ma faute et non pas la tienne. Ou donc avais-je, en effet, si peu de coeur, que de depenser en vanites la dot de nos enfants? Alors, quittant le cou de son mari, elle baisait avec ardeur les deux petits garcons et la belle petite fille aux yeux bleus, les enfants ne sachant plus s'ils devaient rire ou pleurer. Et lorsque enfin ils eurent tous les cinq essuye ces douces larmes et retrouve leur sourire, ils poserent le petit collier sur la tete de la madone, en guise d'ex-voto, et tous les cinq agenouilles sous les yeux de la divine mere, ils reciterent, les mains jointes: _Nous vous saluons, Marie, pleine de graces!_ Ici le diable se sentit si touche, qu'une larme s'echappa de ses yeux et tomba sur sa joue. On entendit: _Pst!_ le bruit d'une goutte d'eau sur le fer brulant. Le bailli, lui, ne fut pas touche le moins du monde. Il sentit grandir sa furie, et pour toute chose il eut voulu revenir sur ses pas. Mais avec le diable il faut marcher toujours en avant. Il est la voix qui dit: _Marche! et marche!_ En vain voulez-vous faire halte en ce bel endroit du paysage enchante; _Marche! et marche!_ En vain la ville offre a vos yeux des beautes singulieres: _Marche! et marche!_ En vain le libertin demande un moment de repit pour quitter les mauvaises moeurs, et se marier a quelque innocente: _Allons! marche! et marche!_ Il y a meme des instants ou le traitre et le tyran feraient treve assez volontiers a leurs manoeuvres criminelles: _Marthe en avant! Tu as laisse passer le repentir; arrive, en boitant, le chatiment qui va te prendre!_ Ainsi l'ambitieux, quand il renonce a l'ambition, l'avare a l'argent, le soldat aux meurtres et le debauche a ses plaisirs d'un jour: _Marche! et marche!_ il faut obeir jusqu'a l'abime entr'ouvert. C'est la necessite. M. le bailli marchait donc. Toutefois, comme il etait ruse et passe maitre en diableries, lui aussi: --C'est mon droit, dit-il a son compagnon, d'aller en avant par le chemin que je choisirai. --C'est ton droit, reprit l'autre, incontestablement. Sur quoi le bailli, rassure, prit un petit sentier par la montagne. Or ce sentier allongeait le voyage d'une grande lieue, et le diable (on l'attrape assez facilement) eut quelque soupcon qu'il etait joue par le bailli. --Tu me tends un piege? dit-il. Jouons, comme on dit, _cartes sur table_, et que chacun de nous soit content. --Monseigneur, reprit le bailli, chacun son tour. Vous me teniez tout a l'heure, et maintenant c'est moi qui vous tiens. Maladroit! c'etait bien la peine de courir toute la contree et de me tendre ainsi tous ces pieges, pour tomber dans mon embuscade! Ou sommes-nous, en ce moment, mon camarade? Ne vois-tu pas que nous entrons dans le sentier qui mene au couvent de Sainte-Croix? Le couvent a disparu, c'est moi qui l'ai rase, et je me suis empare de tous ses domaines. Mais j'ai respecte le calvaire, eleve sur ces hauteurs le jour meme de la Passion, et dans ce calvaire sont contenues les reliques de saint Pierre martyr, de saint Eutrope, de saint Barthelemy, de sainte Catherine, vierge et martyre, et des dix mille crucifies. C'est la que je vous attends, messire demon, et nous verrons si vous osez me poursuivre a l'ombre de la croix. Qui fut contrarie de cette declaration? Ce fut Satan. Il s'en voulait d'avoir neglige ce formidable rempart que les saints avaient dresse de leurs mains pieuses sur la montagne. Il savait d'ailleurs la force et l'autorite de certaines reliques enfouies dans ce calvaire. Il s'en voulait enfin d'etre une dupe de ce bailli de la pire espece, et d'avoir rencontre plus fin que lui. C'etait sa bataille de Pavie: --Je prendrai ma revanche une autre fois, se dit-il en maugreant. Cependant, comme il ne voulait pas s'en aller les mains vides: --Je m'en vais chercher fortune ailleurs, dit-il au bailli, si du moins tu veux me donner ces deux vilains hommes qui marchent a ta suite... Est-ce dit? Est-ce fait? --Vous n'aurez pas ca de moi, reprit le bailli, en faisant craquer contre sa dent jaune un ongle aigu. Ces deux hommes sont necessaires a ma haute et basse justice. Celui-ci est le bourreau de nos domaines. Pas un mieux que lui ne s'entend a fustiger de verges sanglantes un rebelle, a fletrir d'un fer chaud marque de deux fleurs de lis un braconnier, a river la chaine au cou d'un forcat destine a ramer a perpetuite dans les galeres de Sa Majeste. Cet autre est le concierge de nos prisons et le parleur de nos sentences; il excelle a pendre un debiteur insolvable, et plus d'une fois il a fait rentrer de belles sommes dans nos coffres. De l'un et de l'autre il m'est impossible de me passer. Partez donc comme vous etes venu, les mains vides, et bonsoir, maitre demon. Ainsi parlant, la montagne etait deja gravie a moitie. Le diable allait partir, lorsqu'il s'avisa de se hausser sur ses ergots. --La, voyons, dit-il, avec un rire de mauvais presage, au moins promets-nous d'epargner quelqu'un de ces malheureux? --Pas un seul, reprit la bailli, ils m'ont cause trop d'ennui ce matin. --Epargne du moins, bailli de malheur, les habitants de la maison neuve! --Oh! pour ceux-la, leur compte est fait. J'aurai ce soir dans ma poche le collier d'or, et si tu repasses dans un mois d'ici, la ronce et le chaume rempliront tout cet espace. --Mais le petit enfant a la mamelle!... --Il payera le lait de sa mere! --Et le pourceau? --Mes acolytes et moi, nous le mangerons ce soir! --Enfin, ni pardon ni pitie? --Ni pitie ni par... Ici, l'epouvante arrete la voix du bailli dans sa gorge... Il regarde, il ne voit plus le calvaire! En vain son regard interroge et fouille en tous sens... la croix sainte qui devait le proteger est abattue. --Oui-da, reprit Satan, tu cherches en vain ta force et ton appui. Les malheureux que tu as faits ont abattu le calvaire. A force de misere, ils ont cesse d'esperer et de croire. Insense! voila les ruines que la malice et ta lachete devaient prevoir. Ces desesperes se sont venges sur les reliques des martyrs, et maintenant c'est toi qui seras chatie des profanations de tous ces malheureux. A cette revelation dont il comprenait toute la justice, le bailli tomba de son cheval, et le cheval, soulage de son double fardeau, l'homme et la main du diable, repartit au galop en faisant une telle petarade, avec tant de soleils, de bombes, de fusees et d'artifices, qu'elle eut suffi a solenniser la fete du plus grand roi de l'univers. Voyant l'homme ecrase sous la honte et la peur, Satan le releva doucement, comme eut fait un tendre pere pour son fils unique, et tous les quatre ils descendirent la pente assez douce qui conduisait aux divers villages de cette abominable seigneurie. Ils frolerent les premieres maisons, sans entendre autre chose que des gemissements et des larmes, mais pas encore une malediction. Ces gens avaient peur et tremblaient de tous leurs membres. Le malade arretait son souffle et l'enfant brisait son jouet; la femme, epouvantee, allait se cacher dans quelque fente, et les chiens oubliaient d'aboyer. Mais enfin, quand ils eurent ainsi parcouru toute une rue, on entendit sortir de ces chaumieres en debris des murmures, des cris, des plaintes, des maledictions, la malediction unanime allant sans cesse et grandissant toujours. Au second village, voisin du premier, la colere avait remplace la plainte, et ces malheureux criaient: --Arriere le brigand qui m'a vole mon fils! mort au scelerat qui fit perir mon pere sous le baton! Voila le monstre impitoyable! Et les enfants de jeter des cailloux et des pierres a ce fauteur d'incendie. --Rends-nous le pain, disaient les femmes! Rends-nous l'honneur, disaient les hommes! rends-nous les lits et les berceaux! Regarde, la faim nous mine, et nos mains defaillantes ne pourraient plus tenir les outils que tu nous as voles. A ce bruit immense, ou les dents grincaient, ou les yeux flamboyaient, ou de ces poitrines haves et dessechees sortaient des sons rauques et des sifflements pleins de fievre, accouraient villageois et villageoises, et de leur doigt vengeur, designant cet homme impie, ils criaient tous: --Au diable! au diable! au diable! Et l'echo repetait: --Au diable! au diable! Alors Satan, d'une voix qui remplit la plaine et le mont: --Camarade! il etait convenu que je n'accepterais qu'un present fait de bonne grace et tout d'une voix, sans que pas un des donataires y trouvat a redire. Eh bien, que t'en semble? et que dis-tu de cette unanime malediction? Pour le coup, tu es a moi, bien a moi. Pas un qui te reclame ou te pardonne. Et, prenant le bailli par les deux epaules, il le suspendit a un chene qui n'avait pas moins de soixante pieds de hauteur. Toute la contree applaudit a cet acte de vengeance! Helas! a defaut de justice, on se venge, et voila pourquoi il faut etre juste avant tout. Cet homme etant disparu de ce domaine, on vit peu a peu reparaitre en ces lieux devastes l'ordre et la paix. L'eglise fut rebatie, et, de nouveau, la cloche appela les fideles a la priere; ils obeirent a l'appel sacre, justement parce qu'ils avaient cesse d'etre miserables. Les femmes furent les premieres a quitter leurs haillons pour des habits simples et de bon gout. Les hommes revinrent a la charrue, a la herse, a tous les instruments qui font vivre et rejouissent l'humanite. Le pourceau, sauve par miracle, eut une progeniture abondante. Le petit enfant grandit et devint un grand justicier, chef d'un parlement dont la voix etait souveraine. On ne s'etonna guere, lorsque, un matin, le vieux chateau fut eventre, dont les materiaux servirent a faire un aqueduc, un pont, une chaussee. Enfin vous avez devine que le nouveau seigneur etait justement le jeune homme de la maison neuve. Ils avaient commence par renoncer a leur droit de potence, a leur droit de galeres et de gibet. Ils avaient fait de la potence une indication pour guider les voyageurs dans la foret. Nous avons encore a raconter une aventure, et tout sera dit: le jour ou disparut le bailli, les anciens du village qui avaient garde leur sang-froid avaient tres bien vu que Satan, de sa main pleine d'eclairs, avait grave on ne sait quoi sur la branche la plus haute du vieux chene. Le vieux chene mourut de vieillesse, et les bucherons, en le depouillant de sa couronne, y trouverent ce mot memorable, ecrit en traits de feu: JUSTICE! L'EPAGNEUL MAITRE D'ECOLE I Dans un canton de l'Arabie heureuse appele le Ludistan regnaient et gouvernaient, au temps des feeries, le bon roi Lysis et la reine Lysida. C'etaient deux bonnes gens, sans reproches et sans peur, qui se laissaient conduire assez volontiers, le roi par son ministre Atrobolin, la reine par sa dame d'honneur Moustelle; Moustelle, il est vrai, appartenait aux premieres maisons de Ludistan. C'etait un jour d'ete; la reine et le roi, qui ne s'amusaient pas tous les matins dans le parc de leur chateau, se plaisaient souvent apres leur dejeuner, compose d'une simple tasse de cafe au lait, a echapper, comme on disait alors, aux ennuis de la grandeur. Donc, sitot que leurs salons furent deserts, et voyant que les ambitieux les laissaient en repos jusqu'au lendemain, le roi Lysis et la reine Lysida, longeant la grande allee de maronniers qui traversait le parc et ne s'arretait qu'a la petite grille, ouvrirent en toute hate la poterne et la refermerent, tant ils avaient peur d'etre arretes par quelque urgente affaire de la dame d'honneur ou du premier ministre. _A demain les affaires serieuses!_ telle etait la devise de ce bon prince. Apres lui, elle a servi a beaucoup d'autres qui ne s'en sont pas trop mal trouves. Donc les voila, le roi et la reine tres joyeux, qui foulent d'un pied leger la vaste prairie; au bout de la prairie il y avait un beau rivage eclaire d'un soleil radieux, puis enfin la Mediterranee eclatante, ou, tout au moins, de quelque nom qu'on l'appelle, un immense Ocean dont pas un mortel n'avait franchi les dernieres limites. Les plus hardis navigateurs envoyes par l'Academie des sciences de ce beau royaume etaient revenus de leur aventure epouvantes des abimes, des precipices, des rochers funestes qui les avaient arretes apres cinq ou six mois d'une heureuse navigation. "Messieurs les academiciens, s'ecriaient ces hardis voyageurs, nous n'avons rencontre la-bas que l'abime et le chaos, la foudre et le neant, des montagnes a perte de vue et le cri des animaux feroces; l'ours blanc et l'ours noir son camarade ne sont que jeux d'enfants compares a ces geants d'un monde inconnu." Ceci dit, nos voyageurs etaient decores par le roi Lysis, et l'Academie ouvrait son sein a ces nouveaux Christophe Colomb. La reine et le roi avaient donc cesse depuis longtemps d'envoyer la-bas des flottes inutiles, et, prenant leur parti en gens sages, ils se contentaient de contempler le vaste espace, du sommet de la roche Noire, ainsi nommee parce que ce rocher terrible etait couvert incessamment d'une blanche ecume. En etudiant la geographie, il vous sera facile de vous convaincre des gentillesses, des gaietes et des non-sens de MM. les geographes. Ils s'amusent volontiers de ces chiquenaudes donnees au sens commun. La reine et le roi s'etaient a peine assis a leur place accoutumee, a peine le roi avait dit a la reine: "Il fait beau temps, Madame!" a peine la reine avait dit au roi: "Oui, Sire!" un nuage epais s'etendit soudain sur le ciel radieux; le flot grondant vint se briser contre la roche Noire; on n'entendit au loin que la bataille des elements furieux; "Si j'avais su, dit la reine, j'aurais pris mon tartan du mois de decembre.--Si j'avais pu me douter de telle averse, dit le roi, a coup sur j'aurais apporte mon parapluie!" Heureusement la roche, en ce lieu, formait une cavite, la plus charmante du monde pour des tetes couronnees. Les patres eux-memes, par ces mauvais temps subits, ne sont pas faches de rencontrer ces remparts naturels contre la pluie et le vent de bise. "Attendons une eclaircie et nous regagnerons le chateau, disait la reine en grelottant." [Illustration: Barque ou berceau?] Cependant tout au loin il leur sembla qu'une barque legere, abaissant au vent, allait d'une vague a l'autre et s'approchait du rivage en louvoyant. "Sire, disait la reine au roi, voyez-vous ce berceau qui flotte?--Oui-da, reprit le roi, ce n'est pas un berceau, c'est une barque, et pour peu que Votre Majeste daigne y preter sa royale attention, elle aura bientot reconnu le pilote au gouvernail et cette voile empourpree ou le vent souffle a perdre haleine!" A ce bon mot qu'il avait trouve sans le chercher, le roi Lysis daigna sourire. Ils ressemblent en ceci au reste des humains, les rois d'esprit, rien ne les amuse autant que leurs propres bons mots. Apres une pose: "Sire, dit la reine, avec votre permission, j'insiste et je dis que cette barque est un berceau; je vois des couvertures brodees, un petit oreiller garni de dentelle, une menotte d'enfant qui tient un hochet de cristal.--Et moi, ma reine, avec votre permission, je vois le bateau, la voile et le pilote au gouvernail." Comme elles allaient se disputer, Leurs Majestes virent aborder au pied de la roche, et cette fois ils furent d'accord, un bateau qui etait en meme temps un berceau, un berceau qui etait tout ensemble un bateau. Au meme instant, le soleil sortit du nuage, et tout se calma dans cette immensite; ce fut un veritable enchantement. Il faut pourtant que vous sachiez que le roi Lysis et la reine Lysida comptaient plusieurs points noirs dans leur tres heureuse vie, et leur premier chagrin etait de n'avoir pas d'enfants. Pas d'enfants, rien n'est plus triste! Il est vrai que bien des peres de famille, sitot que leur fillette est maussade ou que leur garcon est entete, pour peu qu'ils aient mis au monde un gourmand, un paresseux, un menteur, un porteur d'oreilles d'ane: "Mon Dieu! mon Dieu! disent-ils, que les _peres_ qui n'ont pas d'enfants sont heureux!" Et voila comme, ici-bas, les hommes et les femmes ne sont jamais contents. La reine et le roi eurent bientot quitte leur roche et gagne le rivage; et pensez s'ils furent heureux, quand ils decouvrirent dans ce berceau un beau petit garcon de trois ou quatre ans qui leur tendit les bras. Tout d'abord, la reine s'empara du petit naufrage pendant que le roi, qui tenait a ses idees, s'ecriait: "Je savais bien que c'etait un bateau, car voici le pilote!" Or, le pilote etait un epagneul rare et charmant; sa queue etait orange, et de ce beau panache il se servait comme un nautonnier de voile et de gouvernail. Sa robe etait blanche et noire, il portait a son front une etoile. Enfin, que vous dirai-je? il n'y avait rien de plus joli que cet epagneul venu de si loin, dans un attirail si nouveau. "A moi l'enfant! disait la reine.--A moi le bateau!" disait le roi. Et voila comme ils rentrerent, tout joyeux et les mains pleines, en ce chateau dont ils etaient sortis les mains vides. Il faut vous dire aussi que l'epagneul, tres fatigue, s'etait endormi sur l'oreiller du jeune enfant. "C'est un peu lourd, disait le roi, mais je suis trop content de ma trouvaille pour deranger ce bel epagneul." II Quand le ministre et la dame d'honneur apprirent les evenements de la matinee, et qu'ils se virent exposes a cette formidable concurrence d'un joli chien et d'un bel enfant, ils pousserent de grands cris; mais le roi les fit taire en les menacant des _Petites Affiches_, ou se rencontraient, en ce temps-la, tant de grands ministres et d'excellentes dames d'honneur. L'enfant fut appele d'un nom arabe qui signifie "arrache des flots". Quant au chien, on l'appela d'un nom francais qui veut dire "le bon pilote". Enfin la reine et le roi s'occupaient nuit et jour de l'un et de l'autre, a tel point, qu'on disait qu'ils perdaient le boire et le manger. Cette incessante preoccupation aurait tres bien pu nuire a la gloire, a l'honneur du roi Lysis. Comme il laissait a ses ennemis beaucoup trop du loisir, il advint qu'une nuit du mois de decembre on entendit un grand bruit dans le chateau; c'etaient les ennemis du roi Lysis qui s'introduisaient dans la citadelle. Mais (rendons-lui son vrai nom) le sage Azor, reveillant doucement son jeune maitre, lui mit entre les mains une trompette achetee a la foire du Ludistan, et l'enfant, sur cette trompette, essaya, d'un souffle ingenu, l'air nouveau de _Malbroug s'en va-t-en guerre_. Bien qu'il fut assis en ce moment sur les marches du trone, nous ne voulons pas flatter le petit Noemi (rendons-lui aussi son nom): il etait un tres chetif musicien; il ecorchait de la belle sorte le fameux air _Malbroug s'en va-t-en guerre_, et les courtisans les plus subtils se bouchaient les oreilles aux premiers cris de la rauque trompette. Eh bien, voila justement ce qui sauva le trone de Lysis et de Lysida; les ennemis qui s'etaient empares du chateau, voyant que pas un n'accourait a leur rencontre, s'etonnerent et s'inquieterent. "Il faut vraiment, disait le general ennemi, que l'on me tende un piege; halte-la!" Mais quand il entendit la trompette invisible et la chanson _Malbroug s'en va-t-en guerre_, il cria: "Sauve qui peut!" Voila comment, par la presence d'esprit d'un si bon chien et par une trompette en fer-blanc dont on ne voudrait pas a la foire de Saint-Cloud, fut delivre le chateau de Lysis-Lysida. Le lendemain de cette nuit terrible, accourut le peuple enthousiaste en criant: Vive la reine et vive le roi! "En ai-je assez battus!" disait Lysis. "En avons-nous assez malmenes?" disait Lysida. Le ministre et la dame d'honneur avaient leur part dans cette gloire improvisee, et pas un mot de l'epagneul Azor, pas un mot du petit Noemi et de sa trompette. En ce temps-la, les peuples etaient bien ingrats! Quand ils se virent si peu recompenses, Azor et Noemi, s'ils avaient eu des ames moins vaillantes, auraient desespere de l'avenir; mais le bel Azor: "J'avais tort, se dit-il, de negliger l'education de mon eleve, il sera peut-etre un jour quelque grand prince, et je veux lui enseigner l'art de la guerre." Au meme instant, l'epagneul ceignit son grand sabre, et, mettant un fusil chassepot entre les mains du petit joueur de trompette: "Une, deux, trois! portez armes! presentez armes!" Azor accomplissait et surtout il enseignait tous ces beaux mouvements beaucoup mieux qu'un sergent de la garde nationale. Il savait jusqu'aux mots: _En joue_, et _Feu!_ toute la gamme militaire. Enfin rien ne l'etonnait: une mine, une contre-mine, une barricade. Il excellait a planter un drapeau gris de lin (c'etait la couleur du drapeau du Ludistan) sur les tourelles les plus elevees; il entrait par la breche et defiait les canons les mieux rayes. Avec cela, modeste un peu plus qu'il ne convient a des victorieux. Quoi d'etonnant? il avait appris la modestie a l'ecole d'un jeune lievre qui tirait un coup de pistolet, et qui respirait l'odeur de la poudre avec autant de bonheur que la suave odeur du thym ou du serpolet. [Illustration: Malbroug s'en va-t-en guerre.] Ce brave Azor menait de front l'utile et l'agreable; en meme temps qu'il enseignait l'exercice a son eleve, il lui montrait comment on plait aux dames; il relevait le mouchoir de celle-ci, il presentait ses gants a celle-la. Il sautait pour le roi, pour la reine, et parfois pour le ministre. Il flattait le riche, et voila le miracle: il epargnait le pauvre! Enfin, docile a ces exemples, Noemi plaisait a tout le monde. Aussi bien la reine et le roi ne tarissaient pas sur les louanges de leur fils adoptif: "Il a tout devine, disaient-ils; sans maitre, il apprend toutes choses; a la chasse on ne sait pas comment il s'y prend, mais jamais il ne revient bredouille." Ils ne se doutaient pas, ces bons princes, que l'epagneul faisait lever tout ce gibier sur les pas de son cher Noemi. "Et maintenant, se disait maitre Azor, il ne manque a mon disciple que d'etre un menager de son propre bien, et il le menait dans le domaine des fourmis.--Je veux aussi qu'il soit un habile artiste," et de bonne heure il l'eveillait pour qu'il entendit le tireli joyeux de l'alouette matinale. Il faisait de toutes les creatures de ce bas monde autant de maitres excellents pour l'enfant de son adoption: le cygne enseignait a nager au petit Lysis, le corbeau a prevoir la pluie et le beau temps.--"Je veux aussi qu'il apprenne a respecter les vieilles gens, disait le bon epagneul; il sera complet si jamais il se montre aussi bon qu'il est habile et courageux." Justement, passait dans le sentier qui revient de la foret, une humble vieille aux cheveux tout blancs, aux mains tremblantes. Elle portait, sur son epaule voutee, un lourd fardeau d'epines qu'elle avait ramassa, brin a brin, dans la foret, et d'un pas chancelant elle regagnait sa cabane. Helas! il y avait encore bien loin de ce lieu au desert habite par la vieille; elle etait harassee, elle s'avouait vaincue. "Ah! malheureuse, je n'irai pas plus loin, disait-elle, et comment se chauffera ma petite Rachel!" En ce moment passa le jeune homme suivi de son fidele Azor. Noemi etait mecontent, il avait fait mauvaise chasse et s'en revenait les mains vides. Ce fut pourquoi sans doute il continua son chemin sans regarder la vieille et son fardeau. Mais celle-ci: "Mon enfant, dit-elle (elle disait cela d'un ton severe), il est mal a vous de ne pas faire au moins quelque attention a une malheureuse femme qui pourrait etre votre aieule; avez-vous donc le coeur assez dur pour m'abandonner au milieu du chemin, en proie a tant de misere, et ne m'aiderez-vous point a porter mon fardeau?..." Il faisait la sourde oreille, il avait froid, il avait faim et n'etait pas touche du froid et de la faim de cette infortunee. Azor, disons mieux, Mentor, voulant donner cette lecon de bonte a son eleve, poussait de son mieux le fagot d'epines et deja son museau etait tout en sang... "Mauvais coeur, disait la vieille, il n'a pas honte de recevoir de son chien cette lecon d'humanite!" La lecon ne fut pas perdue, et Noemi, revenant sur ses pas, chargea le fagot sur ses epaules: "Allons, vous le voulez!" dit-il a la vieille; elle marcha la premiere, il la suivit sans remarquer les epines et les ronces qui tantot rayaient son front et tantot menacaient ses yeux. Oh! miracle excellent de la charite! plus il marchait, plus le fardeau semblait leger a ses jeunes epaules; de cet amas de chardons et d'epines sortait une suave odeur de menthe et de violette des champs; il s'enivrait de sa bonne action. Une bonne action est une feerie, elle embellit toute chose. "C'est la, dit la vieille, en s'arretant sur un seuil silencieux.--Quoi, deja!" reprit le jeune homme. Au meme instant la porte s'ouvrit, et l'on vit apparaitre une charmante enfant vetue a la facon des princesses d'Asie. "Avouez, disait la vieille en rangeant son fagot pres de la cheminee, que vous n'etes pas fache d'etre venu en aide a cette enfant de la fille que j'ai perdue? Elle est toute ma joie, et pour que rien ne lui manque, volontiers je demanderais l'aumone." En meme temps, d'un souffle encore vigoureux, elle soufflait sur la flamme eteinte, et le bois petillait en mille etincelles: "Mon jeune maitre, attendez, disait la vieille, et vous aurez des chataignes dans un verre de lait chaud." Ils firent a eux quatre, en comptant ce digne Azor, le meilleur repas qu'ils eussent fait de leur vie. Et quand ils se separerent, ils se promirent de se revoir sous le chaume en hiver, sur le bord des epis dores, au mois de juin. Le lendemain de cette heureuse journee, le roi Lysis, la reine Lysida, le jeune homme et le caniche se promenaient sur le rivage ou murmuraient doucement ces flots d'azur. La vieille en ce moment vint a passer tenant par la main sa petite fille a demi rougissante; elles firent de leur mieux, l'une et l'autre, un salut a Leurs Majestes; puis, la vieille ayant complimente la reine et le roi de leur enfant: "Ce n'est pas tout a fait notre enfant, dit la reine.--Et c'est bien dommage, reprit la vieille.--Il sera roi quelque jour par notre adoption, repliqua Lysis, mais que de choses il faut qu'il sache avant ce temps-la!--Majeste, reprit la vieille, il sait les arts de la guerre et de la paix; il sait mieux encore, il sait respecter la vieillesse et secourir le malheur; il est sage avec les vieillards, il est gai avec les enfants, n'est-ce pas, mignonne?" Et la fillette, interdite, repondit en flattant le superbe Azor de sa belle main de princesse et d'enfant. [Illustration: Le fagot d'epines.] Quelques annees plus tard Noemi, devenu un grand et beau jeune homme, epousa la belle jeune fille. Et apres d'autres annees, le roi Lysis, la reine Lysida s'etant endormis dans la paix derniere, Noemi devint roi de leur royaume. Et les jours de son long regne furent pour tous des jours de bonheur... MADEMOISELLE LAURETTE DE MALBOISSIERE Il y avait, au siecle passe, en l'an de grace 1762, une jeune fille de bonne mine, de belle et bonne maison, Mlle Laurette de Malboissiere. Encore enfant, son esprit brillait d'une grace ingenue et deja savante. Elle apprit de bonne heure le grec et le latin; a quinze ans, l'espagnol et l'italien n'avaient plus de secrets pour elle; elle lisait Shakspeare en anglais et Klopstock en allemand. Trois fois par semaine arrivait le maitre de mathematiques et le maitre a danser, le menuet et les equations allant de compagnie. Elle ecrivait en vers, elle ecrivait en prose. Au Tasse elle empruntait son Armide; a l'Arioste son Angelique et son Roland. L'une des premieres, elle eut l'honneur d'etudier les premiers tomes de l'_Histoire naturelle_ de M. de Buffon, _genie egal a la nature_, disait la statue elevee au jardin du Roi, par l'ordre de Louis XVI. Ainsi se passait la journee, et, le soir venu, la jeune demoiselle allait tour a tour, a la Comedie italienne, au Theatre-Francais; et le lendemain des grandes soirees, c'etait merveille d'entendre ce jeune esprit raconter a sa jeune cousine la comedie ou la tragedie nouvelle: "J'etais hier, dit Laurette, a la Comedie italienne, ou j'ai vu la petite Camille jouer le role de mere dans _Arlequin perdu et retrouve_." Encore aujourd'hui, dans le vieux chateau, non loin de Mantes la Jolie, vous retrouveriez la trace et le souvenir de Laurette: "Il pleut, tout notre monde est a la maison; les hommes jouent au billard, les dames lisent dans le premier salon, et moi, je suis restee dans le second, a lire et a vous ecrire. Ce chateau est beau; le jardin, surtout, est delicieux. Il y a des eaux magnifiques et de tres belles promenades. Les appartements, quoique simples, sont fort nobles. J'ai une petite chambre dont les fenetres donnent sur le parc. Elle est separee de celle de ma mere par une antichambre et un cabinet. Je m'amuse assez ici; nous nous promenons beaucoup. Je me leve quelquefois a six heures, et je vais reveiller mon pere, qui loge dans le jardin, dans le corps de logis des bains, pour me promener avec lui. Cela dure jusqu'a huit heures; ou bien, quand je me suis fatiguee la veille, je me coiffe, je m'habille, je travaille jusqu'a une heure et demie. Nous dinons a deux heures; je reste quelque temps au salon, puis je me retire dans ma chambre jusqu'a l'heure de la promenade, qui a lieu ordinairement a six heures jusqu'a neuf. Nous soupons a dix heures. Telle est ma vie." Ainsi disaient nos grands-peres, sur le bord de l'abime. On ne parle, en ces lieux paisibles, que de ballets, de comedies et d'operas nouveaux. Mme de la Popeliniere a chante, sur le theatre de Passy, le role d'Orphee (il ne s'agit pas encore du chevalier Gluck), en presence de la duchesse de Choiseul, de la duchesse de Grammont, du comte de la Marche et de l'ambassadeur d'Espagne. On a siffle une comedie de Palissot, l'auteur des _Philosophes_, et la chute honteuse de Palissot a fait plaisir a tout le monde. Voici, cependant, un grand evenement entre deux representations des comediens d'Italie, _enfants du fard et de l'oisivete_: "Les Anglais bombardent Calais (17 juin 1762)." Certes, c'est la ce qui s'appelle une grosse aventure... Eh bien, en ce temps-la, Calais bombarde par les Anglais arrachait tout au plus cette humble reflexion a la jeune Laurette: "On ne croit pas que cela leur serve a grand'chose." Et la voila, sur la meme page, racontant l'heureuse aventure arrivee a Mme de Beauffremont, lorsqu'elle eut la fantaisie de visiter le chateau de Bellevue: "Elle y fut promener, jeudi, avec Mme de Montalembert. Le roi y arriva quelque temps apres elles et reconnut la livree de Mme de Beauffremont. "Est-ce que la princesse est ici?--Oui, Sire.--Et avec qui est-elle?--Avec Mme de Montalembert.--Leur a-t-on fait voir tous les appartements?--Oui, Sire.--Sont-elles entrees dans les jardins? ont-elles mange de mes cerises?--Pas encore, Sire; on attendait Votre Majeste.--Je vais donc me depecher bien vite, pour qu'elles puissent en manger a leur tour." Quand il eut mange, il dit a M. de Champcenetz, qui est gouverneur de Bellevue: "Allez bien vite chercher ces dames." Et, pour les laisser libres, il alla a Babioles, une petite maison aupres de la, appartenant a M. de Champcenetz. N'est-ce pas la une action de bon prince? Que j'eusse ete contente, si j'avais ete la lorsqu'il est arrive; je l'aurais vu, ainsi que ces dames, de bien pres, et sans qu'il m'apercut." Tout cela est tres joli, sans doute; mais ce qui gate un peu ce gouter royal, ce sont les Anglais qui bombardent Calais. Huit jours plus tard, un autre evenement tres considerable signale la Russie a l'attention publique... En quatre en cinq lignes, la jeune Laurette a raconte cette immense catastrophe: "Eh bien, ma belle petite, l'imperatrice de Russie me semble prendre son parti sans balancer longtemps. Son mari, dit-on, voulait la repudier, on pretend meme lui faire trancher la tete, de plus etablir le lutheranisme dans ses Etats; mais elle l'a prevenu, l'a fait enfermer lui-meme, et s'est fait declarer czarine." En revanche, on vous dira tout au long comment un bal public vient de s'etablir sur la pelouse de la Muette, en concurrence avec le fameux bal de Vincennes. Ce bal de la Muette est charmant; on y danse, on s'y promene, on y va le dimanche. Un peu plus tard, ce lieu de fetes aura nom le _Ranelagh_; aujourd'hui, le Ranelagh est une suite de petits palais entre deux jardins: Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupes... C'est la chanson de Mme de Pompadour. Encore une nouvelle importante: "On jouait hier _Tancrede_ et _le Legs_ a la Comedie francaise, et le duc de Bedford etait dans une loge. Or, le duc de Bedford venait justement traiter pour la paix." A peine si les plus graves evenements tiennent autant de place, en cette histoire ecrite sous l'emotion du moment, qu'un serin qui s'envole, un chien perdu, ou la mort d'un singe favori. Evidemment, toutes les choses serieuses etaient au second plan. Tout le monde ignore ou semble ignorer la menace et le danger de l'heure presente. Ces vastes famines, ces miseres sans nom, ces faillites d'argent et d'honneur, Laurette n'en sait rien. Elle vous dira plus volontiers les sept eglogues de Virgile qu'un seul des episodes sanglants de la guerre de Sept ans. Innocence est le mot tres inattendu de cette idylle en plein dix-huitieme siecle. On s'apercoit a chaque instant que Laurette habite assez loin de la cour. Elle n'en sait que les histoires les plus decentes; pas un des hommes sages et pas une des honnetes femmes qui l'entourent n'oseraient lui parler des scandales de Versailles. Ses livres favoris se composent des histoires d'Angleterre, de l'_Histoire des abeilles_, et des _Idylles_ de Gossner, traduites par Diderot qui ne s'en vante guere. Un beau jour, quoiqu'un lui prete _Gil Blas_, et cette enfant, qui lisait Tacite a livre ouvert, ne comprit pas grand'chose au roman de Le Sage. Elle ne vit pas que, dans son _Gil Blas_, Le Sage avait represente le caprice et le courant de la vie humaine, et que le lecteur, a chaque page, pouvait s'ecrier: Je reconnais mes propres aventure! On etait alors aux dernieres heures de Mme de Pompadour. A la meme heure (et c'est tant mieux pour elle), notre innocente etait occupee egalement de son serin, de son singe et de Mme de Pompadour: "Mon serin est mort tout couvert d'abces. Brunet, mon singe, allait beaucoup mieux. Il me faisait toutes sortes de caresses. Le voila mort, en meme temps que Mme de Pompadour." Elle aimait les livres. C'est le plus beau gout du monde. Il n'est pas de passion plus charmante. Elle en parlait a merveille: "J'ai achete ce matin trente volumes latins et grecs de la bibliotheque des jesuites." Nouveau motif d'etonnement de rencontrer cette jeune fille attentive a tant de choses: "Aujourd'hui, dit-elle, apres avoir lu Locke et Spinosa, fait mon theme espagnol et ma version latine, j'ai pris ma lecon de mathematiques et ma lecon de danse. A cinq heures, est arrive mon petit maitre de dessin, qui est reste avec moi une heure un quart. Apres son depart, j'ai lu douze chapitres d'Epictete en grec, et la derniere partie du _Timon d'Athenes_, de Shakspeare..." Le reste de la soiree appartenait au theatre. On donnait _Heraclide_ et _le Cocher suppose_, et, fouette, cocher! on rentre au logis, on soupe; et voici le menu de ce repas simple et frugal: "Une bonne et franche soupe a la paysanne, sans jus, sans coulis, avec de la laitue, des poireaux et de l'oseille; un petit bouilli de bonne mine, du beurre frais, des raves, des cotelettes bien cuites, sans sauce, une poularde rotie excellente, une salade delicieuse, une tourte de pigeons, une de frangipane, et des petits pois accommodes a la bourgeoise: voila tous les plats qui parurent sur la table. Au dessert, nous eumes du fromage a la creme, des echaudes, des confitures, des bonbons et des abricots seches, et, pour que la fin couronnat l'oeuvre, on nous servit du cafe que j'avais fait moi-meme." Le lendemain, elle achete encore un beau Dante en maroquin a la vente des Jesuites. Le meme jour, elle va visiter, au Louvre, l'atelier de Drouais le fils: "Nous y avons vu le portrait de Mme de Pompadour, qui est reellement une tres belle chose. Elle travaille sur un petit metier; son attitude est tres noble; sa robe est de perse garnie en dentelles de la plus grande beaute. Son petit chien cherche a monter sur son metier." A la campagne, Laurette habite une belle chambre, et la description de son appartement, entre deux tourelles, sera la bienvenue,--apres le recit de son diner: "Je suis dans une grande et assez belle chambre; mon lit est cramoisi brode en noeuds blancs; sur ma tapisserie sont des chars, des gens montes dessus, des chevaux pomponnes, des curieux aux fenetres. J'ai, pour meubles, une commode, une cheminee, une chaise longue, autrefois de damas bleu et blanc, six chaises en tapisserie, deux fauteuils, un crucifix, le portrait du pere et de la mere de notre chatelain. J'ai vue sur l'eau et sur le parc; mais mon cabinet de toilette est delicieux. Il a deux fenetres etroites, dont l'une est au nord, et donne sur la partie la plus large du fosse et sur un paysage charmant. Il est meuble en indienne, bleu et blanc, a une cheminee et une petite glace. C'est la que couche ma gouvernante, Mlle Jaillie." Lorsqu'il fallait se mettre au niveau des bonnes gens de la campagne et partager leurs amusements, la belle Laurette etait la premiere a les encourager: "Il y avait eu, le matin, dans notre village, un mariage auquel nous avions assiste; et, le soir, toute la noce etait venue danser au chateau. La mariee n'est point jolie; elle n'a que de belles dents et vingt-deux ans. Le marie est fort laid aussi, trente-cinq ans, et n'est point de ce village-ci. J'ai presque toujours danse avec lui, et mon cousin avec son epouse. Ils viennent encore ici aujourd'hui pour faire le lendemain." Et, pendant que cette aimable enfant s'amuse avec tant de belle grace innocente, deja la mort s'avance. Elle souffre, elle est malade; elle eprouve un je ne sais quoi qui est semblable a l'ennui. Sa jeune amie et confidente, helas! la voila qui se marie. Un jeune homme, un certain Lucenax, son cousin, au coeur tendre, a l'esprit frivole, a delaisse la charmante Laurette. Il aime ailleurs. Il va, il vient; on lui pardonne: "Zest! le voila qui s'echappe encore!" Elle pleure, elle rit, elle oublie. Peu a peu, cela devait etre, au fond de ces rires on entend le sanglot. L'enfant deja n'est plus qu'une fille serieuse, obeissant aux tristesses d'alentour. A peine elle a dix-neuf ans, qu'elle dirait volontiers, comme autrefois Valentine de Milan: "Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien!" C'est qu'en effet la voila tout simplement qui se meurt. Il n'y a rien de plus triste et de plus doux que les derniers jours de l'aimable Laurette. Elle met en ordre toutes choses, et puis elle dit: "Je voudrais voir M. Tronchin." C'etait le medecin a la mode. Il se rendit chez Laurette, et cet homme lasse de tout, le temoin de tous les desespoirs silencieux, de toutes les douleurs muettes, et des plus terribles agonies que contenaient ces temps de desordre et de doute, comme il dut etre etonne et charme de cette enfant resignee et calme et regardant la mort sans palir! Toutefois, malgre notre juste et sincere admiration pour cette aimable demoiselle, il nous semble, en fin de compte, qu'elle eut laisse pour les jeunes filles d'aujourd'hui un plus heureux et plus utile exemple, avec moins de zele a des etudes trop nombreuses pour etre toutes salutaires, avec plus de modestie et de reserve au milieu des vains bruits de ce monde, emporte par les grands orages. Peut-etre on admirerait un peu moins Mlle de Malboissiere; on l'aimerait davantage. Son portrait serait d'un moins vif eclat sans doute, et y gagnerait en grace, en charme, en candeur. MADEMOISELLE DE LAUNAY OU LA FILLE PAUVRE I La ville d'Evreux, en Normandie, est une des grandes et antiques cites de la province. Elle compte, au nombre de ses eveques, des hommes illustres a tous les titres du talent, de la naissance et de la vertu. Grace a leur exemple, a leurs enseignements, la foi de l'Evangile est restee en toute sa purete a l'ombre austere de ses cloitres, de ses chapelles, de cette eglise cathedrale qui soutiendrait fierement la comparaison avec la cathedrale meme de la ville de Rouen, la capitale. Au temps ou va se passer notre histoire, une des abbayes de la ville d'Evreux, l'abbaye de Saint-Sauveur, avait pour abbesse une dame illustre, Mme de La Rochefoucauld, la propre niece de ce rare et grand esprit, M. le duc de La Rochefoucauld, l'auteur des _Maximes_, et de cet autre duc de La Rochefoucauld, l'ami du roi, qui, pendant quarante ans de sa vie, avait assiste au botte et au debotte de Sa Majeste, qu'elle allat a la chasse, ou qu'elle en revint, et toujours Sa Majeste avait rencontre ses regards attristes si le roi etait triste, et joyeux s'il daignait sourire. En ce moment, le grand siecle est acheve; le roi et son digne ami, accables de la meme vieillesse et sous le poids du meme ennui, assistent silencieux aux derniers jours du grand regne; ils en ont contemple toutes les merveilles, ils en subissent maintenant toutes les douleurs: une ruine immense, une gloire evanouie, un deuil sans cesse et sans fin de ces jeunes princes et de ces belles princesses, doux enfants dont les voix fraiches avaient peine a reveiller ces echos endormis. Et maintenant tout se tait dans ce Versailles des repentirs, des remords et des tombeaux. Un soir d'hiver, quand le jour tout a coup tombe, au seuil de la sainte abbaye ou Mme de La Rochefoucauld etait un exemple austere des plus grandes vertus, une pauvre femme, a pied et venant de loin, s'etait assise sur un banc de pierre et se reposait d'une grande course. Elle etait jeune encore, et l'on voyait qu'elle avait ete fort belle; mais la peine et l'abandon, la pauvrete, dont le joug est si dur, avaient laisse sur ce beau visage une empreinte ineffacable. Evidemment cette humble femme etait au bout de ses forces et ne pouvait aller plus loin. Elle tenait de ses mains nues et pressait sur son coeur resigne une enfant pale et frele, une petite fille affamee et dont les grands yeux, brillant du triste eclat de la fievre, imploraient a travers la porte fermee une protection invisible. Apres un instant d'attente, et sans que la mere, ici presente, eut ose faire un appel a cette charitable maison, la porte s'ouvrit comme par miracle, et deux soeurs du Saint-Sauveur vinrent a la femme abandonnee, et, l'encourageant de la voix et du geste, celle-ci prit l'enfant dans ses bras, celle-la conduisit la mere au refectoire, ou se reunissaient toutes les soeurs pour le repas du soir. La salle etait tiede et bien close; au coin du feu petillant dans l'atre etait le fauteuil de Mme l'abbesse. On y fit asseoir la pauvre voyageuse; empressees autour de cette misere touchante, les bonnes soeurs lui prodiguerent tous les services; elles laverent ses pieds ensanglantes sur les paves du chemin; elles presenterent a cette abandonnee la coupe ou buvait Mme de La Rochefoucauld elle-meme, et pendant que la douce couleur revenait a cette joue ou tant de larmes avaient coule, la petite fille, debarrassee enfin de ses haillons, se rejouissait dans des linges blancs et chauds. Prenez et mangez! Puis la mere et l'enfant furent conduites a l'infirmerie, et s'endormirent paisibles dans un lit, dont elles etaient privees depuis huit jours. Le lendemain, a leur reveil, leur premier regard rencontra les yeux tendres et serieux tout ensemble de cette illustre dame de La Rochefoucauld. De sa voix, faite aussi bien pour la priere que pour le commandement, elle encouragea la mere a lui raconter par quelle suite de miseres elle etait arrivee a ce denuement si triste et si complet. La mere alors repondit qu'elle avait epouse naguere un gentilhomme, un pauvre Irlandais de la catholique Irlande, qui l'avait emmenee avec lui dans une cabane ou, pendant quatre annees, ils avaient eu grand'peine a vivre. Il y avait deux ans deja que la petite fille etait au monde, et Dieu sait qu'ils avaient grand espoir de l'elever; mais la famine avait envahi toute la contree, et la peste avait emporte le mari; les hommes du fisc etaient venus qui avaient vendu la cabane et le champ de ble; puis la charite publique, disons mieux, la prudence irlandaise, habile a se defaire des pauvres gens sans soutien, les avait embarquees sur une barque de pecheur qui les avait jetees a la cote, et voila comment elle etait venue en tendant la main jusqu'a ce lieu d'asile, ou elle esperait trouver quelque emploi dans la domesticite de l'abbaye, et chaque jour un verre de lait chaud pour son enfant. A ce recit, tout rempli de courage et de resignation, les dames de Saint-Sauveur repondirent qu'elles emploieraient la mere a la lingerie et qu'elles adopteraient la jeune enfant. Mais la mere etait morte apres une lutte desesperee de quinze mois contre le mal qui l'envahissait, elle mourut en benissant ses bienfaitrices et leur recommandant son enfant. La jeune fille avait grandi dans l'intervalle, et le bien-etre et l'amitie de tant de bonnes meres adoptives avaient affermi sa sante chancelante. Elle etait devenue assez jolie et toute mignonne; elle etait un veritable jouet pour les jeunes novices, dont elle remplacait la poupee. Elle etait tout le long du jour admiree et choyee; on obeissait a ses moindres fantaisies, et sa plus legere parole etait comptee. "Ah! disaient les bonnes dames, qu'elle a de grace et qu'elle a d'esprit! Elle est charmante;" et c'est a qui redoublerait de tendresse. Seule, Mme l'abbesse etait reservee avec cette enfant. Elle disait que toutes ces louanges auraient bientot gate le meilleur naturel; que mieux eut valu munir cette orpheline contre les embuches et les pieges du dehors; qu'elle aurait bientot sa vie a conduire et son pain de chaque jour a gagner... Mais c'etaient la de vaines paroles; le couvent n'avait pas d'autre enjouement et s'en donnait a coeur joie. Et plus l'enfant grandissait, plus grandes etaient les tendresses; ces dames se disputaient le bonheur de lui apprendre a lire, a ecrire, et les belles histoires qu'elle lisait dans Royaumont, tout rempli des plus belles images. Quelques-unes de ces dames, plus savantes, enseignaient a ce jeune esprit, celle-ci la geographie, et celle-la les premieres notions des mathematiques. Des veuves retirees du monde, et qui n'acceptaient du cloitre que le silence et la solitude, attendant l'heure ou leur deuil se changerait en grande parure, avaient soin de chanter a ta jeune recluse une suite d'elegies et de chansonnettes galantes, avec accompagnement de theorbe ou de clavecin. Pensez donc si elle en etait toute joyeuse, et si ces belles chansons se gravaient facilement dans ce jeune cerveau. Les deux vraies meres de la jeune Elisa (c'etait son nom) s'appelaient Mmes de Gien. Elles s'etaient chargees tout particulierement de cette enfant devenue une grande fille, et comme elles seraient mortes de chagrin a la seule idee de s'en separer, elles se firent nommer au prieure de Saint-Louis, situe dans un faubourg de la ville de Rouen, sur les hauteurs. Mme de Gien l'ainee, etant abbesse, eut sa soeur pour coadjutrice, et l'une et l'autre, ayant pris conge de Mme de La Rochefoucauld, elles emmenerent avec elles la jeune Elisa, qui devint une espece de souveraine en ce prieure, qui etait pauvre et menacait ruine de toute part. Mais ces dames avaient obtenu de leur famille une pension qui leur permettait de garder avec elles leur fille adoptive. Elles l'aimaient, en effet, comme une mere aime son enfant; elle, de son cote, les entourait de mille tendresses. Elle etait leur lectrice et leur secretaire; elle devint leur conseil. Les livres etant chers et rares, ces dames ouvrirent une ecole, et la jeune Elisa tint leur ecole, ou venaient plusieurs fillettes assez grandes, qui se lierent d'amitie avec leur institutrice. Une entre autres, Mlle de Silly, agreable et bien faite, un bon esprit, un bon coeur, une vraie et sincere Normande, eblouie et charmee a son tour par la jeune Elisa, en fit comme sa soeur ainee. Elles s'eprirent l'une pour l'autre d'une amitie tres grande, et se firent le serment de ne plus se quitter: "Non, jamais de separation. Nous vivrons ensemble." Et justement Mlle de Silly fut prise d'un mal affreux en ce temps-la. Une jeune fille y laissait tres souvent la vie et presque toujours sa beaute. Ce mal, qui repandait la terreur, etait presque sans remede, et Mlle de Silly, lorsqu'au bout de quarante jours elle sentit disparaitre enfin cette contagion qui avait eloigne de sa jeunesse toutes ses compagnes, trouvant la petite Elisa qui se tenait a son chevet comme un ange gardien: "Tu vois bien, lui dit-elle, que j'avais raison de t'aimer: tu m'as sauve la vie! Et comme Elisa lui voulait apporter un miroir:--Non, non, pas encore, attendons; je dois etre affreuse!" et quelques larmes vinrent mouiller ses beaux yeux couverts encore du nuage... Elle ne fut pas defiguree; elle revint a la beaute comme elle etait revenue a la vie, et sa reconnaissance en redoubla pour cette amie qui l'avait sauvee. Mme de Silly la mere accourut aussitot que sa fille fut hors de danger, et ne put guere se refuser a inviter la jeune Elisa d'accompagner sa fille au chateau de Silly. C'etait une vieille maison batie en S, l'usage etant alors de donner aux chateaux normands la forme de la premiere lettre du nom de la terre: ainsi la Meilleraie representait une M dans la disposition de ses batiments; mais la veritable distinction du chateau de Silly, c'est qu'il etait place au beau milieu de la vallee d'Auge, ou tout fleurit, jusqu'aux epines. Au printemps, en ete, aux derniers jours de l'automne, on n'entend que ruisseaux murmurant, oiseaux chantant, legers bruissements sous le souffle invisible. Une fillette hors de son couvent, toute rayonnante de jeunesse et d'esperance, est naturellement heureuse en ce vaste jardin, et volontiers elle oublie, o l'ingrate! le couvent et ses meres adoptives. Tel etait l'enivrement de la jeune Elisa, lorsqu'au bras de son amie elle entrait dans cette maison, triste au dedans, c'est vrai, mais au dehors toute charmante. M. de Silly le pere etait un vieillard morose; on ne l'entendait guere, on le voyait fort peu, il comprenait que sa mort etait proche, et, resigne comme un vieux soldat, il se preparait a mourir en chretien. Beaucoup plus jeune, et tres agissante encore, Mme de Silly s'inquietait avec moderation des tristesses de son mari, non plus que des dangers recents de sa fille, en proie a la petite verole. Elle etait, comme toutes les meres de ces temps antiques, passionnee pour la gloire et pour le nom de leur maison; toute leur tendresse et toute leur ambition se reportaient sans cesse et sans fin sur leur fils, heritier et continuateur du nom, de la fortune et de l'autorite des aieux. C'etait l'habitude et la loi du monde feodal: tout revenait au fils aine; il etait tout, le cadet n'etait rien, il s'appelait M. le chevalier, et passait une vie obscure en un coin du chateau de son pere, heureux de promener dans les jardins paternels le neveu qui devait le desheriter tout a fait. Quant aux filles, elles etaient encore moins comptees que les cadets; on les mettait au couvent, moyennant une petite dot, et les voila disparues a jamais. Ainsi Mlle de Silly, dans la maison de ses peres, etait une etrangere autant que la jeune Elisa; mais l'habitude et la resignation, ajoutez la jeunesse, ont de grands privileges! Elles se contentent a si peu de frais! l'horizon le plus prochain, elles ne vont pas au dela. Le lendemain, voila le reve des jeunes filles; aujourd'hui, demain, rien de plus, pourvu qu'aujourd'hui et demain le jardin soit en fleur. Donc ces deux jeunesses, livrees a elles-memes, lisaient les chers poetes de la jeunesse, a commencer par La Fontaine; elles s'enivraient des tragedies de Racine; elles savaient par coeur l'_Athalie_ et l'_Esther_. Parfois le vieux Corneille et parfois Moliere etaient invoques de ces deux ingenues; le plus souvent elles se racontaient de belles histoires qu'elles avaient inventees. Mais leur curiosite la plus vive et la causerie intarissable, c'etait le retour du comte de Silly, le fils unique et l'unique heritier, dans le chateau de ses peres, disons mieux, dans son chateau. Le comte de Silly remplissait de son souvenir jusqu'au dernier recoin de ces demeures; ses chiens hurlaient dans le chenil; ses bois etaient remplis de gibier; ses paysans regardaient chaque matin de quel cote le maitre et seigneur allait venir; son banc restait vide a l'eglise. Il etait partout; le plus petit enfant du village eut raconte au passant la gloire et le nom du jeune seigneur. Il etait capitaine a seize ans, colonel quatre ans plus tard. Il avait fait toutes les guerres malheureuses des dernieres annees de Louis XIV, toujours vaincu et se relevant toujours. A la bataille d'Hochstedt, ou il s'etait battu comme un heros, le comte de Silly avait ete fait prisonnier par les Anglais, qui l'avaient emmene dans leur ile, ou ses blessures et surtout le regret de la patrie absente eurent bientot reduit le jeune homme a desesperer de la vie. Une dame, une amie qu'il avait a la cour, s'etait inquietee enfin de ses destinees, et, grace a son intervention, le jeune homme allait revenir, prisonnier sur sa parole. On l'attendait de jour en jour, les deux jeunes filles non moins impatientes que la marquise de Silly, sa mere. Il revint enfin au milieu de la joie universelle, et la jeune Elisa, avertie a l'avance, reconnut du premier coup d'oeil le parfait cavalier dont elle avait entendu parler si souvent. C'etait un jeune homme aux yeux noirs et pleins de feu, de bonne mine et de taille haute, a la tournure militaire, a la demarche un peu grave et le front pensif. Il avait beaucoup vieilli en peu de temps; rien ne vieillit un militaire comme une guerre malheureuse. Celui-la, nous l'avons dit, etait venu a la mauvaise heure, apres M. de Turenne, apres les grandes victoires, les villes conquises, les batailles gagnees, les _Te Deum_ et les drapeaux que le victorieux va suspendre aux voutes sacrees de l'hotel royal des Invalides. "Monsieur le marechal, on n'est plus heureux a notre age," disait Louis XIV a l'un de ses generaux vaincus... Louis XIV et le marechal de Villeroi en parlaient bien a leur aise; ils avaient la gloire ancienne en consolation de la defaite presente; mais les jeunes gens, les nouveaux-nes, appeles les derniers a la gloire, ou donc etait leur consolation de n'arriver qu'a la defaite? En ces tristes pensees vivait depuis longtemps le comte de Silly. Il avait beau payer de sa personne, etre au premier rang des combattants, pousser le soldat aux ennemis, appeler de toute sa voix la victoire a son aide... il y avait toujours un moment ou il fallait ceder, reculer, repasser le fosse, incendier la ville assiegee et sortir la nuit aux petillements de ces clartes funebres. Que disons-nous? et ce moment funeste ou le plus vaillant rend son epee, et ces longs sentiers par lesquels il faut passer, conduit par la cohorte ennemie; et ces femmes, ces enfants, ces vieillards, parmi les victorieux, qui disent, vous designant d'un doigt meprisant: Voila des vaincus, des prisonniers! C'etaient la des angoisses insupportables, et M. de Silly, porteur d'une epee qui ne lui appartenait plus, rentra chez lui triste, abattu, la tete courbee, imposant silence aux cris de joie. Il baisa la main de sa mere sans mot dire, et dans les bras de son pere il pleura. Le pere aussi pleurait la gloire passee; il avait, par pitie pour son fils, detacha de sa poitrine sa croix de Saint-Louis. Ce retour, qu'elles s'etaient figure superbe et triomphant, avait frappe de stupeur les deux jeunes filles, et, chose encore plus etrange (elles etaient a peu pres du meme age, de la meme taille, et les traits de Mlle de Silly avaient un peu grossi), le jeune colonel prit Elisa pour sa soeur, et sa soeur pour l'etrangere. Il embrassa tendrement la premiere, il salua poliment la seconde, et ne voyant pas que celle-ci rougissait, que celle-la restait interdite, il s'enferma dans un cabinet plein de livres, ou il se tenait chaque jour, triste et silencieux, lisant les guerres de Thucydide, les _Commentaires_ de Cesar ou les livres de Polybe. Il etudiait aussi les grands capitaines; a chaque bataille gagnee il poussait un profond soupir. C'est ainsi qu'il menait une vie austere et serieuse au milieu de ses livres, cherchant la solitude, le visage couvert d'une sombre tristesse. Etonnees et bientot fachees de son indifference, les deux jeunes filles en murmurerent chacune de son cote; bientot celle-ci fit a celle-la la confidence que si son frere ne l'avait pas reconnue, elle, de son cote, avait grand'peine a reconnaitre son frere dans ce beau tenebreux. "Quand il a quitte, disait-elle avec un gros soupir, la maison paternelle, il etait tout ce qu'il y a de plus alerte et de plus joyeux; il ne parlait que de batailles et de victoires; il ecrivait des sonnets et des chansons; il aimait la chasse, et, le dimanche, il dansait sous l'orme avec les villageoises. Si parfois le violoneux du pays manquait a la fete, eh bien, M. mon frere envoyait chercher son violon et nous faisait danser. En ce temps-la, il portait de beaux habits brodes, les cheveux boucles; il n'avait pas de moustache; en revanche, une plume a son chapeau rappelait le blanc panache de la bataille d'Ivry. On n'entendait que sa voix dans la maison, que ses appels dans les bois... On m'a change mon frere! Il ressemble a quelque Anglais puritain du temps de Cromwell. On viendrait me dire qu'il s'est fait huguenot, je ne m'en etonnerais point." Tels etaient les discours de Mlle de Silly a sa jeune camarade, et celle-ci, opinant du bonnet, ne songeait guere a prendre en main la defense de ce beau cavalier, dont la conduite lui semblait veritablement plutot d'un rustre et d'un mal eleve que d'un porteur d'epee et d'un gentilhomme. Or ces deux jeunes personnes, qui se croyaient bien seules, se faisaient leurs confidences, assises sur les marches d'un pont rustique a l'extremite du parc, au murmure de l'eau transparente, et celle-ci, non plus que celle-la, etait loin de se douter que le jeune homme ecoutait malgre lui leur conversation sous l'arche du pont ou il s'etait arrete pour voir l'eau couler, ce qui est le signe d'un vrai penchant a la reverie. A la fin, quand elles eurent bien debite toutes leurs censures, elles s'en revinrent au logis en se tenant par la taille, et l'on voyait a leur attitude que la conversation interrompue avait repris de plus belle. --Ah! se disait M. de Silly, quand on est battu quelque part, on l'est partout, et le jour que voici m'apporte une defaite de plus. Cependant, a l'heure du souper, il entra d'un visage plus riant que d'habitude, et quand il eut salue son pere et sa mere, il fit une belle reverence aux jeunes dames. Le repas fut gai; le vieux seigneur etait dans ses bons moments, et comme il etait grand amateur de proverbes, il en lacha deux ou trois coup sur coup au grand contentement des convives. --Vous riez, disait-il, vous feriez mieux d'etre un peu serieux. Le proverbe est l'echo de la sagesse des nations. --Monseigneur, repartit le comte de Silly, cette sagesse des nations se trompe assez souvent, j'en suis fache pour elle. Encore aujourd'hui, elle en fait de belles avec moi, la sagesse des nations! Il est ecrit: _A bon entendeur salut..._ J'ai entendu d'etranges choses sur mon compte, et qui sortaient cependant de charmantes bouches. Oui-da, je suis un rustre, un manant, un aveugle, un mal eleve, que dis-je? un huguenot! Et puis si mal vetu, si mal poli et triste a l'avenant. A chaque mot qu'il disait, pensez donc si la confusion des jeunes filles etait grande, et la vive rougeur qui leur montait a la joue! Elles eussent encore ete sur le pont, qu'elles se seraient jetees a l'eau la tete la premiere. --Eh bien, la, reprenait le marquis, vous n'avez pas la chance heureuse, mon cher fils; a votre age, et tourne comme vous l'etes, le moindre echo vous devrait etre indulgent et facile. Il disait de si belles choses a l'heure ou le roi mon maitre et moi nous n'avions que vingt ans. Telles furent les confidences de Mlle de La Valliere au moment ou passait Sa Majeste non loin du bosquet des demoiselles d'honneur. Qu'il entendit de belles choses! --Soyez sur, Monsieur, reprit le colonel de Silly, qu'elles avaient vu tout au moins la silhouette du roi, ou qu'une branche indiscrete avait craque sous ses pas. Si Sa Majeste eut ete bien cachee dans le bosquet de Latone, elle eut peut-etre entendu des verites aussi cruelles... Mais quoi! la verite est si belle, elle a tant de charmes, s'il en faut croire la sagesse des nations. Naturellement, Mlle de Silly fut la premiere a revenir de son trouble, et reprenant bientot l'offensive: --_Il n'y a que la verite qui offense_, reprit-elle avec un beau rire, et _qui se sent morveux se mouche_, a dit la sagesse des nations. Elle etait fine et piquante, Mlle de Silly, et quoiqu'il en soit, a dater de ce moment, la glace fut rompue entre le jeune homme et les deux jeunes filles, et la bonne harmonie une fois etablie, ils se promenerent et causerent comme de vieux amis, la jeune Elisa prenant sa part de ces douces et honnetes gaietes. [Illustration: Sur les marches du pont.] Ainsi se fut passee en ces innocents loisirs toute la belle saison; mais un jour, comme on venait de seller les chevaux pour une longue promenade, une chaise de poste, couverte de poussiere, entrait dans la cour du chateau. Les gens de la maison, deja reunis sur le perron, virent descendre un homme entre deux ages et tout semblable a quelque abbe de cour qui eut ete capitaine d'infanterie avant d'entrer dans les ordres. Il avait la taille haute et la tete belle; il portait le rabat, et ses bottes etaient eperonnees. Sa demarche aisee annoncait un homme de cabinet. C'etait l'abbe de Vertot lui-meme, un historien plein d'esprit, d'eloquence, intelligent, avec toutes les qualites de l'historien, moins cette qualite supreme dont nous parlions tout a l'heure, la verite. Il s'inquietait beaucoup moins d'etre vrai que d'etre interessant, rare et curieux; pour peu que les materiaux de son histoire fussent a sa portee, il s'en servait tres volontiers; mais s'il fallait consulter les chartes anciennes, chercher dans la poussiere des bibliotheques un document precieux, notre historien s'en passait plus volontiers encore. Un jour qu'on lui avait promis un recit authentique du siege de Malte: --Ah! dit-il, vous venez trop tard, _mon siege est fait_. La sagesse des nations a pieusement recueilli cette belle parole de l'abbe de Vertot, et elle en a fait un proverbe. Le jour dont nous parlons, il arrivait tout courant de Paris, porteur d'une grande nouvelle: --Ami, dit-il au jeune homme, on chante aujourd'hui le _Te Deum_ de la paix. Cette fois vous etes libre, et je vous apporte, avec la croix de Saint-Louis, l'ordre de regagner votre regiment, et, s'il vous plait, nous partirons ce soir. A cette nouvelle inattendue on eut vu briller un eclair dans les yeux du jeune homme; il avait en ce moment six coudees, la taille des heros d'Homere, et remettant a son pere cette croix militaire qu'il avait si bien gagnee:--Accordez-moi, lui dit-il, l'honneur de la recevoir de vos mains. Le vieux seigneur, d'une main tremblante d'emotion, posa la croix de Saint-Louis sur la poitrine de son fils, et lui-meme il reprit ce cordon rouge dont il s'etait depouille pour ne pas ajouter a l'humiliation de son enfant. Mais ce fut en vain que le pere et la mere priaient le jeune homme de rester encore au chateau rien que le temps de feter sa gloire; en vain que les jeunes filles le supplierent, de leurs regards muets, de ne point partir si vite: il petillait d'impatience; il ne savait comment contenir sa joie; il baisait les mains de son pere et de sa mere en leur disant: "Laissez-moi partir." Il se voyait deja a la tete de son regiment; ou bien il allait saluer le roi a Versailles au sortir de la messe, et le roi l'invitait a Marly; si c'etait le soir a son grand coucher, le roi lui faisait donner le bougeoir, et il eclairait Sa Majeste jusqu'au seuil de sa chambre; enfin, tous les reves que peut faire un jeune homme un instant vaincu, prisonnier, desarme, qui tout d'un coup se voit rappele sous les drapeaux par la grande voix de la guerre. Il partit donc, accordant a peine un dernier regard a ses deux jeunes camarades, qui le regardaient comme on regarde en songe. --Il s'en va comme il est venu, disait Elisa a Mlle de Silly. --Bonsoir a sa compagnie, ajoutait Mlle de Silly. Je ne serai pas longue a me consoler. Elle songeait qu'en effet son mariage etait arrete avec un jeune seigneur du voisinage, et que son mari l'accompagnerait dans les grands pres, sous les vieux arbres, le long des charmilles auxquelles Elisa disait adieu tout bas pour ne plus les revoir. Et comme il est ecrit _qu'un malheur ne vient jamais seul_, quelques jours apres le depart du jeune colonel, Mlle Elisa de Launay recut une lettre du couvent dans lequel elle etait reine, et qu'elle comptait rejoindre avant peu. Elle ouvrit en tremblant cette lettre dont l'ecriture lui etait inconnue, et, la malheureuse! les maternelles paroles auxquelles elle etait habituee, l'affectueux appel qui lui venait de sa chere abbesse et de sa digne soeur, etaient remplaces par des paroles severes et par un commandement formel de ne pas rentrer dans l'abbaye. Helas! la chere abbesse etait morte; elle laissait la maison endettee a tel point, que sa propre soeur etait forcee d'en sortir. Les autres religieuses, dont la dot etait perdue en grande partie, avaient ete recueillies dans les abbayes voisines par les soins de l'archeveque de Rouen, le propre frere de M. de Colbert. Ainsi desormais, pour la triste Elisa plus d'asile. Hier encore elle allait de pair avec les plus nobles filles du royaume, aujourd'hui la voila seule, abandonnee et sans autre espoir que la servitude. Hier encore elle avait tant d'amis et comptait tant de protections! aujourd'hui, voici tout ce qui lui reste: un peu d'argent pour se rendre a Paris et une lettre de Mme de Gien, la survivante des deux soeurs, pour Mme l'abbesse des Miramiones, la digne fille de cette aimable et charmante Mme de Miramion, que feu M. le comte de Bussy-Rabutin avait enlevee en plein bois de Boulogne, avec l'aide et l'appui de Mgr le prince de Conti. Mais la vaillante femme, au fond de ce carrosse plein de tenebres et de menaces, s'etait resignee en chretienne, et quand elle entra dans le chateau de son ravisseur, comme elle vit sur la muraille un crucifix, elle attesta la sainte image, et prit a temoin Bussy lui-meme qu'elle n'aurait plus d'autre epoux que Notre-Seigneur Jesus-Christ. Bussy courba la tete et reconduisit Mme de Miramion chez elle, implorant son pardon, qu'elle lui accorda par charite; et ce fut heureux pour le comte de Bussy, le roi l'eut fait jeter a la Bastille pour le reste de ses jours. [Illustration: Mlle de Launay.] Mme de Miramion etait morte dans l'exercice austere des plus fortes et des plus genereuses vertus, apres avoir fonde un admirable asile ou les jeune filles sans fortune et les pauvres veuves desheritees trouveraient aide et protection. Ce lieu d'asile prit le nom de sa fondatrice, et les dames s'appelaient les _Miramiones_. C'est en ce lieu que l'orpheline etait appelee par le voeu de sa mere adoptive autant que par sa pauvrete. II Le coup fut rude, et la pauvre abandonnee eut un eblouissement a la lecture de cette lettre funebre; heureusement que son ame etait forte et que toutes ces gateries maternelles n'avaient pu en affaiblir la trempe. Aussi, bientot calmee, elle considera de sang-froid sa situation et la contempla, sinon avec courage, au moins sans desespoir. Ce qu'elle comprit tout de suite, meme dans les regards de Mlle de Silly, c'est qu'en ce grand naufrage elle ne pouvait compter que sur sa prudence et sa resignation. La route etait longue et difficile, en ce temps-la, de la province de Normandie a la grande ville, et le premier soin de la jeune fille, apres avoir cherche mais en vain une compagne, fut de prendre un habit qui lui permit d'etre inconnue. Elle partit vetue en paysanne, et Mlle de Silly lui dit adieu sans trop d'emotion. Le carrosse de voiture (on parlait ainsi en ce temps-la) etait un vieux coche attele de vieux chevaux qui marchaient une demi-journee, et chaque soir les voyageurs couchaient a l'auberge. Ils ne firent pas grande attention a la jeune Normande, et meme, au second jour de ce long voyage, elle fut pour ainsi dire adoptee par une vieille dame qui lui servit de chaperon. En ce moment la France entiere etait occupee de la maladie a laquelle le vieux roi Louis XIV devait succomber. Les voyageurs demandaient, a chaque relais, quelles etaient les nouvelles de Sa Majeste, non pas que le roi fut encore populaire, il y avait deja longtemps que l'amour du peuple s'etait retire de sa personne; mais si grande etait la majeste royale, elle tenait tant de place en ce bas monde, qu'un si grand prince ne pouvait pas disparaitre apres un si long regne, sans que le royaume entier s'inquietat d'un pareil changement dans ses destinees. Dans les auberges les plus infimes, les charretiers eux-memes s'informaient de la sante du monarque. Un soir, a la couchee, il y avait dans un cabaret des hommes d'assez pietre mine, et plus semblables a des brigands qu'a des philosophes, qui, apres avoir parle du roi, se mirent a disputer sur la pluralite des mondes, aux grands etonnement et contentement des voyageurs. Au bout de huit jours de cette course a travers monts et vallees, le carrosse arriva au _Plat d'Etain_, qui etait, comme on sait, le but supreme et le rendez-vous de tous les nouveaux venus dans Paris. Aussitot arrivee, la vieille dame qui semblait avoir adopte la jeune orpheline, lui fit a peine un signe de tete et disparut dans le detour de ces carrefours pleins de tumulte. Elle avait si grand'peur, cette dame prevoyante, de se charger d'une infortunee qui lui avait raconte naivement qu'elle ignorait ce qu'elle allait devenir! Deja la nuit tombait, le temps etait a la pluie, et la maison des Miramiones se trouvait a l'autre bout de Paris. Mlle de Launay, portant sous son bras le peu de hardes qu'elle avait sauvees, se mit a marcher d'un bon pas vers les hauteurs du quartier Saint-Jacques; arrivee a la porte hospitaliere de cette maison ou se cachait sa derniere esperance: --Ah! ma pauvre soeur, s'ecria la soeur touriere, n'allez pas plus loin; vous venez dans un lieu habite par la famine et par la peste. En effet, le pain manquait dans cette enceinte autrefois opulente, et la petite verole y causait les plus grands ravages. Toute autre eut recule devant ce double danger du pain qui manque et de la contagion. --A la grace de Dieu, ma bonne soeur, repondit la jeune voyageuse; j'arrive ici pour trouver et pour donner de bons exemples. Je suis chretienne et j'ai du courage; ouvrez-moi, je suis des votres. La bonne soeur, deja frappee, ouvrit la porte a cette aventuriere de la charite, et mourut dans ses bras trois jours apres. Voila ce qui s'appelle entrer dans le monde sous de bons auspices. "Ou dessus ou avec," disait une mere spartiate a son fils en lui remettant son bouclier. On eut dit que Mlle de Launay obeissait a cette voix severe; morte ou vivante, elle devait sortir de cette abbaye entouree d'honneurs et de respects. Cependant, sous les voutes de ce palais de Versailles bati de ses mains pour l'eternite, le roi se mourait, fierement et royalement, comme il avait fait toutes choses. Il savait que son mal etait incurable, et pourtant, dans son attitude et dans son regard, le plus habile homme n'aurait pu voir que le calme et la majeste. Dans son antichambre attendait, mele a la foule des courtisans de l'Oeil-de-Boeuf, l'ambassadeur de Perse, et le roi, monte sur son trone, le recut comme autrefois dans les meilleurs jours de sa vigoureuse sante. Il y eut grand appartement le soir et grand couvert, et la presentation de deux nouvelles duchesses; les vingt-quatre violons jouerent des sarabandes, au grand etonnement du premier medecin Fagon et du premier chirurgien Marechal. Le coucher du roi ne fut pas avance d'une heure. Le lendemain de cette reception d'ambassadeur, le roi tint conseil d'Etat et soupa dans sa chambre, apres avoir joue avec les dames. Ainsi, chacun de ses derniers jours, Sa Majeste fut a l'oeuvre, presidant tantot le conseil d'Etat, tantot le conseil des finances, recevant l'un apres l'autre chacun de ses ministres, et tenant de grandes conferences avec Mme de Maintenon, le duc de Noailles, M. le chancelier, avec le duc du Maine et parfois M. le duc d'Orleans. Tel etait _ce Jupiter mourant_, calme et resigne, et, comme il vit pleurer un de ses valets de chambre: "Avez-vous pense, lui disait-il, que j'etais immortel?" Il mourut. Peu de gens le pleurerent parmi tous ces hommes qui toute leur vie etaient restes agenouilles devant sa toute-puissance. Alors une voix se fit entendre en toute l'Europe: Le roi est mort! Le monde entier l'appelait le _roi_, sans jamais dire: le roi de France. A sa mort cependant, il y eut dans tout son royaume un grand soupir d'allegeance; on etait las de cette grandeur; la France soupirait apres la chose inconnue, et ne regretta point cette vieillesse austere et silencieuse, abimee en toutes sortes de contemplations, d'inquietudes et de repentirs. Pendant que l'on portait en grande pompe aux caveaux de Saint-Denis ce vieux roi chretien; pendant que Massillon, le pretre eloquent de l'Oratoire, ecrivait cette oraison funebre du roi Louis le Grand, dont la premiere ligne est sublime et digne de Bossuet: _Dieu seul est grand, mes freres!_ le couvent des Miramiones revenait peu a peu a la douce lumiere du jour. Un peu d'esperance et d'abondance etait rentre dans ces pieuses demeures, et sitot qu'il fut permis a ces infortunees de rendre graces au ciel de leur delivrance, prosternees aux pieds des autels, le nom de Mlle de Launay se trouva sur leurs levres reconnaissantes. Tant que la fievre avait sevi, la nouvelle recluse n'avait pas quitte le lit des malades; elle etait l'esperance et la consolation; elle fermait les yeux eteints; elle relevait par ses douces paroles les ames abattues; les jeunes filles disaient: Ma soeur! les reverendes meres lui disaient: Ma fille! et lorsqu'enfin elle parla de quitter cet asile dont elle avait ete la providence, helas! que de gemissements et de larmes: "Vous partez! vous nous quittez! nous ne vous verrons plus!" On eut dit que la ruine et la misere allaient revenir dans ces murailles desolees. Mais quand elle eut declare sa volonte formelle, alors toutes ces dames tinrent conseil pour savoir a qui donc elles adresseraient cette fille adoptive. A la fin, il y en eut une, entre autres, qui proposa d'adresser l'orpheline a une dame qui avait appartenu jadis a la belle duchesse de Longueville, une des reines de Paris. Elle s'appelait Mme de La Croisette; elle etait bien vieille, et vivait bien loin du monde, apres avoir ete la grace et l'ornement des meilleures compagnies. Que de belles histoires cette vieille dame avait entrevues! que de mysteres elle avait gardes dans sa memoire! Avec quel zele et quelle ardeur elle parlait de son ancienne maitresse, une digne fille des Conde, l'amie et la complice du cardinal de Retz, heroine de la Fronde, avec tant d'esprit que son pere, le grand Conde, n'en avait pas davantage, et que M. le duc de La Rochefoucauld s'inclinait quand il fallait repondre a Mme la duchesse de Longueville. De ces bonnes gens, pleins de souvenirs, on tire assez volontiers tous les services qu'ils peuvent rendre; il ne s'agit que d'etre attentif a leurs discours et d'ecouter patiemment leurs plus belles histoires. Ainsi l'on fit pour Mme de La Croisette, et quand la dame eut parle tout a l'aise du temps passe; quand elle eut celebre les victorieuses et les conquerants d'autrefois: M. de Turenne et Mme de La Fayette, elle finit par comprendre enfin qu'on la priait de venir en aide a une honnete et vaillante personne, courageuse et bienseante, qui cherchait quelque bonne maison ou elle voulait entrer comme demoiselle de compagnie ou gouvernante de quelque jeune enfant. La bonne Mme de La Croisette, qui naturellement etait tournee du cote de l'esprit (une habitude qu'elle avait prise dans les salons de l'hotel de Soissons), apres avoir bien cherche a qui donc elle pouvait adresser sa protegee inconnue, imagina de la recommander au plus rare et plus charmant esprit parmi les survivants du dix-septieme siecle, a M. de Fontenelle. Il etait, certes, de bonne race, et bien fait pour accorder une protection honorable, etant le propre neveu du grand Corneille, et, par la moderation de sa vie et la grace de son discours, l'ecrivain le plus accompli de cet age intermediaire entre les chefs-d'oeuvre anciens et les efforts tout nouveaux de l'esprit. Il etait la prudence en personne et la sagesse meme; un peu trop sage, il disait que si sa main droite etait remplie de verites, il n'ouvrirait pas sa main droite. Ajoutez qu'il etait affable et bienveillant, estimant les hommes, et cependant les connaissant et les voyant tels qu'ils sont. Il n'aimait que la bonne compagnie; il lui appartenait tout entier: il en savait la langue, il en connaissait les usages. De toutes les grandes maisons, il savait les alliances, les parentes, les amities meme les plus lointaines; ainsi, quand il parlait dans un salon, au milieu de l'attention universelle, il etait sur de ne blesser personne. Il marchait, a pas lents et prudents, sur le chemin de la vieillesse et ne semblait pas la redouter. Cet homme est un des grands exemples de la force et de l'autorite du bel esprit. Il ne heurtait personne; au contraire, il se derangeait volontiers pour faire place aux plus presses d'arriver, et l'on ne comprenait guere comment il faisait pour arriver toujours le premier. Il avait un doux rire, une voix claire ou vibrait une douce ironie. Il etait tres savant, tres intelligent, tres cache. Ne l'abordait pas qui voulait. Les ambitieux lui faisaient peine, et les avares lui faisaient peur; les malhonnetes gens lui faisaient pitie. Avec cela, un grand soin de sa personne, un grand respect de soi-meme, et le plus profond mepris pour l'injure et le mensonge. Il mourut presque centenaire. Apres sa mort, on trouva dans les greniers du Palais-Royal, qu'il habitait, quatre ou cinq caisses enormes toutes remplies de brochures, pamphlets, journaux, _nouvelles a la main_, et des milliers de feuilles que l'on avait ecrites pour le chagriner et dont il n'avait pas ouvert une seule. Il regnait sur deux academies; il avait ecrit des idylles charmantes, ou l'on ne voyait que bergeres enrubannees et bergers en bas de soie, en talons rouges. Dans les bergeries de M. de Fontenelle rien ne manque... "Il y manque un loup," repondait Mme Deshoulieres. Tel etait l'homme ingenieux et le protecteur charmant qui devenait l'arbitre de Mme Elisa de Launay. M. de Fontenelle avait obtenu de Mgr le duc d'Orleans, qui l'honorait d'une amitie sincere, un appartement dans le Palais-Royal, que le prince habitait de preference a toutes ses maisons. C'etait au Palais-Royal, dans cette vaste et splendide habitation, tout empreinte encore de la grandeur de M. le cardinal de Richelieu, que le prince aimait a trouver un asile, a chercher un refuge loin des regards jaloux du vieux roi et de Mme de Maintenon; et maintenant que le duc d'Orleans etait regent de France, l'unique arbitre de la fortune et des honneurs, c'etait encore le Palais-Royal qu'il preferait meme au chateau de Versailles. A Versailles, il etait un etranger; chaque appartement lui rappelait une disgrace, une humiliation, un eloignement des courtisans, race abjecte, habituee a composer son visage sur le visage du maitre. Au contraire, ici, chez lui, dans ce Paris qui l'aimait pour sa bonne grace et pour son bel esprit, M. le regent se trouvait a l'aise. Il s'etait entoure des artistes, des ecrivains, des philosophes, car deja la philosophie etait a la mode, et si trop souvent ses petits soupers eussent deplu aux hommes graves, rien n'egalait sa bonhomie et son charme aussitot qu'il se sentait en belle et bonne compagnie. Il avait veritablement plusieurs des grandes vertus et plus d'un vice du roi Henri IV, son aieul; seulement sa main etait plus ouverte; il donnait volontiers; il secourait les vieillards, il encourageait les jeunes gens; il faisait peu de cas de l'etiquette. En meme temps que Fontenelle, il logeait dans sa maison Coypel, un grand artiste; Audran le graveur; le poete La Fare, le musicien Campra, et le joueur de flute Decoteaux. Il aimait a les entendre, a les voir; poete avec le poete et musicien avec les musiciens, il faisait les dessins pour le graveur, et de la chimie avec Homberg le chimiste. C'etait un esprit inventif, curieux, habile, ingenieux, osant tout et ne doutant de rien. Tel il etait; son charme etait partout, dans ces murs ou il entassait les merveilles sur les merveilles: marbre, airain, tableaux, medailles, et les plus beaux livres qu'il pouvait trouver a son usage. En meme temps il lui semblait qu'en se rapprochant du peuple de Paris, il en comprenait plus vite et beaucoup mieux les passions, les besoins, les esperances. Il aimait le peuple, il tenait a sa faveur; il disait que Versailles etait deja bien loin des grands faubourgs. Pas un politique en ce moment, dans l'Europe entiere, n'etait plus actif et plus occupe que M. le regent. De cette grandeur inattendue et pour lui si nouvelle, qui lui etait echue en partage aussitot que le Parlement de Paris eut casse le testament de Louis XIV, M. le regent avait profite pour vivre, un peu plus qu'il n'avait fait jusqu'alors, en vrai bourgeois de Paris. Toutefois, ses favoris, ses amis et surtout son commensal M. de Fontenelle, avaient gagne a ces changements une certaine apparence d'autorite qui ne lui deplaisait pas. M. de Fontenelle recut poliment d'abord, et bientot avec bienveillance la jeune personne que lui adressait Mme de La Croisette. Il fut touche de sa modestie et charme de ce beau regard sincere et vrai qui promettait tant de reconnaissance et de respect. Et quand la jeune fille, enfin un peu remise de son emotion, se fut assise a cote du celebre ecrivain: --Vous voila, lui dit-il, bien abandonnee et malheureuse de bonne heure, et je ne saurais vous dissimuler que mon amie Mme de La Croisette est une tete volage. Ainsi prenez garde; ecoutez-moi; n'acceptez pas toutes les recommandations et toutes les protections. Si j'obeissais, moi qui vous parle, aux recommandations qui me sont faites, je vous presenterais a Mme la duchesse d'Orleans, qui est une mechante, a Mme la duchesse de Berry, qui est une folle, et vous chercheriez votre voie a travers toutes ces vanites, tous ces orgueils, toutes ces ambitions miserables, tous ces enfantillages qui pourraient vous perdre. Allons, ne tremblez pas; nous saurons bien trouver quelque part un abri digne de votre jeunesse et de votre innocence, ajoutons: de votre courage et de votre resignation. Je serai, s'il vous plait, votre ami, et je vous chercherai une condition dans laquelle vous serez a l'abri des bruits et des vices de notre cour. Et, comme a ces sages paroles la pauvre enfant restait interdite, M. de Fontenelle ecrivait de sa main nette et prompte un billet a l'adresse de Mme la duchesse de La Ferte. --Mme la duchesse de la Ferte, disait Fontenelle a Mme de Launay, habite encore a Versailles. Portez-lui le billet que voici et tachez de lui plaire. Elle est toute-puissante, elle est sage, elle aime avant tout la simplicite et le bon sens. Permettez donc ici que je vous donne un bon conseil: c'est de ne pas ressembler au portrait que fait de vous Mme de La Croisette; elle vous donne a moi comme une savante, et moi je vous presente a Mme de La Ferte comme une ingenue. Ainsi, redoutez de paraitre une savante, ayez recours aux expressions les plus simples, et rappelez-vous que les dames les plus suivies sont contentes de rencontrer qui les ecoute. Un peu plus tard, quand vous aurez montre que vous etes habile et prudente, il vous sera permis de laisser entrevoir que vous etes une personne intelligente et d'un rare esprit. Voila comme il parlait, d'une voix douce et d'un accent penetre. Mlle de Launay, en toute hate, se rendit a Versailles. Tout chemin y menait alors; on eut dit que Versailles, meme apres la mort du roi, etait reste l'unique but des passions, des curiosites et des ambitions humaines. Deja cependant de grands changements s'etaient operes dans ces demeures royales; celui qui les remplissait de sa toute-puissance et de sa majeste n'etait plus la pour imposer ses respects voisins du culte, et les anciens courtisans des jours de gloire et de prosperite souveraine auraient eu peine a reconnaitre ce rendez-vous de toutes les obeissances et de toutes les soumissions. C'etait bien toujours le meme autel, ce n'etait plus le meme dieu. Le dieu de ceans etait un enfant timide, etonne, charmant, qui s'essayait a vivre et non pas a commander. Les habitants de ces hauts lieux, si soumis naguere et vivant dans une incessante adoration, parlaient d'une voix plus haute et se trouvaient chez eux... Tant que le vieux roi avait vecu, ils etaient chez le roi. Deja, en si peu de temps, les actions etaient moins controlees; les discours moins contenus; les courtisans relevaient la tete et pas un ne les reconnaissait. Mme la duchesse de La Ferte, dont le mari etait au service du jeune roi, s'ennuyait fort a cette cour enfantine, et son accueil se ressentit de ses ennuis. Quand elle eut bien lu et relu la lettre de M. de Fontenelle, et qu'elle eut interroge Mlle de Launay comme une reine ferait d'une sujette: --Il faut, dit-elle enfin, que M. de Fontenelle ait une grande opinion de nos merites pour nous demander une protection qu'il pouvait si bien vous accorder lui-meme. Il est tout-puissant a cette heure; il est le voisin du soleil; il voit le vrai maitre. A peine s'il nous reste assez de credit pour vous faire visiter le bosquet de Latone, ou vous faire entrer au diner du roi. Pendant ce discours, Mlle de Launay, attentive et les yeux baisses, etait plus semblable a une accusee qui attend son arret qu'a la jeune fille heureuse et libre, il n'y a pas si longtemps, dont le moindre caprice etait un ordre. Helas! qu'elle etait a plaindre, et que de peine a contenir les larmes qui roulaient dans ses beaux yeux! Mme de La Ferte eut enfin quelque pitie de cette gene; elle appela Mlle Henriette, sa suivante, et lui recommanda de promener Mlle de Launay dans les jardins, de la faire souper et de lui donner un lit pour cette nuit: --Peut-etre aurons-nous demain quelque idee et trouverons-nous une occasion de venir en aide a Mademoiselle. A ces mots, Mme de La Ferte congedia d'un signe de tete la pauvre abandonnee. Heureusement que Mlle Henriette etait bonne et qu'elle eut bientot ranime l'esperance dans le coeur de cette infortunee: --Ah! dit-elle, vous venez de la part de M. de Fontenelle, et vous etes si mal recue! Il est cependant un bon ami de Mme la duchesse; elle en parle a toute heure, elle dit: "C'est mon oracle! et quel grand esprit, comme il est bien eleve! Jamais il n'arrive ici sans me demander comment je me porte. Sans ajouter qu'il est tout a mes ordres." Eh bien, moi aussi je suis a ses ordres, et je vous adopte, et je vous dis que vous etes belle et faite pour aller a tout, parce que vous etes sage et jeune, et douce, avec beaucoup de talent. Venez avec moi, nous irons saluer Mme la duchesse de Noailles; elle est charitable, et vous consolera beaucoup mieux que ne ferait sa soeur Mme de La Ferte, qui est fiere et ne s'abaissera jamais jusqu'a proteger une fille sans nom. M. de Fontenelle a bien de l'esprit, mais moi j'ai du bon sens et j'y vois clair; je connais les bons sentiers; vous verrez Mme de Noailles, elle vous fera conter toute votre histoire, et vous en reviendrez tout encouragee. Enfin, ca vaudra beaucoup mieux que de voir jouer les eaux de nos jardins qui ne jouent plus guere, et d'assister au souper du petit roi, qui soupe d'une pomme cuite. En meme temps la bonne Henriette arrangeait les cheveux de sa jeune protegee; elle lui passait un linge mouille sur le visage, elle secouait sa robe un peu fripee: --Et maintenant vous voila tres bien, disait-elle, oui, tout a fait bien. Du meme pas elles entrerent chez Mme la duchesse de Noailles comme elle achevait d'ecrire une lettre a sa tante, Mme de Maintenon, retiree en ce moment chez ses filles de la maison de Saint-Cyr. Mme de Noailles etait aussi paisible et penitente que Mme de La Ferte etait vive et superbe. Elle sourit a l'empressement d'Henriette et tendit sa belle main a la jeune inconnue. Et quand Mlle de Launay eut rapporte a la dame les paroles de M. de Fontenelle: --Il a raison, repondit Mme la duchesse de Noailles; le Palais-Royal ne convient guere a une fille de votre condition. Je represente ici Mme de Maintenon, ma tante, et je veux faire en son nom une bonne oeuvre que je lui raconterai tout de suite, et dont elle me remerciera demain... Mon enfant, reprit-elle apres un moment de silence, maintenant que Mme de Maintenon est partie et nous a pour toujours quittes, il n'y a plus de refuge a notre cour pour une jeune fille telle que vous. Cependant j'en sais une encore, ou se sont refugies les anciens respects; je veux parler de la maison de S.A.R. Mgr le duc du Maine. Eprouve par la mauvaise fortune et cruellement depouille des honneurs que le vieux roi lui avait legues, il s'est retire dans cette maison, dans ces jardins de Sceaux, ou il aurait deja oublie toutes les injustices dont il est frappe, si Mme la duchesse du Maine en eut perdu le souvenir. Mais dans cette solitude elle est reine encore, et c'est la que je veux vous introduire. En ces lieux, tout remplis des regrets d'un temps qui n'est plus, vous vivrez modeste et cachee au milieu des bons exemples, et vous serez tout a l'aise une humble chretienne, une fidele servante, car voila votre emploi desormais. Il est humble autant que votre condition; il vous suffira, si vous etes sage. Ayant ainsi parle, Mme de Noailles remit a Mlle de Launay quelques louis d'or dont elle avait grand besoin, et son nom, rien que son nom sur une carte, a l'adresse de M. de Malezieu. Mlle de Launay baisa la main qui lui etait tendue, et se retira le coeur plein de reconnaissance, mais bien triste et bien malheureuse. "Ou donc s'arreteront, pensait-elle, toutes ces epreuves!" et, confuse, elle lisait et relisait le nom de M. de Malezieu. Le lendemain, de tres bonne heure, elle prit conge de Mlle Henriette, et lui voulut faire accepter un de ses louis d'or; mais celle-ci, l'embrassant tendrement: --Gardez votre or, disait-elle; il est vrai que voila bien longtemps que je n'ai eu de l'argent de ma maitresse, mais du moins j'ai une condition, et vous cherchez encore la votre. Encore une fois, adieu; n'ayez pas d'orgueil, soyez soumise et priez Dieu. Mlle de Launay partit de Versailles sans avoir eu l'honneur de revoir Mme la duchesse de La Ferte. Tout dormait dans ce vaste chateau; le temps n'etait plus ou les courtisans, arrives avant le jour pour saluer le maitre a son reveil, attendaient le bon plaisir du concierge, et grattaient a sa porte avec autant de respect que s'il eut tenu les clefs des grands appartements. III M. Nicolas de Malezieu etait une facon de grand seigneur. Il etait un des membres ecoutes de l'Academie francaise; il etait a la cour de Sceaux, chez M. le duc et chez Mme la duchesse du Maine, un peu moins qu'un ami, beaucoup plus qu'un serviteur: il etait l'homme indispensable. Il donnait l'exemple et le mouvement a cette cour brillante, ou tous les mecontents trouvaient un facile accueil, pourvu qu'ils fussent gens de merite et d'esprit. Les hommes prenaient l'avis de M. de Malezieu s'il s'agissait de quelque bel ouvrage de l'esprit; il etait consulte pour les batiments, pour les jardins, pour le theatre et pour le salon. Son bon gout faisait autorite meme pour les parures et les ajustements de Mme la duchesse du Maine. On disait generalement: _Le maitre l'a dit!_ aussitot que M. de Malezieu avait prononce son arret dans une discussion. Il etait le canal de toutes les graces, le conseiller intime et la voix sans appel. Et comme, heureusement, cet homme etait juste et bienveillant, affable a beaucoup de gens, accessible a tous, chacun trouvait que son joug etait leger, et l'acceptait parce qu'il etait juste. Ajoutez que par lui-meme il etait riche, et qu'il se passait volontiers des graces et des bienfaits de M. le duc et de Mme la duchesse du Maine, et Dieu sait s'ils acceptaient sans conteste cette independance qui ne leur coutait rien. Ils avaient depense dans l'entretien de leur orgueil beaucoup plus d'argent qu'il n'appartenait meme a des princes du sang royal, surtout depuis que le roi etait mort, et ils furent longtemps a comprendre comment il se faisait que le tresor de la France, epuise par les prodigalites du dernier regne, se trouvat desormais ferme a ceux que La Bruyere appelait _les fils des dieux_. M. de Malezieu habitait, au milieu du parc de Sceaux, une maison tres jolie qu'il avait arrangee a sa convenance, et ce fut la qu'il recut Mlle de Launay, au milieu d'une assez grande foule qui remplissait ses antichambres. Il fit d'abord une assez mediocre attention a l'inconnue, et le nom de Mme la duchesse de Noailles ne fut pas tout d'abord une recommandation toute-puissante. Helas! ces Noailles, les rois de la cour de Louis XIV, avaient etrangement perdu de leur credit depuis que Mme de Maintenon s'etait retiree a Saint-Cyr; mais quoi! ce mauvais mouvement aussitot passe, M. de Malezieu en rougit au fond de l'ame, et sa bonne volonte se trouvant appuyee des merites et des grands yeux de Mlle de Launay: --Soyez la bienvenue, lui dit-il, je vous presenterai tantot a Mme la duchesse du Maine, et j'espere un peu qu'a ma consideration elle vous sera propice. Elle aime a s'entourer d'intelligence et de jeunesse, et votre air lui plaira tout d'abord. Cependant soyez forte et courageuse; il ne s'agit pour vous, Mademoiselle, que d'une humble fortune, et, malgre tous vos merites, j'ai bien peur que vous ne depassiez jamais l'antichambre de notre princesse. Au fait, reprit-il, avec ces princes on ne sait jamais si l'on ne fera pas une grande fortune en vingt-quatre heures. Essayez donc, et comptez sur moi. Le soir meme, en effet, M. de Malezieu, autorise par Mme la duchesse du Maine, eut l'honneur de lui presenter la timide et tremblante Mme de Launay. Certes, elle avait grand besoin de courage; mais sa timidite redoubla lorsqu'elle vit que son protecteur se courbait jusqu'a terre en presence de cette quasi-reine. A peine la princesse honora d'un coup d'oeil cette humble servante, et elle passa dans ses appartements sans lui expliquer l'office qu'elle en attendait. M. de Malezieu, de son cote, avait tres bien compris qu'il presentait a Mme la duchesse une servante. Ainsi la voila perdue en cette grande maison, sans un ami qui la rassure ou qui lui donne un bon conseil. Il y avait a Sceaux trois tables; la table des maitres, celle des officiers, la table des valets: a cette derniere table elle prit place, elle se contint pour ne pas laisser voir sa tristesse. Une femme de la garde-robe en eut pitie et l'encouragea; puis, s'etant informee, elle revint en grand triomphe annoncer a sa nouvelle camarade qu'elle etait attachee a la personne de Mme la duchesse du Maine en qualite de troisieme femme de chambre, et qu'elle coucherait avec les femmes de la princesse, a l'entre-sol. Au compte de la vieille dame, c'etait la, pour la nouvelle venue, une fortune inesperee, et deja, pour commencer, Mme la duchesse du Maine avait commande que Mlle de Launay lui presentat son eventail. C'etait un soir de grand appartement; cent visiteurs, les plus huppes de l'ancienne cour: ducs et pairs et cordons bleus, parmi lesquels s'etaient faufiles plus d'un cordon rouge, entouraient les tables de jeu, M. du Maine etant beau joueur et perdant l'or a pleines mains. Le jeu, en ce temps-la, faisait de grands ravages parmi les fortunes les mieux etablies; les plus grands seigneurs jouaient sur une carte leur revenu d'une annee, et les dames les plus qualifiees, quand leur bourse etait vide, n'avaient pas bonte de jouer sur leur parole. Il a cela d'horrible encore, le jeu, qu'il egalise toutes les conditions. A la table ou ces grands seigneurs s'abandonnaient a leur frenesie, il y avait un vieillard, en habit bleu de ciel brode d'or, dont les boutons brillaient comme des diamants; ses dentelles, son justaucorps en satin, ses bas de soie et ses talons rouges indiquaient un vieux marquis de l'Oeil-de-Boeuf; son attitude hardie et ses grands gestes, sa voix imperieuse et plus haute que d'habitude, indiquaient un comedien. C'etait Baron, le disciple ingrat, le fils adoptif de Moliere. Il etait, ce Baron, un comedien de genie; il ecrivait des comedies a ses heures perdues; il s'escrimait volontiers de l'epee et du bel esprit. Au demeurant, vantard, joueur, familier, prenant au serieux son sceptre et son trone. Un soir qu'il jouait avec S.A.R. le prince de Conti: "Cent louis, dit-il, pour le prince de Conti.--Va pour Germanicus, repondit Son Altesse Royale;" et Baron fut le seul qui ne comprit pas la grace et l'exquis de cette inutile lecon. Il s'etait faufile dans les fetes de Sceaux par la comedie, et plus d'une fois il eut l'honneur de donner la replique a Mme la duchesse du Maine. Il y avait dans un coin de ce salon, assises sur des bergeres dignes du salon de la reine a Versailles, une vingtaine de dames tres parees, et, sur des tabourets, a leurs pieds, des poetes et de jeunes seigneurs qui causaient avec les dames. Au milieu du cercle, et sur un fauteuil, etait assise Mme la duchesse du Maine, et, debout, pres d'elle, un jeune officier, qui lui racontait des choses plaisantes, s'il en fallait juger par le rire eclatant de la princesse. Or ce fut en ce moment que Mlle de Launay, toute confuse et troublee au murmure etincelant de cet esprit qui petillait sous ces lambris dores et charges de peintures, entra d'un pas tremblant, et tenant a la main un plateau en laque, sur lequel etait pose l'eventail de Son Altesse. Et comme en ce moment la princesse etait attentive au discours du jeune officier, Mlle de Launay attendit le bon plaisir de sa maitresse. O surprise, et quelle humiliation! Justement le jeune homme ici present, ce prince _Bel a voir_, le familier de cette maison princiere, etait M. de Silly. Il avait rencontre de tout temps dans M. le duc du Maine un protecteur; il etait un officier de ses gardes, et la princesse aimait a l'entendre causer. A l'aspect de cette jeune fille un instant l'amie intime de sa soeur, de cette demoiselle qui avait vecu sous son toit comme une egale avec son egale, et reduite aujourd'hui a cette honteuse servitude, il palit, pendant que la rougeur de la honte montait au front de cette elegante personne. Eh bien, la princesse ne vit rien de ce petit drame, et, d'un beau geste, elle dit au jeune homme: "Ayez la bonte, Monsieur, de me donner mon eventail." M. de Silly prit le plateau des mains de sa jeune amie, qu'il semblait ne pas reconnaitre, et il presenta le plateau a la duchesse: "Non, dit-elle, pas ainsi; c'est votre privilege et votre droit, Monsieur, de prendre l'eventail sur le plateau et de me l'offrir de la main a la main." Sur quoi Mlle de Launay se retira a pas lents; son sacrifice etait consomme. Cette belle et delicieuse maison de Sceaux, vous ne sauriez la reconnaitre a ses ruines. Une revolution, qui a fait tomber les tetes les plus hautes et renversa les plus somptueux edifices, a traverse, sans pitie et sans respect, ce monceau fastueux de toutes les splendeurs. Palais renverse, marbres brises, arbres deracines, bosquets, charmilles, prairies, fontaines, kiosques, vastes etangs, eaux plates et jaillissantes, tous ces miracles de la fortune et de la faveur ont disparu comme une vaine poussiere. La _bande noire_ a vendu jusqu'aux plombs enfouis dans la terre; elle a vendu la longue avenue; elle a change en fagots les vieux hetres, sous lesquels tant de graces et de beautes se tenaient assises, devisant entre elles des poetes, des romanciers, des nouvelles comedies et des ballets de Versailles. Qui se promene aujourd'hui dans ce vaste emplacement, si bien dispose pour tous les plaisirs de la vie heureuse, aurait peine a reconnaitre en ces broussailles la creation de M. de Colbert, maitre absolu, non moins que le roi, des finances de la France. Il avait epuise dans sa maison de Sceaux tout ce que pouvait inventer le genie italien et francais de la grande architecture, et quand il fut mort, _raisonnablement charge de la haine publique_ (pour employer un mot du cardinal de Retz parlant du cardinal de Mazarin), le propre fils de M. de Colbert, M. le marquis de Seignelay, se trouva mal a l'aise au milieu de ce faste insense. Le roi, de son cote, toujours incline a l'amitie pour le nom de M. de Colbert, acheta le palais et les jardins de Sceaux, dont il fit present a son fils, M. le duc du Maine. Il en couta plus d'un million, rien que pour l'acquisition de ce palais, sans compter les meubles des appartements, sans compter les statues des jardins. Tout un monde entourait de leurs flatteries et de leurs empressements les proprietaires de ces beaux lieux, comparables a Trianon. La duchesse du Maine c'etait, non pas la reine, c'etait trop peu dire, elle etait le tyran de cette maison presque royale, ou le roi Louis XIV etait venu plus d'une fois a la priere de son ministre favori. [Illustration: Le duc et la duchesse du Maine.] Mme Anne-Louise-Benedicte de Bourbon, duchesse du Maine, etait la petite-fille du grand Conde, et lorsqu'elle epousa le fils legitime de Louis XIV et de Mme de Montespan, elle avait pense qu'elle etait assise au moins sur un degre du trone de France. Son mari etait le prefere de tous les enfants du roi, qui l'avait accable de toutes les principautes, de tous les gouvernements, de toutes les charges de la couronne; meme il avait complete toutes ces graces en accordant a ses enfants legitimes les rangs et les honneurs du sang royal, a tel point que les enfants legitimes venant a manquer, les fils legitimes devaient etre appeles a porter la couronne. Nous avons deja dit que le testament du roi avait ete casse, a la grande douleur de M. le duc du Maine et surtout de la princesse; ardente et violente, a aucun prix elle n'acceptait cette decheance, et par toutes les facons, meme criminelles, elle tenta de regagner le terrain qu'elle avait perdu. Plus sa fureur etait cachee, et plus l'eclat en devait etre redoutable. Il y avait a la meme heure, a Paris, un ambassadeur du roi d'Espagne appele le prince de Cellamare, homme habile et cache, qui n'avait rien moins que l'ambition de placer sur la meme tete la couronne d'Espagne et la couronne de France. Attentif a toutes choses, il savait le nombre et le nom des mecontents de Paris, des mecontents de la Bretagne; il enrolait sous main des officiers, ennemis de M. le regent, et quand il se fut bien assure que Mme la duchesse du Maine irait bien vite au dela de toutes les bornes, il lui fit proposer d'entrer dans une vaste conspiration qui mettrait le roi d'Espagne a la tete du gouvernement de la France, et M. le duc du Maine pour representer Sa Majeste Catholique. Tel fut le commencement de cette conspiration, qui n'interrompit aucune des fetes qui s'agitaient autour de la princesse. On ne parlait que des plaisirs de Sceaux: concerts, proverbes, comedies, bals et toilettes. Dans ce tumulte, on aurait eu grand'peine a reconnaitre Mlle de Launay; elle etait enfouie en cet entre-sol sans lumiere, et si bas, qu'elle touchait le plafond de sa tete. On l'employait a la lingerie, et chacun l'appelait _la maladroite_. Elle etait si troublee, et plus elle s'efforcait de bien faire, et moins elle etait au niveau de sa tache. Une fois qu'elle versait a boire a la princesse, elle jeta l'eau sur sa robe; une autre fois, comme elle lui presentait sa boite a poudre, elle laissa tomber la boite; ou bien elle oubliait un manche a la chemise, et, s'il fallait oter de son ecrin le collier de la princesse, elle renversait perles et pierreries. Tout allait mal. Puis elle avait froid, elle etait triste, elle repondait mal a ses camarades; elle aimait a lire, les femmes de chambre la troublaient dans ses lectures. Il fallait plaire a celle-ci, ne pas deplaire a celle-la, visiter les desoeuvrees, leur faire une espece de cour et jouer a des jeux qui leur plaisaient. Que vous dirai-je? elle etait si malheureuse en ce chateau des splendeurs, qu'elle en fut sortie, et pour n'y plus rentrer, si elle n'ont pas trouve sur sa table un petit billet anonyme et d'une ecriture contrefaite, dont elle eut bientot devine l'auteur: "Prenez patience; ayez bon courage; on veille sur vous. On se rappelle les temps heureux ou vous n'etiez aux ordres de personne, ou vous donniez des ordres et n'en receviez pas..." Pendant deux ou trois jours, la jeune abandonnee eut une certaine esperance; elle se disait que sa servitude, avec le temps, deviendrait moins pesante; elle esperait toujours que la princesse comprendrait qu'elle avait a ses ordres une fille au-dessus de sa condition. Sur l'entrefaite, il y eut un petit evenement qui la mit quelque peu en lumiere. A la facon du roi Louis XIV, qui avait tire un si grand parti, pour ses dernieres guerres, de la creation des chevaliers de Saint-Louis, Mme la duchesse du Maine avait institue l'ordre de la _Mouche a miel_. Cet ordre, aussi bien que l'ordre du Saint-Esprit, avait ses lois, ses statuts, ses chevaliers; mais comme la galanterie etait le fond de l'ordre, il avait aussi ses _chevalieres_; et sitot qu'une place etait vacante, accouraient les aspirants des deux sexes, tant la flatterie est ingenieuse. Enfin, tres serieusement, les droits de chacun etaient disputes dans un chapitre dont Mme la duchesse du Maine etait la presidente, et M. de Malezieu le secretaire perpetuel. Donc il advint qu'une place, etant vacante, fut briguee a la fois par Mme la duchesse d'Uzes, Mme la comtesse de Brissac et M. le president de Romane. Celui-ci ayant ete prefere a ses belles concurrentes, chacun, dans le palais, criait a l'injustice, ajoutant que l'election du president etait contre toutes les lois de la chevalerie. Au plus fort de la dispute, apparut une protestation ecrite en termes de palais et dans l'accent de la chicane, et telle, qu'elle n'eut point depare la plus jolie scene des _Plaideurs_, de M. Racine. Aussitot l'on cherche, on s'inquiete: a qui donc attribuer ce charmant factum? Les uns disaient: C'est M. de Malezieu; les autres: C'est l'abbe Genest. Pas un ne se fut doute que tant de bel esprit fut cache dans l'antichambre, et comme on cherchait toujours, la main qui avait lance le factum afficha ces jolis vers a la porte du salon d'Hebe: N'accusez ni Genest, ni le grand Malezieux, D'avoir part a l'ecrit qui vous met en cervelle; L'auteur que vous cherchez n'habite point les cieux. Quittez le telescope, allumez la chandelle, Et fixez a vos pieds vos regards curieux: Alors, a la clarte d'une faible lumiere, Vous le decouvrirez gisant dans la poussiere. Bientot, comme il fut impossible de decouvrir l'auteur de la prose et des vers, on cessa d'en parler, et Mlle de Launay, plus triste que jamais, apres ce moment d'une esperance fugitive, resolut d'en finir avec la vie. En ce temps-la la suicide etait chose grave. Il etait voisin du deshonneur. Le monde en parlait comme on parlerait d'un crime, et l'Eglise, impitoyable en ceci seulement, refusait au suicide les prieres qu'elle ne refuse a personne. Ah! que cette malheureuse etait a plaindre en prenant cette resolution funeste! Avant de mourir, elle voulut tout au moins apprendre a M. de Silly un secret qu'elle se cachait a elle-meme, et, d'une main deliberee, elle ecrivit. La lettre, a peine ecrite, apaisa soudain ce coeur malade, et la pauvre abandonnee, revenue a des sentiments meilleurs, enfouit ces tristes confidences. Cependant la petite cour de Mme la duchesse du Maine etait exposee a d'aussi grands orages que l'ancien Versailles. La vanite, l'orgueil, l'ambition, les brigues, les partis, les intrigues de toute sorte avaient envahi ces beaux lieux, que de loin on se figurait si paisibles. Le moindre accident, la plus legere aventure, suffisait a eveiller toutes ces imaginations, qui ne demandaient qu'un pretexte, et, comme un jour il fut question des miracles operes par une jeune fille du menu peuple ayant nom Mlle Tetard, voila soudain la duchesse du Maine qui s'agite et s'inquiete. Elle s'adressa naturellement a l'oracle ecoute de ce temps-la, a M. de Fontenelle, esprit sagace et tout dispose au sourire. Or, cette fois, M. de Fontenelle avait pris au serieux les miracles de Mlle Tetard, et il en fit a Mme la duchesse du Maine un rapport tout rempli d'une admiration inattendue. Alors on s'etonne, on s'interroge, et chacun se demande ou M. de Fontenelle a puise une foi si robuste. Au bout de huit jours on parlait encore de son rapport, lorsque, un matin, Mme la duchesse du Maine trouva sur sa table une lettre anonyme adressee a M. de Fontenelle. Il y avait dans cette lettre ingenieuse un veritable atticisme, et, tout d'une vois, M. de Malezieu fut designe comme etant l'auteur de ce petit discours plein de grace et de bel esprit: "L'aventure de Mlle Tetard fait moins de bruit, Monsieur, que le temoignage que vous en avez rendu. La diversite des jugements qu'on en porte m'oblige a vous en parler... Quoi! disent les critiques, cet homme qui a mis dans un si beau jour des supercheries faites a mille lieues loin, et plus de deux mille ans avant lui, n'a pu decouvrir une ruse tramee sous ses yeux? Les partisans de l'antiquite, animes d'un vieux ressentiment, viennent a la rescousse. Vous verrez, disent-ils, que le _maitre_ placera les prodiges nouveaux au-dessus des anciens. En bon pyrrhoniens, ils doutent, et cependant le voila qui croit tout possible. Ah! Monsieur, quel bonheur pour les devots de vous voir adorer le diable! Encore un pas dans la devotion, ils vous reconnaitront comme un des leurs. Les femmes, de leur cote, sont toutes fieres de la confiance que vous accordez a leur sexe, et pas une qui ne se glorifie en son par-dedans d'etre une faiseuse de miracles, pour peu que cela lui convint. Tels sont les bruits qui se font autour de votre sagesse, et vous pouvez en etre glorieux, puisqu'ils sont un temoignage de l'interet qui se rattache aux opinions non moins qu'aux ecrits de l'aimable M. de Fontenelle. Agreez cependant, Monsieur le secretaire perpetuel, mon sincere hommage et ma vive admiration. Permettez en meme temps que je cache un nom que Mlle Tetard vous dira bien volontiers, pour peu qu'elle soit en train de deviner." --Ah! que c'est joli, que c'est charmant... c'est divin, s'ecria Son Altesse, et pour le coup notre homme est blesse dans ses oeuvres vives; nous le mettons au defi de repondre. Et cependant qui nous dira le nom du bel esprit a qui nous devons ce factum? Ce n'est pas M. de Malezieu, ce n'est pas M. de Valincourt, ce n'est pas M. le cardinal de Polignac, ce n'est pas meme M. de Saint-Aulaire, l'homme aux quatrains. Je donnerais beaucoup pour le savoir. Quand elle eut bien cherche, M. de Silly parla tout bas a l'oreille de la princesse. --Ah! dit-elle, est-ce possible! A-t-elle donc tant d'esprit? --Oui, Madame, elle a tout cet esprit-la. C'est une precieuse, dans la bonne acception du terme; elle ecrit en prose, elle ecrit en vers. Elle est assez maladroite a faire des noeuds, j'en conviens, mais elle tourne agreablement une comedie. Alors la princesse, un doigt sur sa levre, imposa silence a M. de Silly; mais le soir meme elle dispensait Mlle de Launay de son service a la toilette, et le lendemain elle lui donnait une belle chambre au premier etage, avec le titre de sa lectrice. On en murmura beaucoup dans tous les recoins de la petite cour, mais enfin chacun en prit son parti, et la nouvelle lectrice accepta sa nouvelle fortune avec tant de modestie et de bonne grace qu'elle se la fit pardonner. IV Les choses allaient ainsi chez M. le duc du Maine, ou chaque jour amenait un nouveau courtisan: aujourd'hui M. le duc de Brancas, le lendemain le poete Chaulieu, tres a la mode en ce temps-la, ou bien le chevalier de Vauvray; un peu plus tard M. Davisart, avocat general du parlement de Toulouse, et l'apparition de M. Davisart dans le chateau de Sceaux fut un veritable evenement. Pas un jour ne se passait sans que Son Altesse Royale ne s'enfermat trois ou quatre heures avec ce nouveau conseiller, tres dangereux, et, comme ils redigeaient ensemble une protestation mysterieuse dont rien ne transpirait dans le chateau, il vint un instant ou la princesse et son conseiller voulurent avoir un secretaire intime. Apres une longue hesitation, Mlle de Launay fut choisie; elle tenait la plume, elle ecrivait les discours d'une et d'autre part, tantot les preuves, tantot les objections; parfois meme elle allait aux bibliotheques ou chez les historiens de profession, chez M. Boivin l'aine, chez l'abbe Le Camus, interrogeant discretement ces hommes qui savaient tant de choses. Ainsi chaque jour ajoutait une page a ces factums dont se rejouissaient fort le prince de Cellamare et le cardinal Alberoni. Un peu plus tard, quand elle se fut persuade enfin qu'elle avait fait tout ce travail en pure perte et qu'il fallait renoncer au benefice du testament de Louis XIV, la duchesse du Maine preta l'oreille aux bruits qui lui venaient de l'Espagne. Elle n'eut plus si grand'peur de prendre le mot d'ordre du cardinal Alberoni chez le prince de Cellamare. Elle commenca d'ecrire des lettres dangereuses avec de l'encre sympathique, et Mlle de Launay l'y servit de son mieux. On ecrivait d'abord une lettre a l'encre ordinaire, ou l'on donnait toutes sortes de nouvelles courantes; puis, dans l'intervalle des lignes se placaient des choses compromettantes. Tout ceci etait l'A b c de la plus vulgaire diplomatie, et, tant que ces petits secrets n'allerent pas plus loin, M. le regent ne s'en inquieta guere. Il savait a peu pres tout ce qui se passait a la petite cour et quelles etaient ses mechantes dispositions pour la regence; mais, comme il avait pour lui la force et le bon droit, il abandonnait la conspiration a elle-meme. Or ce fut un grand malheur pour Mme la duchesse du Maine. Elle s'endormit dans une securite qui devait la perdre, et, si par hasard Mlle de Launay la suppliait de redoubler de prudence, elle ne faisait qu'en rire, et volontiers elle eut dit, comme tous ces conspirateurs que l'on avertit de prendre garde: _A demain les affaires serieuses_, ou bien encore: _Ils n'oseront._ Notez bien que le premier ministre, qui sera bientot le cardinal Dubois, etait deja dans le vent de cette conspiration. C'etait l'habilete meme et la prudence en personne. Il etait deja sur qu'un jour ou l'autre il tiendrait dans ses mains cette princesse dedaigneuse qui l'accablait de ses mepris. Tout ce monde imprudent marchait en souriant sur des cendres qui recelaient un veritable incendie; ils s'amusaient les uns et les autres de ces aventures dont a peine ils devinaient la portee, et la foudre qui les devait abattre les trouva profondement endormis. Un des secretaires de l'ambassadeur d'Espagne etait un jeune homme etourdi, sans portee, et tout entier aux plaisirs de son age. Un soir qu'il etait attendu a souper dans une de ces maisons ouvertes aux oisifs de Paris, il raconta qu'il avait ete occupe tout le jour a copier des depeches qui devaient partir dans la nuit meme, et, comme il etait las de sa besogne, il ne songea plus qu'a boire, a jouer, a plaisanter. Mais quelqu'un du logis, une femme, avait ramasse cette parole imprudente et la fit passer a M. le regent. Celui-ci fit courir apres le courrier de l'ambassade, avec ordre de s'emparer de ses depeches, et ce courrier, qui ne se hatait guere, fut arrete a Poitiers. On lui prit son manteau et son portefeuille, en lui commandant de suivre son chemin; mais cet homme, aussi zele que le secretaire avait ete imprudent, revint a Paris par la traverse et marcha si vite, qu'il arriva chez le prince de Cellamare bien avant que les hommes de M. le regent eussent regagne le Palais-Royal. Bien qu'il fut quatre heures du matin, M. le regent etait encore a souper, et quand il soupait il n'y avait pas d'affaire d'Etat assez importante pour qu'on vint le deranger. Il aimait le bel esprit, la grace et la gaiete du discours; il travaillait volontiers toute la journee, a condition que la nuit appartiendrait a ses plaisirs. Grace a cette nonchalance coupable, le prince de Cellamare eut le temps d'avertir les principaux complices de sa conspiration. Toutefois, le matin venu, l'ambassadeur d'Espagne est arrete dans son hotel par MM. les gardes du corps du roi; ses papiers sont saisis par ordre du ministre, et, la nouvelle ayant couru de Paris a Sceaux, la duchesse du Maine apprit enfin les dangers qui l'entouraient. Elle jouait au biribi, son jeu favori, quand elle entendit raconter, par un temoin venu de la ville, ces histoires d'hommes enfermes a la Bastille, de papiers saisis et de gens compromis dont la tete etait en jeu; l'infortunee eut encore la force de sourire. Elle apprit, l'instant d'apres, que MM. d'Argenson et Leblanc, deux hommes rigides, etaient charges d'interroger les accuses. A minuit, la duchesse fut avertie, a n'en pas douter, qu'elle serait arretee avec M. le duc du Maine, et que sa demoiselle de compagnie etait compromise. Elle riait encore; elle ne pouvait croire a rien de serieux; elle s'imaginait que cette conspiration etait un jeu d'enfant. Cependant Mlle de Launay restait pres d'elle, et, comme elle s'etait endormie, elle fut reveillee par un coup frappe a sa porte: _Ouvrez, de par le roi_, s'ecriait une voix inconnue. Elle se leve, elle ouvre, apres avoir averti la duchesse. En ce moment, la maison etait remplie de mousquetaires et de gardes sous les ordres de M. le duc de Bethune, capitaine des gardes, accompagne de M. de La Billiarderie, son lieutenant. Sans trop de ceremonie, ils annoncerent a Mme la duchesse du Maine qu'ils avaient ordre de la mettre en lieu de surete, et ils la firent monter dans une voiture de place. Elle fut conduite a Dijon, pendant que M. le duc du Maine, innocent de toutes ces intrigues, etait enferme dans la citadelle de Doullens, en Picardie. Ah! quelle chute, et dans quels abimes ils etaient precipites ces favoris de la fortune! Helas! qui l'eut predit a Louis XIV, que ses enfants bien-aimes, la joie et l'orgueil de sa vieillesse, on les traiterait, sitot apres sa mort, comme de veritables criminels! En meme temps tous les amis de la princesse et tous ses confidents furent arretes. M. de Malezieu et son fils, M. Davisart, l'abbe Le Camus, deux valets de chambre et quatre valets de pied furent jetes dans les prisons d'Etat; la cardinal de Polignac fut exile en Flandre; la jeune princesse, la propre fille du duc et de la duchesse du Maine, fut enfermee au couvent de la Visitation, a Chaillot. Voila donc toute la maison dispersee et toute sa grandeur aneantie. On avait detenu provisoirement et garde a vue dans sa chambre Mlle de Launay, et son gardien, par compassion: --Mademoiselle, lui dit-il, ce sequestre est etrange et ne presage rien de bon. Il parait que vous etes une des personnes les plus compromises. Croyez-moi, mangez un peu et prenez des forces, vous en aurez grand besoin, j'en ai peur. Ce terrible homme avait une grande figure et des yeux sinistres, et ressemblait fort a quoique executeur des hautes oeuvres les plus secretes. Cependant Mlle de Launay ne perdit pas tout courage, et, trois ou quatre heures apres que tout le monde fut parti, un exempt la vint prendre et la conduisit dans un carrosse a la Bastille. Cette fameuse prison d'Etat, qui devait tomber en moins de soixante et dix ans entre les mains du peuple de Paris et disparaitre en un clin d'oeil comme un chateau de nuages, etait alors une puissance formidable. A ce nom seul, la Bastille, les tetes les plus hautes s'inclinaient, les coeurs les plus hardis etaient saisis d'un indicible effroi. Ces vieilles tours, baties par les anciens tyrans, s'elevaient menacantes entre ses fosses remplis d'une eau fangeuse, et l'on se racontait tout bas mille histoires sanglantes de ses cachots sans lumiere et sans fond. Il etait dix heures du soir, le temps etait sombre, et le faubourg Saint-Antoine, dont le reveil devait etre si terrible en 1701, venait de s'endormir sans les fatigues de la journee. A l'extremite du pont-levis, la prisonniere attendait qu'on la vint prendre, et lorsque enfin son tour fut venu d'entrer dans la geole, on lui fit traverser des passages gardes par des portes de fer. On entendait dans ces longs corridors les plaintes des nouveaux prisonniers, qui n'avaient pas encore l'accoutumance de la prison. Enfin, etant arrivee aux etages d'en haut, elle fut introduite dans une chambre horrible ou tout manquait, le feu, les meubles, la lumiere, la proprete; pour tout meuble, une chaise du paille, un bout de chandelle attache au mur, et tous les gens qui l'avaient amenee, disparus au bruit des portes qui se refermaient. Trois heures apres, ces portes s'ouvrirent de nouveau; le gouverneur reparut, amenant avec lui la servante de Mlle d Launay, et cette fois la chambre fut meublee d'un petit lit, d'un fauteuil, deux chaises, une table, une jatte, un pot a l'eau, un grabat pour la jeune servante. "Ah! dit-elle, on sera bien mal couchee!" On lui repondit: "Ce sont les lits du roi." Puis les prisonnieres se coucherent sans souper. En vain elles voulaient dormir: tous les quarts d'heure elles etaient reveillees au son d'une cloche, et cette habitude est une des plus cruelles de la Bastille. Et, le jour etant venu, la dame et la servante eurent grand soin de balayer leur chambre et de bruler un des deux fagots que le roi leur accordait chaque jour. Une boite d'allumettes au beau milieu du Champ de Mars produirait presque autant d'effet que ces _fagots du roi_ en cette immense cheminee, grillee et barree autant que les fenetres. A la premiere flambee de son feu, Mlle de Launay, triomphante, brula un papier qu'elle avait soustrait aux yeux de MM. les commissaires: c'etait une lettre ecrite en entier de la main du chevalier de Silly au cardinal Alberoni. Ce papier, s'il fut tombe entre les mains de M. d'Argenson, eut ete l'arret de mort de M. de Silly. Restait maintenant a lui faire savoir que ce papier etait aneanti. "Dieu y pourvoira," se disait Mlle de Launay. Elle resta _au secret_ sept a huit jours, au bout desquels le gouverneur lui fit une visite, et l'ayant trouvee assez gaie, il lui raconta plusieurs anecdotes de son royaume et finit par lui preter quelques romans depareilles de Mlle de Scudery. C'etaient des romans sans fin, que l'on eut dit composes tout expres pour les habitants de la Bastille. Elles sont tres longues ces premieres heures de la prison, mais l'on s'y fait peu a peu; bientot le prisonnier s'habitue a ces bruits si divers; il reconnait la garde montante et la garde descendante; il sait quand arrive un nouveau prisonnier; il sait quand il s'en va. La nuit, si quelqu'un meurt, les gardiens ont beau faire, on entend le bruit de son cercueil. C'est aussi une grande occupation de lire sur la muraille, ecrits au charbon, les noms de tant de malheureux qui ont vecu sous ces voutes funebres. Sur une de ces murailles avaient ete charbonnes, naguere, par une main habile et fluette, et cependant energique autant qu'une main guerriere, les premiers chants de la _Henriade_, et le jeune Arouet, lorsque, au sortir de la Bastille, il fut presente a M. le regent qui lui promettait sa protection: --J'accepterai, lui dit-il, tous les bienfaits de Votre Altesse Royale, seulement je la dispense de mon logement. Quand tous les conspirateurs furent arretes, alors leur proces commenca. Tous les huit jours, M. d'Argenson et M. Leblanc, charges des interrogatoires, arrivaient accompagnes de l'abbe Dubois. On eut cru voir Minos, Eaque et Rhadamante, les trois juges des sombres bords. Ce qu'ils faisaient, ce qu'ils disaient, les prisonniers n'en savaient rien, et cependant il en transpirait toujours quelque chose. Une grande inquietude pour la prisonniere, c'etait de paraitre aux yeux de ces messieurs, quand son heure serait venue, en cornette blanche, en linge blanc, et ce fut sa grande occupation de blanchir ce peu de linge. Aussi bien, grande fut sa joie en recevant toutes ses nippes que lui envoyait un ami du dehors, l'abbe de Chaulieu, le poete. On l'avait epargne, on l'avait oublie; mais lui, il s'etait souvenu, et il avait envoye a la Bastille meme un pot de rouge. Ah! que ce brin de rouge fut le bienvenu! tant la dame avait peur de palir sous les regards de M. d'Argenson. Il la fit donc comparaitre au bout de trois mois: --Otez votre gant, dit-il, et levez la main. Elle avait la main belle et la leva volontiers, jurant de dire toute la verite, et se promettant bien de n'en pas trop dire. Alors commenca l'interrogatoire. On voulait savoir pourquoi elle veillait si tard au chevet de Mme la duchesse du Maine. Elle repondit que c'etait pour l'endormir. --Pourquoi avait-on trouve tant de livres dans sa chambre? Elle repondit que c'etait parce qu'elle aimait la lecture. --Et pourquoi tant de papier dechire? C'etaient des bagatelles qu'elle avait composees et dont elle ne se souciait plus. Puis elle fut reconduite a son sequestre, et, quelque peu rassuree, elle trouva que son etat etait assez doux, a tout prendre. Elle etait prisonniere, il est vrai, mais elle etait loin des caprices, des violences et des volontes de sa douce maitresse; elle avait brise le joug des petites voix qui faisaient le tourment de sa vie; elle avait fait de sa servante une amie, et pour compagne elle avait une jolie chatte que le gouverneur lui avait donnee etant petite, et qui avait fait bien des petits. Puis, le soir venu, elle n'etait pas forcee a jouer la comedie, a manier des cartes, et elle se couchait quand elle voulait dormir. * * * * * Cette conspiration de Cellamare, qui eut fait tomber plus d'une tete sous la hache inexorable du cardinal de Richelieu, devint bientot, entre les mains bienveillantes de M. le regent, une entreprise assez ridicule, et plutot faite pour amuser les oisifs que pour occuper les hommes d'Etat. M. le regent se contenta du nouvel abaissement impose aux princes legitimes, et quand on lui rapportait les vociferations de Mme la duchesse du Maine, il en riait volontiers, acceptant les douleurs de la princesse en dedommagement des humiliations qu'elle lui avait fait subir dans le salon de Mme de Maintenon. Puis, dans ce plaisant pays de France, on n'est pas fache de changer chaque matin de heros et d'aventure; au bout de trois mois, quiconque eut parle des conspirateurs dans un salon de Paris, eut ete regarde comme un sot; si bien que, meme a la Bastille, le juge instructeur avait fini par ne plus interroger les prisonniers que pour la forme. On leur laissait deja toutes sortes de libertes inaccoutumees en ce lieu de plaisance: ils se promenaient chaque jour au-dessus des tours, et leurs amis qui passaient dans le faubourg leur disaient bonjour du geste et du regard. Un peu plus tard, ces prisonniers, si nombreux d'abord, furent relaches l'un apres l'autre: aujourd'hui M. de Malezieu le fils, M. Bargeton le lendemain; plus tard encore, elle se rappelait qu'il y avait deja six mois on etait venu chercher M. de Silly, et que l'ingrat etait parti oubliant de prendre conge de cette humble amie, et ne se doutant pas que peut-etre elle avait sauve sa tete en brulant la piece la plus compromettante du proces. Que vous dirais-je? Apres tant d'angoisses et d'inquietudes, la prisonniere resta seule a la Bastille, et ne comprenant guere comment la moins coupable etait detenue, a l'heure ou l'indulgence et le pardon s'etaient etendus sur tous ses complices. C'est une chose etrange et pourtant vraie: aussitot que le danger a disparu dans une affaire d'Etat, la captivite devient insupportable. Autant le prisonnier mettait de zele et d'ardeur a sauver sa vie, autant il reste inerte a present qu'il se demande quand finira sa captivite. Il en est a regretter meme les heures penibles de l'interrogatoire, et l'aspect du juge, et les bruits du dehors, toujours pleins de menaces sanglantes. Un prisonnier qui n'est que cela, n'est plus rien, meme a la Bastille. On l'oublie, on le neglige, et si Mlle de Launay n'eut pas rencontre parmi ses gardiens le chevalier de Maison-Rouge pour la plaindre et pour le lui dire, elle eut ete bien malheureuse. Mais le chevalier de Maison-Rouge etait si tendre et si bon, avec tant de probite, tant d'honneur, tant de petites recherches pour distraire un peu sa captive; il oubliait si souvent de fermer la porte a double tour; il avait chaque matin un nouveau livre a lui preter, non pas les vieux romans poudreux de la Bastille, mais le livre a la mode ou la comedie a peine eclose. Dans ses jours de sortie, il s'en allait par la ville, en quete des moindres anecdotes et de tous les bruits qui se debitent dans les ruelles galantes de la place Royale au faubourg Saint-Germain. Puis, tout ce qu'il avait appris, il le racontait avec mille graces, ajoutant ce qui pouvait plaire, et retranchant tout le reste. Ainsi chaque jour ajoutait aux petits bonheurs que le bon lieutenant apportait dans cette prison, tres etonnee et scandalisee, on pourrait le dire, de toutes ces joies. Il y eut un jour ou le lieutenant de Maison-Rouge, oublieux de toute espece de discipline, s'en vint presenter a Mlle de Launay les hommages d'un prisonnier loge dans la _tour de la Liberte_, ainsi nommee par une aimable ironie a laquelle tous les porte-clefs ajoutaient les bons mots de leur facon. Ce prisonnier etait un beau jeune homme, a la fleur de l'age, un coq-plumet de la jeune cour, M. le duc de Richelieu lui-meme. Il s'etait plonge, comme un etourdi et pour le vain plaisir d'une nouveaute qui lui semblait piquante, dans la conspiration de Cellamare, et peu s'en fallut qu'il ne payat son etourderie un peu cher. Mais le moyen de livrer au bourreau le dernier heritier du cardinal de Richelieu? Il etait deja le bienvenu du jeune roi; il etait l'ornement de la cour; ses bons mots, ses exploits, sa jeunesse enfin, tout parlait en sa faveur. Mais la Bastille lui etait insupportable, et quand il apprit par le chevalier de Maison-Rouge que la confidente de Mme la duchesse du Maine etait logee a _la Bertandiere_, une tour qui faisait face a _la Liberte_, M. de Richelieu n'eut pas de cesse et de fin qu'on n'eut enleve les clotures de l'une et de l'autre fenetre, et le voila qui se met a chanter a haute voix, mieux que n'eut fait le fameux Lambert ou le celebre Cocherot de l'Opera, l'opera d'_Iphigenie_. Il chantait le role d'Oreste, et Mlle de Launay fut bientot Iphigenie. On n'avait rien entendu de pareil depuis le roi Louis XI. Les plus anciens detenus, ceux qui etaient au secret depuis vingt ans, se demandaient s'ils n'etaient pas le jouet d'un songe. Ah! les malheureux! c'etait la premiere et la derniere chanson qu'ils devaient entendre avant de mourir. On touchait a l'automne, et les brouillards plus epais tombaient du haut des tours, lorsque M. de Richelieu quitta la Bastille en grand triomphe. Une des filles de M. le regent s'etait jetee aux pieds de son pere en demandant la grace du jeune homme, et le regent s'etait laisse flechir. Le depart de ce joyeux voisin fut encore un ennui pour Mlle de Launay, et plus attristee a mesure que l'hiver etait plus proche et la solitude plus profonde, elle ecrivit a M. Leblanc le billet suivant: "MONSEIGNEUR, "Ce n'est ni l'impatience ni l'ennui qui me forcent a vous importuner. Ce qui m'y determine est la juste apprehension qu'une personne aussi obscure que moi ne soit totalement oubliee. Cette crainte est d'autant mieux fondee, qu'il est peu vraisemblable que les motifs de ma detention en rappellent le souvenir; je me flatte qu'ils sont aussi peu remarquables que ma personne. Et, dans cette opinion, j'ai trouve quelque espece de necessite de vous remettre en memoire que j'ai ete amenee a la Bastille a la fin de l'annee 1718, et que j'y suis encore. Quand je saurai, Monseigneur, que vous vous en souvenez, je me reposerai du reste sur votre equite et sur votre humeur bienfaisante, contente, en quelque etat que je sois, d'obeir aux lois qu'on m'impose et de reverer le pouvoir souverain par une soumission volontaire a ses ordres." Sa lettre ecrite, elle attendit sa delivrance, ou tout au moins l'esperance d'etre delivree. Helas! rien ne vint, que l'hiver sombre et menacant. La prisonniere etait a bout de courage. Un temps vient ou les heures comptent pour des annees; la reverie est impossible; on ne peut plus lire, on ne dort plus; chaque journee est un long supplice, et pourtant la captivite de la jeune lectrice etait un plaisir, comparee au sejour de la duchesse du Maine dans la citadelle ou elle etait enfermee. Elle etait seule, et completement ignorante du sort de tous les siens; pas une distraction, pas une lettre, et cette aimable princesse, heureuse de toutes les choses de l'esprit, en etait reduite a supplier M. Leblanc a peu pres dans les termes que Mlle de Launay employait pour elle-meme. Si bien que lorsque la duchesse du Maine fut rendue a la liberte, et qu'il lui fut permis de revenir dans sa maison de Sceaux, sa captivite ne pouvait pas se prolonger davantage. D'abord elle se trouva bien isolee en ces lieux prives de leur ancienne splendeur. La disgrace est contagieuse, et de tous ces courtisans empresses a leur plaire il vint un bien petit nombre. Ah! desormais, plus de fetes, de comedies, de belles nuits enjouees, aux sons des musiques. Ils avaient paye leur liberte assez cher; M. le regent, qui n'etait pas sans pitie, mais qui ne voulait pas etre expose aux recriminations violentes de ses ennemis, comme il n'avait pu rien tirer des principaux complices de la conspiration et que Mlle de Launay, qui la savait d'un bout a l'autre en sa qualite de secretaire intime de la princesse, absolument se refusait a parler, M. le regent avait exige de la principale accusee un aveu complet de son crime, et, de guerre lasse, elle avait signe tout ce qu'on voulait. Ainsi la princesse y laissa beaucoup de sa consideration, et le prince, un peu de son propre honneur. Il en avait conserve un si grand ressentiment, qu'il refusa longtemps de rentrer dans sa maison de Sceaux. Tous ces aveux retombaient sur Mlle de Launay, que M. Leblanc resserrait toujours davantage. Il voulait obtenir de la confidente un aveu auquel s'etait soumise la maitresse, et il s'indignait qu'une servante eut plus de courage et d'honneur que toutes ces dames et tous ces gentilshommes, trop presses de racheter leur liberte par des lachetes miserables. Mais pendant que le public, bon juge en toutes les choses honnetes, condamnait hautement la conduite de ces conspirateurs si peu constants avec eux-memes, tous les regards et, disons-le, tous les respects se tournaient du cote de la captive. "Ah! disait-on, en voila une au moins qui ne cede pas aux menaces, et qui maintient ce qu'elle a dit tout d'abord." Telle est la toute-puissance des louanges populaires, elles franchissent les fosses les plus profonds, elles penetrent dans les plus hautes citadelles. Mlle de Launay, dans sa solitude, avait comme un pressentiment de l'admiration dont elle etait l'objet legitime; elle en etait tout encouragee a resister a la violence. Aussi, ni les menaces d'une captivite sans fin, ni l'esperance d'une delivrance prochaine, ni les peines et les infirmites de la prison, qui finit presque toujours par dompter les volontes les plus fermes, ne vinrent a bout de ce grand courage, et la prisonniere fut plus forte que ses geoliers. Au bout de six mois encore de cette courageuse resistance, elle vit s'ouvrir les portes de la Bastille, et toute contente, et toute joyeuse, elle prit le chemin de Sceaux dans la voiture publique. Autant elle etait entree en grande ceremonie a la Bastille, accusee et complice d'un crime d'Etat, autant, a cette heure, elle etait une simple bourgeoise, et l'on n'eut jamais dit, a la voir, quel grand role elle avait joue dans cette illustre tragedie, ou les tetes les plus hautes avaient couru un vrai peril. Comme elle respirait en ce moment l'air pur de la liberte! Quel bonheur de retrouver la causerie et les visages de tous les jours dans le vehicule de tout le monde! A chaque tour de la roue indolente, elle se demandait: "Que dira ma princesse, et comment donc en serai-je recue?" Elle arrive enfin; la porte est ouverte; elle entre. On lui dit que Mme la princesse du Maine se promene dans ses jardins. Elle y court. La dame etait en caleche, a demi couchee, et voyant venir cette confidente si fidele, la seule qui n'eut pas trahi son secret: --Ah! dit-elle, vous voila, j'en suis bien aise! Et voila tout ce qu'elle en eut. Pas d'autre explication, pas de recompense, a peine un sourire. Elle reprit le lendemain son humble service, a lire, a veiller, a jouer avec Son Altesse, et peu s'en fallut qu'elle ne regrettat le calme et la paix de sa prison. Ces grands seigneurs d'autrefois, _ces fils des dieux_, s'imaginaient que les petites gens etaient trop heureux de les servir et trouvaient leur recompense dans leur devouement meme. Elle avait rapporte de la Bastille du linge et des robes en mechant etat, sa princesse ne songea point a remplacer ces nippes usees dans la prison. Desormais Mlle de Launay comprit qu'elle ne devait rien attendre que d'elle-meme, et, bien decidee a sortir de cette captivite deguisee, elle s'en fut visiter ses amis de Paris, et entre autres M. de Chaulieu, qui logeait au Temple, et M. Dacier, qui habitait dans un des galetas du Louvre. Helas! l'aimable poete, ami des doctes soeurs, M. de Chaulieu, dont les douces chansons avaient ete le charme et la gaiete de tout un monde evanoui, Mlle de Launay rencontra son cercueil, comme on le portait dans les caveaux des anciens chevaliers du Temple. Quand elle eut prie pour M. de Chaulieu, ce fidele ami de sa jeunesse, qui lui etait reste fidele meme aux heures sombres de la Bastille, elle s'en fut chez M. Dacier... Il avait perdu dans l'intervalle l'illustre et vaillante epouse dont le nom est reste parmi les gloires supremes du siecle agonisant de Louis XIV, Mme Dacier! un eloquent et rare esprit, ami des chefs-d'oeuvre, interprete fidele de l'antiquite. Fille d'Homere, elle avait traduit de la plus digne facon l'_Iliade_ et l'_Odyssee_, et sa traduction sans rivale n'a pas ete depassee. Elle a traduit des Latins, Plaute et Terence, et si M. Dacier a mis son nom a la traduction d'Horace, il y fut grandement aide par cette compagne active de ses travaux. Malgre sa douleur profonde, et tout penetre de la perte irreparable qu'il avait faite, il advint que M. Dacier trouva dans Mlle de Launay tant de grace et de bel esprit, et je ne sais quoi de si voisin de la femme qu'il avait perdue, qu'il envoya M. de Valincourt, leur ami commun, demander a _cette fille parfaite_, c'est ainsi qu'il l'appelait, l'honneur de son alliance. Il appartenait aux deux Academies; il etait celebre et fort riche et jeune encore; et Mlle de Launay, que la prison avait faite serieuse, a qui le malheur avait enseigne la prudence et la resignation, accepta la main qui lui etait offerte. Elle mit cependant une condition a ce mariage, a savoir le consentement de Mme la duchesse du Maine, esperant que la princesse n'y trouverait aucun obstacle. Elle comptait qu'elle ne serait pas refusee, elle comptait mal. A la premiere ouverture qu'on lui fit de ce mariage, la princesse, hors d'elle-meme, se recrie; elle ne saurait se passer, disait-elle, des soins et des services de sa lectrice et de sa confidente; elle ne veut pas que son secret transpira au dehors; elle promet, du reste, de s'occuper de sa fortune. En vain M. de Valincourt et les amis de Mlle de Launay representerent a cette fille des rois le nom de M. Dacier, son illustration, sa fortune et le bien qu'il pouvait faire a sa nouvelle epouse, ajoutant que pareille occasion ne serait pas facile a retrouver, elle n'en fut que plus decidee a ne rien entendre, et le mariage fut rompu. Cependant M. le duc du Maine, apres avoir resiste de toutes ses forces au tyran de sa vie, avait fini par rentrer dans sa maison de Sceaux. La, il menait une vie austere et retiree, appelant la priere a son aide, et trouvant une grande force a se souvenir des lecons de Mme de Maintenon et des pieux exemples de Louis XIV. Ce prince infortune, dont l'enfance et la jeunesse s'etaient passees dans une abondance infinie et une prosperite de toute chose voisine des fables, quand il eut passe par toutes ces epreuves d'une humiliation sans cesse et sans fin, se vit frapper d'un mal sans remede et grandissant chaque jour. Une lepre, horrible a voir, s'etendit peu a peu sur son visage, et bientot il fut impossible de le contempler sans degout. Plus il se sentait frappe, plus il s'enfoncait dans l'ombre et dans la solitude, et, cette fois encore, Mlle de Launay, courageuse entre toutes, se fit la gardienne et la consolatrice de ce malheureux prince. Elle pleurait avec lui, elle priait avec lui; elle ecoutait sa plainte, et parfois elle le ramenait au souvenir de ses beaux jours, quand le palais de Versailles resplendissait de toutes ses grandeurs. Que vous dirai-je? Il avait, tout malheureux qu'il etait, conserve un coeur tendre et reconnaissant, et quand il se vit voisin de sa derniere heure, il declara qu'il voulait etablir Mlle de Launay avant de mourir. Mais M. Dacier etait mort sur l'entrefaite, et M. de Silly, qui parfois semblait regretter sa conduite passee, avait laisse dans le coeur de la delaissee un si cruel souvenir, que son nom seul etait pour elle une epouvante. Enfin, quand M. le duc du Maine eut bien cherche une recompense a sa garde-malade, il jeta les yeux sur un officier de sa maison, un honnete homme, d'un esprit mediocre et d'une humble fortune; il avait passe cinquante ans, et toujours vecu de son epee; une petite ferme a Gonesse, la patrie du bon pain, une maison assez jolie, un troupeau de moutons, un grand amour pour la vie des champs, un esprit paisible, il avait tout ce qui fait le bonhomme, et pas d'autre ambition que d'etre enfin le capitaine et marechal de camp aux gardes suisses d'une compagnie dont il etait depuis longtemps le lieutenant. Et si lasse etait Mlle de Launay de tant d'emotions et de revolutions dans cette petite cour, qu'elle accepta volontiers la main de ce brave homme, en se chargeant de demander, pour sa dot, ce brevet de capitaine dont il faisait les fonctions depuis tantot deux annees. Cette fois encore, il fallut s'attaquer a la duchesse du Maine, implorer sa bonne grace, et lui faire accepter les propositions de ce vieil officier, tres sage et tres prudent, qui voulait bien se marier, mais a condition qu'au prealable on le bombarderait au grade objet de son envie. A la fin, et comme aussi le duc du Maine l'exigeait, la princesse accepta cette alliance; elle consentit, et le duc du Maine, ayant obtenu le brevet du baron de Staal, donna a la mariee une belle tabatiere, une belle robe et sa main a baiser. M. de Staal, en revanche, offrit au maitre de Sceaux un agneau de sa bergerie. A la fin les voila maries et retires bientot dans leur maison des environs de Paris. Sous ces modestes ombrages, dans ces prairies dont la limite etait bien etroite, a cote de ce mari qui ne savait que raconter les petites guerres qu'il avait faites et les petits evenements dont il avait ete le temoin, Mme de Launay, calme et resignee, ecrivit les Memoires de sa vie. Elle eut grand soin, dans cette tache assez dangereuse, de n'en montrer que les beaux cotes; elle voulait paraitre aimable, afin de laisser d'elle-meme et de son passage ici-bas un bon souvenir. Cependant nous avons retrouve un portrait qu'elle avait ecrit de sa main, et qui la montre a peu pres telle qu'elle etait, l'heure n'etant pas venue encore ou l'on arriverait a ecrire en toutes lettres et sans y rien omettre, non pas meme la honte et le mepris, ses propres confessions. On ne lira pas sans interet les deux pages que voici: "Mlle de Launay est de moyenne taille, assez maigre, et desagreable au premier abord. Son caractere et son esprit sont comme sa figure; il n'y a rien de travers, mais aucun agrement. Sa mauvaise fortune a beaucoup contribue a la faire valoir. La prevention ou l'on est que les gens depourvus de naissance et de bien ont manque d'education fait qu'on leur sait gre du peu qu'ils valent; elle en a pourtant eu une excellente, et justement elle en a tire ce qu'elle a de bon, les principes de vertu, les sentiments eleves, et les droits sentiers d'une conduite exacte que l'habitude a les suivre lui a rendus faciles et naturels. "Sa folie a toujours ete de vouloir dominer par la logique et la raison; et, comme les femmes qui se sentent serrees dans leur corps s'imaginent etre de belle taille, sa raison l'ayant incommodee, elle a cru en avoir beaucoup. Toutefois elle n'a jamais pu surmonter la vivacite de son humeur, ni l'assujettir du moins a quelque apparence d'egalite, ce qui souvent l'a rendue desagreable a ses maitres, a charge dans la societe, et tout a fait insupportable aux gens de sa dependance. Heureusement la fortune ne l'a pas mise en etat d'en envelopper plusieurs dans cette disgrace. Avec tous ces defauts, elle n'a pas laisse que d'acquerir une veritable reputation, qu'elle doit uniquement a deux occasions fortuites: l'une a mis au jour ce qu'elle pouvait avoir d'esprit, et l'autre a fait remarquer en elle de la discretion et quelque fermete. Ces evenements, ayant ete fort connus, l'ont fait connaitre elle-meme, malgre l'obscurite ou sa condition l'avait placee, et lui ont attire une consideration au-dessus de son etat. Elle a tache de n'en etre pas plus vaine; mais deja la satisfaction qu'elle a de se croire exempte de vanite en est une. "Elle a rempli sa vie d'occupations serieuses, plutot pour fortifier sa raison que pour orner son esprit, dont elle fait bon marche. Aucune opinion ne se presente a son esprit avec assez de clarte pour qu'elle s'y affectionne, et ne soit aussi prete a la rejeter qu'a la recevoir; ce qui fait qu'elle ne disputa guere, si ce n'est par humeur. Elle a beaucoup lu, et ne sait pourtant que ce qu'il faut pour entendre ce qu'on dit sur quelque matiere que ce soit, et ne rien dire de mal a propos. Elle a recherche avec soin la connaissance de ses devoirs et les a respectes aux depens de ses gouts. Elle s'est autorisee du peu de conplaisance qu'elle a pour elle-meme a n'en avoir pour personne; en quoi elle suit son naturel inflexible, que sa situation a plie sans lui faire perdre son ressort. "L'amour de la liberte est sa passion dominante, passion tres malheureuse en elle, qui a passe la plus grande partie de sa vie dans la servitude; aussi son etat lui a-t-il toujours ete insupportable, malgre les agrements inesperes qu'elle a pu trouver. "Elle a toujours ete fort sensible a l'amitie, cependant plus touchee du merite et de la vertu de ses amis que de leurs sentiments pour elle; indulgente quand ils ne font que lui manquer, pourvu qu'ils ne se manquent pas a eux-memes." Certes, le portrait n'est pas flatte, mais il est simple et vrai; il nous montre en tout son jour cette personne adroite et droite qui s'est trouvee melee a de grands evenements qu'elle a domines de la hauteur de son courage et de la sagacite de son esprit. Par un bonheur inespere, le succes de la vie et des Memoires de Mme de Staal et le renom de bel esprit qu'elle a laisse l'ont fait confondre, a cinquante ans de distance, avec un des plus grands genies du commencement de l'empire, Mme la baronne de Stael, l'illustre auteur de _Corinne_ et des _Considerations sur la Revolution francaise_. Heureuse confusion; elle ne saurait attenter a la gloire de Mme de Stael; elle jette une clarte tres grande et tres heureuse sur le souvenir de Mme de Staal, qui s'en va s'amoindrissant et s'effacant toujours. ZEMIRE Au bout du pont Royal, sur le quai d'Orsay, non loin de l'ancien hotel de MM. les gardes du corps du roi, un cafe de serieuse apparence est rempli tout le jour d'une foule d'honnetes gens qui viennent prendre en ce lieu leur repas du matin et leur repas du soir. On y parle a voix basse, et, si parfois quelque etranger s'egare en ces salons bien hantes, il prend soudain le diapason des habitues du cafe de la rue du Bac; si bien que les femmes les plus distinguees ne redoutent pas d'y venir, en compagnie de leur frere ou de leur mari. Un beau jour du mois de juin (il avait plu dans la matinee et le pave etait encore humide), un carrosse a l'ancienne marque, sorti des ateliers d'Erlher, et conduit par un cocher aux cheveux blancs, deposa sur le seuil du cafe une venerable dame du faubourg Saint-Germain, accompagnee de sa niece, une personne serieuse, qui avait deja depasse la vingtieme annee. Elle-meme, la niece, avait pour chaperon, mieux qu'une servante, une amie, uns soeur de lait. Celle-ci s'appelait Mariette; elle avait dix ans de plus que sa compagne; elles se tutoyaient l'une et l'autre, avec une certaine deference du cote de Mariette. Elle etait vetue en paysanne cossue; a sa tete le vaste bonnet normand ourle de dentelles, a son cou la croix martelee a Fecamp par les anciens orfevres de l'antique province. Autant la demoiselle etait frele et d'une apparence chetive, autant la Mariette etait d'une opulente et vivace sante. Rien ne genait son beau rire et son grand art de ne s'etonner de rien. Il y avait deja trois ou quatre jours que ces dames avaient fait le projet de venir dejeuner _en garcons_ dans cette maison, voisine de leur hotel; elles s'en faisaient une grande fete. A leur entree, il y eut parmi les habitues un mouvement de curiosite discrete et bientot reprimee, chacun ayant compris que les nouvelles venues appartenaient evidemment au meilleur monde. A peine elles furent assises: --Ah! mon Dieu, s'ecria Mariette, Zemire est perdue! Ou donc est-elle? Elle m'est echappee, et Dieu sait si la pauvrette est en peine! En meme temps, elle se levait en criant: --Zemire! Zemire! Or Zemire avait retrouve la piste, et si contente et si gaie elle allait a travers les deux salons, disant a chaque gambade, en petits cris joyeux: --Rassurez-vous, cheres amies, me voila! Zemire etait une bete charmante de la plus belle race ecossaise et grosse a peine comme le poing. Elle avait les graces et les gaietes de la premiere jeunesse; ignorante de toute malice, il n'y avait rien de plus leste et de plus enjoue. La nuit venue, elle couchait sur les pieds de Mariette; toute la famille en raffolait; tout le quartier savait son nom. Sa jeune maitresse l'appelait _l'oiseau_. Que de morceaux de sucre a son intention dans toutes les poches d'alentour! et tendre a l'avenant, un doigt leve lui faisait peur, la grosse voix remplissait son coeur de remords. Mais le moyen de se facher contre un si frele animal qui vous regardait, sous sa chevelure soyeuse, avec ses deux yeux d'escarboucles? Cependant elle fut grondee: --O la laide! disait Mariette. Et la pauvrette, humiliee, se trainait aux pieds de ses trois maitresses. La plus jeune, enfin, lui pardonna, et soudain ces trois mains bienveillantes la couvrirent de caresses. Alors la voila ressuscitee, et plus que jamais bondissante a travers ces hommes d'habitudes et d'humeur si differentes. Mais, quoi! dans le premier salon son succes fut complet. Elle, alors, se voyant encouragee, eut la curiosite, disons mieux, l'imprudence de traverser la grande salle par ou elle etait entree. Elle arracha le journal de celui-ci, juste au moment ou son ministre etait traite de Turc a More; elle enleva la serviette de celui-la, comme il allait s'essuyer les mains. Elle eut meme l'audace d'effleurer de sa patte, ou restait un brin de poussiere, le pantalon blanc du sous-lieutenant Joli-Coeur, et le sous-lieutenant se contenta de grogner: "La vilaine bete!" Oui-da, mais il y avait dans le fond de la salle, au coin de la porte d'entree, un peu dans l'ombre et prenant une glace panachee autant qu'elle-meme, une dame attifee et trop paree. Elle portait une robe a longue traine, et la malheureuse Zemire, qui ne connaissait pas chez sa maitresse ces sortes d'embarras, laissa sur l'etoffe trainante l'empreinte legere de ses trois pattes, la quatrieme etant essuyee sur le pantalon blanc de Joli-Coeur. Mais, juste ciel! les grands cris que poussa la dame! Elle jurait que sa robe etait perdue. Eh! comment finir cette journee? il fallait rentrer au logis. Plus la dame aux riches atours semblait irritee, plus la bestiole implorait son pardon, sans sa douter que cette robe etait un phenomene. Enfin un jeune homme qui etait avec cette femme irritable assena sur la tete et sur les deux pattes de la triste Zemire un violent coup de ses deux gants. Tout le cafe retentit du cri de Zemire. Helas! c'etait la premiere fois qu'elle etait battue! Elle revint en toute hate au groupe ou sa plainte avait souleve tant d'angoisses... Un doute arreta la triste Zemire: elle se demanda si ses trois gardiennes, epouvantees de l'accident, auraient assez de force pour la defendre et de volonte pour la proteger contre un nouvel attentat. Alors, s'etant decidee et, d'un bond plein de grace, elle se mit a l'abri du commandant Martin, qui dejeunait paisiblement en face de Mariette, Mariette ayant deja remarque que son voisin respirait a la fois le calme austere et la bonte d'un homme habitue au commandement. Martin commandait a tout un escadron de cavalerie legere et pas un de ses officiers qui passat devant lui sans lui presenter ses respects. Il ne comprit pas, tout d'abord, les malheurs de Zemire, et pourtant, flatte de sa preference, il l'adopta d'un geste paternel: --On nous a donc fait un gros chagrin! dit-il, quelque brutal aura marche sur la patte a Zemire! Allons, consolons-nous! Il disait ces tendres paroles d'une vois si douce, que Zemire en fut toute rassuree, et que les trois dames en furent touchees jusqu'aux larmes. Quand il vit que le mal etait dissipe et qu'il pouvait toucher a la tete endolorie: --Eh bien, ca ne sera rien, reprit-il, et maintenant, qu'en dis-tu, si nous dejeunions? Ce brave homme avait devant lui une tasse de cafe au lait, ou il mouillait un petit pain qu'il presenta a Zemire. Elle etait plus delicate que lui, et refusa le pain, non pas sans tremper sa langue dans la tasse. Il l'encourageait de son mieux. Quand il eut acheve son pain, il offrit dans sa cuiller un peu de brioche a Zemire. Elle avait faim, elle ne fit pas la rechignee et mangea la moitie de la brioche. Alors ce brave homme acheva sa tasse de cafe au lait sans honte et sans perdre une miette. Il etait sobre et vivait de peu. Les trois femmes, qui le regardaient a la derobee et le devoraient du regard, se disaient d'un signe imperceptible: --Il n'y a rien de plus simple et de meilleur que cet homme-la. Quand tout fut bu et mange, Zemire s'endormit paisiblement sur le bras de son hote, et le commandant, retenant son souffle, se mit a lire une revue. Nos trois femmes, qui n'etaient pas non plus que Zemire habituees a tant d'emotions, attendirent assez longtemps leur modeste dejeuner; mais elles se consolerent de leur attente, quand le commandant fut arrete dans sa lecture par un de ses freres d'armes. Ils ne s'etaient pas rencontres depuis longtemps, et celui-ci disait a celui-la: --Qu'etes-vous devenu, mon commandant? Nous vous avons laisse mort sur le champ de Solferino, et nous vous avons bien pleure. --Mon cher lieutenant, reprenait le commandant Martin, la guerre et la gloire ont leur mauvaise chance, et tout autre mort que le commandant Martin se fut releve colonel, avec la croix d'officier de la Legion d'honneur. Mais les uns et les autres, vous m'avez trop pleure, et mes lanciers, petits et grands, ont ete quittes avec moi en disant: "C'est dommage!" Revenu de si loin, j'ai retrouve mon grade et mon escadron, et ma louange etant epuisee, on n'a plus parle de moi. Cependant je suis fatigue; j'en ai assez de la guerre. Ah! si j'avais seulement quelque bout de ferme ou je pourrais, en travaillant, gagner douze cents francs de rentes... Mais je suis pauvre et fils d'une humble famille. Il me faut attendre absolument la croix d'or et le titre de colonel. Toutes ces fortunes reunies, j'irai retrouver mon pere, un capitaine marchand du port de Honfleur. Voila toute mon esperance. Acceptez cependant que je vous offre une modeste absinthe, comme autrefois, quand nous etions a l'Ecole militaire et que la cantiniere nous refusait le credit. La jeune fille ne perdait pas un mot de cette conversation, ou se montraient, dans un jour si modeste, le courage et la bonte du soldat. Mariette aussi enfouissait dans son coeur tous les reves de _son_ commandant. A la fin, le lieutenant prit conge de Martin, et voyant Zemire endormie: --Au moins, dit-il, vous avez la un joli camarade, et vous etes sur d'etre aime. --Ce n'est pas a moi, repondit Martin, ca dort comme un enfant sur le premier venu. C'est vraiment une bete charmante. Ce fut en ce moment que Mariette ayant solde la carte a payer, les trois dames se leverent pour sortir, non pas sans faire un beau salut au commandant Martin. La jeune fille, en rougissant, balbutia quelques excuses; la vieille dame entreprit d'expliquer comment elle s'appelait la marquise d'Escars, et qu'elle serait heureuse d'ouvrir au commandant les portes de son hotel de la rue de l'Universite. Mariette eut voulu pour beaucoup embrasser le blesse de Solferino et lui donner sa croix d'or, qui brillait comme un rendez-vous de soleils; mais, avec des allures decidees, Mariette etait timide et n'osa pas; elle finit par appeler: --Zemire! Alors Zemire, ouvrant un oeil languissant, et comprenant qu'il fallait traverser de nouveau la grande salle ou elle avait ete si malheureuse, se rejeta d'instinct dans les bras du capitaine. Elle ne reconnaissait plus Mariette elle-meme; elle se serait fait tuer plutot que d'aller rejoindre la porte ou se tenait la dame au jupon trainant. Ses trois maitresses s'etonnaient de cette resistance: --Allons, je vois ce que c'est, reprit le bon commandant en frottant la tete de Zemire; il faut a mademoiselle un garde du corps. Puis, sans dire mot et tete nue, il suivit ces dames, qui traverserent tout le cafe, et quand elles furent rentrees dans le carrosse, il deposa Zemire sur le giron de la jeune demoiselle. --Adieu, ma chere petite bete, disait-il, je le laisse entre de belles et bonnes mains. Puis il rougit d'avoir fait un si long compliment. Ne vous etonnez pas qu'une humble bestiole ait souleve tant de sympathies en de si nobles coeurs, et s'il vous fallait un exemple, un temoignage en l'honneur de l'un de ces animaux, qui sont en train de prendre "leurs degres de naturalisation dans l'espece humaine", c'est un mot de M. Buffon lui-meme, il vous suffirait de lire un admirable passage a la date du 13 novembre 1675: "Vous etes etonnee que j'aie un petit chien; voici l'aventure: J'appelais, par contenance, une chienne courante d'une madame qui demeure au bout du parc; Mme de Tarente me dit: "Quoi! vous savez appeler un chien? Je veux vous envoyer le plus joli chien du monde." Je la remerciai et lui dis la resolution que j'avais prise de ne me plus engager dans cette sottise; cela se passe, on n'y pense plus. Deux jours apres, je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de Chine toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfume, d'une beaute extraordinaire; des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme une sylphide, blondin comme un blondin. Jamais je ne fus plus etonnee; je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter. C'est ma petite servante Marie qui s'est mise au service du petit chien; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu; il ne mange que du pain; je ne m'y attache point encore, mais il commence a m'aimer et je crains de succomber. Voila l'histoire, que je vous prie de ne point demander a Marphise, car je crains les bouderies. Au reste, une proprete extraordinaire; il s'appelle _Fidele_; c'est un nom que les amants des plus belles princesses ont bien rarement merite..." Depuis toute une semaine, le commandant Martin et ses bontes pour Zemire furent le sujet des conversations les plus suivies dans l'hotel d'Escars. On en parlait tout le jour et tous les jours; il n'etait pas un habitue de la maison, entre deux parties de whist, qui ne fut force d'entendre une oraison presque funebre du chevalier sans peur et sans reproche. La tante et la niece, et surtout Mariette, se disputaient pour savoir si le commandant etait le bien invite a venir chez la marquise. Elle soutenait que oui; elles disaient que non, et qu'il fallait plus de ceremonie. Il fut enfin decide qu'une belle lettre serait ecrite au commandant Martin par la dame de ceans, et que Mariette, qui ne doutait de rien, la porterait a la caserne. --On te conduira jusque-la, disaient la tante et la niece. Au fait, a quatre heures sonnantes, on pouvait les voir qui longeaient, en leur carrosse, le quai d'Orsay, plonge dans la consternation. Il y avait, autour de la caserne, des femmes et des enfants qui pleuraient, des creanciers desoles, des amis au desespoir. On se disait adieu, on se serrait les mains. Les lanciers saluaient de la lance et les dames de leurs mouchoirs. La musique sonnait de toutes ses sonneries: trompettes, clairons et bassons. Le drapeau deployait sa flamme a tous les vents; les chevaux hennissaient, les sous-officiers juraient, les lanciers riaient, les chiens hurlaient. Sur un cheval blanc se tenait un grand corbeau les ailes etendues; il appelait la tempete, et la tempete ne venait pas. Tout disparut dans les lointains poudreux du Champ de Mars. Les officiers venaient a la suite, et, le dernier de tous, le commandant Martin, simple et calme a son habitude. Il reconnut ces dames, et la petite bete a la portiere, qui regardait, curieuse, tout ce depart. Le capitaine alors les saluant de l'epee: --Adieu, Zemire! Et Zemire aboya douloureusement. Sur l'entrefaite revint Mariette. Un marechal des logis chef, interroge par l'intelligente servante, repondit que c'etait tout au plus si le commandant savait a l'avance la destination du regiment, et Mariette, attristee, avait pense qu'il etait inutile de remettre la lettre d'invitation. Tout fit silence. --Ah! ma tante, s'ecria la niece, je suis bien malheureuse, et que nous avons de reproches a nous faire! Au moins devais-je lui dire le nom de notre famille et que mon pere etait un des chefs de l'armee. Helas! le voila parti sans se soucier de ces ingrates... Adieu, Zemire! Et Zemire, voyant pleurer sa jeune maitresse, essuya ces beaux yeux qui n'avaient pas souvent pleure. C'est une tache ingrate, une entreprise difficile, de conduire a cent lieues de distance une troupe de cavaliers. La route est longue, les etapes sont designees a l'avance, les rafraichissements sont rares. Chemin faisant, plus d'un cheval se deferre, et plus d'un homme en proie au soleil tombe et se blesse dans la poussiere du grand chemin. Toutes ces responsabilites, petites et grandes, pesent sur la tete du commandant. Il repond de la sante de ses betes et de ses hommes. Il faut qu'il improvise a chaque instant une ambulance, un hopital; c'est pis que la guerre une pareille marche, et sitot que nos soldats n'ont plus qui les regarde, a peine ils ont traverse les cites curieuses et les hameaux etonnes, soudain s'en va toute gaiete; plus de rire et plus de chanson. Rien de triste et de serieux comme un grand chemin qui n'en finit pas; surtout l'heure etait mauvaise et mal choisie au mois de juin. Pas un brin d'herbe a la prairie et pas une ombre aux arbres languissants. Les anciens se montraient la-bas une longue vallee ou murmuraient l'an passe tant de ruisseaux sur des rives hospitalieres. O misere! les eaux limpides avaient disparu; le ruisseau etait plein de cailloux; le cheval, harasse, cherche en vain sur les pommiers du sentier quelques fruits verts pour apaiser la soif qui le devore. Le pommier n'a plus de fruits, le soleil plus de nuages. Elle-meme, la nuit, favorable au repos, la nuit etait brulante. Il fallut huit jours pour trouver a Vernon un repit dont ces malheureux avaient si grand besoin. Hommes et cavaliers, Vernon leur fut un veritable Paris. Bientot rafraichis par deux jours de repos, ils gagnerent Rouen, la capitale de la Normandie, et Rouen les garda trois mois pour remplacer un regiment de cuirassiers qui tenait garnison dans l'antique Evreux, sous les murs hospitaliers de Saint-Taurin. Enfin toutes ces forces etant reparees, hommes et betes en bon etat, le jour vint ou le commandant Martin, faisant l'inspection de ses lanciers, les trouva si beaux et dans un etat si prospere: --Enfants, dit-il, nous entrerons demain dans la capitale du Calvados. La ville appartient a des magistrats qui nous feront bonne mine d'hotes, et j'espere que nous nous conduirons tous en honnetes gens. Le commandant ne haissait pas les bonheurs d'une courte harangue. Il etait content d'avoir accompli toute sa tache; il se disait que l'heure du repos etait venue et que maintenant sa destinee etait accomplie, ayant renonce a toute esperance d'avancement; puis il se sentait chez lui. Il chantonnait entre ses dents la chanson nationale: J'irai revoir ma Normandie, C'est le pays qui m'a donne le jour. Ainsi songeant, ils entrerent, en bon ordre et rendus a la discipline austere, dans l'antique cite de Guillaume le Conquerant. La ville de Caen est l'une des plus vieilles de la grande province. A chaque pas vous rencontrez une maison curieuse et vous foulez une longue histoire. La ville est severe, et les habitants, silencieux, respectent le passage des gens de guerre. Toutefois chaque habitant s'en vint sur le seuil de son logis saluer ces nouveaux arrives. Il y eut meme (et c'etaient des joies a n'en pas finir) plus d'un pere et plus d'une mere qui reconnurent leur fils le brigadier, leur fils le trompette ou le sous-lieutenant. La troupe alors s'arretait un instant pour les premieres effusions; puis les passants continuaient leur chemin aux hennissements des chevaux, qui comprenaient enfin qu'ils etaient arrives. Le commandant allait cette fois le premier, cherchant, mais en vain, quelque visage connu. Il entendit cependant a la fenetre d'une grande maison, gardee par une sentinelle, un cri de surprise et de joie, et meme il lui sembla qu'une main bienveillante envoyait a son adresse un baiser qui se sentait dans les airs: --Si c'etait pour moi! se disait le commandant. Il se sentait deja moins seul et moins perdu dans cette illustre cite, ou l'eglise et la magistrature, la science et le droit avaient pose leurs tabernacles. Ils arriverent ainsi a la porte de la caserne ou les attendait l'etat-major du regiment. --Soyez le bienvenu, commandant, disait le colonel, mais vous avez diablement tarde! nous sommes ici depuis quinze jours. Ce colonel n'etait pas un mechant homme; il etait un officier de fortune. Il n'avait pas trouve d'obstacle en son chemin: tout lui avait reussi, et surtout la faveur des inspecteurs generaux, pas un de ces messieurs ne voulant deranger un contentement si parfait. Il faut dire aussi que ce colonel trop heureux etait plus jeune de dix annees que le commandant Martin. Il n'avait pas dans tout son corps une seule blessure; il se portait a merveille, et M. son pere lui faisait une haute paye de deux cents louis, ce qui represente une grosse somme au regiment le mieux tenu. Quand toutes les formalites furent accomplies, chaque homme a sa place et le cheval a la provende, les officiers de tout le regiment dinerent ensemble, et les premiers arrives porterent la sante des nouveaux venus. --Nous voila bien loin de Paris, disait le lieutenant Charlier, et Dieu sait quand nous dejeunerons au cafe de la rue du Bac. Alors chacun raconta son histoire, et, chose etrange, le commandant Martin, le seul homme qui eut une histoire a raconter, ne la raconta pas. La fin de la soiree fut consacree aux principaux fonctionnaires, non moins qu'aux plus belles personnes de la ville de Caen. M. le premier president d'Orival et Mme Morton, la jeune femme de l'avocat general, furent cites pour leur hospitalite genereuse. Plusieurs jeunes gens, d'une seule epaulette, plus redoutable que les epaulettes etoilees, proclamerent le nom des belles danseuses: Mlle Sophie et Mlle Marie, enfants de l'Hotel de ville, et la belle entre les belles, Mlle Amelie avec sa soeur Aurore. --Quant a moi, disait un sous-officier de la veille, je ne trouve rien de plus charmant que Mlle Mariette, l'honneur et la grace de la maison du general de Beaulieu. Et la conversation s'empara du general; les uns disaient que c'etait l'un de nos meilleurs officiers generaux, les autres affirmaient qu'il etait dur et sans pitie. --Il n'est pas juste. --Il n'a fait de bien a personne. --Il a brise les plus belles carrieres, disaient ceux-ci. --Au contraire, affirmaient ceux-la, le general de Beaulieu est la bonte meme... Au demeurant, les uns et les autres se rappelerent qu'ils devaient le lendemain leur premiere visite au general commandant la ville de Caen. Le lendemain, sur le midi, a l'heure militaire, le colonel, suivi des officiers en grande tenue, frappait a la porte de M. le lieutenant general comte de Beaulieu. Ces messieurs furent recus dans le grand salon, orne d'une vieille tapisserie ou l'on voyait l'histoire de Macette. L'appartement etait vaste et sombre. Le colonel presentait ses officiers; ceux-ci saluaient, et le general disait un mot agreable a chacun. Quand vint le tour du commandant Martin, le colonel le presenta au general en le nommant d'une voix breve: --Et si vous n'avez pas recu plus tot la visite du regiment, mon general, la faute en est au commandant, qui s'est fait attendre. Ce manque inusite de courtoisie, a propos d'un tel homme en un pareil moment, fut assez mal recu dans toute la compagnie. Heureusement le general, tres brave homme et tres juste en depit de tous les discours, s'approchant du commandant: --A coup sur, lui dit-il, vous etes l'officier Martin, le ressuscite de Solferino. Faites-moi l'honneur de me donner la main. Si vous etes arrive trop tard dans notre garnison, au moins vous avez ramene tout votre monde, betes et gens, sans oublier le corbeau du regiment. Vos devanciers ont laisse vingt hommes dans les hopitaux civils et militaires. Soyez donc le bienvenu, mon cher commandant. Mais comment se fait-il qu'apres vos belles actions d'Italie vous ayez ete si mal recompense? Je suis-la, Dieu merci, pour rappeler vos droits et vos services. Comptez donc sur mon zele et mon amitie. Ces nobles paroles furent accueillies par un murmure approbateur. --Mon general, repondit le commandant Martin, me voila paye de toutes mes peines. A quoi bon la recompense? elle ne peut rien ajouter a l'honneur que vous me faites. Tant pis pour moi, qui n'ai pas trouve pour me defendre et me proteger quelque protectrice a la mode. Elles font les colonels, elles defont les capitaines. Comme il achevait de parler, la gardienne du logis, se precipitant dans le salon avec des cris joyeux, monta sur la table et couvrit le bon Martin de ses plus vives tendresses. Sa joie allait jusqu'au spasme, et, pour peu qu'on ne l'eut pas menagee, elle touchait a la folie. Un instant le general parut tres etonne, mais il se remit bien vite. --Pardieu, commandant, que disiez-vous de la cruaute des dames? En voici une qui vous compromet devant tout le monde, et vous pouvez en etre fier; vous etes le premier pour qui Mlle Zemire ait jamais montre une si grande passion. --Elle et moi, reprit Martin, nous avons dejeune un jour au quai d'Orsay, a la meme table, et je suis bien content qu'elle ait daigne s'en souvenir. --Apres la recommandation de ma fille, reprit le general, je n'en sais pas de plus puissante que l'amitie de ma petite Zemire. Elle est la joie de la maison. Le colonel fut reconduit chez lui par tous les officiers, mais les vrais saluts et les felicitations de ces braves gens s'adresserent surtout a leur exemple, a leur ami le commandant Martin. Cette fois donc justice etait rendue, et pas un ne s'etonna lorsqu'aux premiers jours de juillet un officier d'ordonnance apporta sous un pli cachete aux armes du general l'invitation que voici: "Mlle Louise et Zemire de Beaulieu et M. le general de Beaulieu prient M. le _colonel_ Martin de leur faire l'honneur de diner, demain mardi, a l'hotel du general." Le lecteur a devine que dans l'intervalle une grande amitie s'etait etablie entre le colonel Martin et le general de Beaulieu. Le colonel etait recu comme un ami de tous les jours, et c'etait dans ce logis bien tenu a qui s'empresserait de lui faire oublier son isolement. Quant a s'inquieter des sentiments qu'il pouvait inspirer a Mlle Louise de Beaulieu, il ne s'en inquietait pas le moins du monde. Il entourait la jeune fille de ses meilleures deferences et de tous ses respects. Pensez donc s'il fut etonne lorsque Mlle Mariette, l'interrogeant a la facon du juge d'instruction: --Nous voudrions savoir, Monsieur le colonel, dans quelles intentions vous venez si souvent dans notre maison. Il serait temps de le dire, surtout si c'est notre jeune demoiselle qui vous attire. A vous parler franchement, il ne depend que de vous d'obtenir la main de Mlle de Beaulieu. Il nous a semble que vous n'etiez pas mal vu de Mlle Louise, et que votre mariage serait facile avec elle, n'etait le chagrin que son pere en ressentirait. A cette declaration inattendue, qui fut bien etonne? Le bon Martin. Il resta quelque temps confondu et penetre du bonheur qui l'epouvantait. Mais enfin, d'une voix tres emue il repondit: --Pensez-vous donc, Mademoiselle Mariette, que je pourrais oublier la dette que j'ai contractee envers le general de Beaulieu, mon bienfaiteur, en lui derobant le coeur de sa fille? Je serais son pere, avec plusieurs annees par-dessus le marche. Non, non, a Dieu ne plaise que j'oublie ainsi tous mes devoirs! Moindre est mon ambition, et cependant j'ai bien peur qu'elle ne soit encore au-dessus de mes esperances. Maintenant que j'ai de quoi vivre, avec un beau grade, il me semble que je pourrais obtenir la main d'une belle fille de Normandie, avenante et bonne, qui me permettrait de l'aimer et peut-etre aussi de fonder une famille avec son aide et sa protection. Vous m'avez raconte plusieurs fois, Mariette, que du chef de votre pere et de votre mere vous etiez proprietaire d'une ferme a dix lieues d'ici. Ajoutee a mes pensions, qui seront reglees avant peu, cette ferme est une fortune. Enfin, si vous etes plus jeune que moi, je puis du moins, sans trahir les lois naturelles, solliciter une si belle union. Il parlait encore; en ce moment parut Louise au bras de son pere et, les voyant qui se tenaient par la main, Mlle de Beaulieu comprit toutes les choses qu'ils venaient de se dire. Elle passa tour a tour d'une grande paleur a l'incarnat de la pivoine, et pour cacher sa rougeur elle se jeta dans les bras de son pere. Alors, prenant son courage a deux mains, le colonel Martin, tete nue et debout: --Mon general, dit-il, avec la permission de sa jeune maitresse, accordez-moi la main de Mlle Mariette. Elle ne m'a rien dit encore; c'est la premiere fois que je lui parle mariage, et cependant je sais qu'elle ne me refusera pas d'unir sa destinee a celle d'un officier de fortune. On eut pu voir en ce moment, sur le visage du general, un contentement qu'il ne cherchait pas a cacher. --Qu'il soit fait ainsi que vous le desirez, mon cher camarade. Apprenez que je marie en meme temps Mlle de Beaulieu avec son cousin le comte d'Escars, un des plus beaux noms de France, et j'en suis bien heureux. Le mariage de Mariette et du colonel Martin fut un mariage a la hussarde. On y mit de part et d'autre un grand empressement. L'eglise et le regiment firent de leur mieux pour cette heureuse ceremonie. On eut dit que le ciel meme avait voulu sa part dans ces justes noces. Depuis tantot trois mois le soleil brulait la plaine, et la terre, au desespoir, subissait nuit et jour des astres implacables. Les premieres gouttes de la pluie, appelee a grand renfort de prieres, tomberent juste au moment ou Mariette, au bras du general, touchait le seuil de Saint-Etienne. Alors la fiancee, avec un geste pieux, offrit son voile a la pluie et le consacra, tout mouille, a la Vierge de la chapelle ou fut beni son mariage. Oh! la charmante offrande! Il y avait encore a sa couronne de la salutaire rosee, et plus d'un parmi le peuple, aujourd'hui, vous racontera que cette couronne d'oranger offerte a la sainte Vierge a decide du grand orage. Il grondait terrible et fulgurant, lorsque Mariette et son mari monterent dans le chariot de leur fermier, pour se rendre a leur maison des champs. Comme ils longeaient la rue ou le general les avait precedes, Louise apparut, tenant dans ses bras la petite Zemire et disant: --Je ne veux pas separer ces trois etres, desormais inseparables. Adieu, ma bonne Mariette, embrassez-moi; et vous, Monsieur le colonel, ayez grand soin de Zemire et de ma soeur de lait. La pluie, en cet adieu, tombait a verse, et Louise en toute hate rentra dans la maison paternelle. Mariette et son mari firent un beau voyage a travers ces plaines, par ces collines vivifiees et ranimees. L'echo redisait, joyeux, le bruit de ce tonnerre heurtant le nuage et le precipitant sur la maison a demi brulee. A chaque pas se relevait la plante; on entendait dans le sillon le boeuf aspirer de ses naseaux la fraicheur de ces belles ondees. L'oiseau chantait son cantique a la Providence; au-devant de l'orage accouraient tete nue le laboureur, le vigneron, le jardinier, rendant grace a la saison clemente, et la joie universelle et l'orage allaient grandissant toujours. Le sol feconde s'enivrait de la divine rosee; on entendait deja bruire entre ses rives rajeunies le ruisseau tari si longtemps. La benediction de la-haut s'unissait aux benedictions d'ici-bas. Mariette et son mari, silencieux et charmes, s'enivraient de ce grand miracle. Ils ne disaient rien, se disant tant de choses; ils avaient oublie meme Zemire. Elle perdit toute patience, et fit un appel a ses deux compagnons. Ils s'apercurent alors qu'elle portait, en guise de collier, le bracelet favori de Mlle de Beaulieu. Comme ils gravissaient la derniere montagne et qu'ils approchaient de l'humble maison ou leur destinee allait s'accomplir, soudain un grand corbeau, les ailes etendues, et partageant la joie universelle, entoura de trois grands cercles le char rustique. --Il m'a semble, disait Martin, reconnaitre un ancien ami, don Corbeau? Le voila bien content d'echapper a l'amitie de MM. du 3e lanciers... En effet, c'etait don Corbeau. Il chantait d'une voix rauque, a la nature entiere, un cantique d'actions de graces. --Il est parti a notre droite, et c'est d'un bon presage, disait le colonel a sa jeune femme. Ils arriverent enfin dans cet enclos voisin de la ferme. --On y peut nourrir deux vaches et un petit cheval, disait Mariette. A peine entres chez eux, l'orage, qui s'etait un peu calme, recommenca de plus belle, et les torrents desseches se montrerent plus limpides que jamais. Debout a sa fenetre, et tout penetre de bonheur, Martin contemplait ces glorieuses tempetes, et s'abandonnait doublement au bonheur de la securite presente, a tous les bonheurs de l'avenir. VERSAILLES O miracle de l'histoire! grandeur des souvenirs! on aurait grand'peine a vous retrouver, aujourd'hui qu'il est consacre a toutes les gloires nationales, ce palais qui avait peine a contenir la gloire d'un seul homme. Eh bien, quels que soient l'interet et la majeste du palais change en musee, il y a des esprits rebelles, et nous sommes du nombre, qui regrettent les tristesses, les douleurs, la pitie, le charme enfin de l'ancien chateau de Versailles dans ses beaux jours. Un abime et, que dis-je? une suite imposante de revolutions separent le Versailles d'aujourd'hui du Versailles de 1681. Que ces vastes demeures seraient etonnees si elles pouvaient se reporter par la pensee et par le souvenir a leurs premiers jours de grandeur, quand il n'y avait a cette place chargee de pierres et de marbres que des chenes seculaires! Henri IV venait relancer le cerf, Louis XIII quittait les chenes de Saint-Germain pour les bois de Versailles, et quand la nuit le surprenait, le roi couchait dans un cabaret, sur la route. Enfin, en 1660, le veritable enchanteur du palais de Versailles, celui qui devait elever ces murailles et les peupler d'hotes de genie, Louis XIV parait. A sa voix cet immense chaos est remplace par une magnificence pleine d'art et de gout. En vain la nature, et la disposition des lieux, et l'aridite du terrain semblent mettre autant d'obstacles invincibles aux volontes du jeune monarque; preside par Louis XIV, un conseil d'hommes de genie se reunit pour edifier ces superbes demeures. Mansart eleve les plafonds que Lebrun charge de chefs-d'oeuvre; Le Notre dispose les jardins et repand dans ces terrains steriles des fleuves entiers, detournes de leur cours naturel par une armee de travailleurs; Girardon et le Puget peuplent ces rivages, ces bosquets, ces grottes humides, d'une armee de nymphes, de tritons, de satyres, de tous les dieux de la gracieuse mythologie; et quand enfin le palais fut bati et digne du roi Louis XIV, Colbert, le grand Conde, tous les maitres du dix-septieme siecle en prirent possession comme de leur demeure naturelle, et avec eux tous les esprits de cette belle epoque, les rois de la pensee et de la poesie. Et n'oublions pas d'autres puissances qui voyaient a leurs pieds les rois ainsi que les poetes: Henriette d'Angleterre et Mlle de La Valliere, Mme de Montespan et Mme de Maintenon. Louis XIV, le roi de toutes les graces et de toutes les elegances, le tout-puissant qui avait en lui-meme le sentiment de toutes les grandeurs, avait fait de ce palais le seul asile qui fut digne de sa gloire, le seul abri de ses travaux et des severes preoccupations de sa vieillesse empreinte de majeste, de tristesse et de resignation. Sa vie entiere, sa florissante jeunesse, son age mur respecte, son declin, derniers rayons du soleil, elle s'est ecoulee dans ces murs. Eaux jaillissantes, marbres, bronzes, vieux orangers charges de fleurs, vaste pelouse foulee par tant de rois, de reines, tant d'ambassadeurs, tant de saints eveques, tant de beantes profanes, royaute d'autrefois qui se peut suivre a la trace dans ces magnifiques jardins, il est impossible de tous saluer de sang-froid. Chaque pas que l'on fait dans ces sombres allees est un souvenir, chaque pas que l'on fait dans ce chateau funebre est une elegie. En vain ces murs sont recouverts de toiles nouvelles; en vain sont-ils charges de bas-reliefs et d'emblemes; en vain toutes sortes de statues se tiennent debout dans ces galeries splendides...; on respire en ces lieux magnifiques je ne sais quelle senteur de mort qui epouvante. Voici la chambre auguste ou devait mourir le grand roi; le lit est orne de la draperie brodee a Saint-Cyr par Mme de Maintenon; le portrait de _Madame_, "une des tetes de morts les plus touchantes de Bossuet," sourit, comme autrefois, de ce sourire attriste par tant de malheurs. La balustrade ou si peu de gens avaient le droit de penetrer, la voila fermee a jamais; sur le prie-Dieu, une main pieuse a pose le livre de prieres; le precieux couvre-pieds, en deux morceaux, a ete retrouve, une moitie en Allemagne, et l'autre part en Italie. Les deux tableaux, de chaque cote du lit, representent une _Sainte Famille_ de Raphael, une _Sainte Cecile_ du Dominiquin; le plafond peut compter parmi les miracles du grand Venitien, Paul Veronese; l'empereur Napoleon lui-meme, au plus beau moment de ses conquetes, a rapporte cette toile superbe de la galerie du conseil des Dix. Les portraits, inestimable ornement de ces portes du palais du Soleil, sont dignes de Van Dyck, qui les a signes. Si plus loin, encore ebloui de ces splendeurs, vous entr'ouvrez d'une main pieuse cette porte a demi cachee, aussitot quelle retraite austere! La s'agenouillait Louis XIV aux pieds de son confesseur! Quelle vie bien remplie! quelle vieillesse abreuvee de chagrins! quelle mort ferme et chretienne! Dans cet autre appartement, qui a conserve je ne sais quel aspect funebre malgre les peintures riantes, expira, non pas sans peines et surtout sans remords, le roi Louis XV. C'est ainsi que, dans ce long voyage a travers les magnificences du vieux palais de Versailles, vous passez du triomphe a la defaite, de la royaute au neant. Ce roi si jeune et si brillant, adore plus qu'un dieu, le meme tout-puissant qui se promenait dans ces jardins magnifiques, au bruit de tant de jets d'eau qui se taisaient toutes les nuits, vous le verrez tout a l'heure etendu sur son lit de mort. Vanite des vanites! vanite de la ruine et de la resurrection! Regardez! on dit que cette devastation est l'_Oeil-de-Boeuf_, l'Oeil-de-Boeuf, cette antichambre a l'usage des plus humbles courtisans... Quelle solitude apres tant de foule, et quel silence apres tant de bruits! Ou donc etes-vous, rois du genie et de l'esprit francais, Bossuet, Corneille, La Fontaine, Moliere, Fenelon, Despreaux, Racine? Autant de reves! Nous voila maintenant dans la chapelle, a l'heure ou Bourdaloue et Massillon remplissaient ces voutes dorees de leur voix eloquente. En vain vous chercheriez les orateurs et leur auditoire... Autant de fantomes. Le P. Bourdaloue ne viendra pas; Massillon ne viendra pas; le roi n'est plus meme dans son cercueil de plomb des caveaux de Saint-Denis; Mme de Maintenon dort depuis plus d'un siecle du sommeil eternel. Chapelle inutile! et pourtant la revoila tout entiere. En ces murs silencieux brillent encore vingt-huit statues de pierre; le maitre-autel est de marbre et de bronze, les murs sont charges de bas-reliefs. La tribune a conserve ses vitraux; la voute, a son sommet lumineux, porte encore la composition de Coypel. Ah! comme un seul homme du grand siecle remplirait ce silence, animerait ces solitudes! comme on croirait alors a cette resurrection! Qui voyait Versailles, autrefois, assistait a la vie entiere de Louis XIV. De meme qu'il disait: _L'Etat, c'est moi_, le maitre souverain de tant de millions d'hommes aurait pu dire: Versailles, _c'est tout mon regne_. Or, c'est justement ce grand regne et ce grand roi que nous allons rechercher avec le zele et le respect de sujet fidele et d'honnete historien. Le palais de Versailles, dans son ensemble et dans ses moindres details, obeissait a des regles tracees a l'avance, qu'il etait impossible de franchir. Chaque homme ici present,--et chaque dame,--avait son droit et son devoir. Tous les pas etaient comptes; chaque place etait indiquee; il y avait les grandes et les petites entrees, les privances, les capitaineries, la domesticite, les _services_ et les _honneurs_. Il ne fallait pas confondre le domestique et l'officier, les grandes charges de la couronne avec les emplois militaires, la chambre avec le cabinet, les grands appartements et les petits appartements, la grande ecurie et la petite ecurie, les chiens du grand veneur avec les chiens du cabinet. L'aumonerie avait ses lois et la chapelle avait les siennes. Il y avait le conseil royal des finances et le conseil des depeches. Le _tabouret_, le _carreau_, le _tapis_, le _fauteuil_, le _pliant_, la _chaise longue_, representaient un chapitre a part. C'etait une grande question de savoir si _Monsieur_, en reconduisant _Mademoiselle_ sa fille, apres le mariage, irait a droite ou prendrait a gauche. Les dames d'honneur et les demoiselles d'honneur n'avaient pas les memes privileges. La question du carrosse! il fallait avoir fait certaines preuves de noblesse pour monter dans les carrosses du roi. Il y avait le _grand coucher_, le _petit coucher_, ou le roi faisait donner le bougeoir a qui lui plaisait; le grand lever et le petit lever, et si le roi se levait de mauvaise humeur, tant pis pour le capitaine des gardes qui avait l'honneur d'ouvrir les rideaux. La maison militaire du roi etait une grosse affaire. Brevet pour toute chose: il y avait meme des _justaucorps a brevet_. Mme la Dauphine, au commencement de chaque bal, nommait les cavaliers qui devaient conduire les princesses. Le carrousel meme avait ses juges du camp, ses chefs de quadrille et ses livrees designees: or et vert, noir et or, orange et ponceau, tant de trompettes et de timbaliers, et tant d'aubades. Quand le doge arriva a Versailles, ou _ce qui l'etonna le plus, c'etait de s'y voir_, le ceremonial etait regle a l'avance: il devait entrer par telle porte; il devait avoir un marechal de France a sa gauche, et tant de senateurs genois a sa suite. Il devait etre aussi reconduit par les princes et les princesses, mais les princesses du sang resterent sur leur lit, pour ne pas avoir a le reconduire. Partout des ceremonies: ceremonie a Versailles, a Trianon, a la Menagerie, au diner du roi, a la collation; ceremonie pour les fontaines du jardin. Un grand honneur, c'etait de donner au roi sa chemise, et le roi lui-meme donnait la chemise aux princes du sang, le soir de leur mariage. Chaque cour avait son nom: la cour de la chapelle, la cour du balcon. Ceremonies a Marly. Le roi voulait qu'on lui demandat une invitation pour Marly; on saluait jusqu'a terre en disant: "Marly, Sire." Heureux les invites! mais le refus meme etait accompagne d'un sourire. Celui-la eut ete perdu de reputation qui, parmi les divers officiers du roi, n'eut pas distingue le premier gentilhomme de la chambre du grand chambellan, le premier ecuyer du chevalier d'honneur, les menins des gardes de la manche. Meme aux sceaux, il y avait la cire verte pour les arrets, la jaune pour les expeditions courantes, et la rouge pour la Provence et le Dauphine. La cire blanche etait reservee a l'ordre du Saint-Esprit, qui avait son chancelier a part. Le grand deuil etait en noir. Une princesse, en dinant avec Mme la Dauphine, temoigna un jour quelque chagrin de ce que Mme de Biron n'eut pas baise le bas de sa robe...; il fut decide que la princesse avait tort. Premier carrosse et second carrosse, ou chaque dame avait sa place designee. Il y avait un ceremonial pour les premieres audiences des nonces du pape et des ambassadeurs des tetes couronnees. Quand le roi admettait un cardinal a sa table, il le faisait asseoir sur un pliant et servir par le controleur general de sa maison. Ce n'etait pas le meme honneur d'etre introduit par le grand maitre des ceremonies et par l'introducteur des ambassadeurs. Le roi, buvant a la sante du pape, otait son chapeau et se levait de son siege. Le pape n'ecrit jamais le premier a personne, et les princes qui n'ont pas encore ecrit a Sa Saintete, le nonce ne leur doit pas de visite. On ferait un gros tome avec la seule charge de capitaine des gardes du corps du roi. C'etait une question considerable, en ce temps-la, de savoir si le roi allant diner a la maison de ville, la femme du prevot des marchands aurait l'honneur de diner avec Sa Majeste. Le roi decida qu'elle dinerait a sa table, et la pauvre femme en mourut de joie. Il y avait un capitaine des becs-de-corbin, qui tenait a son emploi tout autant que le premier gentilhomme de la chambre. Il y avait le confesseur du roi, qui tenait une place immense en ce chateau de Versailles. La preseance et l'anciennete, pour etre reconnues, exigeaient des lettres patentes. Quand la question etait en doute et qu'il fallait la decider tout de suite, on ecrivait dans les registres: _A la priere du roi._ Si nous voulions reunir dans un seul exemple les difficultes de cette preseance qui tenaient la cour attentive, il nous suffirait de relater la reception de M. le duc du Maine au Parlement de Paris. Quand il fut en age d'etre etabli, et meme un peu plus tot, les ducs et les pairs s'inquieterent fort du rang qu'il allait prendre, et voici ce qui fut decide apres maintes deliberations: "M. le duc du Maine, au Parlement, _aura beaucoup des traitements qu'on fait aux princes du sang_; mais, en beaucoup de choses aussi, il ne sera traite _que comme pair_, car il pretera le serment ordinaire; _il ne passera point dans le parquet_, et le premier president, en lui demandant son avis, le traitera de comte d'Eu; on ne nomme les princes du sang par aucune qualite; les traitements de prince du sang qu'on lui fera seront que le premier president le haranguera au nom du Parlement, _qu'il lui otera son chapeau_ en lui demandant son avis. M. du Maine, avant d'etre recu, ira voir le premier president, tous les presidents a mortier, les avocats generaux, le procureur general, le doyen du Parlement et le rapporteur; _mais il les fera avertir_ avant que d'y aller; il n'ira voir aucun des ducs." La mort de Mme la Dauphine, au milieu de cette grande et sincere douleur, est entouree a tel point de ceremonies funebres, qu'on la peut citer comme un exemple de l'etiquette consacree a la cour. Mme la Dauphine, apres avoir essaye des remedes de tous les charlatans, expire apres une agonie de sept heures et demie, et le roi lui ferme les yeux. Puis on la transporte de son petit lit dans le grand lit d'honneur, et, la dame d'atour ayant reclame le droit de donner la chemise a la defunte, le roi decide qu'il en doit etre ainsi: "Le roi a regle qu'on rende les memes honneurs a Mme la Dauphine qu'a la feue reine; il n'en prendra point le deuil, parce que c'etoit sa belle-fille, _et qu'un pere ne porte point le deuil de ses enfants_; elle etoit sa parente par beaucoup d'endroits; mais la qualite de fille efface toutes les autres parentes. Comme le roi ne prend pas le deuil, _les princes etrangers et les officiers de la couronne ne feront point draper_, il n'y aura que les princes du sang _et les domestiques_. Les dames ont commence a garder le corps de Mme la Dauphine aujourd'hui a neuf heures du matin, et elles se relevent d'heure en heure; il y en a quatre aupres d'elle; il y a toujours aupres du corps les aumoniers, les peres de la Mission, les recollets de Versailles et les feuillants de Paris, qui ont le droit d'assister; le clerge est a la droite du lit; on a mis deux autels dans sa chambre, ou on a commence a dire la messe des le point du jour. Sur les sept heures du soir, vingt-quatre heures apres la mort, on fit l'ouverture du corps, la dame d'honneur et la dame d'atour etant presentes. Quand le chevalier d'honneur, la dame d'honneur, la dame d'atour, les duchesses, les marechales de France viennent pour donner de l'eau benite, _les herauts d'armes leur donnent des carreaux_, la femme du chevalier d'honneur en a aussi. Mme la Dauphine _a eu le visage decouvert_ jusqu'a ce qu'on l'ait ouverte, _et on a fait une faute_; c'est que pendant ce temps-la les dames qui n'ont pas droit d'etre assises devant elle pendant sa vie, ont ete devant son corps a visage decouvert, _ce qui ne devoit pas etre_. "Jusqu'ici les dames ont ete garder le corps de Mme la Dauphine sans etre nommees par le grand maitre des ceremonies, _ce qui est contre l'etiquette_." Tout est regle, tout est compte. On ne tendra pas la porte de l'avant-cour, parce que l'on ne tend que pour le maitre ou la maitresse de la maison. Tant de chandeliers, tant de fauteuils, tant d'eveques; tant d'intervalle entre le duc d'Anjou et le duc de Berri, entre la grande-duchesse et Mme de Guise. A M. de Meaux, a Bossuet, appartient l'honneur de donner le goupillon a toute la famille royale; mais c'est l'aumonier de quartier qui le donne aux princes et princesses. Ceci fait, l'aumonier de quartier remet la goupillon au heraut d'armes, et le heraut d'armes le donne a son tour aux ducs et pairs. Tout ceci est de la pure etiquette; mais faites eloigner un instant le maitre des ceremonies, le second maitre, les dames d'atour, les dames d'honneur, faites entrer Bossuet, le maitre de l'eloquence et l'un des Peres du l'Eglise francaise, et contiez a ses mains tremblantes d'une indicible emotion le coeur de l'illustre princesse: aussitot nous ne voyons plus que le grand spectacle d'une immense douleur. Peu nous importe en ce moment que l'eveque de Meaux soit accompagne de la vieille princesse et de la jeune princesse de Conti, que la dame d'honneur et la dame d'atour occupent les deux portieres, et que ce carrosse plein de deuil ait un cortege de trente-six gardes a cheval portant des flambeaux, sans compter les pages, les valets de pied et les laquais de la princesse expiree: il nous semble, a cette heure de minuit, que nous voyons entrer sous les voutes du Val-de-Grace, ou l'attendent l'abbesse et les religieuses, ce noble coeur qui ne bat plus. Quelles ont ete, en ce moment, les paroles de l'illustre orateur? quelles ont ete ses prieres sur cet autel improvise ou il deposa le coeur de Mme la Dauphine? Ici, la plus simple expression est la meilleure, et l'etiquette meme a son eloquence: "Les princesses etaient dans les bancs hauts, les dames d'honneur et d'atour etaient dans les bancs bas, le chevalier d'honneur a la droite, et le premier ecuyer a la gauche, aupres de la representation. Apres les prieres et les encensements, M. de Meaux reprit le coeur et on marcha processionnellement jusqu'a la chapelle Sainte-Anne, dans le meme ordre ou l'on etoit venu. On y trouva une autre representation, sous laquelle sont des tiroirs dans lesquels on a mis les coeurs des reines et des enfants de France, chacun avec des couronnes en haut, selon son rang, et non selon le temps de sa mort. La, on recommenca les prieres, les encensements, et a donner de l'eau benite, et puis on ressortit en passant par les memes lieux." Voila pour les deuils de la cour. Tous ceux qui viendront plus tard subiront les memes reglements. On n'y peut rien changer. La grande et l'eternelle difference est celle-ci: l'oraison funebre prononcee par Bossuet! C'est celui-la qui donne l'immortalite. Toutes les grandeurs qu'il n'aura pas signalees ne seront que des grandeurs passageres. Versailles peut tomber et tombera, la parole de Bossuet, eternellement vivante, ira d'age en age et grandissant toujours. Mais quoi! nous ne faisons pas ici l'histoire du roi Louis XIV; c'est l'histoire meme du palais de Versailles. Nous n'en voulons pas sortir; nous y resterons jusqu'a la fin, avec la chronique et les chroniqueurs. Nous ramassons ca et la les causeries de Marly et de Trianon, du grand lever et du petit lever. Si le roi se porte bien, tout la palais est en fete; grande chasse au matin, grand jeu le soir, des masques, des loteries, des musiques tant qu'on en veut. Le roi distribue au hasard des lots d'or et d'argent; les joueurs, vetus en comediens italiens, tiennent le jeu du roi et de Mme de Montespan, qui perd souvent mille louis sur une carte. Marly est tout semblable a un bal masque; les princesses, melees aux comediens, dansent les intermedes du _Bourgeois gentilhomme_. Dans les boutiques, tenues par les duchesses, sont exposes les plus belles etoffes, le plus beau linge et les plus agreables pierreries qui se puissent voir. On joue a tout gagner, a ne rien perdre. Apres le jeu, la comedie; apres la comedie, la souper. A la fete des rois, l'empressement redouble avec la depense: "Le soir, a huit heures, le roi entra dans son grand appartement avec beaucoup de dames. Monseigneur et Mme la Dauphine etoient a la comedie, qu'ils avoient fait commencer de bonne heure, et vinrent ensuite trouver le roi. Avant souper, on joua a toutes sortes de jeux; puis on servit cinq tables pour les dames, qui furent tenues par le roi, par Monseigneur et par Mme la Dauphine, par Monsieur et par Madame; et, outre cela, il y eut dans le billard une grande table pour les seigneurs. Le repas se passa fort gaiement; on fit des rois a toutes les tables; il y avoit musique dans les deux tribunes de la salle ou l'on mangea; il y avoit soixante-dix dames, outre les cinq personnes qui tiennent les tables; et cependant il y en eut encore a Versailles qui ne furent point priees. Un peu apres que Mme la Dauphine fut arrivee, le roi lui dit, en lui montrant un grand coffre de la Chine qui etoit demeure la avec plusieurs habillements de la derniere loterie qu'il avoit faite, qu'il la prioit de se donner la peine de l'ouvrir. Elle y trouva d'abord des etoffes magnifiques, puis un coffre nouveau dans lequel il y avoit force rubans, et puis un autre ou il y avoit de fort belles cornettes; et enfin, apres avoir trouve sept ou huit coffres ou paniers differents, tous plus jolis les uns que les autres, elle ouvrit la dernier, qui etoit un coffre de pierreries fort jolies, et dedans il y avoit un bracelet de perles, et dans un secret au milieu du coffre un coulant de diamants et une croix de diamants-brillants magnifiques. Mme la Dauphine distribua les rubans, les manchons et les tabliers aux demoiselles qui l'avoient suivie." Une autre fois, a peine arrive a Marly, le roi, qui etait de tres bonne humeur, mena les dames dans son appartement, ou il avait "un cabinet magnifique, avec trente tiroirs pleins chacun d'un bijou d'or et de diamant. Il fit jouer toutes les dames a la rafle, et chacune eut son lot. Le cabinet vide fut pour la trente et unieme dame. Dans chaque lot il y avoit un secret, et dans chaque secret des pierreries qui augmentaient fort la valeur du lot. Il n'y a pas eu une dame qui n'ait ete tres contente de ces chiffonneries. Il y en avait pour quatre mille pistoles." Au mois de juin 1688, le soleil etant tres chaud et les bains tres courus, Mme de Maintenon donnait a Mme de Chevreuse un equipage de bain, tout entier de point d'Alencon et des plus magnifiques. Le meme soir, on entendit un petit concert de tres jolis airs, composes par Mme la Dauphine sur des paroles de Fontenelle. Il se glisse habilement dans tous ces lieux de plaisirs, M. de Fontenelle. Il se fait humble et cache avec autant de soin que les autres poetes en prennent pour se faire voir. On louerait vraiment sa modestie, si l'on y pouvait croire. Il menera pendant cent ans cette heureuse vie, et M. le regent d'Orleans lui commandera, plus tard, une declaration de guerre contre les Anglais. Notez bien que la musique etait partout, dans Versailles, a Marly. Les _petits violons du roi_, comme on disait alors, representaient tout un orchestre. Il y avait parmi ces petits violons des trompettes, des clairons et des tambours; ils faisaient danser les danseuses du grand appartement; ils accompagnaient les princesses dans les caveaux de Saint-Denis. Quand on buvait a la sante du roi, les petits violons chantaient en musique: _Vive le roi!_ au bruit des orgues, des trompettes et des timbales. Que de _Te Deum_ ils ont celebres, et combien de _De profundis!_ Manger avec le roi etait le plus grand honneur que Sa Majeste put faire a l'un de ses sujets. Quand M. de Vauban eut eleve cette formidable ligne de defenses sur nos frontieres du Nord, quand il eut renverse tant de villes ennemies, le roi lui donna cent mille francs, et le pria a diner. Jamais M. de Vauban n'avait eu l'honneur de manger avec le roi; c'est pourquoi vous ne croirez pas un mot de cette etrange histoire de Louis XIV invitant Moliere a dejeuner. Quant aux sujets des causeries de Versailles, ils sont innombrables. Tous les bruits de la ville arrivent aux oreilles de la cour. Chacun de ces salons habites par les dames, jusque sous les combles du palais, repete en veritable echo les actions les plus fabuleuses, les anecdotes les moins croyables. Surtout les morts de chaque jour tiennent une grande place en ces menus propos: Le comte de Bussy-Rabutin est mort dans ses terres, en Bourgogne. Il etait en pleine disgrace, et pas un des courtisans ne songe a reconnaitre en cet homme, insolent avec les petits, prosterne devant les grands, un veritable ecrivain. Mme de Bregi, femme de chambre de la reine mere, a fait une restitution de deux cent cinquante mille livres a Monsieur, qui n'a pas ete fache de cette heureuse aubaine. Mme de la Sabliere, a qui nous devons de charmantes poesies, est morte aux Incurables, en vrai poete. Ecoutez cependant la fameuse dispute entre le grand maitre de la garde-robe et le maitre de la garde-robe qui va entrer en annee: M. de La Rochefoucault pretend que M. de Souvray lui doit porter chez lui les robes de chambre qu'on a faites pour le roi, et M. de Souvray pretend que le maitre de la garde-robe n'est point oblige de rendre ce devoir-la au grand maitre de la garde-robe. Le chevalier de Forbin est arrive ce matin au lever du roi, avec le fameux Jean-Bart. Prisonniers de guerre en Angleterre, ils se sont echappes de leur prison. Le roi les a faits capitaines et leur a donne de l'argent. L'argent du roi, on ce temps-la, etait un grand honneur, et les plus grands seigneurs tendaient la main volontiers et publiquement. M. le Dauphin ayant commande vingt-cinq justaucorps magnifiques pour la chasse du loup, les courtisans qu'il oublia dans sa distribution furent au desespoir. Qu'on ne s'etonne plus, apres cela, de Mme Geoffrin donnant des culottes de velours aux beaux esprits de son salon. Pendant que l'on causait a perte de vue pour savoir si le capitaine des gardes avait, oui ou non, le droit de preter serment l'epee au cote, a peine si l'on accordait une ou deux minutes d'attention a la mort de la reine de Suede, la fameuse Christine, morte a Rome, a l'age de soixante-cinq ans, dans la plus grande solitude, et dans un silence voisin du mepris. Ce grand musicien, le bouffon de Versailles, qui faisait rire aux eclats le grand roi dans ses plus mauvais jours, Baptiste Lully, est mort; on a trouve chez lui trente-sept mille louis d'or, vingt mille ecus en especes, et beaucoup d'autres biens. Le privilege de l'Opera a ete laisse a sa femme et a ses enfants. M. Dacier, que sa savante femme a rendu celebre, obtient a peine une mention honorable dans les discours de Versailles. Quinault lui-meme, un des grands amuseurs de ces beaux lieux, celui qui presidait, avec Corneille et Moliere, aux _fetes de l'Ile enchantee_, a l'inauguration de Versailles, il est mort, repentant de toutes ses belles comedies. A son tour, Lebrun, le peintre fameux a qui la grande galerie de Versailles devait son plus riche ornement, il disparait de la scene du monde, et le roi n'a pas un mot pour son peintre ordinaire. Mais l'etonnement redouble a la mort de Mme la duchesse de Schomberg. Peu de gens se souviennent, dans ces domaines de l'oubli, que cette aimable duchesse de Schomberg avait ete le chaste amour de Louis XIII; qu'elle pouvait jouer un grand role a la cour d'un roi si timide, et qu'elle s'en etait effacee, heureuse de sauver sa bonne renommee, et de ne pas laisser un remords a ce jeune roi qui l'aimait. Pourtant, la cour entiere etait partagee, au moment de la mort de Mme de Schomberg, entre Mme de Montespan declinante et Mme de Maintenon qui grandit chaque jour. Au dernier Marly, Mme de Montespan, se voyant seule, avec un triste sourire, disait au roi: Me voila pourtant reduite a divertir l'antichambre!" et des larmes soudaines envahirent ses grands yeux pleins d'eclairs. Chaque jour, comme on voit, amenait sa curiosite, grande ou frivole. Aujourd'hui, Despreaux prononce un discours a l'Academie, et le roi lui sait bon gre de ses belles paroles. Huit jours apres, le roi est a Chambord avec Moliere, charge du _divertissement_. On vient dire au roi que le _bonhomme_ Corneille est mort la veille, et le roi qui le laissait mourir de faim, ne s'inquiete guere du poete, imperissable honneur du grand siecle. Le meme jour, disparait le _bonhomme_ Mignard, presque centenaire. Il etait premier peintre du roi. Toutes les gloires et toutes les beautes du siecle de Louis le Grand avaient pose devant l'infatigable artiste.--On perdit, le meme soir, M. Nicole, un des grands ecrivains de Port-Royal, le digne ami de M. Arnauld. Vous trouverez dans toutes les lettres de Mme de Sevigne le nom austere et charmant de M. Nicole. A toutes les graces d'un ecrivain tres eleve, il unissait l'accent meme et la foi d'un chretien. Tres bonhomme, il disait un jour a M. Arnauld, qui lui proposait un grand travail: --Mais enfin, Monsieur, je voudrais bien me reposer avant de mourir!... --Y pensez-vous, Monsieur, s'ecriait M. Arnauld, vous avez toute l'eternite pour vous reposer! Courageuse et fiere parole! Ces noms-la ne plaisaient guere aux oreilles du roi; les meilleurs esprits de sa cour s'entretenaient tout bas des vertus de Port-Royal. Mais voici bien une autre mort, et celle-la irreparable. On apprenait, le jeudi 26 avril 1696, que Mme la marquise de Sevigne venait de mourir dans le chateau de Grignan, sans que pas un, autour d'elle, et sa fille elle-meme, eut prevu cette fin subite d'une si belle vie. On peut dire avec assurance que Mme la marquise de Sevigne, non moins que Mme de Montespan et Mme de Maintenon, tient sa place au premier rang des intelligences a qui la langue francaise est redevable de la plus grande part de son charme et de sa clarte. Pas un ecrivain plus que Mme de Sevigne n'a parle dignement du chateau de Versailles. Elle en savait toutes les grandeurs, elle en disait toutes les gloires, et le roi, qui la connaissait bien, ne manquait pas d'aller au-devant d'elle et de lui offrir son bras pour la conduire au milieu de ces enchantements. Elegante et charmante en sa vie, elle fut resignee et simple dans sa mort: "Ma fille, ecrivait-elle peu de temps avant l'heure fatale, j'ai bien vecu; Dieu me prendra dans sa grace, je l'espere, et, quant a ma fortune, je mourrai sans dettes et sans argent comptant: c'est toute l'ambition d'une chretienne." En ce moment apparait a cette cour, dont elle fut la joie et le deuil, la princesse de Bourgogne, le dernier printemps de la cour de France. Un grand esprit en latin (le latin tenait encore a la langue universelle), appele Santeuil, remplissait la ville et la cour de ses vives saillies. Il n'etait pas fou, il etait bizarre. Un brin de genie et l'amitie de Despreaux, sans oublier la protection de Bossuet, voila Santeuil. Ses belles hymnes, toutes remplies de l'inspiration de l'ode antique, adoptees par toute l'Eglise de France, etaient chantees dans les grands jours, et lui-meme il s'enivrait de sa propre inspiration. Mais ce bonhomme (et voila cette fois le mot juste) se plaisait un peu trop a la suite des grands seigneurs. Comme il dinait a la table de M. le prince de Conde et que chacun se plaisait a l'entendre, le prince eut l'idee abominable de jeter dans le verre de Santeuil une poignee de tabac d'Espagne, et le malheureux expira dans les convulsions les plus atroces. C'est au souvenir de cette catastrophe impunie que le grand justicier de ce siecle, La Bruyere, ecrivit plus tard: _Ce que j'envie aux plus grands seigneurs, c'est qu'ils sont servis par des hommes qui valent mieux qu'eux_. C'est bien le meme homme qui s'indignait en voyant _les comediens en carrosse eclabousser Corneille a pied_. Cependant nos armes sont malheureuses. Nos meilleurs generaux se laissent battre. En vain nous nous prosternons devant la reine et le roi d'Angleterre, hotes passagers du chateau de Saint-Germain, la necessite nous force enfin de saluer la majeste du roi Guillaume et d'implorer la paix du meme prince que le roi ne voulait pas reconnaitre. Il est vrai que, la paix conclue, ordre fut donne aux musiciens de la chapelle de ne rien chanter qui put chagriner les hotes de Saint-Germain. M. Dangeau, l'historien des jours heureux et des jours sombres, quand a peine il inscrit dans ses pages le nom de Guillaume d'Orange et de la reine Marie, aussitot qu'un rayon se leve et resplendit du cote de l'Espagne, a grand soin de raconter par quel miracle et soudain _il n'y a plus de Pyrenees_. L'historien entre alors dans les moindres details du duc d'Anjou devenu roi d'Espagne; les fetes, les plaisirs, les comedies, le grand appartement, la duchesse et le duc de Bourgogne representant devant les deux rois (les trois rois, en comptant celui d'Angleterre) _les Plaideurs_ de Racine. Un instant maltraites au Theatre-Francais, _les Plaideurs_ s'etaient releves a Versailles, la cour ayant casse l'arret de la ville, et maintenant les acteurs de cette heureuse piece, outre le duc et la duchesse de Bourgogne, n'etaient rien moins que la duchesse de Guiche, Mme d'Heudicourt, la comtesse d'Ayen, Mme d'O et de Mongon, et Mme de Normanville. Racine, helas! n'eut pas l'honneur de cette representation royale. Il se mourait, a l'heure meme ou _les Plaideurs_ remplissaient l'appartement de leurs gaietes. Racine etait pis que malade, il etait en disgrace pour avoir ecrit en faveur des pauvres gens un memoire que Mme de Maintenon lui avait commande. Quand il fut mort, le premier voeu de son testament fut d'etre enterre a Port-Royal, _ce qu'il n'eut pas ose faire de son vivant_, disaient MM. les courtisans, qui riaient de tout. Le roi, cependant, le regretta, et donna une pension de deux mille livres pour sa veuve et ses enfants. Il avait pleure Moliere un peu moins que Racine, et s'etait a peine inquiete de ses funerailles. Sur la meme page on lit (car tous les mortels sont egaux a Versailles): M. Soupir, capitaine aux gardes, est mort pour s'etre fait couper un cor au pied.--La reine de Portugal est morte pour s'etre fait percer les oreilles.--Le general des carmes a salue le roi, conduit par M. de Saintet, introducteur des ambassadeurs.--Le roi de Maroc a demande en mariage Mme la princesse de Conti. Notons ici une fete, un _masque_ a Marly, dans les jours gras de 1700: "Mme la duchesse de Bourgogne soupa chez Mme de Maintenon avec les dames qui devoient se masquer avec elles; ces dames etoient les duchesses de Sully et de Villeroy, la comtesse d'Ayen, Mlles de Melun et de Bournonville; elles etoient habillees en Flore, et la mascarade etoit fort magnifique. Mlle de Saint-Genie, qui entend fort bien cela, avoit eu soin de toute la parure de Mme la duchesse de Bourgogne, et la coiffa elle-meme. Des que le roi fut hors de son souper, il entra dans le salon; Mme la duchesse de Bourgogne y entra avec toute sa troupe; Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse s'etoient masquees de leur cote avec plusieurs dames, et Mme la princesse de Conti s'etoit masquee avec Mmes de Villequier et de Chatillon; les dames masquees avec Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse etoient les duchesses de Saint-Simon et de Lauzun, Mlle d'Armagnac, Mme de Souvray et Mlle de Tourbes. Quand toutes les troupes de masques furent placees, le roi dit au petit Bontems de faire entrer une mascarade qu'il avoit preparee: c'etoit la reine des Amazones, avec des instruments de guerre; cela fut mele d'entrees de voltigeurs, de faiseurs d'armes, d'entrees de ballet que dansoient Balan et Dumoulin, et tout cela entremele de chansons par les filles de la musique et les meilleurs musiciens du roi. On fit ensuite sortir cette derniere mascarade, et l'on commenca le bal, qui dura jusqu'a deux heures, et ou le roi fut toujours." Nous avons vu comment on s'amusait a la cour. A Paris. les jeunes gens, impatients d'un nouveau regne, couraient la rue avec des brandons de paille, et mettaient le feu aux enseignes. Chez Mme de Maintenon, le roi chantait avec les dames; il enseignait au jeune duc d'Anjou tout le detail d'une couronne a porter. L'education du roi d'Espagne a dure plus d'une annee, et quand il fallut que le nouveau roi s'en fut prendre enfin possession de son royaume, il y eut bien des larmes versees de part et d'autre. Huit jours apres, reparaissaient les danses aux chansons, mais c'est en vain que les fetes anciennes remplissaient de leurs mille bruits ces echos attristes par tant de funerailles. La mort est proche; elle abat sans pitie les tetes les plus hautes. Elle menace, elle frappe, elle est sans respect. Elle s'attaque au Dauphin, au duc d'Orleans, le vieux frere de ce roi qui vieillit. Elle trouve, oublie dans son coin, le roi Jacques, et va l'enfouir chez les Benedictins anglais, refugies dans un faubourg de Paris. Qui l'eut jamais cru? M. Fagon, premier medecin du roi, est considerablement malade; il meurt... le roi va courre le cerf a Marly, Ce docteur Fagon est toute une figure; il a joue dans la sante du roi le plus grand role. Il tenait un registre exact du moindre incident de la chambre et de la garde-robe du roi. Ne riez pas! tout ce qui touche a Sa Majeste Louis XIV est tres serieux. Pour peu que l'on ait assiste aux comedies ecrites par les contemporains de Moliere et par Moliere en personne, on comprendra que ces details d'alcove ne deplaisaient pas a Louis XIV bien portant. Au contraire, il riait volontiers de son medecin inutile, et prenait sa part des rires de don Juan, quand le damne disait: "Un medecin est un homme que l'on paye pour conter des fariboles dans la chambre d'un malade, jusqu'a l'heure ou le malade est emporte par le remede, s'il n'est pas tue par le medecin." Ce siecle, heureux entre tous, n'a pas manque de medecins celebres: Valot, Brayer, Desfougerais, Guenaut, le medecin du cardinal Mazarin, dont il est parle dans la _Satire_ de Despreaux: Guenaut, sur son cheval, en passant m'eclabousse... Un jour qu'il traversait les halles, une dame de l'endroit s'ecriait: _Faisons place, mes commeres, a celui qui nous a delivres du Mazarin._ En depit de ces moqueries populaires, la charge de medecin du roi etait une charge importante. Il marchait au premier rang des grands officiers de la maison royale; il pretait serment entre les mains du roi; il n'obeissait qu'au roi; il avait droit a tous les privileges et honneurs du grand chambellan. On l'appelait: _Monsieur le comte_; il portait une couronne de comte dans ses armes, et la transmettait a ses enfants. Conseiller d'Etat, il en avait le costume; il intervenait dans toutes les causes de la profession. Le medecin du roi eut l'honneur de defendre au Parlement l'emetique et la circulation du sang. Et de meme que le jeune roi fut un des premiers a se purger avec l'emetique, un des premiers il essaya le quinquina, et, s'en etant bien trouve, il en acheta la secret d'un empirique anglais, nomme Talbot, moyennant quarante-huit mille livres, deux mille francs de pension viagere et le titre de chevalier. C'etait payer royalement, et, le remede achete, le prince en fit present a son peuple, avec l'approbation de la Faculte de Paris et de la Faculte de Montpellier. _Rabelais, docteur de la Faculte de Montpellier!_ Donc, il y avait a Versailles, dans la chambre du roi, un grand-livre aux armes royales, ecrit en partie double et jour par jour, et de la main du premier medecin, lequel livre etait intitule: _Journal de la sante du roi_ De tous les livres qui s'ecrivaient au dix-septieme siecle (et Dieu sait que les chefs-d'oeuvre ne manquaient pas!), ce _Journal de la sante du roi_ est, sans contredit, le plus considerable et d'un interet tout-puissant. C'est surtout dans ces pages inattendues en pareille histoire que vous trouverez, en depit de Moliere, un temoignage authentique en l'honneur de ces medecins, tant moques quand le roi etait jeune. A chaque instant, a chaque ligne de ce grand-livre, on fremit en songeant a l'etat ou serait le roi de France s'il etait expose aux maledictions de M. Purgon: "Je vous abandonne a votre mauvaise constitution, a l'intemperie de vos entrailles, a la corruption de votre sang, a l'acrete de votre bile, a la feculence de vos humeurs!" Ah! que ce roi Louis XIV, illustre entre tous les rois de France, une si grande image, un si beau type, un prince avec toutes les apparences des heros, le regard de l'aigle et la demarche auguste de Jupiter tonnant, si vous quittez la grande histoire et la representation quotidienne de cette illustre majeste, pour penetrer dans les secrets de sa garde-robe, etait bien le digne fils de ce roi Louis XIII, a qui son medecin, le docteur Houvard, infligea en une seule annee deux cent quinze medecines, deux cent douze lavements et quarante-sept saignees. Il est rempli, ce grand-livre pharmaceutique, de toutes sortes de fameux chapitres: _Potions pour le roi; emplatres pour le roi; lavements pour le roi_. A ce mot: _lavement_, on s'etonne; il nous semblait que l'Academie, interrogee a ce sujet par le docteur Fagon, avait repondu qu'il fallait dire: _un remede!_ "Sire, le remede de Votre Majeste!" Or, c'etait l'usage de la cour: la chaise du roi, les jours ordinaires, etait portee par les pages de sa chambre; aux jours de medecine, elle etait portee par MM. les gentilshommes. Il n'y avait donc pas a s'en dedire et rien a cacher, et la cour entiere savait, le meme soir, le resultat de toutes ces formules: _Recipe: Olei amygdalium dulcium [symbole]. Mellis violacei [symbole]. Electuarii lenitivi [symbole]. Dissolve in decocto hordei.--Fac clister. injiciend. hodie mane._ Singuliere facon de vivre, et bien triste! A chaque instant, ce roi gourmand, glouton, morose, et sujet, de bonne heure, a de legeres congestions cerebrales, est purge ou saigne de main de maitre. A vingt ans deja commencait cette inquisition de tous les jours: "Le roi a trop danse! le roi a trop mange! le roi a bu trop d'eau glacee!" Et le sirop de chicoree, et le sene, et la rhubarbe, et le tamarin, et les juleps d'entrer en danse. Longtemps sa bonne constitution resiste et se defend contre la pharmacie et la medecine. "Mais enfin, vous dira le docteur Fagon, apres avoir bien attendu, je fus oblige d'en venir aux remedes, commencant par la saignee et la purgation, et, en suite de ces deux remedes, j'ai ordonne les specifiques, comme les opiats de conserve de fleurs de pivoine, roses rouges, magister de perles, corail et le diaphonique; ensuite, je me suis servi des preparations les plus exquises de mars, tantot en opiats, d'autres fois en conserves, tablettes, liqueurs et autres preparations, entre autres mon esprit specifique de vitriol, de cypres et celui qui se prepare avec la pivoine et la melisse apres sa purification, qui ont toujours bien reussi a apaiser les acces de ces mouvements turbulents." O Moliere! auriez-vous ri, lisant ces ordonnances... si le nom du roi ne s'y fut pas rencontre! Il faut dire aussi qu'il y avait tant de fetes, de baptemes, de collations, de soupers, de grandes chasses, de petits dejeuners a Versailles, a Saint-Germain, a Marly, a Chambord, et que le roi se faisait tant de bile avec _les gloutons_ de la cour, et puis _un ventre si mal regle, une tete si remplie de vapeurs_, et tant de _melancolies_! La victoire et la defaite avaient leur action inevitable sur les entrailles du roi; les jours du carnaval et l'abstinence du careme lui etaient egalement funestes. Ajoutez la goutte a tous ces malaises. Il eut son premier acces de goutte, et, Dieu soit loue, c'etait bien fait, le jour funeste ou il signa la revocation de l'edit de Nantes! On l'opera de la fistule un mois plus tard; il eut la fievre a la mort de M. de Louvois, une fievre suivie d'un grand mal de tete. En revanche, il fut tres bien portant dans sa campagne de Flandre. En ces memes instants ou tant de medecins contemplaient le bassin du roi pour en tirer tant de pronostics, il y avait dans le Nord un prince, appele Charles XII, qui s'endormait, tout botte, sur la glace, et qui faisait dix lieues a cheval, apres etre reste cinq jours sans boire ni manger! Cet homme etait de for; Louis XIV, en un seul jour, absorbait plus de medecines que Charles XII n'en prit en toute sa vie, et comme il eut souri de pitie, le Suedois, si on lui eut raconta que le roi, son frere, avait ete purge onze fois en un seul jour! Et comme on s'etonne aussi de cotte chambre a coucher du palais de Versailles ou le _froid_ penetre, et de ce lit royal dont les _punaises_ empechent le roi de dormir un soir que Sa Majeste avait mange beaucoup d'esturgeon et de sardines salees avec du ragout de boeuf aux concombres, quantite de gibier et beaucoup de fromage et raisin muscat. Les courtisans d'autrefois auraient ecoute tout ce recit avec l'interet qu'ils portaient aux contes de Perrault. Les lecteurs d'aujourd'hui (il n'y a plus de courtisans, Dieu merci!) trouveront peut-etre que nous pouvions ne pas aller si loin; mais le moyen d'effacer tout un gros tome, ecrit par des mains si savantes? Permettez-nous cependant un dernier detail dans lequel la lachete des hommes apparait dans tout son jour. Tant que le roi est reste le tout-puissant, le journal de sa sante est ecrit d'une main pieuse; aussitot que disparait sa fortune, on voit disparaitre en meme temps le souci de sa garde-robe. Enfin, quatre ans avant sa mort, dans ces derniers jours ou la sante des vieillards est soumise a tant de variations, le premier medecin a cesse de rien ecrire. Il ne s'inquiete plus de la sante du roi!... C'est meme une chose incroyable de voir que soudain tout diminue et s'assombrit dans le palais de Versailles. La vieillesse habitait avec la majeste ce logis des fetes et des splendeurs. Il y avait deja quatre ou cinq ans que le marquis de Dangeau ecrivait sur son registre: "Le roi est entre aujourd'hui dans la soixante-cinquieme annee de son regne, chose dont il n'y a aucun exemple en Europe depuis la naissance de Notre-Seigneur." La mort accomplissait autour du roi ses oeuvres les plus cruelles, frappant sans pitie les premiers compagnons de son regne, et ses heritiers encore au berceau. Tel un vieux chene de la foret de Fontainebleau: tout perit a son ombre, et lui seul il resiste a l'assaut des orages et des annees. Les poetes meurent en meme temps que les capitaines: Vauban et Despreaux disparaissent le meme jour, lasses de vivre, et plus inquiets de leur salut que de la faveur du roi. Le peuple, appauvri par le faste de son maitre et par la famine, a deja fait entendre au loin les premiers murmures: "Mme de Maintenon alla a Meudon, et vit Monseigneur dans sa petite galerie du chateau neuf; messeigneurs les ducs de Bourgogne et de Berri y etaient. Monseigneur lui fit beaucoup d'honnetetes, malgre l'incognito. Elle etait partie de Vincennes a midi; et le peuple, dans le faubourg Saint-Antoine, voyant passer deux carrosses a six chevaux, commencait a dire des insolences, et elle fut fort aise de trouver les mousquetaires qui la firent passer." Ces plaintes des faubourgs iront grandissant toujours. Mais aussi, que d'aventures etranges dans cette noblesse impatiente de l'autorite du maitre! Un duc de Mortemart perd aux des son regiment, contre le prince d'Isenghein. On introduit a Versailles meme un charlatan qui fait de l'or. La guerre est partout avec sa defaite, et Dangeau lui-meme ecrit ceci, parlant de son dieu sur la terre: "Le roi est accable de lassitude et de chagrins." Deja se manifeste, au milieu des vices inconnus a cette cour, le jeune duc de Fronsac, qui sera plus tard le marechal duc de Richelieu. Ainsi, le passe s'efface; ainsi, chaque instant emporte un debris du regne. En moins d'un an, trois dauphins, le grand-pere, le pere et le fils avec la dauphine. Il y avait encore, oubliees et vivantes, reines des belles annees et des beaux jours, Mlle de La Valliere et Mme de Montespan... les voila mortes. Mais il est reserve a ce grand ecrivain nomme Saint-Simon de nous montrer ces deux images: "Mme de La Valliere mourut en ce temps-ci (1710) aux carmelites de la rue Saint-Jacques, ou elle avait fait profession, le 3 juin 1675, sous le nom de soeur Marie de la Misericorde, a trente et un ans. La fortune et la honte, la modestie, la bonte dont elle usa, la bonne foi de son coeur sans aucun autre melange, tout ce qu'elle employa pour empecher le roi d'eterniser la memoire de sa faiblesse et de son peche, ce qu'elle souffrit du roi et de Mme de Montespan, ses deux fuites de la cour, la premiere aux benedictines de Saint-Cloud, ou le roi alla en personne se la faire rendre, pret a commander de bruler le couvent; l'autre aux filles de Sainte-Marie de Chaillot, ou le roi envoya M. de Lauzun, son capitaine des gardes, avec main-forte pour enfoncer le couvent, qui la ramena; cet adieu public si touchant a la reine qu'elle avait toujours respectee et menagee, et ce pardon si humble qu'elle lui demanda, prosternee a ses pieds devant toute la cour, en partant pour les carmelites; la penitence si soutenue tous les jours de sa vie, fort au-dessus des austerites de sa regle; cette suite exacte des emplois de la maison; ce souvenir si continuel de son peche; cet eloignement constant de tout commerce et de se meler de quoi que ce fut, ce sont des choses qui, pour la plupart, ne sont pas de mon temps ou qui sont peu de mon sujet, non plus que la foi, la force et l'humilite qu'elle fit paraitre a la mort du comte de Vermandois, son fils. Mme la princesse de Conti (sa fille) lui rendit toujours de grands devoirs et de grands soins, qu'elle eloignait et qu'elle abregeait autant que possible. Sa delicatesse naturelle avait infiniment souffert de la sincere aprete de sa penitence de corps et d'esprit, et d'un coeur fort sensible dont elle cachait ce qu'elle eprouvait. Mais on decouvrit qu'elle l'avait portee jusqu'a s'etre entierement abstenue de boire pendant toute une annee, dont elle tomba malade a la derniere extremite. Ses infirmites s'augmenterent; elle mourut enfin dans des douleurs affreuses, avec toutes les marques d'une grande saintete, au milieu des religieuses dont sa douceur et ses vertus l'avaient rendue les delices, et dont elle se croyait et se disait sans cesse etre la derniere, indigne de vivre parmi des vierges." L'heritiere de cette innocente beaute, celle a qui Mme de Maintenon devait succeder dans les deferences et dans les respects du roi son epoux, appartient encore a M. le duc de Saint-Simon, et ce n'est pas nous qui voudrions la lui disputer: "Mme de Montespan mourut brusquement, aux eaux de Bourbon, a soixante-six ans, le vendredi 27 mai (1707), a trois heures du matin... A la fin, Dieu la toucha. Son peche n'avait jamais ete accompagne de l'oubli; rien ne lui aurait fait rompre aucun jeune ni un jour maigre. Des aumones, estime des gens de bien, jamais rien qui approchat du doute ni de l'impiete; mais imperieuse, altiere, dominante, moqueuse, et tout ce que la beaute et la toute-puissance qu'elle en tirait entrainent apres soi. Resolue enfin de mettre a profit un temps qui ne lui avait ete donne que malgre elle, elle chercha quoiqu'un de sage et d'eclaire, et se mit entre les mains du P. de la Tour, ce general de l'Oratoire si connu par ses sermons, par ses directions, par ses amis, et par la prudence et les talents de gouvernement. Depuis ce moment jusqu'a sa mort, sa conversion ne se dementit point, et sa penitence augmenta toujours. "Peu a peu, elle en vint a donner presque tout ce qu'elle avait aux pauvres. Elle travaillait pour eux plusieurs heures par jour a des ouvrages bas et grossiers. Sa table, qu'elle avait aimee avec exces, devint la plus frugale; ses jeunes fort multiplies, et a toutes les heures elle quittait tout pour aller prier dans son cabinet. Ses macerations etaient continuelles; ses chemises et ses draps etaient de toile jaune la plus dure et la plus grossiere. Elle portait sans cesse des bracelets, des jarretieres et une ceinture a pointes de fer, et sa langue, autrefois si a craindre, avait aussi sa penitence. Elle etait, de plus, tellement tourmentee des affres de la mort, qu'elle payait plusieurs femmes dont l'emploi unique etait de la veiller. Elle couchait tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre; ses veilleuses autour d'elle, qu'a toutes les fois qu'elle se reveillait, elle voulait trouver causant, jouant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement. "Parmi tout cela, elle ne put jamais se defaire de l'exterieur de reine qu'elle avait usurpe dans sa faveur et qui la suivit dans sa retraite. Il n'y avait personne qui n'y fut si accoutume de ce temps-la, qu'on n'en conservat l'habitude sans murmure. Son fauteuil avait le dos joignant le pied de son lit; il n'en fallait point chercher d'autre dans la chambre... Belle comme le jour jusqu'au dernier moment de sa vie; sans etre malade, elle croyait toujours l'etre et aller mourir. Cette inquietude l'entretenait dans le gout de voyager, et dans ses voyages elle menait toujours sept ou huit personnes de compagnie. Elle en fut toujours de la meilleure, avec des graces qui faisaient passer ses hauteurs et qui leur etaient adaptees. Il n'etait pas possible d'avoir plus d'esprit, de fiere politesse, d'expressions singulieres, d'eloquence, de justesse naturelle qui lui formaient comme un langage particulier, mais qui etait delicieux et qu'elle communiquait si bien par l'habitude, que ses nieces et les personnes assidues aupres d'elle, ses femmes et celles qui, sans l'avoir ete, avaient ete elevees chez elle, les prenaient toutes, et qu'on le sent et qu'on le reconnait encore aujourd'hui dans le peu de personnes qui en restent. C'etait le langage naturel de la famille, de son pere et de ses soeurs." Nous ne porterons pas ces doubles funerailles au compte de Louis le Grand, mais au compte du dix-septieme siecle agonisant dans l'indifference publique. Dans les revers de ces dernieres annees, et quand ce roi superbe eut supporte l'extreme humiliation d'implorer, disons le mot, le pardon de ces Hollandais qu'il regardait comme des marchands, il sut trouver encore de grandes et nobles paroles dignes de son ancienne majeste. Ces Hollandais victorieux eurent le grand tort de manquer de deference et de respect pour ce digne porteur d'une si belle couronne. A peine s'ils daignerent ecouter les ambassadeurs du roi, M. l'abbe de Polignac et M. le marechal d'Uxelles, l'heroique defenseur de Mayence. Pas un peuple ayant conserve la sagesse, qui n'eut accepte avec reconnaissance les propositions de ces deux negociateurs. Ils proposaient l'abandon de l'Alsace, une de nos meilleures provinces, dont la conquete nous avait donne tant de gloire, et, bien plus, ils s'engageaient, au nom de la France, a donner aux Etats de Hollande un million par mois, qui devait servir aux allies pour precipiter Philippe V, un prince Bourbon, du trone d'Espagne. Ah! quelle misere et quelle honte! et combien les Hollandais furent mal inspires quand ils rejeterent cette paix si cherement payee de notre argent et de notre honneur! "Messieurs, leur disait l'abbe de Polignac, nous rendons graces au ciel de votre aveuglement. Mais prenez garde aux decrets de la Providence; elle se lassera de votre orgueil, et s'il plait a Dieu, puisque, en effet, vous abusez de la victoire, avant qu'il soit peu de temps, nous traiterons de vous, chez vous et sans vous." C'etait noblement parler, c'etait dignement servir la France. Elle etait indispensable, en effet, a l'equilibre europeen, et maintenant que les deux couronnes de France et d'Espagne etaient heureusement separees, il importait a la securite de l'Europe de ne pas ecraser cette antique monarchie et cette France, honneur des nations. Definitivement, par un de ces retours de fortune qui n'appartiennent qu'aux grands peuples, le marechal de Villars sauva la France a Denain, et le grand roi, resolu a s'ensevelir sous les ruines de sa propre monarchie, eut du moins le supreme honneur de laisser une France agrandie et preponderante dans les destinees de ce bas monde. Donc, a soixante et quatorze ans, le vieux roi se retrouva jeune et victorieux. La paix qu'il avait mais en vain imploree, il eut l'honneur de la dicter a ses ennemis implacables, et lui-meme, il entonna ce dernier _Te Deum_ dans la chapelle de Versailles, ou s'etaient rendus, par deputations, le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des monnaies, la Cour des aides, l'Hotel de ville, le grand Conseil, l'Universite, l'Academie francaise. Le roi eut un dernier sourire pour les lettres et donna huit cents livres de pension au traducteur d'Homere. On n'est pas fache de rencontrer enfin ce grand nom d'Homere sous la plume de Louis XIV; on n'est pas fache que, le lendemain de ce dernier _Te Deum_, les comediens ordinaires aient joue _le Mariage force_. Tels etaient la regle et l'ordre en toute cette existence royale, ou chaque heure avait son emploi, qu'a lire en ces pages ecrites par un courtisan de Versailles, on finit par trouver que toutes ces journees se ressemblent. A huit heures du matin, le premier valet de chambre en quartier (il avait couche dans la chambre du roi) eveillait Sa Majeste. La premier medecin et le premier chirurgien entraient dans la chambre; le roi changeait de chemise. Au meme instant, arrivaient le grand chambellan et le premier gentilhomme, avec les grandes entrees. La capitaine des gardes ouvrait les rideaux du lit et presentait l'eau benite, et, si quelqu'un de ces seigneurs avait quelque chose a dire au roi, c'etait le moment, chacun s'eloignant et le laissant libre. On presentait ensuite a Sa Majeste le livre qui contenait l'office du Saint-Esprit (tous les chevaliers de l'ordre y etaient obliges), et l'office etant dit, l'un des seigneurs donnait au roi sa robe de chambre, pendant que les secondes entrees assistaient a sa toilette. En ce moment, le roi se livrait a son barbier, et prenait, sur un plat d'or, une serviette, mouillee d'un cote, seche de l'autre, avec quoi il se lavait. Puis, il s'agenouillait a son prie-Dieu, ses aumoniers agenouilles avec lui, tous les autres restant debout. Le roi passait de la dans son cabinet. Sa journee etant arrangee, il restait seul avec ses architectes, ses jardiniers et ses principaux domestiques. Toute la cour, moins le capitaine des gardes qui ne perdait jamais le roi de vue, attendait dans la galerie, et si quelques audiences etaient accordees, il recevait les ministres etrangers ou les ambassadeurs. Ceci fait, le roi allait a la messe, ou la musique chantait chaque jour un motet. Apres la messe, le roi allait au conseil. Tel etait l'emploi de sa matinee. Au conseil, assistaient tous les ministres. Le vendredi, apres la messe, appartenait au confesseur. Le roi dinait a midi, seul, dans sa chambre, sur une table carree, a la fenetre du milieu. Il mangeait de beaucoup de plats et de trois services, sans compter le dessert. Aussitot que la table etait apportee entraient les principaux courtisans; le premier gentilhomme avertissait le roi et le servait, se tenant derriere le fauteuil. Si M. le Dauphin etait present, il donnait la serviette au roi et restait debout. Bientot le roi lui donnait le permission de s'asseoir; le prince faisait la reverence et s'asseyait jusqu'a la fin du diner. Le roi parlait peu a son diner. Au sortir de table, il rentrait dans son cabinet, mais il s'arretait un instant sur le seuil, et c'etait encore un moment favorable pour lui parler. L'instant d'apres, il s'amusait a donner a manger a ses chiens couchants, puis on l'habillait, en presence de peu de gens, les plus consideres, que laissait entrer le premier gentilhomme de la chambre. A peine habille, il sortait par un escalier derobe dans la cour de marbre pour monter en carrosse, et, dans le trajet, aller et retour, lui parlait qui voulait. Il aimait le grand air; il ne redoutait ni le froid ni la chaleur. Il sortait meme par la pluie, et sa grande joie etait de chasser dans les forets de Versailles, de Marly ou de Fontainebleau. Il etait tres adroit et de bonne grace, et pas un chasseur qui tirat mieux que lui. C'etait encore un de ses plaisirs de voir travailler ses ouvriers, de se promener dans ses jardins, de donner la collation aux dames, et de faire avec elles le tour du canal, les dames et les courtisans dans leurs plus riches habits. _Le chapeau, Messieurs_, disait le roi, quand il permettait aux courtisans de se couvrir. La chasse au cerf etait de plus grande ceremonie, et ceux qui la suivaient etaient vetus d'un justaucorps orne de galons d'or et d'argent. Cela s'appelait un _justaucorps a brevet_. Qu'on le suivit a la chasse, a la promenade, le roi etait content. Que l'on jouat gros jeu dans le salon de Marly, le roi applaudissait. Lui-meme, il etait bon spectateur des joueurs de paume. A quatre heures, il y avait un conseil de ministres, et, le reste du temps, le roi le passait avec les dames, a la promenade en ete, et, le soir venu, quelque loterie ou les dames gagnaient, a coup sur, de riches etoffes, de l'argenterie, des bijoux. A dix heures, le roi ayant change d'habit, le souper etait servi dans l'antichambre de Mme de Maintenon, toujours au grand couvert, avec la maison royale, c'est-a-dire uniquement avec les fils et filles de France et grand nombre de dames, tant assises que debout. C'etait le moment ou les courtisans disaient au roi: _Sire, Marly_? Il ne deplaisait pas au roi d'etre importune. Apres souper, le roi se tenait quelques moments debout au balustre du pied de son lit, environne de toute la cour. Puis, avec des reverences aux dames, il passait dans son cabinet, ou se trouvaient les princes et les princesses de sa famille. A onze heures, Sa Majeste donnait le bonsoir a tout le monde d'une inclination de tete. Chacun sortait; seules, les grandes entrees attendaient, pour sortir, que le roi se mit au lit. Le colonel des gardes prenait l'ordre, et, la priere etant faite, les aumoniers se retiraient. "Le roi, disait Saint-Simon, n'a manque la messe qu'une fois dans sa vie, a l'armee, un jour de grande marche. Il a toujours fait maigre, a moins qu'il ne fut tres malade. Il exigeait l'abstinence du careme; il se tenait tres respectueusement a l'eglise, et trouvait fort mauvais s'il entendait parler a l'office divin." Il communiait en grand habit, en rabat, en manteau, et la collier de l'ordre a son cou. Il disait son chapelet a la messe, et toujours a genoux. Les jours ordinaires, il portait un habit de couleur brune, orne d'une legere broderie, et des pierreries a ses souliers seulement. Rien n'etait pareil au soin, aux egards, a la politesse du roi pour ses hotes de Marly ou de Fontainebleau. Mais, dans les dernieres annees, chacun portait impatiemment la fin d'un si long regne. Le palais de Versailles etait las de ces longues ceremonies, toujours les memes. Paris finissait par ne plus supporter ce joug, que chaque jour rendait plus lourd. Les provinces etaient a bout de leurs sacrifices. L'oubli etait general des merveilles dont s'honoraient les quarante premieres annees de ce grand regne. Il etait temps enfin que le roi disparut et fit place au nouveau regne. Ainsi, dans les ardeurs de l'ete brulant, le laboureur invoque les rayons du soleil couchant. Juste a l'heure qu'elle avait designee aux horloges de Versailles, la mort frappait a la porte meme de la chambre royale, apres avoir visite toutes les autres. A son tour, le roi est touche. Il comprend que son heure est venue. Il souffre; il est en proie a la fievre ardente, et pourtant il travaille encore. Rien n'est change: les tambours et les hautbois donnent sous les fenetres l'aubade accoutumee; il dine a son grand couvert, pendant que les vingt-quatre violons jouent leurs sarabandes dans l'antichambre. En ce moment, le roi revoit d'un coup d'oeil toute sa vie; il serait volontiers son propre juge. A deux serviteurs qui pleurent au pied de son lit: "Pourquoi pleurez-vous? dit-il. Est-ce que vous pensiez que j'etais immortel?" C'est qu'en effet, dans ce palais de Versailles, chacun pensait que le grand roi ne pouvait pas mourir. "Le samedi 31 aout 1715 (c'est encore Saint-Simon qui parle, et nos lecteurs ne s'en plaindront pas), la nuit et la journee furent detestables. Il n'y eut que de courts et rares instants de connaissance. La gangrene avait gagne le genou et toute la cuisse. On lui donna du remede de feu abbe Aignau, que la duchesse du Maine avait envoye proposer. Les medecins consentaient a tout, parce qu'il n'y avait plus d'esperance. A onze heures du soir, on le trouva si mal qu'on lui dit les prieres des agonisants. L'appareil le rappela a lui. Il recita les prieres d'une voix si forte, qu'elle se faisait entendre a travers celle du grand nombre d'ecclesiastiques et de tout ce qui etait entre. A la fin des prieres, il reconnut le cardinal de Rohan, et lui dit: "Ce sont la les dernieres graces de l'Eglise." Ce fut le dernier homme a qui il parla. Il repeta plusieurs fois: "_Nunc et in hora mortis_;" puis dit: "O mon Dieu, venez a mon aide, hatez-vous de me secourir!" Ce furent ses dernieres paroles. Toute la nuit fut sans connaissance, et une longue agonie, qui finit le dimanche 1er septembre 1715, a huit heures un quart du matin, trois jours avant qu'il eut soixante-dix-sept ans accomplis, dans la soixante-douzieme annee de son regne. "Il s'etait marie a vingt-deux ans, en signant la fameuse paix des Pyrenees, en 1660. Il en avait vingt-trois quand la mort delivra la France du cardinal de Mazarin, et vingt-sept ans lorsqu'il perdit sa mere, on 1666. Il devint veuf a quarante-quatre ans en 1683, perdit Monsieur a soixante-trois ans, en 1701, et survecut a tous ses fils et petits-fils, excepte a son successeur, au roi d'Espagne et aux enfants de ce prince. L'Europe ne vit jamais un si long regne et un roi si age. "Pour l'ouverture de son corps, qui fut faite par Marechal, son premier chirurgien, avec l'assistance et les ceremonies accoutumees, on trouva toutes les parties de son corps si entieres, si saines, et tout si parfaitement conforme, qu'on jugea qu'il aurait vecu plus d'un siecle sans les fautes des medecins, qui lui mirent la gangrene dans le sang. On lui trouva aussi la capacite de l'estomac et des intestins double au moins des hommes de sa taille, ce qui est fort extraordinaire, et ce qui etait cause qu'il etait si grand mangeur et si egal. "Ce fut un prince a qui on ne peut refuser beaucoup de bon, meme de grand, en qui on ne peut meconnaitre plus de petit et de mauvais, duquel il n'est pas possible de discerner ce qui est de lui ou emprunte; et, dans l'un et dans l'autre, rien de plus rare que des ecrivains qui en aient ete bien informes, rien de plus difficile a rencontrer que des gens qui l'aient connu par eux-memes et par experience, et qui soient capables d'en ecrire, en meme temps assez maitres d'eux-memes pour en parler sans haine ou sans flatterie, et de n'en rien dire que par la verite nue en bien et en mal." M. le duc de Saint-Simon, parlant de Louis XIV, apres s'etre si longtemps incline sous sa loi souveraine, a manque, sinon de respect, tout au moins d'indulgence. Il commence par refuser ce qu'il appelle un grand esprit a ce jeune roi de vingt-trois ans, qui grandit si vite et si bien, au milieu de tant de beaux genies, espoir de la guerre, honneur de la paix. Tant de grands poetes, de ministres habiles, de generaux aimes de la victoire. En meme temps, les femmes les plus considerables par leurs graces et par leur beaute, qui enseignerent au jeune prince l'elegance et la politesse. Il etait ne avec la majeste, et pas un de ses sujets n'a jamais pense qu'il put etre autre chose qu'un grand roi. Il le sentait lui-meme; il comprenait les devoirs du regne. Il avait pres de lui, pour lui enseigner le gouvernement, le grand ministre Colbert. A peine roi, il fut appele hors de ses frontieres par des guerres nationales; il agrandit la France; il fit sentir l'autorite francaise en Italie, en Allemagne, en Espagne, et de tres bonne heure il habitua l'Europe a dire tout simplement: _le roi!_ sans ajouter: le roi de France. _Le roi est mort!_ retentit dans le monde entier. En meme temps, que de chefs-d'oeuvre eclos a l'ombre eclatante de ce grand trone! Il avait Moliere a ses ordres; Racine, initie dans les passions de sa jeunesse, les transportait sur le theatre. Il y eut dans le jardin de Versailles de telles fetes, que la poesie en devait garder le souvenir. Des paroles furent prononcees, dans cette chapelle de Versailles, d'une solennite si grande, que l'echo doit s'en prolonger jusqu'a la fin des siecles: le sermon sur _le petit nombre des elus_, par exemple. Adore des uns, redoute de tous, admire du grand nombre, il etait le maitre, il etait l'arbitre, et pas un sujet qui refusat de donner pour le roi sa vie et sa fortune. Il ne voyait qu'obeissance autour de son trone: obeissance de son frere, obeissance de son fils unique, obeissance des princes de la maison de Conde, obeissance de la ville et de la cour, des Parlements, des provinces, avec tant de dignite qui ne l'a pas quitte un seul jour, non pas meme a son agonie. Et quand il fut au cercueil, ses serviteurs les plus proches s'etonnerent qu'il n'eut que la taille ordinaire des hommes, pas un n'ayant ose le regarder face a face. Il faisait toute chose; il etait le commencement et la fin de toutes les fortunes de son siecle. Il tenait les marechaux de France sous sa dependance immediate, et de son cabinet il leur envoyait le plan de leurs campagnes trace de sa main. En meme temps, plus de seigneurie et plus de seigneurs; Richelieu avait abattu les tetes les plus hautes, et, desormais, qui voulait vivre accourait a Versailles, trop heureux quand le roi lui accordait un coup d'oeil, et lui faisait donner le bougeoir, lorsqu'au sortir de sa priere il designait le courtisan favorise qui le devait accompagner jusqu'au seuil de sa chambre. Il voulait etre accompagne et suivi partout: a Meudon, a Versailles, a Marly, a Fontainebleau, demandant pour quel motif celui-ci s'etait absente la veille, et bien persuade qu'un homme etait mort, qui ne l'avait pas salue depuis huit jours. Pas de secrets pour le roi; il voulait tout savoir, il savait tout. Des gens a lui violaient le secret des lettres, et lui rapportaient les mysteres les plus caches de chaque famille. Il savait la valeur de son sourire, et le prix de son moindre regard. Telle etait sa politesse, qu'il levait son chapeau pour toutes les femmes, les connues, les inconnues. Chacun s'extasiait devant ses reverences. Il avait invente cette definition: que _l'exactitude etait la politesse des rois_. Exact jusqu'a la minutie, il disait une fois: _J'ai pense attendre!_ Enfin, si profonds etaient les respects dont on l'entourait, qu'ayant envoye une lettre au duc de Montbazon, gouverneur de Paris, par l'un de ses valets de pied, M. le duc de Montbazon fit diner ce valet a sa table, et le reconduisit jusqu'au milieu de sa cour. Quoi de plus juste? Il etait venu de la part du roi! En revanche, il etait toujours a sa tache, et sans un instant de repit, dans la decence et dans la grandeur. Superbe a pied, a cheval, en carrosse, a la promenade, au repos. Tres habile a conduire, en ses jardins, quatre petits chevaux vifs comme la poudre. Ami du luxe, amoureux de magnificence, il ne savait pas le nombre de ses maisons, de ses pavillons, de ses forets bien percees pour la chasse a courre. Il ne connaissait pas d'obstacles, et s'il fallait tyranniser la nature, il y mettait une constance impitoyable, abaissant la montagne, aplanissant le vallon, cherchant les eaux absentes a main armee, et ce fut ainsi qu'il eleva Versailles, _ce favori sans merite_, dont il fit le rendez-vous universel de toutes les grandeurs du grand siecle. Versailles finit par l'emporter sur toutes les maisons d'alentour. Avec Mme de Maintenon reparut l'ordre, oublie si longtemps dans les transports de la jeunesse. Il redevint tout a fait le roi. Accable au dehors par des ennemis irrites qui le croyaient perdu sans ressources, le roi resista par sa propre force. Accable chez lui par des malheurs incomparables, avec tant de soupcons de crime et de poison, il se montra si fierement au-dessus de son malheur, qu'il finit par arracher la pitie de l'Europe, epouvantee a l'aspect de tant d'humiliations, et de cette fin miserable d'un regne eclatant entre tous les regnes. Il disait en ses derniers moments: _Quand j'etais roi!_ Mais a son accent on comprenait qu'il etait reste le roi! Ce grand courage, on l'a vu, l'a soutenu jusqu'a la fin; ajoutez la confiance en Dieu. Plus il s'humiliait sous la main puissante, et plus il se relevait plein de confiance dans le Dieu qui pardonne. Il se confessa publiquement d'avoir trop aime la guerre. Il parla comme un pere et comme un roi au pauvre enfant qui devait porter sa lourde couronne, et voila par quelles vertus ce grand roi, le plus grand du monde, apres tant de justes et violentes attaques, et tant d'accusations sans remission, a fini par sauver sa gloire. La Revolution meme, qui le devait arracher de ces caveaux du monastere de Saint-Denis, ou reposaient tant de monarques ses aieux, ne devait pas enlever a Louis XIV la place a part qu'il tient justement dans l'histoire des grands rois. LE POETE EN VOYAGE I C'est un rare et charmant instant, dans la vie et le travail d'un ecrivain serieux qui comprend toute sa destinee, l'instant ou, content de lui-meme et des autres, il entre enfin en pleine possession du succes, de la popularite, de la fortune. Il doutait jusqu'a cette heure, et meme aux jours du succes, il se demandait s'il n'etait pas le jouet d'un songe, et si le lendemain serait aussi doux que la veille. Il faut tant de soin, de zele et de bonheur, disons tout, tant de merite et de talent, pour percer le nuage, et le bruit vient si lentement a l'ecrivain! Quoi de plus triste et rempli des plus terribles angoisses que les premiers commencements du travail litteraire? On hesite, on se trouble, on etudie, epouvante de tant d'obstacles, toutes les petites passions de son lecteur. Le style, en meme temps, qui se revele a si peu de beaux esprits singuliers et primesautiers, represente a lui seul une peine infinie. Ah! que de fois voila le commencant qui maudit la tache acceptee! Il y renonce, il n'en veut plus; il sera volontiers le soldat, le marin, l'avocat, le marchand; mais ecrire incessamment, ecrire aujourd'hui, demain, toujours: "Non, non, se dit-il, c'est impossible!" aussi decourage qu'un enfant qui prend le plus proche horizon pour la fin du monde. On composerait une liste originale de tres bons ecrivains qui se sont arretes net au bout du premier sentier. Mais c'est surtout dans l'art dramatique et parmi les jeunes adeptes de la comedie, ignorants du danger, que se fait sentir un decouragement mortel. L'acces est si difficile en ces theatres, oberes pour la plupart, et qui n'ont pas le temps d'attendre. Il leur faut tant d'argent et tout du suite! Ils sont si parfaitement incapables de se dire, a l'aspect d'un talent qui vient de naitre: "Attendons, faisons-lui place, il aura bientot son tour." Non, non; en vingt-quatre heures, il faut reussir. Tout de suite il faut dominer le caprice et la volonte d'un parterre habitue aux plus vieux effets du melodrame, et si le jeune homme est vraiment nouveau, si son oeuvre a l'accent vrai de la jeunesse, et s'il decouvre un petit recoin ou pas un, sinon les maitres, n'a passe avant lui, que d'obstacles encore, et comme il doit se feliciter lorsque enfin, par une suite incroyable de petits bonheurs, il arrive a se dire: "On m'ecoute, on me suit, le publie sourit a mon oeuvre; a la fin donc je suis le maitre absolu des passions et des volontes d'alentour!" Tel etait, aux environs de la revolution de 1830, l'aimable et charmant ecrivain que nous allons mettre en scene a son tour, et dont le souvenir est reste cher a tous les honnetes gens qui ont eu l'honneur et le bonheur d'etre au rang de ses amis. En venant au monde, il avait apporte les merveilleux instincts du poete comique, a savoir: le dialogue et le trait, le sourire et l'invention. Dedaigneux des chemins frayes, il avait commence par decouvrir les mondes nouveaux dans lesquels sa comedie etait appeles, et dans ce monde a part de son invention il avait convoque des personnages, non pas nouveaux (l'espece humaine est si vieille, obeissante a de si antiques passions), mais des personnages d'un aspect tout nouveau. Il se servait a plaisir des modes, des travers, des accidents, des opinions de chaque matinee, et, les retracant d'un crayon leger, il en faisait une image heureuse et ressemblante. Il ne visait pas au chef-d'oeuvre, a l'image imperissable, aux grands caracteres agissant dans une longue action dramatique, et cependant il finit sans le vouloir, et presque sans le savoir, par atteindre aux honneurs de la grande comedie. A l'heure ou cette histoire va commencer, ce modeste ambitieux se contentait volontiers d'une scene agreable et d'un tableau de genre, ou des amoureux du vingt ans, le jeune homme en habit du matin et la fillette en neglige, se chantaient d'innocentes chansons. Mais quoi! tout le beau monde parisien qui echappait aux violentes emotions de l'Empire, lasse _de gloire et de victoire, de lauriers et de guerriers_, acceptait franchement cette heureuse comedie en tablier vert, la tete a demi couverte d'un simple chapeau de paille d'Italie. On y respirait une si douce odeur de roses naissantes, de lait chaud et de foin nouveau! Dans ces bosquets enchantes, les oiseaux de nos jardins chantaient leurs plus douces chansons, et si par hasard on y rencontrait un des vieux soldats de l'Empereur tombe, c'etait, le plus souvent, un vieux capitaine, ami de la jeunesse heureuse, paisible confident de petits malheurs qu'il finissait par consoler. Tout chantait, tout souriait dans ces premieres comedies que le jeune homme avait rencontrees si plaisantes dans les premiers battements de son coeur. Donc, il effaca sans peine et sans effort tous les faiseurs de comedies; il n'eut qu'a se montrer pour qu'ils rentrassent dans l'ombre. Ils etaient les representants d'une epoque oubliee; il etait, lui, l'historien des passions presentes. Si bien que tout de suite il fut, parmi nous, riche et populaire, et l'Europe entiere ne jura plus que par son genie. Un seul amuseur peut se comparer a celui-la; ils etaient du meme age, ils ecrivaient a la meme epoque, mais ils appartenaient a des nations differentes; cet autre amuseur des jeunes esprits et des honnetes gens, il s'appelait sir Walter Scott. En moins de cinq ou six annees d'etudes et de succes de tout genre, il advint que notre poete comique etait incontestablement le plus rare et le plus charmant esprit de son epoque. Il avait accompli a lui seul toute une revolution dans le grand art de corriger doucement les moeurs d'un grand peuple, et de chatier en riant ses passions et ses vices. A lui seul il avait tout devine, tout decouvert et tout mis en ordre en ce monde si nouveau qui avait ete l'Empire et n'etait deja plus la Restauration. Le faubourg Saint-Honore, la Chaussee d'Antin, les maisons modernes, les soldats licencies a Waterloo, l'active et galante jeunesse, a demi revoltee et fidele a demi, qui devait remplir de son talent, de son eloquence et de ses vertus viriles tout un regne ou la parole etait souveraine, ou le talent etait roi, voila bien ce que notre auteur avait pressenti dans sa comedie. Il avait accepte glorieusement toutes nos gloires. Il s'etait fait l'interprete eloquent de nos justes rancunes; plus d'une fois il nous avait consoles de nos defaites si recentes et si cruelles, que le nom seul de ces batailles perdues est encore une douleur nationale. Son intelligence active et devouee aux plus legere chagrins de cette nation si troublee allait sans cesse et sans fin de l'elegie a la chanson, de la cabane a la maison bourgeoise, du fabricant au soldat laboureur, du vieux marquis ramene par l'exil a l'homme enrichi par la prosperite publique. Il tenait a toutes les conditions; il mettait en scene les hommes les plus divers; en un mot, deja rien ne manquait a sa gloire, a sa fortune au moment ou va commencer cette histoire, dans laquelle cet aimable homme, ingenu a ses heures, et cependant d'un esprit si fin, a joue un si beau role, et qui convenait si bien a sa bonne grace, a sa justice, a son bel esprit. A l'exemple de Moliere, son maitre, il avait deux noms; le public le connaissait sous son nom de guerre, et l'appelait M. Fauvel. Dans cette foule d'honnetes gens qui l'entouraient naturellement d'une admiration devouee (et voila la premiere recompense, et la plus desirable de l'ecrivain), il y avait sur les bords de la Saone, dans un petit village abrite de deux collines celebres dans les vendanges du Maconnais, une dame de Saint-Geran, fille d'un M. Fauvel, gentilhomme breton, et l'on peut bien penser qu'a la faveur de cette communaute de nom propre, elle n'avait pas ete la derniere a solliciter l'amitie du jeune homme. A chaque piece nouvelle il etait sur de recevoir une lettre affable de son amie inconnue, et tantot elle lui envoyait les meilleurs poulets de sa basse-cour, tantot le bon vin de ses celliers; en automne, elle ne lui menageait ni les raisins ni les peches. Bref, en toute occasion, elle le traitait en ami, et plus tard, en enfant gate. Lui, cependant, s'abandonnait volontiers a ces tendresses innocentes. Il y repondait de son mieux, et le premier exemplaire de chacune de ses comedies, orne d'une petite historiette de la premiere representation, devenait la joie et l'orgueil du chateau de Saint-Geran-sur-Saone. Plus d'une fois ses propres voisins, quand ils se rendaient a Paris, avaient prie Mme Fauvel de Saint-Geran de leur donner une lettre a porter a son cousin, l'illustre M. Fauvel; elle avait longtemps hesite; longtemps elle s'etait defendue, elle n'avait pu si bien faire qu'elle n'ont donne, en effet, deux ou trois lettres de recommandation pour son _cousin_, non pas, certes, sans un certain trouble. Heureusement qu'il est ecrit: _A bon entendeur, salut!_ et que le cousin avait fait bonne grace aux requetes de sa cousine, si bien que chez messieurs les vignerons, et chez plus d'un gentilhomme des environs de Macon, il etait incontestable qu'il y avait parente formelle entre la dame et le monsieur. M. Fauvel en riait lui-meme. "Acceptez, disait-il a ses amis, une aile de ce chapon que ma cousine Fauvel de Saint-Geran engraisse depuis tantot six mois pour mon diner du mardi gras." Cependant, il n'avait jamais vu la dame, et malgre ses sollicitations pressantes, elle n'etait point venue a Paris, si bien que la premiere ardeur etant passee et les premieres amities etant faites, on avait commence par s'ecrire un peu moins, puis rarement. Dans l'intervalle etait mort M. de Saint-Geran, et maintenant que la dame etait une veuve, jeune encore et bonne a marier, elle avait juge qu'il etait sage et prudent d'insister un peu moins sur son cousinage avec le jeune et celebre poete. Ainsi, peu a peu, la langueur s'etait mise entre ces deux amities, trop eloignees l'une de l'autre pour qu'elles fussent bien tendres et bien vives. La dame etait de bon sens, le jeune homme aussi; la dame, a raison meme de son veuvage, avait sur les bras de grandes affaires dans un pays ou le moindre cep de vigne est entoure d'envie et vous fait des jaloux sans nombre. De son cote, le jeune homme, au plus beau moment de son grand succes, ne manquait pas d'amities pour l'en distraire. Il etait le bienvenu dans les meilleures et les plus considerables maisons de Paris, et c'etait a qui le possederait quatre ou cinq jours dans les plus beaux domaines de Versailles, de Sceaux et de Saint-Germain. Ainsi, des deux cotes, c'etaient autant de motifs pour que la cousine et le cousin s'oubliassent reciproquement. Les amities du monde sont ainsi faites, elles se nouent et se denouent si volontiers, que ce n'est guere la peine d'en avoir. Cependant, comme il y avait tantot dix annees que le poete etait a l'oeuvre et qu'il se sentait las d'ecrire, il resolut, un beau jour, pour se donner un vrai conge, de quitter sa bonne ville de Paris, sa mere nourrice qui suffisait a son oeuvre entiere, et de chercher au loin quelques heures de liberte et de repos. Vous savez deja qu'il etait modeste en toute chose et que, s'il avait un peu d'orgueil, il n'avait point de vanite. Il prit donc, comme un simple voyageur, la diligence du Midi qui passait par le Maconnais, et quand il vit que la diligence etait pleine, il s'en rejouit comme d'un accident favorable a sa profession. Il allait donc voir enfin des gens de la province, et regarder de tres pres dans ces cavernes. Il allait preter une oreille attentive a ce babil intarissable, a ces petites ambitions si furieuses pour un rien, a ces avarices gigantesques et sans honte. "Oh la! se disait-il, ne dormons pas; ecoutons bien, regardons tout." Mais a peine il eut regarde le paysage pendant deux ou trois heures, il s'endormit d'un sommeil si profond, qu'il fallut le reveiller pour lui dire que l'on etait arrive au _Soleil d'or_, ou le diner etait servi. Ce _Soleil d'or_ representait une assez grande auberge, honneur de la contree, et la table d'hote, a trois francs par tete, etait celebre a dix lieues a la ronde. On s'assied, on mange, on boit, peu de causerie, et tout au plus quelques gaillardises de commis voyageur. Nulle homme en etait consterne. --Je n'irai pas longtemps ainsi, se disait-il, je prendrai la post a Macon, et j'aurai peut-etre l'honneur de voyager tout seul. Ce bon diner semblait avoir ragaillardi tout le monde. Un petit vin blanc, sentant la pierre a fusil, rejouissait toutes ces tetes. Le conducteur lui-meme etait sous l'influence de cette innocente orgie, et ne pressait pas trop les voyageurs de remonter a leur place. Il faut vous dire que deux voyageurs s'etaient arretes au _Soleil d'or_, et avaient ete remplaces dans la diligence par deux nouveaux venus qui meritaient une certaine attention. Le premier etait un jeune homme, aux cheveux boucles, porteur d'une veste a boutons d'argent et coiffe d'une casquette pretentieuse ou quelque Arachne villageoise avait brode un sabbat de papillons. Il y en avait de toutes formes et de toutes couleurs: gris, bruns, jaunatres, il y en avait meme un rose au bord de cette aimable coiffure, et tous ces papillons voltigeaient autour de ce rustre endimanche. Dans une poche de cote, il portait un foulard de couleur sang du boeuf, qui lui donnait de loin l'apparence d'un chevalier de la Legion d'honneur. Des guetres serrees a fond dessinaient une jambe un peu grasse, une rotule epaisse, et laissaient voir un pied plat. Ce jeune homme, evidemment, se croyait le plus beau du monde. Il n'etait fille d'auberge qui ne le saluat d'un sourire, et quand il parut a la portiere, il y eut dans tout le carrosse une explosion de joie et d'orgueil. "Voila Romain, disait-on. Ah! te voila, Romain! Bonjour, Romain." Il saluait a droite, a gauche, et des sourires, et des poignees de main. Un capitaine qui rentrerait dans ses foyer apres dix batailles gagnees ne rencontrerait pas plus d'empressement dans son pays natal que ce monsieur Romain, qui etait vraiment la coqueluche de la contree. [Illustration: L'interieur de la diligence.] L'homme qui le suivait, beaucoup plus modeste en sa tenue, obtint a peine quelques regards. A la fin, cependant, tout le monde etant place, et l'interieur de la diligence etant encore une fois au grand complet, la voiture se remit en route. Assis dans son coin, le voyageur que nous n'avons pas quitte un seul instant se demandait, deja tres inquiet, quel etait ce monsieur Romain, d'ou il venait, ou il allait, et par quel tour de force il etait parvenu, de si bonne heure, a cette etrange popularite. Tous ces hommes semblaient se connaitre. A les voir, a les entendre, on eut dit une compagnie qui se serait donne rendez-vous sur ces banquettes. Ils parlaient tous ensemble, a haute voix, la demande n'attendant pas la reponse, et Dieu sait avec quel accent, dans quel patois, et certains agrements de langage qui n'appartiennent a aucune langue. "Ah! se disait notre auteur dramatique, me voila bien depayse. Une comedie est la, sous mes yeux, on la joue, et je n'y comprends rien; on la parle, et pour moi c'est lettre close." Et veritablement, il assistait a un pandemonium rustique, ou toutes les passions dechainees hurlaient, glapissaient, riaient, badinaient. Je ne sais quoi de sinistre et de malsain etait au fond de ces gaietes. Ces messieurs s'amusaient trop pour s'amuser innocemment. Heureusement que ces grandes joies sont comme la fievre, intermittentes; elles s'apaisent assez vite. Apres ces grands bruits, le calme et le silence ont leur tour. Peu a peu, maitre Romain descendit de son char de triomphe, et, dans un langage assez clair, il expliqua comment il avait ete choisi pour venir a bout de certain mariage ou il devait trouver, en s'y prenant bien, une grande fortune. Il ne nommait personne, tant il se savait compris de tout le monde, et notre voyageur eut grand'-peine a deviner enfin qu'il s'agissait de la fortune et de la main d'une dame etrangere au pays, veuve depuis un an, restee seule et sans defense au milieu de toutes les difficultes d'un veuvage. --Par ma foi, disait Romain, en tirant de sa vieille pipe une epaisse fumee, elle m'est bien due; elle m'a donne, sans reproche, assez de mal. Voila tantot six mois que je la dispute au jeune Hippolyte Cassegrain, au petit Martin, au grand Bernard. Je l'ai jouee au billard, et je l'ai gagnee en cinquante points contre le lieutenant Mitouflet; je l'ai jouee au piquet en cent points contre le percepteur Morizot. Bref, les voila tous econduits; chacun d'eux m'a fait place, et la ville entiere est ma complice. En vain la dame hesite et me fait grise mine, il faudra bien qu'elle cede: il y va de notre gloire a tous. Jusqu'a l'heure ou elle dira oui, elle n'aura pas de cesse et de repos, elle n'entendra parler que de Romain: le beau Romain par-ci, le grand Romain par-la. Chacun, s'attelant a mon char, va me preter toutes les vertus, et de l'argent comme s'il en pleuvait; a mon nom seul, la fille a marier, et meme les gros partis qui ne voudront ni de vous ni de moi feront entendre aux oreilles de la veuve des soupirs a mettre en branle un moulin a vent. Les coquettes diront en minaudant: La femme qui le fixera pourra se vanter d'avoir accompli une oeuvre difficile. "Helas! diront les prudes, quel dommage! avec un esprit moins leger, M. Romain eut fait un excellent mari!" Puis toutes sortes de menus propos: "Avez-vous vu le nouveau cheval de Romain? l'habit bleu de Romain? Savez-vous que Romain revient de la capitale, dont il a rapporte certaine cravate bleue a filets roses? Ah! gredin de Romain!" Ainsi parlait ce rustre au milieu de l'admiration universelle; en meme temps, il faisait craquer l'un apres l'autre ses longs doigts garnis de bagues douteuses. Il passait la main dans ses longs cheveux pommades de vanille et de jasmin; il etalait sa large poitrine et consultait de temps a autre une montre en or guillochee a Geneve. A sa chemise, on voyait briller trois diamants; on entendait dans sa poche le bruit des ecus: il etait toute prosperite, toute sante, tout contentement; chacun le contemplait dans une admiration profonde. Il serait mort sur la place, on eut pris de ses reliques, et l'on se fut divise sa chaine d'or, comme on eut fait pour la corde d'un pendu. Tel etait fait, construit, souffle et boursoufle cet homme heureux. Sitot qu'il eut compris qu'il allait comprendre enfin quelque chose a ce mystere de jovialite et d'iniquite, M. Fauvel, replie dans son coin et les yeux enfonces sous la visiere de sa casquette de voyage: "Allons, se disait-il, voila deja un premier acte assez satisfaisant. Une pauvre femme abandonnee au milieu de ces rustres, aussi pitoyables que des sangsues; un mari qui vient de mourir, laissant sa veuve et son heritage en proie a toutes les ambitions de la province; une ville entiere qui decide en son ame et conscience que cette infortunee epousera ce triste here, et qui se fait un point d'honneur de lui donner ce mari ridicule, chacun prenant l'engagement tacite, inavoue, mais certain, d'imposer a cette innocente ce don Juan du fumier. Voila un beau premier acte." Et deja notre homme, esprit inventeur, arrangeait, nommait, disposait ses heros, les faisant aussi pleutres, aussi petits, mesquins, avares, envieux et jaloux qu'il les avait sous les yeux. La route etait montante; on allait au pas. Le soleil etait vif. Les voyageurs, qui avaient bien dejeune, s'endormaient l'un apres l'autre; on ronflait deja dans l'interieur de la diligence, et seuls M. Romain, son homme d'affaires et certain voyageur en vins qui semblait tres eveille, poursuivaient, a voix beaucoup plus basse, la conversation commencee. --Il etait temps, monsieur Romain, disait le commis voyageur, de mettre en avant notre petite conjuration. La dame etait serree de pres par Maitre Urbain le notaire, un vrai representant de l'ancien notariat. Qu'elle eut choisi M. Urbain pour son notaire, et nos projets auraient ete bientot dejoues par cet homme adroit et droit. --Aussi, reprit M. Romain, j'emmene avec moi un homme d'affaires qui en sait long, et qui en remontrerait a tous les notaires du departement. On dit que la dame aurait besoin, pour tout liquider, d'un emprunt de vingt mille francs; maitre Uberti, que voila, les trouvera facilement sur hypotheque, avec deux pour cent de commission; donc rien a faire pour maitre Urbain: tout au plus le priera-t-on de signer au contrat, s'il ne s'oppose pas trop au regime de la communaute. --Je me suis laisse dire aussi, reprenait le commis voyageur, qu'il y avait une niece assez jolie a marier, et que, naturellement, le bien de la dame en serait ecorne. --Ceci est tres vrai, reprit M. Romain; mais il est convenu entre moi et mon ami le baron de Guillegarde, un gaillard qui sait son metier et qui n'a pas froid aux yeux, qu'il epousera la demoiselle, moyennant une tres legere indemnite, que je doublerai s'il le faut, en cas de survie. --Vous avez des intelligences dans la place? ajoutait le marchand de vins. --Nous avons contre nous, repondit Romain, une mechante petite servante bretonne que la dame a ramenee il y a quatre ou cinq ans de Rennes, et qui lui est rudement attachee ainsi qu'a Mlle Laure. Oui, mais le factotum de la maison, le fameux Jolibois, m'appartient, et j'ai paye d'un assez bon prix sa vilaine ame. Mais qu'y faire? Il faut bien que tout le monde vive, et mon lot sera encore assez beau. --Vous avez raison, monsieur Romain, reprit le voyageur d'une voix plus basse encore, il faut que chacun vive; et, pour les epingles de mes deux cousines, les demoiselles Levallois, qui tiennent en leurs mains l'ame et l'esprit de votre future epouse, autant que pour ma propre allegeance, il serait bon de convenir entre nous que vous me cedez pendant cinq ans, pour le prix des recoltes ordinaires de chaque annee, toute la recolte du clos de Saint-Geran. --Y pensez-vous? reprit Romain, Saint-Geran se classe et sera classe avant peu parmi nos meilleurs crus. J'ai deja obtenu que l'an prochain Saint-Geran serait inscrit en toutes lettres sur la carte des vins de la Maison d'Or, du Cafe anglais et des Freres Provencaux. Je tiens le traite de ces grandes maisons dans mon portefeuille; elles payeront l'an prochain quatre cents francs la feuillette que vous voulez avoir pour cent cinquante. Ah! quelle idee avez-vous la? Qui, moi, j'irais grever la plus belle part de la fortune de Mme de Saint-Geran, ma future epouse? Allons, soyez bon homme, un peu moins d'epingles a mesdemoiselles vos cousines, et cherchons, s'il vous plait, une plus amiable compensation. Le commis voyageur repondit par une imprecation, mais a voix si basse que M. Fauvel ne put l'entendre. Il etait d'ailleurs tout preoccupe de ce nom qu'il attendait si peu et qui le frappait d'une nouvelle epouvante. Etait-ce vrai? S'agissait-il, dans cette affaire tenebreuse, de la fortune et de la main de cette aimable femme qui l'appelait si gentiment _mon cousin_, et qui lui donnait de si loin, sans le connaitre, tant de bons et fideles temoignages d'une amitie devouee? Une grande confusion se faisait en ce moment dans cet esprit si rapide et si vif. --Non, certes, se disait-il, je ne serai point entre vainement dans cette caverne, et Gil Blas ne va pas ceder cette fois encore au capitaine Rolando. Les Crispins, les Frontins, les Mascarilles et les Scapins que j'ai sous les yeux, ne sont pas, certes, plus habiles, plus retors et plus dangereux que nos coquins de comedie, et je ne veux pas que, faute de l'intervention d'un galant homme habile en ces petits mysteres, une honnete femme et sa niece, et sa loyale servante, et ce brave notaire amoureux, mais discret, tombent pele-mele dans les embuches de ces Frontins de petite ville. Allons, courage! et si la dame ici menacee est ma cousine, et si voila bien le clos de Saint-Geran dont je possede encore une douzaine de vieux echantillons, si la reconnaissance est unie au devoir, et s'il m'est donne de mettre en oeuvre a mon tour, pour mon propre compte, la suite ingenieuse des ressources que possede en son esprit un veritable enfant de Moliere et de Regnard, certes, je n'aurai point perdu ma journee. Il se disait cela toujours sous la visiere de sa casquette. Les voyageurs avaient commence par dedaigner cet inconnu; ils avaient fini par ne plus le voir. Quand le soleil eut disparu, les endormis secouerent leur torpeur. La conversation interrompue reprit de plus belle; et maintenant que notre homme etait au courant de tous ces discours, il savait a fond la conjuration de tous ces cuistres. --Mes petits messieurs, se disait-il, garde a vous; vous etiez tout a l'heure des monstres en morale, et maintenant vous n'etes plus que des pantins dont je tiens tous les fils. II Il etait onze heures du soir comme on entrait dans la principale rue de Saint-Geran et dans la cour des _Armes de France_. La, chacun sa separa, cherchant en toute hate a gagner son logis et son souper. Le beau Romain lui-meme eut une descente des moins superbes et, sans ceremonie, il se dirigea vers sa maison, son sac de nuit a la main, ce qui faisait un pietre equipage pour notre Adonis. M. Fauvel, fatigue du chemin, rassasie de la mauvaise compagnie et deja tres preoccupe de la comedie et du drame qui s'agitaient dans sa tete, apres un tres leger repas, fit sa toilette et se coucha, non sans avoir donne ses instructions a son domestique pour le lendemain. La chambre etait vaste, le lit bon, l'auberge peu bruyante, et cependant il eut grand'peine a s'endormir, poursuivi qu'il etait par tant de visions qui tantot l'irritaient de la facon la plus vive, et tantot le faisaient rire aux eclats. Parfois meme il se demandait, tout eveille, s'il n'etait point le jouet d'un songe, et si vraiment il avait vecu de compagnie avec de si tristes creatures. --Nous autres, poetes comiques, se disait-il, nous nous croyons de grands inventeurs quand nous avons refait pour la vingtieme fois les personnages, vieux ou ridicules, inventes par nos devanciers. Mais que nous voila loin de compte avec la verite toute pure? En moins de douze heures, j'ai vu plus de grimaces, plus de vices et plus de ridicules originaux qu'on n'en saurait rencontrer dans toutes les comedies de l'eloquent Aristophane, du divin Terence et du Romain par excellence appele Plaute, un si merveilleux ecrivain que si les Muses voulaient parler la langue latine, elles parleraient la langue de Plaute. Ainsi, par notre habitude inintelligente de suivre a tout jamais les sentiers connus de la comedie, il advient que nous faisons toujours la meme oeuvre. Au contraire, echappons pour un instant aux sentiers battus, voila soudain toutes sortes de comedies nouvelles qui sortent de ces sillons lumineux, comme autant d'alouettes dans les bles. Que j'ai donc bien fait de me mettre en route et de rencontrer ces coquins grotesques, si gais dans la forme, et qui feront rire aux eclats aussitot que, d'une main diligente et sous les traits des comediens aimes du public, je les flagellerai de mon fouet fraichement taille! Telle etait son intime joie, et dans ce bonheur d'ecrire une aimable comedie il oubliait l'honneur et le devoir de delivrer une dame assiegee par toutes les rancunes, par toutes les passions, par toutes les miserables jalousies qu'une petite ville peut contenir. On dirait que La Bruyere avait sous les yeux notre ville de Saint-Geran lorsqu'il disait, dans son ironie excellente: "J'approche d'une petite ville, et je suis deja sur une hauteur d'ou je la decouvre; elle est situee a mi-cote; une riviere baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie; elle a une foret epaisse qui la couvre des vents froids, et de l'aquilon; je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses tours et ses clochers; elle me parait peinte sur le penchant de la colline. Je me recrie, et je dis: Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce sejour si delicieux! Je descends dans la ville, ou je n'ai pas couche deux nuits, que je ressemble a ceux qui l'habitent: j'en veux sortir." Sur quoi noire heros, s'etant surpris en etat de comedie, se prit a rire de lui-meme et s'endormit profondement. Il etait dix heures du matin quand maitre Jean, le valet de chambre (un peu moins que Frontin, un peu mieux que Lafleur) entra d'un pas leger dans la chambre du poete, attendant un reveil dont l'heure etait deja passee. Il eut le temps d'affiler les rasoirs, de verser l'eau tiede et de preparer l'habit du matin; a la fin, son maitre etant eveille, M. Jean lui raconta, selon ses instructions de la veille, ce qu'il avait appris de Mme de Saint-Geran et de son entourage. Elle possedait, a l'autre extremite de la place, et tout en face des _Armes de France_, une belle et grande maison, que monsieur pouvait voir de sa fenetre, et, depuis une annee qu'elle etait veuve, elle etait devenue un objet de curiosite pour tous, d'interet pour quelques-uns. Son mari etait ne dans cette ville meme, ou elle n'etait qu'une etrangere, et l'on n'attendait plus que son mariage avec quelqu'un du pays pour la couvrir d'une entiere adoption. Sa conduite etait celle d'une honnete femme qui tient a l'estime publique; mais les voltairiens disaient qu'elle etait trop devote. Elle etait bonne aux pauvres, attentive a payer ses moindres dettes. Les dames de la ville d'en haut l'accusaient de pousser trop loin l'art de la toilette et ne lui pardonnaient pas les robes et le chapeaux qu'elle faisait venir de Paris. Ce jour meme, a quatre heures, l'heure du beau monde, il y avait chez la dame un diner de douze couverts, et M. Romain Rocaillon (c'etait le vrai nom du don Juan) devait faire en ces salons sa premiere entree. On parlait tout haut de son mariage avec la belle veuve, et pas un ne prevoyait le plus leger obstacle a ce mariage, que la ville entiere appelait de tous ses voeux. Ces rumeurs, que M. Jean rapportait a son maitre, etaient trop d'accord avec les decouvertes que celui-ci avait deja faites, pour qu'il leur accordat une attention bien serieuse. En ce moment il prenait terre, et son siege etait fait. Il avait l'ensemble et le fond de sa comedie; quant aux details, il comptait fort sur les hasards de la repetition generale ou, disons mieux, de la premiere representation de son drame. A demi cache, il voyait passer sous sa fenetre les differents groupes qui s'en vont, le dimanche, aux offices de la principale eglise, et tout de suite il reconnut ses personnages: les deux demoiselles Levallois, l'une grande et seche, l'autre assez semblable a une oie endimanchee. Il reconnut le percepteur des contributions directes a la facon dont il comptait, sans le vouloir, les portes et les fenetres de chaque maison. Il fut tente de saluer maitre Urbain, le notaire. Il avait passe la quarantaine, et ses cheveux noirs etaient meles de cheveux blancs. Mais la beaute de son visage et le serieux de son regard attiraient tous les suffrages. Le petit sacripant, son voisin quasi-muet de la diligence, enharnache d'un habit vert pomme, allait et trottait menu dans la rue, interrogeant tous les visages et tres inquiet d'etre reconnu. Tout a coup, au milieu de la place, simplement vetues et cependant tres elegantes, deux dames passerent d'un pied leger. Elles semblaient se sourire l'une a l'autre. La premiere approchait de la quarantaine; elle etait de belle taille, de bel embonpoint. Ses cheveux blonds encadraient, d'une facon charmante, un calme et doux visage. Elle occupait encore le beau milieu de la jeunesse; elle avait la demarche et le maintien d'une femme honoree, a qui jamais personne, homme ou femme, n'a manque de respect. De sa main bien gantee elle tenait la main d'une jeune personne qui n'avait guere plus de seize ans, tres mignonne et cependant tres formee, avec de beaux yeux noirs. Ah! que celle-ci etait jolie et que celle-la etait charmante! --Je suis bien sur, se disait notre heros, que voici _ma cousine_ et sa niece. Helas! quel dommage! et quel crime de donner toutes ces beautes a ce faquin de Romain Rocaillou! Passez, passez, Mesdames, un homme est la qui veille sur vous. Tout a cote de la demoiselle, une petite servante au pied leste, a l'air eveille, portait leur livre de messe et leur servait de garde du corps. --Voila ma Bretonne. Elle a l'air d'une vaillante et honnete fille, et je ne serais pas etonne que ce malbati aux cheveux jaunes, qui s'en va la main dans sa poche et les yeux baisses, ne fut M. Jolibois en personne. Plus la sonnerie de la messe arrivait aux trois derniers coups, plus ce petit monde allait rapide et serre dans la rue. --Hola! hop! gare a vous! criait a l'autre extremite, d'une voix de stentor, un grand dadais huche sur un tilbury a soufflet que trainait un vieux cheval. Le cheval piaffait, le fouet claquait, l'homme au tilbury hurlait; tout s'effacait et palissait devant cette tempete a deux roues. --Je reconnais bien la _mon animal Gloria_, se disait M. Fauvel. Le voila bien: vantard, bavard, impertinent, faquin. Je ne donnerais pas dix ecus de son tilbury, de son cheval et de lui-meme par-dessus le marche. Peu s'en etait fallu cependant que ce maladroit n'ecrasat la petite Basse-Brette, a force de torturer un pauvre animal qui ne demandait qu'a marcher doucement. M. Romain descendit de son tilbury a la porte des _Armes de France_, et quand il eut bien recommande a haute vois qu'on essuyat l'ecume de son cheval, il entra pour jouer une poule avec son ex-ami le commis voyageur. Ils se parlaient d'une facon malseante, a en croire certains acces de voix qui leur echappaient entre deux effets de bille, dont eux seuls etaient les juges et les temoins. M. Fauvel, quand il eut bien etudie le theatre ou tout a l'heure il allait jouer un si grand role: --Au fait, se dit-il, il me manque au moins un confident. C'est une loi tres sensee et tres juste de notre art poetique de ne point etre seul. En vain auriez-vous le genie et la volonte suffisants pour l'accomplissement du drame, encore faut-il avoir quelqu'un qui vous reponde si vous l'interrogez, qui vous admire aux belles scenes et qui vous conseille aux passages difficiles. Deux hommes qui s'entendent bien et qui vont du meme pas, font tout de suite un grand chemin, celui-ci s'appuyant sur celui-la. Mais un confident desinteresse ou, mieux encore, un confident qui aurait un interet tout-puissant a voir chatier ces perfides, ou donc le trouver en ce jour, et juste a l'heure ou la toile va se lever, apres une ou deux ritournelles de l'orchestre? Ainsi songeant, notre malheureux poete restait plonge dans ses profondes reflexions. M. Jean, entr'ouvrant la porte, hesita quelque peu, tant il avait peur de deranger les combinaisons de son jeune maitre. A la fin, cependant: --Monsieur, dit-il, veut-il recevoir le lieutenant en premier, M. Gaston Moreau, des chasseurs d'Afrique? Il attend la reponse de Monsieur. --Gaston Moreau, un Africain... Mais etes-vous bien sur de ce que vous dites la? --D'autant plus sur, Monsieur, que le jeune homme m'a demande si j'etais bien le valet de chambre de Monsieur; puis, a voix basse et de la facon la plus discrete, il m'a dit le nom de Monsieur, et, comme je semblais ne pas savoir ce nom-la: "Je suis sur, m'a-t-il dit, de ce que j'affirme. Il n'y a pas deux hommes en toute la France qui aient l'esprit et le regard de cet homme-la." Jean parlait encore, que l'on vit entrer le jeune officier dans son bel habit tout neuf, orne d'une epaulette brillante, avec une riche epee au cote, et des gants jaunes, un vrai colonel d'opera-comique. --Ah! Monsieur, s'ecria-t-il en prenant les mains de M. Fauvel, pardonnez-moi si je suis indiscret; mais je connais votre esprit, et je suis si malheureux! Sur quoi, Jean etant sorti et la porte etant refermee, il fut facile au poete de deviner qu'il venait de rencontrer mieux que son confident... son complice... un bel amoureux de Mlle Laure, un vrai jeune homme, intelligent comme on ne l'est guere que lorsqu'on est possede du veritable amour. Il regardait M. Fauvel de ses grands yeux doucement eblouis. --Je vous aime depuis longtemps, lui dit-il; je sais par coeur toutes vos chansons; j'ai joue toutes vos comedies; je suis tour a tour M. Paul ou M. Gonthier, et, la premiere fois que j'ai vu Mlle Laure, elle m'a frappe par sa ressemblance avec Mlle Leontine Fay, votre amoureuse. Ainsi je ne suis point un etranger pour vous; vous me devez votre amitie; je la reclame et je la veux. Hier soir, je vous vis entrer dans ce logis, et je vous reconnus du premier coup d'oeil; mais ce matin, voyant que personne en cette ville ne savait votre arrivee, et que vous aviez passe la nuit dans _nos murs_, j'ai garde le silence. --Et vous avez bien fait, reprit M. Fauvel; mon incognito etait une garantie. Ils sont la dedans une douzaine de coquins des deux sexes qui croient tenir Mme de Saint-Geran et sa niece dans leurs filets. Dieu merci, je sais leurs projets, et j'espere avant peu les dejouer. Voulez-vous etre avec moi de moitie dans cette bonne action? Alors ces deux jeunes gens (il n'y avait entre eux qu'une legere difference d'age) s'entendirent a merveille, et le poete remarqua tout de suite a quel point s'etait eveille l'esprit du jeune officier a jouer ses petites comedies. Ils s'occuperent tout d'abord du don Juan, dont on entendait confusement les paroles. M. Romain etait la bete noire de Gustave, qui l'avait traite comme un pleutre en toute occasion, dans le college, hors du college. --Il n'y a pas de clerc d'huissier qui ne soit plus intelligent que ce Romain, disait-il. Il est insolent et lache, et si, par hasard, il rencontre un homme intimide de son bruit, vous mourriez de rire a voir ses airs de matamore. Or, que la ville entiere ait choisi justement ce triste sire pour en faire le mari de la plus belle et de la plus honnete personne de tout le departement, voila ce qui s'appelle une mechancete sans exemple. Et cependant il crie a haute voix sa victoire; il l'escompte a tous les estaminets du grand chemin; il la raconte a tous les commis voyageurs. Son audace egale au moins sa sottise; et songer qu'il y a, non loin d'ici, un tres galant homme, appele Me Urbain, coeur devoue, qui ose a peine lever les yeux sur cette beaute, livree a un pareil butor! Me Urbain etait justement l'oncle de Gaston, Gaston avait devine tout son secret. Quant a lui, qui n'avait que la cape et l'epee, il etait un amoureux sans esperance. Il s'etait bien jure de n'en jamais rien dire a Mlle Laure, et peu s'en faut qu'il n'eut chante: Un vrai soldat sait souffrir et _se taire Sans murmurer_. A chaque instant grandissait l'amitie des deux compagnons. Une heure allait sonner; ils n'avaient pas de temps a perdre avant de prendre une decision. --Voila, dit M. Fauvel, ce qu'il faut faire. Etes-vous hardi? --Ma foi, je n'en sais rien; disons mieux, je ne le crois pas. Cependant je ferai volontiers ce que vous ferez. --C'est bien dit; mais moi, je vais commencer par faire ce que vous avez deja fait: je vais me faire beau; puis, quand je serai, comme vous, tire a quatre epingles, savez-vous ou nous irons? Nous irons bras dessus bras dessous, a quatre heures sonnantes, diner chez Mme de Saint-Geran. --Diner chez Mme de Saint-Geran, maitre! Y pensez-vous? Elle a justement douze personnes a diner aujourd'hui, tout ce que la salle a manger peut contenir. Aujourd'hui meme on lui presente M. Romain, roi de la fete, et vous vous presenteriez vous-meme en disant qui vous etes; Jolibois, le factotum, vous jetterait la porte au nez. Vous connaissez Mme de Saint-Geran? --Je ne lui ai jamais parle; encore ce matin, avant dix heures, je ne l'avais jamais vue. Il faut cependant que vous y veniez diner avec moi; et, comme une difficulte de plus ajoute aux ardeurs d'une grande ame, nous aurons soin d'entrer les derniers, quand les convives seront au grand complot. Mais, s'il vous plait, passez dans mon salon, mettez-vous a la fenetre, et voyez ce qui se passe autour de nous. Et, pendant que son jeune complice se tenait a la fenetre, M. Fauvel faisait une grande toilette, a la facon des petits-maitres du Gymnase. En ces beaux jours d'un automne resplendissant, il se permit le pantalon de nankin, le gilet de pique blanc a la Robespierre et l'habit bleu a boutons d'or, rehausse d'une fraiche rosette d'officier de la Legion d'honneur; des bas de soie et des escarpins en cuir verni, des gants d'un gris clair, et tout ce que le beau linge a de plus parfait, sans oublier une cravate noire a petits pois et deux manchettes en linon plisse; pas un bijou; un mouchoir de batiste a rendre jalouses toutes les demoiselles de la maison Levallois; des cheveux boucles par la nature un peu, et beaucoup par la main de M. Jean, tel etait ce jeune homme en ses belles annees. S'il n'etait point tout a fait beau, il avait la grace et l'attrait; l'intelligence etait dans son sourire, et la volonte dans son regard. Ne timide, il avait conquis peu a peu l'assurance heureuse d'un homme honore de tous les honnetes gens, qui marche a grands pas dans le grand chemin de la fortune, et qui se dit a lui-meme: --Nul n'aura de reproches a me faire, et pas un seul petit ecu que je n'aie gagne en donnant a la foule attentive de sages lecons, de bons conseils, une innocente et saine gaiete. Au milieu de tant de fortunes qui ont coute tant de larmes, qui representent tant de douleurs, le deshonneur de celui-ci, la mort et la ruine de celui-la, je compose une fortune innocente a force de bons mots, de douces gaietes, d'aimables chansons. Pas un homme, ami des faciles loisirs, qui ne me donne en passant son obole, et qui plus tard songe a me la reprocher. Il est mon bienfaiteur, mais sans nulle contrainte; il m'a fait une petite part de son bien, en echange de mon zele a lui plaire, a l'instruire, a lui faire oublier les heures, a corriger gaiement ses petits vices, a lui montrer, sans fiel, ses petits ridicules. Telle est, en effet, la justice supreme que peut se rendre un honnete ecrivain, ami de l'ordre et de ses plaisirs, et voila le fond d'ou venait a M. Fauvel son legitime orgueil. A peine il venait de jeter son dernier coup d'oeil a la glace de la cheminee: --Arrivez vite, disait Gaston a voix basse, ou vous allez manquer M. Romain. Le voyez-vous la-bas, a pied, se dirigeant vers la boutique de ce grand coiffeur de Paris? Voila sa Jouvence; il en sortira frise, busque, musque. On ajuste en meme temps monsieur son cheval, dans la cour de l'hotel, a un harnais qui porte une couronne de comte et des pompons nacarat. Gaston riait, le poete riait aussi. En effet, ils virent passer le tilbury conduit par le groom de M. Romain. Dix minutes plus tard, M. Romain en personne, les cheveux en coup de vent, une rose au cote, les breloques au grand complet, le chapeau sur l'oreille, entrait droit comme un cierge et saluant du fouet les assistants emerveilles dans l'avenue qui conduisait au perron de la maison de Mme de Saint-Geran. Il descendit de sa voiture avec une imposante majeste. A la facon dont la porte a double battant fut ouverte, on pouvait deviner que ce grand homme etait impatiemment attendu. Ici le poete et l'officier se regarderent: le moment d'agir etait venu. Nos deux jeunes gens, la canne a la main, traverserent l'avenue, et, la porte etant ouverte, ils se trouverent dans l'antichambre, au grand etonnement de M. Jolibois, qui se demandait pourquoi les chiens, qui avaient tant hurle, ne hurlaient plus. M. Fauvel entra le premier, suivi de son jeune compagnon, qui deja commencait a palir. Il demanda d'une voix nette et breve a saluer Mme de Saint-Geran; et Jolibois, tres interdit, balbutiait quelques excuses, disant qu'il etait bien fache, mais que madame allait se mettre a table avec ses amis; que l'heure d'une visite etait mal choisie, et qu'il priait ces messieurs de revenir le lendemain sur le midi. Le Jolibois n'etait pas ce qui s'appelle un orateur; mais autour de lui s'agitait, leste et preste, en cette antichambre, une fillette en bonnet rose, en blanc tablier, tres accorte et tres curieuse, la petite Basse-Brette que nous avons entrevue un instant lorsqu'elle accompagnait sa maitresse a l'eglise. A peine elle eut jete sur le poete le regard vif et percant d'une fille intelligente, elle reconnut l'original du beau portrait grave que sa maitresse avait accroche dans son cadre d'or, a la plus belle place de sa bibliotheque. --Ah! mon Dieu! s'ecria-t-elle, que madame sera contente! Entrez, Monsieur, vous etes chez vous. Puis, sans crier gare, et le Jolibois se demandant si elle n'etait pas folle, elle ouvrit a deux battants la porte du salon. En ce moment, la dame de ceans, assise dans une bergere, semblait accablee a la fois de la tristesse de sa situation presente et des discours vraiment etranges que lui tenait M. Romain, son vainqueur. Il etait entre a la facon de l'ouragan, en debitant, avec de grands gestes, un compliment copie dans le _Secretaire des amants_. --Ah! belle dame, avait-il dit, et tant et tant il avait remercie la belle dame d'encourager ses esperances, il sentait au fond de son ame une telle joie, et, sans attendre une reponse, il faisait de si beaux serments, pendant que chacun l'ecoutait, et que tout bas on murmurait: "Il est charmant!" Dieu sait cependant que la veuve n'ecoutait guere les declarations de ce pleutre. Elle l'avait juge d'un coup d'oeil; rien qu'a le voir, elle avait compris qu'elle n'appartiendrait jamais a ce bellatre. Et pourtant comment faire, et comment se depetrer de ces mille etreintes qui, depuis tantot trois mois, la serraient et la pressaient de toutes parts! Le voila donc ce grand Romain, cet esprit tant vante! Certes, elle ne l'avait point appele, mais elle l'avait laisse venir; elle avait souffert qu'on l'invitat en son nom. Meme ce diner d'aujourd'hui, il etait donne tout expres en l'honneur de M. Romain. Jamais elle n'avait mieux compris qu'en ce moment la solitude et l'abandon de son veuvage, et comment chacun de ses pretendus amis semblait conspirer contre son repos. Elle etait seule au monde. Un parent de son mari, qui l'aurait pu defendre, etait tombe dans les abimes du vice et de la misere; elle le tenait eloigne d'elle a la faveur d'une pension payable a Paris. Aussi bien, quand Javotte entra, disant: --Madame, voici votre cousin de Paris! La pauvre femme imagina que c'etait son pensionnaire, et, fermant les yeux pour ne point le voir: "C'est a ce coup, se disait-elle, que j'arrive au comble de l'humiliation." Bref, l'infortunee en avait tout ce qu'elle pouvait porter, et quand le bon Fauvel, s'approchant d'elle, et prenant dans ses mains ses deux belles mains qu'elle semblait retirer, lui dit de sa voix d'un si beau timbre: --Allons, ma cousine, accordez un regard de bonte a votre ingrat cousin qui vous aime toujours! Elle ouvrit lentement, comme on les ouvre en songe, ses grands yeux pleins d'etonnement, de surprise et de joie enfin. Elle aussi elle reconnut ce doux visage ou l'esprit et la bonte se melaient dans un si calme et si parfait accord. Elle ne l'eut pas reve plus habile et plus charmant. A l'instant meme, elle se sentit sauvee. Elle se leva, triomphante, de son siege, en arrangeant les longs plis de sa robe, et d'une voix legere: --Ah! mon beau cousin, lui dit-elle, vous vous etes fait bien attendre, et cependant soyez le bienvenu. Son sourire etait gai, ses yeux riaient. Elle etait une de ces creatures douces et faibles qui ne sont heureuses que dans le calme et le repos. Puis enfin elle accorda un regard au jeune compagnon de ce cousin qui venait avec tant d'a-propos, et lui fit un beau salut. --Permettez-moi, ma chere cousine, de vous presenter un jeune Africain de mes amis, tres brave homme, et sachant par coeur tout mon repertoire. Or, voici le raisonnement que j'ai fait: Je me suis dit ce matin meme: il y aura tantot douze personnes a la table de Mme de Saint-Geran; si je viens seul, je ferai le treizieme et je ne serai pas bon a jeter a ses chiens. Grace a mon ami le lieutenant, nous serons quatorze; au besoin, on dressera la petite table, et tout ira pour le mieux. Chacun pretait l'oreille aux paroles du nouveau venu. Seul, dans son coin, le grand Romain se depitait que l'attention fut passee a ce cousin de malheur. En vain il s'efforcait de reprendre le fil de la conversation qui s'etait brise entre ses mains, il avait perdu tout credit; il sentait le sol se derober sous ses pas; ses meilleures plaisanteries etaient a peine ecoutees; ses bons mots, que chacun, il n'y a qu'un instant, admirait en toute confiance, etaient semblables a des fleches emoussees, et quand le Jolibois, tres interdit, tres mecontent, annonca que madame etait servie, en vain M. Romain offrit son bras a la dame. --Apprenez, Monsieur, lui dit le poete, que c'est un des privileges de ma cousine de choisir le convive a sa droite, et je lui conseille d'offrir son bras et la place d'honneur a son notaire, M. Urbain. Quant a vous, mon officier, vous ne demanderez pas mieux que de conduire a la petite table Mlle Laure. En meme temps, il offrait son bras a une bonne femme, au visage aimable et gai, et qui semblait toute contente. --Ah! disait-elle, Dieu soit loue, voici M. Romain remis a sa place, et je savais bien que vous n'abandonneriez pas votre aimable cousine a tant de perfides conseils. Et, cette fois, Mme de Saint-Geran, entouree a souhait par ce bel esprit qui semblait l'avoir adoptee, et par ce brave homme de notaire qui l'aimait de toute son ame; heureuse aussi du gazouillement de la petite table et parfaitement oublieuse du beau Romain, qui ne songeait plus qu'a manger, le diner fut parfaitement agreable. Elle avait deja pardonne cette conjuration presque innocente, qui s'explique facilement par l'ennui d'une petite ville. Plusieurs incidents egayerent encore ce repas commence sous de tristes auspices. Au dessert, comme on offrait a ces messieurs du vin de Champagne et du vin de Bordeaux: --Non, non, disait M. Fauvel, ne soyons pas infideles au grand cru de Saint-Geran. Javotte aura l'honneur de nous le verser de sa main brune, et nous viderons nos verres a la sante de ma chere cousine. Au reste, a tout seigneur tout honneur. Ce clos de Saint-Geran, qui a souleve dans ces contrees de si grosses tempetes, proclame par les uns, insulte par les autres, grace a M. Romain que voila, il sera desormais imprime dans les meilleurs catalogues des meilleures maisons de Paris. Desormais, ma cousine est riche, et si elle prend un nouveau mari, elle pourra choisir. La belle humeur du dessert se prolongea dans le salon. Au moment du cigare, et pendant que ces messieurs apportaient au beau Romain des consolations dont il avait si grand besoin, les vrais amis de Mme de Saint-Geran se regardaient, tout charmes de cette aventure, et voila, tout d'un coup, que la dame et sa niece, le poete et l'officier, le notaire et la baronne sont pris d'un fou rire. Ils riaient d'aise et de contentement; ils riaient d'un rire abondant en joie, en bel esprit, en vengeance aussi, tant ils s'en voulaient d'avoir redoute un seul instant M. Romain et ses atteintes. Sur l'entrefaite, il rentra dans le salon, et voyant tout ce monde en joie, il demandait ce qu'on avait a rire; et le rire alors de recommencer de plus belle. Il n'y eut pas ce soir-la d'autre explication entre les divers acteurs de ce petit drame, et bien des fois, depuis ce jour dont il se souvenait avec un certain orgueil, M. Fauvel repetait qu'il n'avait jamais rencontre dans toute sa vie, a pas une de ses comedies, un plus agreable et plus naturel denouement. Il passa tout un mois dans un pavillon du jardin de la maison de Mme de Saint-Geran. Il s'eveillait de tres bonne heure, et se promenait tout au loin dans la campagne, en revant. Les hotes du logis ne le voyaient guere qu'a l'heure du diner, mais il leur appartenait toute la soiree. Il etait simple et de bonne humeur, ajoutons qu'il etait de bon conseil. Le jour meme de son depart, il conseillait a Mme de Saint-Geran d'epouser M deg. Urbain, le notaire; il conseillait au jeune officier de retourner en Afrique et de gagner les epaulettes de capitaine. A Mlle Laure, il conseillait d'attendre encore deux ou trois ans que son heure eut sonne de donner sa main a Gaston. A Javotte, il conseilla de porter des jupons moins courts, et de moins rire au premier venu, attendu que cela deplaisait au fils unique du vigneron Thomas. Il avait deja conseille a Jolibois de deguerpir et de chercher fortune ailleurs. Il n'y eut pas jusqu'a don Juan Romain qui ne vint chercher conseil et consolation aupres du faiseur de comedies, et celui-ci lui conseilla de vendre au rabais son tilbury et son cheval, de renoncer au pantalon a la cosaque, aux bottes a la hussarde, au chapeau en coup de vent, au foulard rouge, au tapage, et aux veuves a marier. S'il ne fit pas de ce fameux Romain un homme sage, il en fit un homme assez modeste pour ne pas rever la gloire, la majeste et l'independance. Il eut donc le bonheur de comprendre, avant son depart, que tous ses conseils seraient suivis, et quand il revint a Paris, trois mois apres son retour, il fit representer un proverbe intitule: _Un peu d'aide fait grand bien_, et le public, fidele a son poete, applaudit de grand coeur Romain, Javotte et Jolibois. LA REINE MARGUERITE I Quiconque voudra savoir les premiers commencements du roi Henri IV, le roi Bourbon remplacant les Valois sur le trone des rois de France, aura grand soin de s'enquerir des destinees de sa soeur Catherine, et de sa premiere epouse, Marguerite. Elles ont cherement paye l'une et l'autre l'honneur d'appartenir de si pres _au conquerant du sien_. Heureusement l'histoire de Catherine, une heroine, un grand courage, une vertu, n'est plus a faire; il n'y a pas longtemps que Mme la comtesse d'Armaille racontait cette vie austere et charmante a la facon d'un grand ecrivain tout rempli de son sujet. Catherine de Navarre, obeissant au roi son frere, a pousse le devouement fraternel jusqu'a sa limite extreme; oublieuse d'elle-meme et de sa fortune, elle eut tout sacrifie au roi Henri, sa conscience et sa croyance exceptees. Et lorsque, enfin, par tant de victoires, de conquetes et d'accidents imprevus, le roi de Navarre est devenu le roi de France, quand il est le maitre absolu dans Paris, sa grand'ville, au moment ou la princesse Catherine, mariee au duc de Bar, s'est consolee enfin de n'avoir pas dispose de sa main selon son coeur, elle meurt, obscure et cachee, et son frere ingrat s'occupe a peine d'elever un tombeau a cette admirable servante de ses ineffables grandeurs. La princesse Marguerite, la premiere femme du roi de Navarre, offre un contraste complet avec la princesse Catherine. Elle a tout l'orgueil de la maison de Valois; elle est superbe, intelligente, et pour peu que son epoux le Bearnais eut voulu tirer un bon parti de cette associee a sa fortune, il eut rencontre pres d'elle une consolation, un bon conseil, une illustre et digne assistance. Mais quoi! le roi protestant se mefiait de la catholique maison de Valois! Jeune homme, il en avait subi trop de violences et trop d'injures pour n'en point faire porter le ressentiment a sa jeune et charmante epouse. Il ne pouvait guere oublier que son nom etait inscrit sur la liste rouge de la Saint-Barthelemy; ce papier rouge disait qu'il fallait tout d'abord arracher les racines du protestantisme, a savoir: le roi de Navarre, le prince de Conde, l'amiral de Coligny. Si donc Charles IX et Catherine de Medicis effacerent de leur liste fatale le nom de leur gendre et beau-frere, ce fut par une espece de miracle. Ainsi l'on trouverait difficilement dans toute l'histoire un mariage conclu sous de plus tristes auspices. Mal commence, il a fini par un divorce. Mais, ceci dit, on ne peut s'empecher d'arreter un regard clement et charme sur les graces infinies de cette aimable et parfaite beaute, la reine de Navarre, et, chaque fois que nous la rencontrons dans les sentiers de l'histoire, volontiers nous contemplons cette eloquente et belle princesse, ornement de la brillante cour ou fut elevee la reine d'Ecosse, Marie Stuart, et qui se ressentait encore des beaux-arts, de la poesie et des splendeurs du regne de Francois 1er. En traversant Paris, le vainqueur de Lepante, don Juan d'Autriche, s'etant introduit au Louvre, en plein bal, et voyant passer la reine de Navarre au bras de son frere le roi de France: --On a tort, disait don Juan, de l'appeler une reine, elle est deesse, et trop heureux serait le soldat qui mourrait sous sa banniere, pour la servir! --Qui n'a pas vu la reine de Navarre, celui-la n'a pas vu le Louvre! s'ecriait le prince de Salerne. Et les ambassadeurs polonais, quand la jeune reine les eut harangues, dans ce beau latin qu'elle parlait si bien, a la grande honte de tous ces gentilshommes francais qui ne savaient pas un seul mot de latin, en leur qualite de nobles: --Nous nous sommes trompes, disaient-ils, c'est bien cette belle tete-la qui etait faite pour porter notre couronne! Elle etait l'enchantement du Louvre et l'honneur de ses fetes; quand elle s'en fut en Navarre, au royaume de son mari, elle eclipsa soudain la princesse Catherine, et ce peuple, assez pauvre et vivant de peu, ne pouvait se lasser de contempler les magnificences de sa reine, en robe de toile d'argent, aux manches pendantes, et si richement coiffee avec des diamants et des perles, qu'on l'eut prise pour la reine du ciel. Elle inventait les modes que portaient toutes les reines de l'Europe; elle portait des robes en velours incarnat d'Espagne et des bonnets tout fins ornes de pierreries, et c'etait une fete de la voir, "ornee de ses cheveux naturels, avec ses belles epaules, son beau visage blanc, d'une blanche serenite, la taille haute et superbe, et portant sans fatigue et sans peine le plus beau drap d'or frise et brode, d'une grace altiere et douce a la fois." Quand elle passait dans les villes, les plus grands de la cite se pressaient autour d'elle pour entendre parler sa bouche d'or; a chaque harangue, elle repondait par une parole improvisee, et chacun restait charme de sa courtoisie. Mais le Louvre etait sa vraie patrie, et, dans les premiers jours de son mariage, il n'y avait pas de plus beau spectacle que de voir le jeune roi de Navarre donnant le signal de la fete et dansant la _Pavanne d'Espagne_, "danse ou la belle grace et majeste sont une belle representation; mais les yeux de toute la salle ne se pouvoient saouler, ny assez se ravir par une si agreable veue; car les passages y estoient si bien dansez, les pas si sagement conduits, et les arrests faits de si belle sorte, qu'on ne scauroit que plus admirer, ou la belle facon de danser, ou la majeste de s'arrester, representer maintenant une gayete, et maintenant un beau et grave desdain: car il n'y a nul qui ne les ait veus en cette danse, que ne die ne l'avoir veue danser jamais si bien, et de si belle grace et majeste qu'a ce roy frere, et qu'a cette reyne soeur; et quant a moy, je suis de telle opinion, et si l'ay veue danser aux reynes d'Espagne et d'Ecosse." Qui parle ainsi? Brantome, un homme d'armes ami des grands capitaines. On peut l'en croire, quand il parle des dames de la cour de France! Il les connait bien, il les montre a merveille; il applaudit a leur faveur; il ne se gene point pour pleurer sur leurs disgraces. A cote de Brantome il y avait, pour celebrer la reine de Navarre, un poete, un grand poete appele Ronsard, l'ami de Joachim Dubellay. _Le grand Ronsard_, comme on disait sous le regne de Henri IV! Et quand Ronsard et Brantome, eclaires des memes beautes, se rencontraient, ils celebraient a l'envi Madame Marguerite: Il fault aller contenter L'oreille de Marguerite, Et dans son palais chanter Quel honneur elle merite. Et c'etait, du poete au capitaine, a qui mieux mieux chanterait la dame souveraine. Aux vers de Ronsard applaudissaient tous les beaux esprits et tous les grands seigneurs de son temps: le cardinal de Lorraine, le duc d'Enghien, le seigneur de Carnavalet, Guy de Chabot, seigneur de Jarnac. Pendant vingt ans, sur la guitare et sur le luth, les jeunes gens, les pages, les demoiselles, le marchand dans sa boutique et le magistrat dans sa maison ont chante la chanson de Marguerite: En mon coeur n'est point ecrite La rose, ny autre fleur, C'est toi, belle Margarite, Par qui j'ai cette couleur. N'es-tu pas celle dont les yeus Ont surpris Par un regard gracieus Mes esprits? II Cette aimable reine, habile autant que femme du monde, et bien digne d'avoir partage la nourriture et l'education de la reine d'Ecosse et de la reine d'Espagne, Elisabeth de Valois, la seconde femme de Philippe II, avait ecrit, dans les heures sombres de sa vie, au moment ou la plus belle enfin se rend justice, un cahier contenant les souvenirs de sa jeunesse. Il n'y a rien de plus rare et de plus charmant que ces memoires parmi les livres sinceres sortis de la main d'une femme. Le style en est tres vif, l'accent en est tres vrai. Le premier souvenir de la jeune princesse est d'avoir accompagne a Bayonne sa soeur, la reine d'Espagne, que la reine mere et le roi Charles IX conduisaient par la main au terrible Philippe II. La princesse Marguerite etait encore une enfant, mais elle se rappelle en ses moindres details le festin des fiancailles. Dans un grand pre entoure d'une haute futaie, une douzaine de tables etaient servies par des bergeres habillees de toile d'or et de satin, selon les habits divers de toutes les provinces de France. Elles arrivaient de Bayonne sur de grands bateaux, accompagnees de la musique des dieux marins, et, chaque troupe etant a sa place, les Poitevines danserent avec la cornemuse, les Provencales avec les cymbales, les Bourguignonnes et les Champenoises danserent avec accompagnement de hautbois, de violes et de tambourins; les Bretonnes dansaient les passe-pied et les branles de leur province. D'abord tout alla le mieux du monde; une grande pluie arreta soudain toute la fete. Au retour de ce beau voyage, la jeune princesse Marguerite s'en fut rejoindre au Plessis-les-Tours (la ville favorite du roi Louis XI) son frere le duc d'Anjou, qui deja, a seize ans, avait gagne deux batailles. Il etait, evidemment, le favori de la reine mere et deja tres ambitieux. Il choisit pour confidente sa soeur Marguerite: "Oui-da, lui dit-elle, et comptez, Monsieur mon frere, que moy estant aupres de la royne ma mere, vous y serez vous-mesme et que je n'y serai que pour vous!" Ainsi, deja si jeune, elle entrait, par la faveur de la reine mere et par la confiance de son frere, dans les secrets de l'Etat. Bientot les ambassadeurs se presenterent pour solliciter la main de la jeune princesse. Il en vint de la part de M. de Guise, il en vint au nom du roi de Portugal, enfin le nom du prince de Navarre fut prononce. Ce dernier mariage etait dans les volontes de Catherine de Medicis. La veille de ce grand jour, le roi de Navarre avait perdu la reine sa mere, il en portait le deuil, et il vint au Louvre, accompagne de huit cents gentilshommes, vetus de noir, demander au roi de France la main de sa soeur Marguerite. Ils furent fiances ce meme soir, et, huit jours apres, ces Bearnais, vetus de leurs plus riches habits, menerent a l'autel de Notre-Dame de Paris la jeune reine, habillee a la royale, toute brillante des pierreries de la couronne, et le grand manteau bleu, a quatre aunes de queue, porte par trois princesses. Toute la ville etait en fete et se tenait sur des echafauds dresses de l'eveche a Notre-Dame, et pares de drap d'or. A la porte de l'eglise, le cardinal de Bourbon (c'est ce meme cardinal de Bourbon que la Ligue a fait roi un instant sous le nom de Charles X) attendait les deux epoux. Qui l'eut dit cependant que tant de joie et de magnificences allaient aboutir, en si peu d'heures, au crime abominable de la Saint-Barthelemy? Les protestants etaient devenus le grand souci de la reine Catherine de Medicis et du roi Charles IX; ils etaient nombreux, hardis, bien commandes, hostiles aux catholiques, et leur perte, en un clin d'oeil, fut decidee. Honte a jamais sur cette nuit fatale, ou le bruit du tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois, les plaintes des mourants, le sang des morts, les cris des egorgeurs remplirent la ville et le Louvre des rois de desordre et de confusion! Tout fut cruaute, perfidie, embuches impitoyables! La jeune reine, ignorante de ces trames dans lesquelles devaient tomber les amis, les partisans, les compagnons du roi de Navarre son mari, apprit seulement par le bruit du tocsin ces meurtres et ces vengeances qui la touchaient de si pres. Elle avait passe sa soiree a causer de choses indifferentes avec la reine mere et le roi, bourreau de son peuple, sans rencontrer dans leur regard un avertissement, une pitie. Or, quand la reine mere, au moment ou l'heure fatale allait sonner, commandait a sa fille qu'elle eut a rejoindre son mari dans sa chambre... evidemment elle l'envoyait a la mort. --N'y allez pas, ma soeur, lui disait sa plus jeune soeur, ou vous etes perdue! --Il le faut, repondit la reine mere; allez, ma fille. "Et moi, je m'en allay, toute transie et esperdue, sans me pouvoir imaginer ce que j'avois a craindre." Ah! quel drame, et comment etait faite l'ame de Catherine de Medicis! A peine endormis, dans une securite profonde, les jeunes epoux entendent frapper a leur porte avec ces cris: "Navarre! Navarre!" Un malheureux gentilhomme du Bearn qui avait suivi le roi a Paris, M. de Tegean, perce d'un coup de hallebarde (le massacre etait commence), et poursuivi par les assassins qui le voulaient achever, enfoncait la porte de la chambre; et comme le roi de Navarre s'etait leve au premier bruit du tocsin, pour s'informer des perils qu'il pressentait, le malheureux gentilhomme, entourant la jeune reine de ses bras suppliants: "Grace et misericorde! o Madame, protegez-moi!" disait-il. Les meurtriers, sans respect pour la soeur du roi catholique, acheverent leur horrible tache sous les yeux de Marguerite eperdue, et le sang de M. de Tegean souilla le lit royal. Croirait-on, cependant, que cette horrible nuit de la Saint-Barthelemy, la reine Marguerite la raconte, en ses memoires, avec aussi peu de souci que le dernier bal donne par le roi son frere! Ces grands crimes ont cela de particulierement abominable: il faut etre a certaine distance pour en percevoir toute l'etendue, et pourtant, quelle que soit la concision de l'ecrivain de ses propres Memoires, la suite des evenements arrive, inevitable, et parfois d'autant plus pressante que l'historien aura mis moins de temps a la preparer. Dans les premiers jours qui suivirent le terrible massacre, Henri de Navarre eut grand'peine a sauvegarder sa propre vie. Il etait pour son beau-frere un sujet d'inquietude, un objet de haine pour sa belle-mere. Ils se demandaient l'un l'autre, en toutes ces confusions, pourquoi ils avaient epargne le veritable chef des protestants? de quel droit ils le laissaient vivre? Ils comprenaient qu'avant peu l'intrepide et vaillant capitaine Henri de Navarre deviendrait le vengeur de ses coreligionnaires, et leur pressentiment ne les trompait pas. Sur l'entrefaite, le roi Charles IX, tout couvert du sang de ses sujets, fut saisi, soudain, d'une maladie, incomparable et sans remede. Il se mourait lentement, sous l'epouvante et le remords. Pas un moment de treve a sa peine et pas un instant de sommeil, son ame, a la torture, etant aussi malade que son corps. En toute hate, la reine Catherine de Medicis rappela son troisieme fils, le duc d'Anjou, qui etait alle en Pologne chercher une couronne ephemere. Et cependant, chaque jour ajoutait aux tortures du roi Charles IX. Il etait seul, en proie aux plus sombres pressentiments, cherchant a comprendre, et ne comprenant pas que c'etait le remords qui le tuait. Il meurt enfin, charge de l'execration de tout un peuple, et le roi de Pologne accourt en toute hate, a la facon d'un criminel qui se sauve de sa geole. Il fut recu a bras ouverts par la reine mere et par la jeune reine de Navarre, qui vint au-devant de lui, dans son carrosse dore, garni de velours jaune et d'un galon d'argent. Alors, les fetes recommencerent; on n'eut pas dit que la guerre civile etait au beau milieu de ce triste royaume. Le roi et les dames acceptaient toutes les invitations des chateaux, des monasteres et meme des banquiers d'Italie. On allait, en grand appareil, par la Bourgogne et la Champagne, jusqu'a Reims, et, durant ces longs voyages, les plus beaux gentilshommes s'empressaient autour de la jeune reine, le roi de Navarre etant surveille de tres pres, sans credit, sans autorite, et portant peniblement le joug de la reine mere et les mepris du nouveau roi. III La reine Marguerite a tres bien raconte comment le roi de Navarre a fini par echapper a ses persecuteurs. Nous l'avons dit: _Il n'etait pas sans crainte pour sa vie_. Un soir, peu avant le souper du roi, le roi de Navarre, changeant de manteau, s'enveloppa dans une espece de capuchon, et franchit les guichets du Louvre sans etre reconnu. Il s'en fut a pied jusqu'a la porte Saint-Honore, ou l'attendait un carrosse qui le conduisit jusqu'aux remparts. La, il monta a cheval, et, suivi de plusieurs des siens, le voila parti. Ce ne fut que sur les neuf heures, apres leur souper, que le roi et la reine s'aviserent de son absence et le firent chercher _par toutes les chambres_. Evidemment, il n'etait pas au Louvre; on le cherche dans la ville, il n'etait plus dans la ville. A la fin, le roi s'inquiete et se fache, et commande a tous les princes et seigneurs de sa maison de monter a cheval, et de ramener Henri de Navarre mort ou vif. Sur quoi, plusieurs de ces princes et seigneurs repondent au roi que la commission etait dure, et quelques-uns, ayant fait mine de le chercher, s'en revinrent au point du jour. Voila la reine Marguerite en grand'peine de cet epoux qui ne l'avait point avertie; elle pleure et se lamente, et le roi son frere menace de lui donner des gardes. Par vengeance, il resolut d'envoyer des hommes d'armes dans le chateau de Torigny, avec l'ordre de s'emparer de la dame de Torigny, l'amie et la cousine de la reine Marguerite, et de la jeter dans la riviere. Ces mecreants, sans autre forme de proces, s'emparent du chateau a minuit. Ils mettent le manoir au pillage, et quand ils se sont bien gorges de viande et de vins, ils lient cette miserable dame sur un cheval pour la jeter a la riviere... Deux cavaliers, amis de la reine Marguerite, passaient par la a la meme heure, et voyant le traitement que subissait la dame de Torigny, ils la delivrent et la menent au roi de Navarre. A cette nouvelle, la colere de la reine mere et de son digne fils ne connait plus de bornes; ils veulent que la reine Marguerite leur serve au moins d'otage, et la voila prisonniere et seule, et pas un ami qui la console. Il y en eut un, cependant, ami devoue de la mauvaise fortune, un vrai chevalier, M. de Crillon, qui s'en vint, chaque jour, visiter la captive, et pas un des gardiens n'osa refuser le passage a ce brave homme. Cependant le roi de Navarre avait regagne son royaume; il attirait a sa bonne mine, a sa juste cause, un grand nombre de gentilshommes. Il retrouvait son petit tresor tres grossi par l'epargne de sa soeur Catherine; et, comme chacun lui representait qu'il eut bien fait d'amener avec lui la reine Marguerite, il lui ecrivit une belle lettre, dans laquelle il la rappelait de toutes ses forces, remettant sa cause entre ses mains, et deplorant sa captivite. Henri III s'obstinait; mais la reine mere eut compris bien vite que l'injustice dont elle accablait sa propre fille etait une grande faute. "Elle m'envoya querir, voua dira Marguerite en ses _Memoires_, qu'elle avoit dispose les choses d'une facon pacifique, et que si je faisais un bon accord entre le roi et le roi de Navarre, je la delivrerais d'un mortel ennui qui la possedait. A ces causes, elle me priait que l'injure que j'avois recue ne me fit desirer plutot la vengeance que la paix; que le roi en etoit marry, qu'elle l'en avait vu pleurer, et qu'il me feroit telle satisfaction que j'en resterois contente." Au meme instant, Henri III frappait a la porte de la jeune reine, et lui demandait pardon, avec une infinite de belles paroles. Elle repondit a son frere qu'elle avait deja oublie toutes ses peines, et qu'elle le remerciait de l'avoir plongee en cette solitude, ou elle avait compris les vanites de la fortune. Cependant, quand elle demanda la permission d'aller rejoindre, en Navarre, le mari qui la rappelait, elle n'obtint que des refus, la reine et le roi lui remontrant que le roi de Navarre avait abjure la religion catholique, qu'il etait redevenu huguenot, et qu'il etait plus menacant que jamais. IV C'etait l'heure ou s'ouvraient les etats de Blois, ou les catholiques organisaient la suinte Ligue, ou le royaume etait en feu, ou plus que jamais les huguenots etaient suspects. La guerre civile approchait; on l'entendait venir de toutes parts, et plus les huguenots etaient menaces, plus la reine de Navarre sollicitait la permission de rejoindre son mari. Ce fut le plus beau moment de sa vie, a vrai dire; elle etait eloquente en raison de tant de menaces et de perils: "Non, non, disait le roi de France, vous n'irez pas rejoindre un huguenot. J'ai resolu d'exterminer cette miserable religion qui nous fait tant de mal, et vous, qui etes catholique et fille de France, je n'irai pas vous exposer aux vengeances de ces traitres." Plus il parlait, plus il menacait, plus le danger etait grand d'une fuite a travers la France, et plus la jeune reine etait resolue a ne pas demeurer dans une cour ou le nom de son mari etait charge de tant de maledictions. Mais que faire et que devenir? Comment echapper a cette surveillance de tous les jours? La jeune reine imagina de se faire commander, par les medecins, une saison aux eaux de Spa, et le roi, cette fois, consentit au depart de sa soeur, par une arriere-pensee qu'il avait d'etre agreable aux Flamands et de reprendre en temps opportun les Flandres au roi d'Espagne. A cette ouverture, Henri de France fut ebloui, et s'ecria soudain: "O reine, ne cherchez plus; il faut que vous alliez aux eaux de Spa. Vous direz que les medecins vous les ont ordonnees, qu'a cette heure la saison est propice, et que je vous ai commande d'y aller. Bien plus, la princesse de la Roche-sur-Yon m'a promis de vous accompagner." Voila comment ce bon sire fut dupe de son ambition d'avoir les Flandres. La reine mere, de son cote, ne vit, tout d'abord, que l'avantage de cette grande conquete et, sans soupconner a sa fille une arriere-pensee, elle consentit a son depart. Comme elle avait toujours en sa reserve politique un projet cache, elle fit prevenir, par un courrier, le gouverneur des Flandres pour le roi d'Espagne, en demandant les passeports necessaires pour ce long voyage. Or, le gouverneur des Flandres n'etait rien moins que ce celebre, ce fameux don Juan d'Autriche, vainqueur a Lepante, et qui comptait parmi ses soldats ce vaillant et divin genie appele Michel Cervantes. La reine mere, en ce moment, se rappelait l'eblouissement de don Juan d'Autriche a l'aspect de sa fille Marguerite, et comme, en plein Louvre, il l'avait comparee aux etoiles, avec une ardeur toute castillane: "Allez, ma fille, et songez aux interets de la France!" disait la reine mere, et deja, dans sa pensee, elle voyait don Juan d'Autriche offrir a la belle voyageuse au moins les domaines de l'eveque de Liege, dans lesquels murmuraient doucement ces belles eaux de Spa, salutaires fontaines encore inconnues, reservees a une si grande celebrite. Ainsi, pendant que la reine mere et le roi s'en allaient a Poitiers chercher l'armee de M. de Mayenne, afin de la conduire en Gascogne contre le roi de Navarre et les huguenots, la reine Marguerite allait, a petites journees, dans ces Flandres qu'elle ne songeait guere a conquerir. Elle etait accompagnee en ce beau voyage de Mme princesse de la Roche-sur-Yon, de Mme de Tournon, sa dame d'honneur, de Mme de Mouy de Picardie, de Mme de Castelaine de Millon, de Mlle d'Atrie, de Mlle de Tournon, et de sept ou huit autres demoiselles des meilleures maisons. A cette suite royale s'etaient reunis M. le cardinal de Senoncourt, M. l'eveque de Langres, M. de Mouy, enfin toute la maison de la reine, a savoir: le majordome et le premier maitre d'hotel, les pages, les ecuyers et les gentilshommes. La compagnie etait jeune, elegante; elle faisait peu de chemin en un jour; elle fut la bienvenue, et trouva toutes sortes de louanges sur son passage: "J'allois en une littiere faite a piliers doublez velours incarnadin d'Espagne en broderie d'or et de soye nuee a devise. Cette littiere etoit toute titree et les vitres toutes faites a devise; y ayant, ou a la doublure ou aux vitres, quarante devises toutes differentes, avec les mots en espagnol, en italien, sur le soleil et ses effets; laquelle etoit suivie de la littiere de Mme de la Roche-sur-Yon et de celle de Mme de Tournon, ma dame d'honneur, et de dix filles a cheval avec leur gouvernante, et de six carrioles ou chariots, ou alloit le reste des dames et femmes d'elle et de moy." Ecoutez la belle voyageuse; elle vous dira que tout cet appareil etait fait uniquement pour augmenter le respect des peuples et l'admiration de l'etranger. Cependant, les villes sur la chemin du cortege avaient grand'peine a donner une hospitalite convenable a tant de princes, de princesses ou de seigneurs. Les campagnes etaient ruinees de fond en comble, et le paysan, dans ses champs devastes, voyant passer tant de splendeurs inutiles, se demandait s'il n'etait pas le jouet d'un reve. Arrivee a la frontiere du Cambresis, la princesse errante trouva un gentilhomme que lui envoyait l'eveque de Cambrai. Ce gentilhomme annonca que son maitre allait venir, et l'eveque, en effet, se montra, lui et sa suite, vetus comme des Flamands, et beaucoup plus Espagnols que Francais. Que dis-je? Ils se vantaient d'etre les amis et les envoyes de ce meme don Juan d'Autriche, un des grands admirateurs de la princesse, avant qu'elle ne fut reine de Navarre. Du milieu des fetes du Louvre, et de tant d'intrigues de la cour des Valois, don Juan n'avait rapporte que l'image et le souvenir de la reine Marguerite. A la nouvelle de son voyage, il etait accouru au-devant de la princesse, et il vint l'attendre aux portes de Cambrai, une grande cite fortifiee, et des plus belles de la chretiente par sa citadelle et par ses eglises. Il y eut, le meme soir de cette entree, une grande fete au palais episcopal, un festin suivi d'un grand bal, le bal suivi d'une _collation de confitures_. La jeune reine eut, ce meme soir, pour la conduire, le gouverneur du chateau fort. En ce temps-la, Cambrai appartenait encore a l'Espagne, et s'il n'eut fallu qu'un sourire, une bonne parole, pour s'emparer de ce dernier rempart de l'Espagne et donner a la France une si belle cite, Marguerite eut fait volontiers ce grand sacrifice. Au moins, si elle ne prit pas la ville, elle eut le grand talent de savoir comment on la pouvait prendre. Elle s'inquieta de ses defenses; elle voulut connaitre le nombre et la profondeur des fosses; comment la citadelle etait gardee, et quels en etaient les cotes vulnerables. A toutes ces questions, faites avec un art digne de la meilleure eleve de Catherine de Medicis, le gouverneur de Cambrai, qui voulait etre agreable a tout prix, eut la condescendance de repondre. Il fit plus, il accepta la proposition que lui fit la jeune reine de l'accompagner jusqu'a Namur, et dans ce voyage, qui ne dura pas moins de douze jours, elle abattit le peu de resistance et d'orgueil qui restaient dans l'esprit du gouverneur. Malheureusement, don Juan veillait sur toute chose. Il n'eut rien refuse a la belle voyageuse, mais il n'etait pas homme a lui donner un pouce de terrain dans les terres qui appartenaient a l'Espagne. Et cependant, toutes ces villes flamandes luttaient de courtoisie. Elles etaient beaucoup plus riches que les villes francaises, et d'une hospitalite vraiment royale. A Valenciennes, Marguerite admira les belles places, les belles eglises, les fontaines d'eau jaillissante; elle et sa suite furent frappees d'etonnement au carillon harmonieux de toutes ces belles horloges, dont chacune exhalait son cantique dans les airs doucement rejouis. Ces Flandres ont de tout temps excelle dans ces recreations a l'usage d'une ville entiere. Elles aimaient la parade publique, les jardins, les musees, la fete a laquelle chacun prend sa part. Elles aimaient la justice et la gaiete; elles execraient l'Espagne et les Espagnols. Le nom de Philippe II et celui du digne executeur de ses terribles volontes, le duc d'Albe, retentissaient dans les coeurs flamands comme un remords. Ils pleuraient le comte d'Egmont, decapite avec le comte de Horn, comme s'ils eussent ete participants a son meurtre. De ces cruels souvenirs leurs fetes etaient troublees; mais sitot qu'ils possederent la reine Marguerite, ces pays maltraites oublierent, pour un instant, leur cruel ressentiment. Ce fut a qui serait le plus hospitalier pour la princesse, et les plus belles Flamandes, familieres et joyeuses (c'est leur naturel), accoururent au-devant de l'etrangere avec tant de grace et d'honnetete, qu'elles la retinrent pendant huit jours. L'une d'elles, la principale de la ville, nourrissait son enfant de son lait, et comme elle etait assise a table a cote de Marguerite, la princesse admira tout a son aise la belle Flamande et le costume qu'elle portait: "Elle etoit paree a ravir et couverte de pierreries et de broderies, avec une rabille a l'espagnole de toile d'or noire, avec des bandes de broderie de canetille d'or et d'argent, et un pourpoint de toile d'argent blanche en broderie d'or, avec de gros boutons de diamants (habit approprie a l'office de nourrice)." Ainsi faite, elle etait eblouissante; mais ecoutez la suite et le couronnement du festin. Quand on fut au dessert, la jeune mere eut souci de son nourrisson et fit signe qu'on le lui apportat. "On lui apporta l'enfant, emmaillote aussi richement qu'estoit vestue la nourrice. Elle le mit entre nous deux sur la table, et librement donna a teter a son petit. Ce qui eust ete tenu a incivilite a quelqu'autre; mais elle le faisoit avec tant de grace et de naivete, comme toutes ses actions en etoient accompagnees, qu'elle en recut autant de louanges que la compagnie de plaisir." Si vous aimez les tableaux flamands, en voila un trace de main de maitre, avec une extreme elegance, et c'est grand dommage que dans ces Flandres, fecondes en grands artistes, pas un n'ait songe a reproduire sur une toile intelligente un si charmant spectacle. Or, la reine Marguerite, ayant dompte le gouverneur de Cambrai, vint facilement a bout des dames de Mans: --Comment donc, leur dit-elle, ne pas vous aimer, vous trouvant toutes francaises? --Helas! repondaient ces dames, nous etions Francaises autrefois! Nous savons la France aussi bien que les Francais; nous la regrettons, nous la pleurons, mais les Espagnols sont les plus forts. Dites cela, Madame, a votre frere le roi de France, afin qu'il nous vienne en aide, et dites-lui que s'il fait un pas, nous en ferons deux, tant nous sommes disposes a reconnaitre, a saluer sa couronne. Ainsi ces dames parlaient sans crainte, et conspiraient franchement, sans perdre une sarabande, une chanson. Le lendemain, Marguerite, avant son depart, s'en fut visiter un beguinage, qui est une espece de couvent, compose de quantite de petites maisons dans lesquelles sont elevees de jeunes demoiselles par des religieuses savantes. Elles portent le voile jusqu'a vepres, et, sitot les vepres dites, elles se parent de leurs plus beaux atours, et s'en vont dans le plus grand monde, ou elles trouvent tres bien leur place. A la fin il fallut se quitter, et Marguerite, pour reconnaitre une hospitalite si liberale, distribua toutes sortes de presents a ces dames qui l'avaient si bien recue: tant de chaines, de colliers, de bracelets, de pierreries, si bien qu'elle fut reconduite jusqu'a mi-chemin de Namur, ou commandait un des plus vieux courtisans de la cour de Philippe II. Sur les confins de Namur, reparut don Juan d'Autriche, accompagne des seigneurs les plus qualifies de la cour d'Espagne et d'une grande suite d'officiers et gentilshommes de sa maison, parmi lesquels etait un Ludovic de Gonzague, parent du duc de Mantoue. Il mit pied a terre pour saluer l'illustre voyageuse, et quand la cortege reprit sa marche, il accompagna la litiere royale a cheval. Toute la ville de Namur etait illuminee; il n'etait pas une fenetre ou les belles Francaises ne pussent lire une devise a la louange de leur reine. Un palais veritable etait prepare pour la recevoir, et le moindre appartement etait tendu des plus riches tapisseries de velours, de satin, ou de toile d'argent couverte de broderies, sur lesquelles etaient representes des personnages vetus a l'antique. Si bien que l'on eut dit que ces merveilles appartenaient a quelque grand roi, et non pas a quelque jeune prince a marier, tel que don Juan d'Autriche. Et notez bien que la plus riche magnificence avait ete reservee pour la tenture de la chambre a coucher de la reine. On y voyait representee admirablement la _Victoire de Lepante_, honneur de don Juan. Apres une bonne nuit, ou les enchantements de ce voyage apparaissaient en reve, la reine se leva et, sa toilette etant faite, elle s'en fut ouir une messe en musique a l'espagnole, avec violons, violes de basse et trompettes. Apres la messe, il y eut un grand festin; Marguerite et don Juan etaient assis a une table a part. Toute l'assemblee en habits magnifiques; dames et seigneurs dinaient a des tables separees de la table royale, et l'on vit ce meme Ludovic de Gonzague a genoux aux pieds de don Juan et lui servant a boire. Ah! tels etaient l'orgueil et le faste de ces princes espagnols, que meme les princes illegitimes etaient traites comme des rois. Ainsi, deux journees se passerent dans les fetes de la nuit et du jour, pendant que l'on preparait les bateaux qui, par la douce riviere de Meuse, une suite de frais paysages, devaient conduire jusqu'a Liege la reine de Navarre. Elle marcha, jusqu'au rivage, sur un tapis aux armes de don Juan. Le bateau qui la recut etait semblable a la galere de Cleopatre, au temps fabuleux de la reine d'Egypte. Autour de ce riche bateau, que la riviere emportait comme a regret, se pressaient des barques legeres, toutes remplies de musiciens et de chanteurs, qui chantaient leurs plus belles chansons, avec accompagnement de guitares et de hautbois. Dans ces flots hospitaliers, clairs et limpides, ou le soleil brillait de son plus vif eclat, une ile, en facon de temple, mais d'un temple soutenu par mille colonnes, arreta soudain cette brillante feerie. Alors recommencerent les danses et les festins de plus belle, et voila comment ils arriverent a Liege, ou monseigneur l'eveque avait donne des ordres pour recevoir dignement les hotes du seigneur don Juan d'Autriche. Mais, a peine arrivee dans cette ville hospitaliere, Marguerite essuya comme une tempete. On eut dit que le deluge etait dechaine sur le rivage et dans les rues, et la peur fut si grande, que Mlle de Tournon, l'une des demoiselles d'honneur, non pas la moins belle et la moins charmante, expira de fatigue et de terreur. C'est tres vrai: nulle joie, ici-bas, sans melange. Il faut que chacun paye a son tour les prosperites de son voyage, et ce fut un grand deuil pour Marguerite. Elle resta trois jours enfermee en son logis; mais quand elle eut bien pleure sa chere compagne, elle consentit que l'eveque de Liege la vint saluer dans la maison qu'il avait fait preparer pour la recevoir. Cet eveque etait un prince souverain, de bonne mine et bien fait de sa personne. Il portait de la plus agreable facon la couronne et la mitre, le sceptre et l'epee ou le baton pastoral. Il etait magnifique en toute chose, et marchait entoure d'un chapitre a ce point distingue que les moindres chanoines etaient fils de ducs, de comtes et de grands seigneurs, comme on n'en voyait que dans les grandes eglises des chanoines-comtes de Lyon. Chacun des chanoines de Liege habitait un palais dans quelqu'une de ces rues grandes et larges, ou sur ces belles places ornees de fontaines. Le palais episcopal etait un Louvre, ou le prince-eveque avait reuni les chefs-d'oeuvre de l'ecole flamande et les plus belles toiles de l'ecole italienne. Il etait grand amateur de jardins; ses jardins etaient peuples de statues. Apres trois jours de fetes vraiment royales, la jeune reine songea enfin a prendre le chemin de Spa. Spa, qui est aujourd'hui une ville arrangee et batie a plaisir, lieu celebre et charmant, le rendez-vous des fetes de l'ete, une source ou tout jase, un bois ou tout chante, n'etait guere, en ce temps-la, qu'un lieu sauvage et sans nom, compose de deux ou trois cabanes ou les buveurs d'eau s'abritaient a grand'peine. Un forgeron du pays avait decouvert le premier, par sa propre experience, la vertu de ces eaux salutaires. Il les avait celebrees de toutes ses forces; mais le moyen de coucher a la belle etoile? Et voila pourquoi cette heureuse ville de Spa, la cite favorite de la Belgique, a garde precieusement dans ses annales le souvenir de la reine Marguerite, non moins qu'une reconnaissance extreme pour ce terrible et singulier genie appele Pierre le Grand, qui s'en vint, deux siecles plus tard, demander a la fontaine du Pouhon quelques heures de sommeil et de rafraichissement. Mais dans l'etat miserable de ce pays et de cette foret des Ardennes, ou les loups avaient choisi leur domicile, un eveque aussi galant homme, aussi bien eleve que l'eveque de Liege, ne pouvait pas consentir qu'une reine de Navarre, en si belle compagnie, acceptat les obstacles, les perils, l'isolement, les ennuis de ces tristes contrees. En vain la magnificence de ces bois seculaires, le murmure enchanteur de ces frais ruisseaux, le flot mysterieux de ces ondes charmantes, pleines de fecondite, de sante, d'esperance, attiraient a leur charme infini ces belles voyageuses, la grace et l'ornement de la maison de Valois... La reine Marguerite et la princesse de la Roche-sur-Yon, qui n'etaient pas tres eprises de l'elegie et de l'idylle champetre, eurent bientot consenti a la proposition que leur faisait Sa Grace Mgr l'eveque de Liege. Il proposait que ces dames, une ou deux fois par semaine, iraient a cheval s'abreuver aux claires fontaines, et que, le reste du temps, la fontaine irait elle-meme au-devant des buveuses d'eau. Aussitot que le bruit se repandit du sejour de ces dames francaises, on vit accourir a Liege, de la frontiere des Flandres et meme du fond de l'Allemagne, les dames les plus qualifiees, et ces reunions, toutes _pleines d'honneur et de joie_, ont laisse dans la province un tel souvenir, qu'elle s'en souvient encore. Ainsi, la reine Marguerite oublia la mort subite de cette aimable Mlle de Tournon, sa douce compagne! "et ce jeune corps, aussi malheureux qu'innocent et glorieux, fut rapporte dans sa patrie en un drap blanc couvert de fleurs." Chaque matin, qu'elle se rendit a Spa, ou qu'elle but les eaux dans les jardins de l'eveche (_lesquelles eaux veulent etre tracassees et promenees en disant des choses rejouissantes_), la reine allait en bonne compagnie. Elle etait chaque jour invitee a quelque festin; apres le diner, elle allait entendre les vepres en quelque maison religieuse; puis la musique et le bal: pendant six semaines. C'est le temps d'une cure; au bout de six semaines, la sante est revenue. Il fallut donc repartir, mais en six semaines, deja, que de changements dans la province! Elle etait a feu et a sang; le galant don Juan d'Autriche s'etait empare de Namur et des meilleurs seigneurs de la province. Alors, un grand conflit entre les catholiques de Flandre et les huguenots du prince d'Orange. Or, necessairement, il fallait traverser toute cette bagarre, en danger d'etre prise par l'un ou l'autre parti. Cette fois encore apparut l'eveque de Liege; il protegea jusqu'a la fin les dames dont il avait ete l'hote assidu. Il leur donna, pour les accompagner, son grand maitre et ses chevaux; mais ces damnes parpaillots manquaient tout a fait de courtoisie. Ils pretendirent que la reine ne pouvait pas rentrer en France avant d'avoir paye toutes ses dettes. Ils nierent a l'eveque de Liege le droit de signer des passeports. On crie: _Aux armes!_ sur le passage de la reine, aux memes lieux ou naguere on criait: _Vive la reine!_ Ces memes portes des villes qui s'ouvraient devant elle a son arrivee se fermaient brutalement a son retour. Cependant rien n'arretait la jeune reine; elle se savait eloquente, et parlait a la multitude, apaisant celui-ci, souriant a celui-la, egalement inquiete des Allemands, des Espagnols, des huguenots, de ce meme don Juan, naguere empresse comme un amoureux autour de sa fiancee. O peines du voyage! et cependant la dame avait resolu de rejoindre en toute hate la cour de Navarre, mais non pas sans avoir salue son frere, le roi de France. Or, laissant la sa litiere, elle monte a cheval et s'en va, par des chemins detournes, frapper aux portes de Cambrai. La ville hospitaliere accueillit la fugitive, et bientot a Saint-Denis meme, et sur le seuil de la grande basilique ou l'abbe Suger a laisse tant de souvenirs, le roi, la reine et toute la cour de France accoururent au-devant de Madame Marguerite. On lui fit raconter, Dieu le sait, toutes les merveilles de son voyage, et quand elle vit le roi son frere en si belle humeur, elle lui demanda la permission de rejoindre enfin le roi son mari, en le priant de lui constituer une dot, et promptement, tant elle avait hate de se rendre a son poste naturel. Pendant six grands mois elle renouvela sa priere: "Attendons!" disait la reine mere; et "Patientons!" disait la roi. Il se mefiait de tout le monde, et quand sa soeur lui demandait d'ou lui venaient ces craintes et ces doutes, il repondait gravement que les simples mortels n'avaient pas le droit de demander aux rois, non plus qu'aux dieux, les motifs de leurs decisions. Or, toutes ces brouilleries finissaient toujours par cet ordre absolu: "Ma fille, allez vous parer pour le souper et pour le bal." Depuis que le roi de Navarre s'etait echappe du Louvre, les portes du Louvre etaient _gardees si curieusement_ que pas un n'en passait le seuil qu'on ne le regardat au visage. Aussi bien, lorsque, apres six mois de patience et de promesses non tenues, la jeune reine eut resolu de s'echapper du Louvre, elle se fit apporter en secret un cable qui plongeait de sa fenetre dans le fosse du chateau, et, par une nuit sombre, un soir que le roi ne soupait point et que la reine mere soupait seule en sa petite salle, la reine Marguerite se mit au lit, entouree de ses dames d'honneur, et tout de suite, apres qu'elles se furent retirees, elle allait descendre, a tout hasard. Heureusement, un surveillant du chateau arreta cette belle fuite, et la reine mere, touchee enfin par tant d'obstination, consentit a doter sa fille et a la rendre a son mari, a condition qu'elle maintiendrait la paix entre les deux royaumes. Ah! comme elle respira librement lorsqu'elle vit accourir le roi de Navarre au-devant d'elle, accompagne des seigneurs et gentilshommes de la religion de Gascogne! Ainsi, l'un et l'autre, ils se rendirent a petites journees dans le chateau de Pau, en Bearn, en pleine religion reformee, et ce fut a peine si la reine Marguerite obtint la permission d'entendre la messe avec quatre ou cinq catholiques. Il fallait, dans ces grands jours, fermer les portes du chateau, tant les catholiques de la contree etaient desireux d'assister au saint sacrifice, dont ils etaient prives depuis si longtemps. Ainsi, fanatisme et cruaute des deux parts; meme on ne saurait croire a quel point le Bearnais poussait la rigueur: jusqu'a chasser a coups de hallebarde ses malheureux sujets catholiques pour avoir assiste a la messe de leur reine. Il y avait cependant un parlement a Pau; mais c'etait un parlement huguenot, qui donna tort a la reine quand elle se plaignit des procedes du roi son mari. C'etait bien la peine, en effet, de l'etre venue chercher de si loin! Il supportait peniblement la presence de sa jeune epouse, et finit par la releguer a Nerac, ou elle rencontra, belle, intelligente et bienveillante aussi, sa belle-soeur, la princesse Catherine, amie et confidente du roi son frere. Or Catherine etait une grande ame, affable et juste, aimant la liberte de conscience autant qu'elle aimait la belle compagnie. On ferait un charmant recit de ces deux cours de Nerac, de ces deux religions vivant l'une a cote de l'autre, en toute courtoisie. Et chaque dimanche, apres le preche, apres la messe, huguenots et catholiques se promenaient ensemble, et se donnaient la main, dans un tres beau jardin, par _de longues allees de lauriers et de cypres, le long d'une belle riviere_, et le soir, ces dames et ces messieurs, reunis par la religion du plaisir, dansaient ensemble. On dirait d'un conte de fees. V Mais quoi! ces haines n'etaient qu'endormies. La guerre civile et religieuse etait recouverte a peine sous des cendres brulantes. Le marechal de Biron, a la tete des soldats du roi catholique, enlevait au roi huguenot les meilleures places de son royaume de Navarre. "Ah! Sire, ecrivait la reine Marguerite au roi de France, retenez le marechal de Biron, epargnez notre petite cour de Nerac, commandez a vos capitaines de respecter ma belle-soeur, Madame Catherine..." Elle prechait dans le desert. Henri de Navarre et le marechal de Biron se battaient tout le jour et tous les jours. Le canon avait peine a respecter le chateau dans lequel s'etaient refugiees toutes ces belles jeunesses; enfin ce n'etait pas le compte du roi de France d'accorder la pais au roi de Navarre, qui, du reste, ne la demandait guere. Ainsi, chaque jour diminuait pour Madame Marguerite l'amitie et les bons souvenirs du roi son frere, pendant que le roi son mari oubliait sa jeune epouse. Helas! le roi Charles IX l'avait bien dit: "En donnant ma soeur Margot au prince de Bearn, je la donne au plus infidele de tous les hommes." Quelle difference entre ces deux femmes: Catherine de Bourbon et Marguerite de Valois! Catherine avait foi dans les destinees de son frere; elle ne voyait rien de plus rare et de plus grand que son courage; elle a consacre sa vie entiere a la grandeur naissante de cette maison de Bourbon, que la trahison du connetable de Bourbon avait reduite a des proportions si miserables. Ainsi, Catherine de Navarre est morte a la peine, en se glorifiant d'avoir tant contribue a l'etablissement de la royaute francaise. Au contraire, Marguerite est un obstacle aux vastes projets de son maitre et seigneur, marchant a la conquete du royaume de France. Au moment ou le Bearnais avait besoin de toutes ses forces, elle cherche a se composer un petit royaume a son usage personnel, et lorsque enfin Paris ouvre ses portes au roi victorieux, lorsqu'il est rentre dans le sein de l'Eglise catholique, le roi cherche en vain la reine sa compagne. La France l'avait deja oubliee. Elle etait Valois, la France entiere etait Bourbon. Cependant le nouveau roi de France aspirait au bonheur d'un mariage regulier. Il avait decide qu'il laisserait son sceptre a des heritiers legitimes, et il commandait, plus qu'il ne sollicitait, un divorce devenu necessaire. Helas! en ce moment, la reine Marguerite comprit enfin dans quel abime elle etait tombee. Elle vit toute l'etendue de sa peine, et l'incomparable majeste de cette couronne, qui allait etre encore une fois la premiere entre toutes les couronnes de l'Europe. Et si profonde, en effet, cette chute apparaissait aux regards du monde entier, que lorsque la reine infortunee eut consenti au divorce, Henri IV fut le premier a la prendre en pitie. Son coeur etait bon, autant que son ame etait grande. Au moment de se separer de cette epouse qu'il avait prise, eclatante et superbe, en sa dix-huitieme annee, au milieu des fetes et des perils de tout genre, a la veille de la Saint-Barthelemy, d'abominable memoire, il revit d'un coup d'oeil toute sa jeunesse ecoulee; tant de grace, de devouement, de charme enfin, lui revinrent en memoire, et il se prit a pleurer sur les ruines de ce mariage accepte sous de si tristes auspices. "O malheureuse Marguerite! s'ecriait le bon sire, il fallait donc que nous en vinssions a cette separation, apres avoir partage tant de perils, tant d'illustres aventures, et de si beaux jours! Et j'en atteste ici Dieu lui-meme, il n'a pas tenu que de moi qu'elle ne fut reine de France a mon cote, mais elle n'a pas voulu m'obeir et me servir." Ainsi fut prononce le divorce. Voyez cependant l'inconstance et le changement d'un esprit futile et primesautier! Sitot qu'elle eut renonce aux esperances d'un si beau trone, la reine Marguerite ressentit un desir invincible de revoir la France et Paris, et ce grand roi dont elle n'etait plus l'epouse. En vain, ses conseillers lui disaient: "Prenez garde, il ne faut pas deplaire au roi, votre maitre; attendez son ordre et tenez vous a distance..." Elle n'obeit qu'a sa passion du moment, et, sans permission du roi son maitre, elle fit dans Paris une entree royale. Elle etait belle encore, et la ville entiere, a la revoir, reconnut cette beaute qu'elle avait adoree. Elle eut frappe aux portes du Louvre des rois ses aieux, les portes du Louvre se seraient ouvertes d'elles-memes... Elle n'alla pas si loin. Elle s'etait bati, avec une prevoyance assez rare, une belle maison sur les bords de la Seine, au milieu de jardins magnifiques, et dans cette maison faite a son usage elle avait entasse, curieuse et connaisseuse en toutes choses, les plus rares et les plus exquises merveilles de ces arts singuliers dont le gout du roi Henri III fut la derniere expression. A peine installee en ce lieu charmant, la reine Marguerite eut une cour brillante, non pas tant de soldats et de capitaines (ceux-la se pressaient autour du Bearnais), mais de beaux esprits, de poetes, d'historiens, de causeurs, attires par la grace et l'enchantement de cette aimable decouronnee. Il y vint un des premiers, le roi Henri IV; il s'amusait a ces fetes brillantes; il se plaisait a ces surprises si bien menagees. Il disait que toute la peine etait au Louvre et tout le plaisir chez la reine Marguerite. Elle avait le grand art de plaire; elle plaisait, meme sans le vouloir. Henri IV la trouvait charmante, a present qu'il n'etait plus son mari. M. de Sully, plus prevoyant, resistait a ces belles graces, et quand la reine se plaignait des froideurs du premier ministre: "Il vous trouve un peu depensiere, disait le roi, et nous avons tant besoin d'argent!-- Nous autres Valois, disait la reine en relevant sa tete fiere, nous aimons la depense et nous sommes prodigues.--Nous autres Bourbons, repondait le roi, nous aimons l'economie et nous sommes avares." Il croyait rire, il disait juste. Ces princes de la maison de Valois etaient splendides en toutes choses, hormis ce qui les concernait personnellement; les princes de la maison de Bourbon sentaient l'epargne. Mais la reine Marguerite laissait gronder M. de Sully et redoublait de magnificence. Henri, pour elle, etait prodigue. On voyait qu'il ne pouvait guere se passer de cet aimable rendez-vous des belles causeries, des fetes intimes, de la musique et de tous les arts. VI Ainsi, par un bonheur bien rare, les fautes memes de la reine Marguerite de Navarre ont fini par contribuer a sa gloire. Elle eut ce grand merite, etant la fille d'une reine sanguinaire et tenant de si pres au roi Charles IX, d'etre bonne et clemente. Elle haissait d'instinct tous ces crimes d'Etat qu'elle avait entrevus dans ces ombres et dans ces fetes sanglantes. Plus d'une fois, ce grand roi Henri, comme il etait au comble des prosperites et de la gloire, heureux partout, moins heureux dans son menage, alla frapper a la porte de sa premiere epouse, en la priant de le ramener aux premieres journees pleines d'aurore et d'esperance. Ah! c'etait la le bon temps [1]; ils etaient pauvres, ils etaient en butte aux soupcons d'un roi jaloux, d'une reine imperieuse et d'une mere implacable. Ils avaient assiste, dans une nuit d'epouvante, au massacre de tous leurs amis, A grand'peine ils s'etaient enfuis de ce Louvre dont on leur faisait une prison, ils avaient mene la vie errante, a travers mille dangers... Tels etaient leurs discours a chaque rencontre, et toujours ils finissaient par se dire: "Ah! c'etait le bon temps." [Note 1: Le lecteur ne pourra guere s'empecher de trouver singuliere cette qualification appliquee a une telle epoque. Si Henri pouvait avec quelque raison regretter sa premiere epouse, il etait difficile neanmoins de trouver bon le temps que les horreurs de la guerre civile, sous les derniers Valois, ont si terriblement "gate".] VII Lorsqu'en 1610 la reine Marie de Medicis sollicita les honneurs du sacre, le roi Henri IV s'en vint chez Marguerite, et par tant de prieres et de bonnes paroles il obtint de la femme divorcee qu'elle assisterait au sacre de la reine. Elle fit d'abord une certaine resistance, et bientot, si vive etait sa croyance en sa propre beaute, elle accueillit l'invitation du roi son maitre par un sourire, et l'on vit (des vieillards de cent ans l'ont raconte plus tard au cardinal de Richelieu) la foule, attentive a ces grandes ceremonies d'un couronnement et d'un sacre, oublier la reine regnante pour la reine disgraciee. Ce fut dans l'antique metropole de Saint-Denis que s'accomplit l'auguste ceremonie. On y vit toute la cour dans son plus magnifique appareil. Le cardinal de Joyeuse eut l'honneur de poser la couronne de France sur la tete de cette future grand'mere de Louis XIV. La reine avait Monseigneur le Dauphin a sa droite, et Madame, fille du roi, a sa gauche. La traine de la robe royale etait portee par la princesse de Montpensier, la princesse de Conde, la princesse de Conti, le duc de Vendome tenant le sceptre, et le chevalier de Vendome la main de justice. Le roi, dans une tribune, assistait a cette fete... Tous les regards se porterent, au meme instant, sur la reine divorcee. On eut dit qu'elle etait la couronnee. Elle portait l'eventail comme un sceptre, et quand elle traversa cette illustre basilique de Saint-Denis, le peuple entier s'inclina devant cette ombre eclatante et sereine de la maison de Valois. Le lendemain, le 14 mai 1610, Henri le Grand, le seul roi dont le peuple ait garde la memoire, tombait sous le couteau de Ravaillac! Le monde entier pleura ce grand homme. Au milieu de l'universelle desolation se distingua la reine Marguerite par sa profonde et sincere douleur. La reine sacree et legitime, Marie de Medicis elle-meme, a verse des larmes moins sinceres sur le trepas de ce heros, dont elle n'etait pas digne. Elle se consola beaucoup plus vite que la _petite reine_. Enfin, cinq ans apres la mort du roi, la desolee et repentante Marguerite de Navarre (elles finissent toutes par une mort chretienne) rendait son ame a Dieu, le 27 mars 1615. A l'age de soixante-trois ans qu'elle pouvait avoir, elle avait garde ce beau visage, ou toutes les majestes de la vie humaine et tous les bonheurs de la jeunesse, unis au bel esprit, avaient laisse leur douce et serieuse empreinte. Elle fut enterree a Saint-Denis, dans le tombeau des rois. TABLE DES MATIERES Tout de bon coeur L'epagneul maitre d'ecole Mademoiselle de Malboissiere Mademoiselle de Launay Zemire Versailles Le Poete en voyage La Reine Marguerite End of Project Gutenberg's Contes, Nouvelles et Recits, by Jules Janin *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES, NOUVELLES ET RECITS *** ***** This file should be named 12566.txt or 12566.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/5/6/12566/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.gutenberg.net/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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