Project Gutenberg's Les Pardaillan 06, Les amours du Chico, by Michel Zevaco This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico Author: Michel Zevaco Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** Produced by Renald Levesque MICHEL ZEVACO LES PARDAILLAN Les amours du Chico I LES IDEES DE JUANA Nous avons dit que Pardaillan, mettant a profit le temps pendant lequel les conjures se retiraient, avait eu un entretien assez anime avec le Chico. Pardaillan avait demande au petit homme s'il n'existait pas quelque entree secrete, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la grotte, par ou lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir a son gre. Le nain s'etait d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, penetrer seul et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'etait une maniere de suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur francais, qui venait d'echapper par miracle a une mort affreuse, s'exposat ainsi, comme a plaisir. Mais Pardaillan avait insiste, et, comme il avait une maniere a lui, tout a fait irresistible, de demander certaines choses, le nain avait fini par ceder et l'avait conduit dans un couloir ou se trouvait, affirmait-il, une entree que nul autre que lui ne connaissait. On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les conjures ne connaissaient cette entree. Pendant que Pardaillan etait dans la salle, le nain, horriblement inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posee sur le ressort qui actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui se passait de l'autre cote de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoisse, le signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui qu'il considerait maintenant comme un grand ami. Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des manifestations d'une joie aussi bruyante que sincere, qui l'emurent doucement. --J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de la-dedans, dit-il, quand il se fut un peu calme. --Bah! repondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne m'atteint pas aisement. --J'espere que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui tremblait a la pensee que le Francais ne s'avisat de s'exposer encore, bien inutilement, a son sens. A sa grande satisfaction, Pardaillan dit: --Ma foi, oui! Ce sejour est peut-etre agreable pour des betes de nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour d'honnetes gens comme Chico. Allons-nous-en donc! Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagne de Chico, fit son entree dans l'auberge de la Tour. Dans la vaste cheminee de la cuisine, un feu clair petillait, et la gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugreait et bougonnait contre les jeunes maitresses qui ne veulent en faire qu'a leur tete, et qui, apres avoir passe la plus grande partie de la nuit debout, sont levees les premieres et parees de leurs plus beaux atours, genent les serviteurs honnetes et consciencieux acharnes a leur besogne. C'est qu'en effet la petite Juana etait descendue la premiere, n'ayant pu trouver le repos espere. Elle etait bien pale, la petite Juana, et ses yeux cernes, brillants de fievre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-etre des larmes versees abondamment. Mais, si inquiete, si fatiguee et si desorientee qu'elle fut, la coquetterie n'avait pas cede le pas chez elle. Et c'est paree de ses plus riches et de ses plus beaux vetements, soigneusement coiffee, finement chaussee, qu'elle allait et venait, ayant toujours l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entree, comme si elle eut attendu quelqu'un. C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer Pardaillan, flanque de Chico, l'air triomphant. Et, du meme coup, le sourire s'epanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'etaient ses levres, ses joues si pales rosirent, et ses yeux inquiets, comme embues de larmes, retrouverent tout leur eclat, comme par enchantement. --Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'ecria-t-elle. Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don Cesar, sont tres inquiets a votre sujet? --Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un instant. Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tot, si vivement presse le Chico de sauver le chevalier, s'il etait possible, Juana, qui avait prodigue des promesses sinceres de reconnaissance et d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se changea en consternation. Elle ne parut meme pas le voir; ou plutot, si. Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si elle eut eu a lui reprocher quelque trahison indigne. Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait: --Seigneur, desirez-vous monter vous reposer tout de suite? Desirez-vous prendre quelque chose avant? --Juana, ma jolie, je desire me restaurer d'abord. Faites-moi donc servir la moindre des choses, une tranche de pate, avec deux bouteilles de vin de France. --Je vais vous servir moi-meme, seigneur, dit Juana. --Honneur auquel je suis tres sensible, ma belle enfant! Pendant que vous y etes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, a rassurer sur mon compte MM. Cervantes et El Torero. --Tout de suite, seigneur! Vive, legere et heureuse, Juana s'elanca dans l'escalier pour informer les amis du seigneur francais de son retour inespere, apres avoir fait signe a une servante de dresser le couvert. Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit a rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit: --Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes! --Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloque. Pardaillan haussa les epaules et: --Tu lui as fait que tu m'as sauve, dit-il. --Mais c'est elle qui m'en a prie! --Precisement! Et, comme le nain ouvrait des yeux enormes, il se mit a rire de tout son coeur. --Ne cherche pas a comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime. --Oh! fit le Chico incredule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a foudroye du regard. --C'est precisement a cause de cela que je dis qu'elle t'aime. Le nain secoua douloureusement la tete. Pardaillan en eut pitie. --Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me voir vivant... --Vous voyez bien... --Mais elle est furieuse apres toi. --Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obeir. --Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tue. Elle n'aurait pas voulu que ce fut toi qui, precisement, me sauvasses. --Parce que? --Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aime Juana, tu eusses ete jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauve! Voila ce qu'elle se dit. Comprends-tu? --Mais, si je ne vous avais pas sauve, elle m'eut tourne le dos. Elle m'eut traite d'assassin. Alors? --Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne t'inquiete pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non? --Oui, tiens. --Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t'en reponds. Pour ne pas desobliger Pardaillan, Chico s'efforca de refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins morose. A ce moment, Juana redescendait et annoncait: --Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez prendre place, goutez cet excellent pate en attendant l'omelette qui saute. Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux. --Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je pense m'y connaitre. Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait etre celui qui avait l'honneur d'etre qualifie de brave par le seigneur francais, le brave des braves: --Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est aussi un ami que j'aime. A dire vrai, si Juana etait surprise et intriguee, le Chico ne l'etait pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait etre cet ami dont parlait Pardaillan. Quoi qu'il en soit, Juana se hata de reparer le mal, et, curieuse, comme toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du reste. Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table et, designant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand ebahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles: --Ca, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi la, en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas vole, que t'en semble? Chico commencait a considerer Pardaillan comme un etre exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait appris a respecter. Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero etaient descendus et, bientot assis a la meme table, choquaient leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico. Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le chevalier attable avec le petit vagabond, se garderent bien d'en laisser rien paraitre. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied d'egalite, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et ils s'empresserent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle venerait au-dessus de tout, temoigner une grande consideration a son eternelle poupee, cette poupee a qui elle croyait faire un tres grand honneur en lui permettant de baiser le bout de son soulier. Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amuse, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait sans oser les formuler tout haut. --Croiriez-vous, dit-il a un certain moment, que ce petit diable a ose lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je suis encore vivant. --Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave? --Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite poitrine de cette reduction d'homme bat un coeur ferme et genereux. Il n'est pas de bravoure comparable a celle qui s'ignore. Je vous expliquerai un jour peut-etre ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami, non pour l'amour de moi, mais pour lui-meme. --Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne de votre amitie, nous nous honorerons de faire comme vous. Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il etait heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il regardait comme des heros, le plongeaient dans une gene qu'il ne parvenait pas a surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait constamment du cote de Juana pour juger de l'effet produit sur elle par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu d'etre satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre oeil et lui faisait son plus gracieux sourire... Apres avoir ainsi frappe indirectement l'esprit de la fillette, Pardaillan la prit a partie directement et, moitie plaisant, moitie serieux: --C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonne, votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauve, je vous suis redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la femme qui aura le bonheur d'etre aimee de Chico pourra compter sur cet amour jusqu'a la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidele n'a battu dans une poitrine d'homme. Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait: "Vous ne m'apprenez rien de nouveau." Pardaillan se montra tres sobre d'explications. C'etait du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire ressortir le role de Chico, qu'il prit plaisir a exagerer, sincerement d'ailleurs, car il etait de ces natures d'elite qui s'exagerent a elles-memes le peu de bien qu'on leur fait. Ces explications donnees, il pretexta une grande fatigue, et, sur ce point, il n'exagerait pas, car, tout autre que lui se fut ecroule depuis longtemps, et monta s'etendre dans les draps blancs qui l'attendaient. Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la Giralda et le Chico resta seul. Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, apres avoir tourne et vire dans le patio, sure qu'il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea d'un air detache vers un petit reduit qu'elle avait arrange a sa guise et qui etait comme son boudoir a elle, boudoir bien modeste. Et, en se retirant, la petite madree regardait par-dessus son epaule pour voir s'il la suivait. Et, comme elle voulait qu'il vint, elle tourna a demi la tete et l'ensorcela d'un sourire. Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la rejoignit dans le petit reduit, le coeur battant a se briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui faire. Juana s'etait assise dans l'unique siege qui meublait la piece, tres petite. C'etait un vaste fauteuil en bois sculpte. Comme elle etait petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chene cire. Le Chico se faufila dans la piece et resta devant elle muet et l'air fort penaud. Voyant qu'il ne se decidait pas a parler, elle entama la conversation, et, avec un visage serieux, sans qu'il lui fut possible de discerner si elle etait contente ou fachee: --Alors, dit-elle, il parait que tu es brave, Chico? Ingenument, il dit: --Je ne sais pas. Agacee, elle reprit avec un commencement de nervosite: --Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaitre, lui, qui est la bravoure meme. --S'il le dit, cela doit etre... Mais, moi, je n'en sais rien. Les petits talons de Juana commencerent de frapper sur le bois du tabouret un rappel inquietant pour Chico, qui connaissait ces signes revelateurs de la colere naissante de sa petite maitresse. Naturellement, cela ne fit qu'accroitre son trouble. --Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras, tu l'aimeras jusqu'a la mort? fit-elle brusquement. On se tromperait etrangement si on concluait de cette question que Juana etait une effrontee ou une rouee sans pudeur ni retenue. Juana etait parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait a elle seule a justifier ce qu'il y avait de risque dans sa question. Rouee, elle se fut bien gardee de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de l'epoque etaient autrement libres que celles de nos jours, ou tout se farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie. Le Chico rougit et balbutia: --Je ne sais pas! Elle frappa du pied avec colere. --Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agacant. Pour qu'il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles. --Je ne lui ai pas parle de cela, je le jure! --Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras jusqu'a la mort? Et caline: --Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes la, bouche bee. Tu m'agaces! Les yeux du Chico lui criaient: "C'est toi que j'aime!" Elle le voyait tres bien, mais elle voulait qu'il le dit. Elle voulait l'entendre. Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier: --Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien. Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'etait pas la l'aveu qu'elle voulait lui arracher, et elle eut une moue depitee. Sotte qu'elle etait d'avoir cru un instant a la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait meme pas jusqu'a dire deux mots: "Je t'aime!" Elle ne savait pas; la petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus braves. Et dans son depit, cette pensee lui vint, puisqu'il n'etait bon qu'a cela, de l'humilier, de l'amener a se prosterner devant elle. Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche: --Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu faire ici? Que veux-tu? Tres pale, mais plus resolument qu'il ne l'eut cru lui-meme, il dit: --Je voulais te demander si tu etais contente. Elle prit son air de petite reine pour demander: --De quoi veux-tu que je sois contente? --Mais... d'avoir trouve le Francais... de l'avoir ramene. Avec cette impudence particuliere a la femme, elle se recria d'un air etonne et scandalise: --Eh! que m'importe le Francais! Ca, perds-tu la tete? Effare, ne sachant plus a quel saint se vouer, il balbutia: --Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener... --Moi?... Sornettes! Tu as reve! Du coup, le Chico fut assomme. Eh quoi! avait-il reve reellement, comme elle le disait avec un aplomb deconcertant? Il savait bien que non, tiens! S'etait-elle jouee de lui? Avait-elle voulu le mettre a l'epreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se revolterait? Le seigneur de Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme qui aime ne deteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle. Oui! ce devait etre cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi? Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait delicieusement de son trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eut voulu le pietiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-dela de tout... Peut-etre alors se revolterait-il enfin, peut-etre oserait-il redresser la tete et parler en maitre! Est-ce a dire qu'elle etait mauvaise et mechante? Nullement. Elle s'ignorait, voila tout. Dire qu'elle etait amoureuse de Chico serait exagere. Elle etait a un tournant de sa vie. Jusque-la, elle avait cru sincerement n'eprouver pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutat, cette affection etait plus profonde qu'elle ne croyait. Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restat ce qu'elle la croyait: purement fraternelle. C'etait l'affaire d'une etincelle a faire jaillir. Or, au moment precis ou ces sentiments s'agitaient inconsciemment en elle, Pardaillan lui etait apparu. Sur ce caractere quelque peu romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'etait emballee comme une jeune cavale indomptee. Pardaillan lui etait apparu comme le heros reve. Trop innocente encore pour raisonner ses sensations, elle s'etait abandonnee les yeux fermes. Et c'est ainsi que nous l'avons vue pleurer des larmes de desespoir a la pensee que celui qu'elle avait elu etait peut-etre mort. Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruaute inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se revolter, refoulant stoiquement sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule chose peut-etre capable de l'arreter sur la pente fatale ou elle s'engageait: "Qu'esperes-tu?" Sans le savoir, sans le vouloir, c'etait un coup de maitre que faisait le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de l'echapper belle, car ses paroles, apres son depart, Juana les tourna et les retourna sans treve dans son esprit. Elle etait la fille d'un modeste hotelier, un hotelier qui passait pour etre assez riche, mais un hotelier quand meme. Et, ceci, c'etait une tare terrible a une epoque et dans un pays ou tout ce qui n'etait pas "ne" n'existait pas. Que pouvait-elle esperer? Rien, assurement. Jamais ce seigneur ne consentirait a la prendre pour epouse legitime. Quant au reste, elle etait trop fiere, elle avait ete elevee trop au-dessus de sa condition pour que l'idee d'une bassesse put l'effleurer. Le resultat de ses reflexions avait ete que son amour pour Pardaillan s'etait considerablement attenue. Or, le terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutat elle-meme. Et c'est a ce moment-la que Pardaillan revenait. Certes elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa a ses yeux et reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de s'etre efface et sacrifie. Elle se disait que, elle, elle ne se serait pas sacrifiee et aurait defendu son bien du bec et des ongles. De la l'accueil frigide qu'elle fit au nain. Or, Pardaillan raconta que le nain s'etait defendu comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du Chico monterent! Pourquoi rever de chimeres? Le bonheur etait peut-etre la. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De la le revirement en faveur du nain. De la ce tete-a-tete. Il fallait que le Chico se declarat. Et voila qu'elle se heurtait a sa timidite insurmontable. Elle enrageait d'autant plus que, malgre elle, tout en s'efforcant de l'amener a composition, elle ne pouvait s'empecher de songer a Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eut pas tant tergiverse. Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente denegation, apres etre reste un long moment perplexe et silencieux, courba l'echine, accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement: --J'ai fait ce que tu m'as demande, et Dieu sait s'il m'en a coute! Pourquoi es-tu fachee? Ainsi, voila tout ce qu'il trouvait a dire. Ah! si elle avait ete a sa place, comme elle eut vertement releve l'impertinente pretention de celui qui eut voulu la faire passer pour une sotte et se fut gausse a ce point d'elle. Decidement, le Chico n'etait pas un homme. Et cette pensee fugitive qu'elle avait eue de l'amener a se prosterner, tout pareil a un chien couchant, cette pensee lui revint plus precise, prit la forme d'un desir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle resolut de la realiser coute que coute. Pour realiser cet imperieux desir, elle radoucit son ton en lui disant: --Mais je ne suis pas fachee. En disant ces mots, elle croisa negligemment une jambe fine et nerveuse, moulee dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, elle agitait doucement son pied qui arrivait a hauteur de la poitrine du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire: "Embrasse-le donc, nigaud!" Et le petit pied allait, venait, s'agitait, presentait la semelle, tres blanche, a peine maculee, repetait dans son langage muet: "Mais va donc! va donc!" Si bien que le Chico ne put resister a la tentation, et, comme elle souriait encore, preuve qu'elle n'etait pas fachee, il se laissa tomber sur les genoux. Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eut pas remarque qu'ainsi agenouille elle lui touchait la figure. Mais c'etait un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensee de toucher a ce petit pied sans son autorisation a elle ne lui venait meme pas. Qu'eut-elle dit? Tiens! Il etait bien loin de se douter que, s'il avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses levres sur ses levres, elle lui eut probablement rendu son baiser. Mais, comme la semelle passait encore un coup a portee de sa bouche, comme la tentation etait trop forte, il reunit tout son courage, et, d'une voix implorante: --Si tu n'es pas fachee, tu veux bien que... Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'etait plaquee sur ses levres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si elle eut voulu les ecorcher, les faire saigner. Si naif et si timide qu'il fut, le Chico comprit cette fois. Ivre de joie, il posa ses levres partout sur cette semelle, sans s'inquieter de savoir si elle etait maculee ou non. Tiens! il avait bien baise la terre ou s'etait pose le soulier; il pouvait, a plus forte raison, baiser le soulier lui-meme. Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la tete, le suivit des levres, se courbant davantage, jusqu'a poser sa face sur le bois du tabouret. C'est la sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de se derober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tete, d'un air dominateur qui semblait dire: "Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'a cela. Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, a moi! Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait: --Tu vois bien que je n'etais pas fachee, dit-elle. Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un peu, se courba encore un coup, posa une derniere fois ses levres sur le bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant tres convaincu, avec un air de gratitude profonde: --Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge. Elle rougit davantage encore. Non, elle n'etait pas bonne. Elle avait ete mauvaise et mechante. Au lieu de la remercier il devait la battre, elle l'avait bien merite. En se morigenant ainsi elle-meme, elle voulut tenter un dernier effort, et, a brule-pourpoint: --Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Francais? A son tour, il rougit, comme si cette question eut ete un reproche sanglant. Il baissa la tete et fit signe oui, d'un air honteux. --Pourquoi? fit-elle avidement. Elle esperait qu'il allait repondre enfin: "Parce que je t'aime et que je suis jaloux!" Helas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il bredouilla: --Je ne sais pas! C'etait fini. Il n'y avait plus rien a faire, rien a esperer. Elle se mit a trepigner, et, rouge, de colere cette fois, elle cria: --Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en! va-t'en! Il courba l'echine et se retira humblement. Or, s'il fut revenu a l'improviste, il eut pu voir deux larmes, deux perles brillantes, couler lentement sur les joues roses de sa madone prostree dans son fauteuil. Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaitre devant elle quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'ame, attendant que la tempete fut apaisee. II FAUSTA ET LE TORERO Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagne, le Torero s'etait rendu aupres de sa fiancee, la jolie Giralda. Don Cesar ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait dit cette mysterieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa famille, qu'elle pretendait connaitre. Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, fremissant d'impatience, attendait que la matinee fut assez avancee pour se presenter devant cette princesse inconnue, car il avait decide d'aller trouver Fausta. Vers neuf heures du matin, a bout de patience, le jeune homme ceignit son epee, recommanda a la Giralda de ne pas bouger de l'hotellerie ou elle etait en surete, sous la garde de Pardaillan, et il sortit. Il descendit l'escalier interieur, en chene sculpte, dont les marches, cirees a outrance, etaient reluisantes et glissantes comme le parquet d'une salle d'honneur du palais, et penetra dans la cuisine. Un cabinet semblable a peu pres au bureau d'un hotel moderne avait ete menage la, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana. Le Torero penetra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant la jeune fille: --Senorita, dit-il, je sais que vous etes aussi bonne que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancee pendant quelques instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne soupconne sa presence chez vous? Avec son plus gracieux sourire, Juana repondit: --Seigneur Cesar, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter a l'instant chercher votre fiancee, et, tant que durera votre absence, je la garderai pres de moi, dans ce reduit ou nul ne penetre sans ma permission. --Mille graces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. a son reveil, que j'ai du m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espere etre de retour d'ici a une heure ou deux au plus. --Le sire de Pardaillan sera prevenu. Une fois dehors, le Torero se dirigea a grands pas vers la maison des Cypres, ou il esperait trouver la princesse. A defaut, il pensait que quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait ou il pourrait la trouver ailleurs. Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques heretiques. Comme le roi honorait de sa presence sa bonne ville de Seville, l'Inquisition avait donne a cette sinistre ceremonie une ampleur inaccoutumee, tant par le nombre des victimes--sept: autant de condamnes qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du ceremonial. Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanches qui, tous, se hataient vers la place San Francisco, theatre ordinaire de toutes les rejouissances publiques. Nous disons rejouissances, et c'est a dessein. En effet, non seulement les autodafes constituaient a peu pres les seules rejouissances offertes au peuple, mais encore on etait arrive a le persuader qu'en assistant a ces sauvages hecatombes humaines, en se rejouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait a son salut. Parmi la foule de gens presses d'aller occuper les meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don Cesar, le designaient a leurs voisins en murmurant sur un mode admiratif: "El Torero! El Torero!" Quelques-uns le saluaient avec deference. Il rendait les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait hativement sa route. Enfin, il penetra dans la maison des Cypres, franchit le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait a peine regarde la nuit meme, alors qu'il etait a la recherche de la Giralda et de Pardaillan. Comme il n'avait pas les preoccupations de la veille, il fut ebloui par les splendeurs entassees dans cette piece. Mais il se garda bien de rien laisser paraitre de ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, chamarres d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides comme des statues et le devisageaient d'un air a la fois respectueux et arrogant. Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de resistance, au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander a sa maitresse si elle consentait a recevoir don Cesar, gentilhomme castillan. Sans hesiter, le laquais repondit avec deference: --Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maitresse, n'est pas en ce moment a sa maison de campagne. --Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est toujours un renseignement. Et, tout haut: --J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut interet et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire ou je pourrai la rencontrer. Le laquais reflechit une seconde et: --Si le seigneur don Cesar veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le conduire aupres de M. l'Intendant qui pourra peut-etre le renseigner. Le Torero, a la suite du laquais, traversa une enfilade de pieces meublees avec un luxe inoui, dont il n'avait jamais eu l'idee. Au premier etage, il fut introduit dans une chambre confortablement meublee. C'etait la chambre de M. l'Intendant a qui le laquais expliqua ce que desirait le visiteur. M. l'Intendant etait un vieux bonhomme tout courbe, d'une politesse obsequieuse. --Le laquais qui vous a conduit a moi, dit cet important personnage, me dit que vous vous appelez don Cesar. Je pense que ceci n'est que votre prenom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire pres de mon illustre maitresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous comprendrez cela, je l'espere. Tres froid, le jeune homme repondit: --Je m'appelle don Cesar, tout court. On m'appelle aussi le Torero. --Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au desespoir de ma maladresse; j'espere que monseigneur aura la bonte de me la pardonner... La princesse est menacee dans ce pays, et je dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur aupres de la princesse qui attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire. Devant ce respect outre, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne s'adressait pas a un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter en le contrariant: --Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don Cesar, tout court, et je n'ai aucun droit a ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si abondamment. Mais le vieil intendant secoua la tete et, se frottant les mains a s'en ecorcher les paumes: --Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en attendant mieux. Le Torero palit et, d'une voix etranglee par l'emotion: --En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire? --Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera elle-meme. --En ce cas, conduisez-moi aupres d'elle! --Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesca l'intendant qui se hata de prendre son chapeau, son manteau et se precipita a la suite du Torero. Hors la maison, l'intendant preceda don Cesar et, trottinant a pas rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco, deja encombree d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle promis. Si le pave de la place etait envahi par une masse compacte de populaire, les tribunes, les balcons, les fenetres qui entouraient la place n'etaient pas moins garnis. Mais la, c'etait la foule elegante des seigneurs et des nobles dames. Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la meme impatience sauvage. Au centre de la place se dressait le bucher, immense piedestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept condamnes. Face au bucher, se dressait l'autel construit sur la place meme, pare de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculee, enguirlande, fleuri, illumine comme pour une grande fete: et c'etait en effet jour de grande fete. Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il annoncait que la fete etait commencee, c'est-a-dire que les condamnes, les juges, les moines, les confreries, la cour, le roi, tout ce qui constituait le cortege, sortaient de la cathedrale pour traverser processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi encombrees de curieux, avant d'aboutir a la place ou les victimes, du haut de leur bucher, devaient assister a la celebration de la messe, avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines. La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels etaient les sentiments qui eclataient sur toutes les faces convulsees. Pas un mot de pitie, pas une protestation. Derriere l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, se tracait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi casse, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus somptueuses maisons en facade sur la place. Contrairement a toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas un seul spectateur a ses nombreuses fenetres, pas plus qu'a ses balcons. Guide par l'intendant, apres avoir traverse un certain nombre de pieces, meublees et ornees avec plus de magnificence encore que les salles de la maison des Cypres, don Cesar fut introduit dans un petit cabinet, desert pour le moment. L'intendant le pria d'attendre la un instant, le temps d'aller aviser sa maitresse. Dans le couloir ou il s'engagea, le vieil intendant tout casse redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier etage et penetra dans un salon, dont le balcon large et spacieux etalait sur la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forge. Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande simplicite, blanc, depuis les pieds nonchalamment poses sur un coussin de soie rouge merveilleusement brode jusqu'a la collerette tres simple, sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose meditative. Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la vigueur d'un homme dans la force de l'age, s'inclina profondement devant elle et attendit. --Eh bien, maitre Centurion? interrogea Fausta. Centurion, puisque c'etait lui qui, adroitement grime, venait de jouer le role d'intendant. Centurion repondit respectueusement: --Eh bien, il est venu, madame. --Vous l'avez amene? --Il attend votre bon plaisir en bas. Fausta repeta le meme signe de tete et parut reflechir un moment. --Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosite. --S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire aupres de vous. Fausta eut un mince sourire. --Je sais qu'il ne vous affectionne pas precisement, dit-elle. --Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquieter beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il continue a me detester, c'en est fait de la situation que vous avez daigne me faire entrevoir. --Rassurez-vous, maitre. Continuez a me servir fidelement sans vous inquieter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je reponds que le roi oubliera les injures faites a l'amoureux sans nom et sans fortune. Introduisez-le... Centurion s'inclina et sortit immediatement. Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero aupres de Fausta et, apres avoir referme la porte sur lui, il se retirait discretement. En voyant Fausta, don Cesar fut ebloui. Jamais beaute aussi accomplie n'etait apparue a ses yeux ravis. Avec une grace juvenile, il s'inclina profondement devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par respect. Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherche a le produire, elle l'esperait. Il se realisait au-dela de ses desirs. Elle avait lieu d'etre satisfaite. D'un oeil exerce, elle etudiait le jeune prince qui attendait dans une attitude pleine de dignite, ni trop humble ni trop fiere. Cette attitude, pleine de tact, la male beaute du jeune homme, son elegance sobre, dedaigneuse de toute recherche outree, le sourire un peu melancolique, l'oeil droit, tres doux, la loyaute qui eclatait sur tous ses traits, le front large qui denotait une intelligence remarquable, enfin la force physique que revelaient des membres admirablement proportionnes dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire etait tout a son avantage, l'impression qu'il lui produisait, a elle, pour etre prudemment dissimulee, ne fut pas moins favorable. De cet examen tres rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable, sans paraitre le soupconner, le Torero se tira tout a son avantage. Chez Fausta, la femme et l'artiste se declarerent egalement satisfaites. Tout le plan de Fausta dependait de la decision qu'allait prendre le Torero. Cette decision elle-meme dependait de l'effet qu'elle produirait sur lui. Qu'il se derobat, qu'il refusat de renoncer a son amour pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulierement compromis. L'oeuvre n'etait pas irrealisable pourtant, du moins elle l'esperait. Et, quant a sa difficulte meme, pour une nature combative comme la sienne, c'etait un stimulant. Quant a la Giralda, qui pouvait etre sa pierre d'achoppement, on a deja vu qu'elle avait pris une decision a son egard. C'etait tres simple, la Giralda disparaitrait. Si puissant que fut l'amour du Torero, il ne tiendrait pas devant l'irreparable, c'est-a-dire la mort de la femme aimee. Il etait jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et, d'ailleurs, pour activer sa guerison, elle avait une couronne a lui donner. Fausta ne connaissait qu'un seul etre au monde capable de rester froid devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan. Mais Pardaillan n'avait pas son pareil. Oui, l'oeuvre de seduction serait difficile, mais non pas impossible. Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil, elle fit appel a toute sa puissance de seduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda: --C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don Cesar? Le Torero s'inclina en signe d'assentiment. --Vous aussi qu'on appelle El Torero? --Moi-meme, madame. --Vous ne connaissez pas votre veritable nom. Vous ignorez tout de votre naissance et de votre famille. Vous supposez etre venu au monde, voici environ vingt-deux ans, a Madrid. C'est bien cela? --Tout a fait, madame. --Excusez-moi, monsieur, si j'ai insiste sur ces menus details. Je tenais a eviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des consequences tres graves. Veuillez vous asseoir. De la main, elle designait un siege place pres de son fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste. Le Torero obeit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, a part soi, elle murmura: "Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet aventurier, eleve a la diable, je ferai un monarque superbe et magnifique." A ce moment, des clameurs furieuses eclataient sur la place. Le cortege des condamnes approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des hurlements feroces: "A mort!... Mort aux heretiques!..." Suivis de ces autres cris: "Le roi!... le roi!... Vive le roi!..." Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois completement, le _Miserere_, entonne a pleine voix par des milliers de moines, de penitents, de freres de cent confreries diverses, se faisait entendre, encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en meme temps. Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, funebre, sinistre, sa note mugissante. Cependant, dominant la gene que lui causaient ces rumeurs, mettant tous ses efforts a surmonter le trouble etrange que la beaute de Fausta avait dechaine en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement: --Vous avez bien voulu temoigner quelque interet a une personne qui m'est chere. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude. Et il etait en effet tres emu, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais creature humaine ne lui avait produit un effet comparable a celui que lui produisait Fausta. Jamais personne ne lui en avait impose autant. Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait interieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance en amour, chez l'homme, etait decidement une bien fragile chose. Cette petite bohemienne, a qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance, comptait decidement bien peu. La victoire lui paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'etonnait, c'etait d'en avoir doute un instant. Mais l'allusion du Torero a la Giralda lui deplut. Elle mit quelque froideur dans la maniere dont elle repondit: --Je ne me suis interessee qu'a vous, sans vous connaitre. Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En consequence, vous n'avez pas a me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi. A son tour, le Torero fut choque du supreme dedain avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait. Des l'instant ou cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer a l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus ferme qu'il dit: --Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assure que vous aviez ete pleine de bonte et d'attentions a son egard. --Bontes, attentions--s'il y en a eu reellement--dit Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous repete que tout cela s'adressait a vous seul. --Pourquoi, madame? fit ingenument le Torero, puisque vous ne me connaissiez pas. Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur enveloppante: --Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra aisement le mobile auquel j'ai obei. Si vous appreniez, monsieur, qu'on premedite d'assassiner lachement une inoffensive creature, qui vous est inconnue, que feriez-vous? --Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette creature d'avoir a se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui preterais l'appui de mon bras. --Eh bien, monsieur, c'est la tout le secret de l'interet que je vous ai porte, sans vous connaitre. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherche a vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant, devant etre, inconsciemment, je me hate de le dire, l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passe, je vous ai facilite de mon mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'a elle. Tout cela, monsieur, je l'ai fait par humanite, comme vous l'auriez fait, comme aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaitre jamais. Et, a vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout merite si l'on parait rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont fait desirer vivement vous connaitre. Aujourd'hui que je vous ai vu, je me felicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me considerer comme une amie devouee, prete a tout entreprendre pour vous sauver. Toute la fin de cette tirade avait ete debitee avec une emotion communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. Profondement emu a son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent de gratitude tres sincere: --Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous inquietez-vous pas un peu a la legere? Suis-je donc si menace? Tres gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du Torero, elle dit: --Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont comptes; je vous dis: vous n'avez que quelques heures a vivre... si vous vous complaisez dans cette insouciante confiance. Si brave qu'il fut, le Torero palit legerement. --Est-ce a ce point? fit-il. Toujours tres grave, elle fit oui de la tete et reprit: --Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproche de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez retrouvee. Un vague soupcon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis. --Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie. --Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort. Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme imperturbable. Le commencement de soupcon imprecis qui l'avait effleure se fondit instantanement sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble etrange qui l'avait agite et qu'il croyait avoir maitrise. --Mais, enfin, madame, fit-il en passant a un autre ordre d'idees, qui est donc cet ennemi mortellement acharne apres moi? Le savez-vous? --Je le sais. --Son nom? --Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est necessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fut-ce que pour defendre vos jours menaces. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est... Elle s'arreta, comme si elle eut hesite a porter un coup qu'elle pressentait tres rude. --C'est?... --Votre pere! lacha brusquement Fausta. Et, sous ses dehors apitoyes, elle l'etudiait avec la froide et curieuse attention du praticien se livrant a quelque experience. L'effet, du reste, fut foudroyant, depassant au-dela tout ce qu'elle avait imagine. Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui n'avait plus rien d'humain: --Vous avez dit?... Tres ferme, elle repeta sur un ton energique: --Votre pere!... Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grace. --Mon pere!... On m'avait dit pourtant... --Quoi donc? Et, de ses yeux, en apparence tres doux, elle le fouillait avec une curiosite aigue. Savait-il? Ne savait-il pas? --On m'avait dit qu'il etait mort, voici vingt ans et plus... --Votre pere est vivant! dit-elle avec une energie croissante. --Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero. Elle haussa les epaules. --Histoire inventee a plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas eloigner de vous tout soupcon de la verite! Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non! decidement, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front: --C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songe a cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon pere vit?... Mon pere!... Et il repetait doucement ce nom, comme s'il eut eprouve un soulagement ineffable a le prononcer. Tout autre que Fausta eut ete attendri, eut eu pitie de lui. Mais Fausta ne voyait que le but a atteindre. Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit: --Votre pere est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a jure votre mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous defendez energiquement. Ces mots rappelerent le jeune homme au sens de la realite, momentanement oubliee. Mais, que son pere voulut sa mort, cela lui paraissait impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une excuse a cette monstruosite. Et, tout a coup, il se mit a rire franchement et s'ecria joyeusement: --J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite! Est-ce qu'un pere peut chercher a meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est impossible! Mon pere ignore qui je suis. Dites-moi son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous entendrons. Lentement, comme pour bien faire penetrer en son esprit chaque parole, elle dit: --Votre pere sait qui vous etes... C'est pour cela qu'il veut vous supprimer. Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispee a sa poitrine, comme s'il eut voulu s'arracher le coeur. --Impossible! begaya-t-il. --Cela est! dit Fausta rudement. --Que maudite soit l'heure presente! tonna le Torero. Pour que mon pere veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque batard... Il faut donc que ma mere... --Arretez! gronda Fausta en se redressant, fremissante. Vous blasphemez!... Sachez, malheureux, que votre mere fut toujours epouse chaste et irreprochable! Votre mere, que vous alliez maudire dans un moment d'egarement que je comprends, votre mere est morte martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut precisement celui qui vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, apres vous avoir cru mort durant de longues annees. L'assassin de votre mere, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre pere! --Horreur! Mais si je ne suis pas un batard... --Vous etes un enfant legitime, interrompit Fausta avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue. Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil. Lui, cependant, a moitie fou de douleur et de honte, clamait douloureusement: --S'il en est ainsi, c'est donc que mon pere est un monstre sanguinaire, un fou furieux! --Vous l'avez dit, fit froidement Fausta. --Et ma mere?... ma pauvre mere? sanglota le Torero. --Votre mere fut une sainte. --Ma mere! repeta le Torero, avec une douceur infinie. --On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement Fausta. Le Torero se redressa, etincelant, et, d'une voix furieuse: --Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon pere pour venger ma mere?... C'est impossible! Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle etait patiente, Fausta; c'etait ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la laisser germer. --Avant de venger votre mere, il faut vous defendre vous-meme. N'oubliez pas que vous etes menace. --Mon pere est donc un bien puissant personnage? --Puissant au-dessus de tout. Dans l'etat d'esprit ou il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une mediocre importance a ces paroles. --Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore a quel mobile vous obeissez en me disant les choses terribles que vous venez de me devoiler. --Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obei d'abord a un simple sentiment d'humanite. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez ete sympathique. C'est a cette sympathie, desinteressee, croyez-le, que vous devez le vif interet que je vous porte et que vous meritez. --Je ne doute pas de la purete de vos intentions, a Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me reveler est si extraordinaire, si incroyable que... --Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. Je n'ai rien avance que je ne sois en etat de prouver d'irrefutable maniere. --Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... pere? --Oui! --Quand, madame? --Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-etre. Peut-etre dans quelques jours seulement... --Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il advienne, soyez assuree de ma reconnaissance, ma vie vous appartient... --Il s'agit d'abord de la preserver, votre vie! --C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain qu'on ne me reduira pas aisement, si puissant qu'on soit. --Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu. --Mais, reprit le Torero, pour me defendre, il est certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser quelques questions? --Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y repondrai en toute sincerite. --Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle etre la cause de ma mort? A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacres, eclaterent avec plus de force sur la place. Evidemment, le cortege venait de deboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par les memes vivats et les memes cris de mort. Sans repondre a la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'etait pas trompee. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait faire non sans surprise, et, tres calme: --Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle. De plus en plus etonne, don Cesar secoua la tete, et, doucement: --Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles. Ils me revoltent. --Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me repugnent pas, a moi? Le Torero comprit qu'elle devait avoir un interet puissant a le faire assister a cette scene. Malgre sa repugnance, il se leva et la rejoignit. Le cortege funebre faisait lentement le tour de la place. En tete, caracolait une compagnie de "carabins", l'arquebuse posee sur la cuisse. Derriere les cavaliers venait une deuxieme compagnie de gens d'armes, a pied. Cavaliers et fantassins etaient charges de refouler le populaire et de frayer un passage a la procession. Derriere les soldats venait une longue theorie de penitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge a la main. En tete des penitents, un colosse, la tete couverte de la cagoule, comme tous les autres, portait peniblement une immense croix de metal. Tous ces penitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_. Apres cette interminable theorie de penitents, venaient les gardes de l'Inquisition: gardes a cheval, gardes a pied, et, immediatement apres, le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tete. Derriere le tribunal, sous un dais rutilant, un eveque, en habits sacerdotaux, portant a bras tendus le saint sacrement, et, derriere, les sept condamnes, en chemise, pieds nus, la tete decouverte, un cierge enorme a la main. Derriere la foule des pretres et des moines, une triple rangee d'arquebusiers, a pied, et seul, la tete decouverte, sombre, trainant la jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II. A sa droite, un pas en arriere, son fils: l'infant Philippe, heritier du trone. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, dignitaires, toua en habits de ceremonie. Voila ce que vit le Torero. Le cortege s'arreta devant l'autel de la place. Un juge lut a haute voix la sentence de mort aux condamnes. Un pretre s'approcha de chaque condamne et lui donna un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il etait expulse de la communaute des vivants. Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en delire. Alors, l'eveque monta a l'autel. En meme temps, les condamnes etaient hisses sur le bucher, attaches au poteau. Et la messe commenca. Lorsque l'eveque prononca les dernieres paroles de l'evangile, la fumee commenca de s'elever en tourbillonnant, et, en meme temps que la fumee, les hurlements eclaterent: "Mort aux heretiques! Mort aux heretiques!" Alors, du haut du bucher, une voix protesta. C'etait un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, ayant occupe une charge importante a la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut aussitot. Et le condamne clamait: --Je ne suis pas un heretique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamne! J'en appelle a... On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlerent furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix. En meme temps, les flammes commencerent a s'elever, vinrent doucement lecher les pieds nus des condamnes, comme pour gouter a la proie qui leur etait offerte. Et, l'ayant trouvee a leur gout, elle s'eleverent davantage encore, enlacerent les victimes, les etreignirent, les happerent. --Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux? --Il a commis le crime que tu reves de commettre!... le crime pour lequel tu seras condamne comme lui, execute comme lui... si je n'arrive a te persuader. --Quel crime? repeta machinalement le Torero. --Il a entretenu des relations avec une heretique qu'il a epousee. --Oh! je comprends!... la Giralda! la bohemienne!... Mais la Giralda est catholique! --Elle est bohemienne, dit rudement Fausta, elle est heretique... --Elle a ete baptisee, se debattit le Torero. --Qu'elle montre son acte de bapteme... elle ne le pourra. Et, le put-elle, elle a vecu en heretique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui reves d'unir ton sort au sien, tu seras traite comme celui-ci. --Quel est donc l'infame qui impose de telles lois? --Ton pere. --Mon pere! encore! Mais qui est donc ce tigre altere de sang que la nature maudite me donna pour pere? Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de Fausta, etait reste, jusque-la, inoccupe. Et voila que les larges portes-fenetres, donnant acces au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de pretres et de moines se montraient par les baies. Un fauteuil unique fut traine sur le balcon et un personnage, devant qui tous les autres s'effacaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les assistants, restes a l'interieur, se groupaient derriere le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur le bucher embrase et sur la foule hurlante un regard froid et acere. En reponse au cri de revolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha de lui jusqu'a le toucher, et, la face etincelante, le dominant du regard, imperieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante: --Ton pere!... Tu veux savoir qui est ton pere?... Le Torero eut l'intuition rapide d'une revelation formidable, et, affole, il begaya: --Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre? Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et repeta: --Tu veux connaitre ton pere?... Eh bien, regarde!... le voici!... Et son index tendu designait le personnage qui, froidement, d'un air ennuye, regardait se consumer les corps des sept supplicies. Le Torero fit deux pas en arriere, et, les yeux hagards, cria d'une voix ou il y avait plus de douleur certes que d'horreur: --Le roi!... III LE FILS DU ROI Un long moment, Fausta considera silencieusement, avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait accable de douleur. Elle avait mene toute cette partie de son entretien avec une habilete infernale. Serieusement documentee, elle savait que le roi Philippe, qui n'inspirait que la terreur a la majorite de ses sujets, etait abhorre par une minorite composee d'une elite dans laquelle tous les elements de la societe fraternisaient, momentanement unis dans la haine et l'horreur que leur inspirait le sombre despote. Grands seigneurs aux idees liberales, artistes, savants, soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette minorite. Le mecontentement etait assez general, assez profond pour qu'un mouvement occulte fut tente par quelques-uns, ambitieux ou illumines, dont le desinteressement ne pouvait etre suspecte. Nous avons vu Fausta presider et diriger a son gre une reunion de ces revoltes. Qu'un mouvement serieux vint a se dessiner, et une foule d'inconnus ou d'hesitants se joindraient a ceux qui auraient donne le branle. Fausta savait tout cela. Elle savait encore que le Torero etait au nombre de ceux pour qui le nom du roi etait synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et a qui il n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait d'avoir assassine son pere. La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'etait pas affilie a ceux qui cherchaient, dans l'ombre, a frapper, ou tout au moins a renverser le despote, ce n'etait pas par prudence ou par dedain. Sa haine etait personnelle, et il etait resolu a l'assouvir personnellement. Tels etaient les sentiments de don Cesar a l'egard du roi Philippe au moment ou Fausta s'etait dressee devant lui pour lui crier: "C'est ton pere!" On comprend que le coup avait pu l'accabler. Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'age de raisonner, don Cesar, trompe par des recits--probablement interesses--ou la fiction cotoyait dangereusement la verite, don Cesar s'etait complu a dresser, dans son coeur, un autel a la veneration paternelle. Ce pere, qu'il n'avait jamais connu, il le voyait grand, noble, genereux, il le parait des qualites les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu. Ceci, c'etait le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui paraissait pas croyable. Il se disait: "J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon pere... il ne peut pas etre mon pere puisque... je sens que je le hais toujours!... Non, non, mon pere est mort!..." Mais Fausta avait ete trop energiquement affirmative. Il n'y avait pas a douter: c'etait bien cela, le roi etait bien son pere. Alors, il se raccrochait desesperement a son ideal renverse, il cherchait des excuses a cet homme qu'on lui designait pour son pere. Il se disait que, sans doute, il l'avait mal juge, et il fouillait furieusement les actes connus du roi pour y decouvrir quelque chose, susceptible de le grandir a ses yeux. Et, desespere, s'accablant d'injures et d'anathemes, il constatait qu'il ne trouvait rien. Et, dans une revolte de tout son etre, il se disait: "C'est mon pere, pourtant! C'est mon pere! Est-il possible qu'un fils haisse son pere? N'est-ce pas plutot moi qui suis un monstre denature?" Alors, sa pensee bifurqua: il pensa a sa mere. On ne lui en avait parle que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mere n'avait jamais occupe dans son coeur la place qu'y avait eue son pere. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il avait pense a elle souvent, chaque jour. Mais la premiere place avait toujours ete pour son pere. Et voici que, par un de ces revirements qu'il ne cherchait pas a s'expliquer, tout d'un coup, la mere detronait le pere et prenait sa place. Et ceci, c'etait le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment souffle la haine dans son coeur, la haine contre son pere, et qui, soudain, pour excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait intervenir sa mere. Maintenant, le Torero, ballotte, dechire entre ces sentiments divers, n'etait plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer a sa guise. Le plus fort etait fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le fils du roi, etait a elle, elle n'avait qu'a tendre la main pour le prendre. Elle serait reine, imperatrice, elle dominerait le monde par lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains. Et, en attendant, il fallait le lacher sur celui qu'elle lui avait dit etre son pere. Il fallait lui faire admettre l'idee d'un meurtre, regicide double de parricide, en le parant des apparences d'une legitime defense. Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbites obstinement fixes sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta poussa les battants de la fenetre, laissa retomber les lourds rideaux, derobant a ses yeux une vue qui lui etait si penible. En effet, des qu'il ne vit plus le roi, don Cesar poussa un long soupir de soulagement et parut sortir d'un reve angoissant comme un cauchemar. Fausta, voyant qu'il s'etait ressaisi et qu'il etait maintenant a meme de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave ou percait une sourde emotion: --Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement devoile la verite. Les circonstances ont ete plus fortes que ma volonte et m'ont emportee malgre moi. Le Torero fut secoue d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux talons. Ce titre de "monseigneur" avait pris dans la bouche de Fausta une ampleur insoupconnee. En meme temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression penible qu'il traduisit en repetant avec amertume et en secouant la tete: --Monseigneur!... --C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en attendant mieux. Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse avait, presque textuellement, prononce les memes paroles. Que lui voulait-on, decidement? Il resolut de le savoir au plus tot, et, comme Fausta lui indiquait son siege en disant: "Daignez vous asseoir", le Torero s'assit, bien resolu a tirer au clair tout ce qui lui paraissait obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait. --Ainsi, madame, dit-il d'une voix tres calme en apparence, vous pretendez que je suis fils legitime du roi Philippe? Fausta le fouilla d'un regard penetrant, et ne put s'empecher de rendre interieurement hommage a la force d'ame de ce jeune homme. "Decidement, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre a sa place, eut accepte la revelation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci reste froid. Il ne se laisse pas eblouir, il discute, et, je crois. Dieu me pardonne! que son plus cher desir serait d'acquerir la preuve que je me suis trompee. Serait-il denue d'ambition a ce point? Apres avoir eu le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur d'avoir mis la main sur un de ces desabuses, un de ces fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne meme, ne sont que des mots vides de sens?" En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard charge d'imprecations et de menaces, comme si elle eut somme Dieu de lui venir en aide. Et, a la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement, elle repondit du tac au tac: --Des documents, d'une authenticite indiscutable, que je possede, des temoins, dignes de foi, pretendent que vous etes fils legitime du roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne pretends rien, personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour tres prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux. Tres doucement, le Torero dit: --A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je suspecte vos intentions! Et, avec un sourire amer: --Je n'ai pas recu l'education reservee aux fils de roi... futurs rois eux-memes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas ete eleve sur les marches du trone. J'ai vecu dans les ganaderias, madame, au milieu des fauves que j'eleve pour le plus grand plaisir des princes, mes freres. C'est mon metier, madame, a moi, un metier dont je vis, n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous etes accoutumee sans doute, vous, princesse souveraine. Fausta approuva gravement de la tete. Le Torero, s'etant excuse a sa maniere, reprit aussitot: --Ma mere, madame, comment s'appelait-elle? --Vous etes prince legitime, dit Fausta. Votre mere s'appelait Elisabeth de France, epouse legitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par consequent. Le Torero passa la main sur son front moite. --Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils legitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnee d'un pere contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'epouse legitime, haine qui est allee jusqu'a l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit, n'est-ce pas, que ma mere etait morte des mauvais traitements que lui infligeait son epoux? --Je l'ai dit et je le prouverai. --Ma mere etait donc coupable? --Votre mere, je l'ai dit et je le repete, et je le prouverai, la reine, votre mere, votre auguste mere, etait une sainte. Evidemment, elle exagerait considerablement. Elisabeth de Valois, fille de Catherine de Medicis, faconnee au metier de reine par sa redoutable mere, pouvait avoir ete tout ce qu'il lui aurait plu d'etre, hormis une sainte. Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piete filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu sa mere, pour lui faire accepter toutes les exagerations qu'il lui conviendrait d'imaginer. Fausta avait besoin d'exasperer autant qu'il serait en son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mere. Plus celle-ci apparaitrait grande, noble, irreprochable aux yeux du fils, et plus, forcement, sa fureur contre l'epoux, bourreau de sa mere, se dechainerait violente, irresistible. Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement et demanda: --Puisque ma mere etait irreprochable, pourquoi cet acharnement, pourquoi ce long martyre dont vous avez parle? Le roi serait-il reellement le monstre altere de sang que d'aucuns pretendent qu'il est? Il oubliait que lui-meme l'avait toujours considere comme tel. Maintenant qu'il savait qu'il etait son pere, il cherchait instinctivement a le rehabiliter a ses propres yeux. Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle repondit: --Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'egoisme, c'est la secheresse de coeur, c'est la cruaute en personne. Malheur a qui lui resiste ou lui deplait. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant d'excuse. --Ah! fit vivement le Torero. Peut-etre fut-elle legere, inconsequente, oh! innocemment, sans le vouloir? --Non, la reine n'eut rien a se reprocher. Si j'ai parle d'un semblant d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune a bien des hommes: la jalousie. --Jaloux!... Sans motif? --Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour. --Comment peut-on etre jaloux de qui l'on n'aime pas? Fausta sourit. --Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle. --Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-etre, l'appeler ferocite. Fausta sourit encore d'un sourire enigmatique qui ne disait ni oui ni non. --C'est toute une histoire mysterieuse et lamentable qu'il me faut vous conter, dit-elle, apres un leger silence. Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. Nul ne sait la verite exacte, et nul, s'il savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frere, de celui qui serait l'heritier du trone a votre place, s'il n'etait pas mort a la fleur de l'age. --L'infant Carlos! s'exclama le Torero. --Lui-meme, dit Fausta. Ecoutez donc. Alors, cette terrible histoire de son vrai pere, Fausta se mit a la lui raconter, en l'arrangeant a sa maniere, en brouillant la verite avec le mensonge, de telle sorte qu'il eut fallu la connaitre a fond pour s'y reconnaitre. Elle la raconta avec une minutie de details, avec des precisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui a qui elle s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces details correspondaient a certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-la incomprehensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui. Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir avec un relief saisissant le role odieux du roi, du pere, de l'epoux, cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le defendre. En meme temps, la figure de la reine se detachait, douce, victime resignee jusqu'a la mort d'un implacable bourreau. Quand le recit fut termine, il etait convaincu de la legitimite de sa naissance, il etait convaincu de l'innocence de sa mere, il etait convaincu de son long martyre. En meme temps, il sentait gronder en lui une haine furieuse contre le bourreau qui, apres avoir assassine lentement la mere, voulait a tout prix supprimer l'enfant devenu un homme. Et il se sentait anime d'un desir ardent de vengeance. Quand elle eut donc termine son recit, Fausta vit le jeune homme dans l'etat d'exasperation ou elle le voulait; elle attaqua resolument, selon sa coutume: --Vous m'avez demande, monseigneur, pourquoi je m'etais interessee a vous sans vous connaitre. Et je vous ai dit que j'avais repondu a un sentiment d'humanite fort comprehensible. J'ai ajoute que, depuis que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place a une sympathie qui s'accroit de plus en plus, au fur et a mesure que je vous penetre davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je vous ai offert mon amitie, je vous l'offre encore. --Madame, vous me voyez confus et emu a tel point que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer ma gratitude. --Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser... --Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insense, assez ingrat, pour refuser l'offre genereuse d'une amitie qui me serait precieuse au-dessus de tout? Elle secoua la tete avec un sourire empreint d'une douce melancolie. --Defions-nous des mouvements spontanes, prince. Et, avec une emotion intense qui fit frissonner delicieusement le jeune homme enivre: --S'il nous etait permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans desemparer ce que le mien me dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants de la terre, car je devine en vous les qualites rares qui font les grands rois. Tres emu par ces paroles prononcees avec un accent de conviction ardente, plus emu encore par ce qu'elles laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero s'ecria: --Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entierement a vous. L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en rapporter a elle. Et, tres calme, tres douee: --Avant de dire oui ou non, je dois etablir en quelques mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitie que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous etes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, ce que vous pouvez faire, et ou vous allez. --Je vous ecoute, madame, fit avec deference le Torero. Il me semble que la vie me paraitrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus l'eclairer de votre radieuse presence. Ceci etait dit avec cette galanterie outree particuliere a l'epoque en general, et plus specialement au temperament, extreme en tout, de l'Espagnol. Neanmoins, Fausta crut demeler un accent de sincerite indeniable dans la maniere dont furent prononcees ces paroles. Elle reprit avec force: --Vous etes pauvre, sans nom, isole, incapable d'entreprendre quoi que ce soit de grand, malgre votre popularite, parce que votre obscurite et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des prejuges de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si vous avez du genie, vous etes condamne quand meme a vegeter, obscur et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux emplois publics. Ce que je vous dis la est-il vrai? --Tres vrai, madame. Mais je ne desire ni la gloire ni les honneurs. Mon obscurite ne me pese pas, et, quant a la pauvrete, elle m'est legere. Au reste, vous savez peut-etre que, si je voulais accepter tous les dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arene a mon intention, je pourrais etre riche. --Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. On dit aussi: genereux comme le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que vous etes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer l'humble et obscure existence qui fut la votre jusqu'a ce jour. --Pourquoi, madame? fit naivement le Torero. Cette existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais. Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles denotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets. --Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de vivre, meme obscur, pauvre, ignore, denue de biens et d'ambition. Vous oubliez que demain, quand vous paraitrez dans l'arene, vous serez miserablement assassine, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si je vous abandonne. Le Torero eut un sourire de defi. --Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous laisserez pas egorger comme mouton a l'abattoir. --C'est bien cela, madame. --Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort detient la puissance supreme, vous oubliez que, celui-la, c'est le roi. Pensez-vous qu'il s'arretera a des demi-mesures et se contentera de lacher sur vous quelques miserables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons qui n'hesiteront pas a tirer l'epee pour votre defense. Insense que vous etes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armee sera sur pied a votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espere, on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez frappe le premier et votre mort paraitra accidentelle, Je vous dis que vous etes condamne irremediablement. Ces paroles, prononcees avec une violence croissante, firent impression sur le Torero. Neanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ. --Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il. Fausta etendit la main vers le balcon, et designant le bucher que les lourds rideaux derobaient a leur vue: --Le meme crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son innocence. Si brave que fut le Torero, il sentit la terreur se glisser sournoisement en lui et c'etait ce que voulait Fausta. --Eh bien, soit, fit-il apres une legere hesitation, je fuirai. Je quitterai l'Espagne. Fausta sourit. --Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle. --J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves resolus a tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force. --Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armee entiere, car vous vous heurterez, vous, a une armee, a dix armees s'il le faut. Le Torero la considera un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas, qu'elle etait sincerement convaincue que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaitre. A son tour, il eut la perception tres nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'a un fil. En meme temps, il comprit que la lutte etait impossible. Machinalement, il demanda: --Que faire alors? Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui arracher. Tres calme, elle reprit: --Avant de vous repondre, laissez-moi vous poser une question: Voulez-vous vivre? --Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet age, on trouve la vie assez bonne pour y tenir! --Etes-vous resolu a vous defendre? --N'en doutez pas, madame. --Encore faudrait-il savoir jusqu'a quel point? --Par tous les moyens, madame. --S'il en est ainsi, si vous m'ecoutez, peut-etre reussirai-je a vous sauver. --Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne vous ait mis a mal. Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la plus naturelle du monde. Malgre ce calme effroyable, elle apprehendait vivement l'effet de ses paroles, et ce n'etait pas sans anxiete qu'elle observait le jeune homme. Le Torero, a cette proposition inattendue, s'etait dresse brusquement, et, livide, tremblant, il s'exclamait: --Tuer le roi!... tuer mon pere!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous voulez m'eprouver sans doute? --Je croyais, dit Fausta avec un leger dedain, que vous etiez un homme. Je me suis trompee. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une femme, je ne laisserais pas la mort de ma mere sans vengeance. --Ma mere! dit le Torero d'un air egare. --Oui, votre mere! Morte assassinee par celui qui vous assassinera, puisque vous tremblez a la seule pensee de frapper. --Ma mere! repeta le Tcrero en crispant les poings avec fureur. Mais le tuer, lui, mon pere!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue moi-meme. Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le terrain gagne dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec un haussement d'epaules: --Eh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer? --Cependant, vous avez dit... --J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il faut tuer. Le Torero eut un soupir de soulagement d'une eloquence muette. Ses traits convulses se rasserenerent, et, pour cacher son desarroi, il s'excusa en disant: --Pardonnez ma nervosite, madame. --Elle me parait naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on apprenne que vous etes son fils legitime et l'heritier de sa couronne. Il eut pu employer la procedure usuelle. Cela lui eut simplifie la besogne en lui permettant de vous frapper plus surement peut-etre. Mais, si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, qui peut jurer qu'une indiscretion ne sera pas commise? --Cependant, vous disiez tout a l'heure que j'etais menace d'une arrestation suivie d'une condamnation a mort, naturellement. --Oui. Mais le roi ne se resoudra a cette extremite que lorsqu'il lui sera dument demontre qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet de la divulgation de votre naissance. --Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose a toutes ces complications. La pensee que je suis reduit a comploter bassement contre mon propre pere, cette pensee m'est aussi douloureuse qu'odieuse, et j'avoue qu'elle m'enleve toute ma lucidite. --Je comprends vos scrupules et je les approuve. Encore ne faudrait-il pas les pousser a l'extreme. Helas! je concois que votre coeur soit dechire, mais, si douloureux pour vous, si penible pour moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc: Ne vous obstinez pas a voir le pere dans la personne du roi. Le pere n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez voir, c'est lui seul que vous devez combattre. Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit douloureusement: --Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine a l'accepter. Fausta se fit glaciale. --Entendez-vous par la, dit-elle, que vous renoncez a vous defendre et que vous consentez a tendre benevolement le cou pour mieux recevoir la mort? Le Torero reflechit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec une anxiete qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se decida. --Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai droit a la vie, comme tout le monde. Je me defendrai donc coute que coute. Fausta le vit bien decide cette fois. Elle se hata de reprendre: --Prenez les devants. Le roi craint qu'un facheux hasard ne fasse connaitre votre naissance. Proclamez-la vous-meme, hautement. Je vous remettrai les preuves irrefutables de cette naissance. Ces preuves, etalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le royaume sache que vous etes l'heritier legitime de la couronne. Il faut que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mere et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'elevera un tel cri de reprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trone. Voila comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. --C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait etre aveugle pour ne pas voir qu'un front aussi pur que le votre ne peut receler que des pensees nobles et pures. Fausta daigna sourire. --Vous pensez donc, madame, que j'echapperai a la haine mortelle du roi en proclamant moi-meme ma naissance? --Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La verite etant connue de tous, votre meurtrier serait incontinent designe par tous. Si puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel defi jete a la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de vous traduire devant un tribunal. La, vous reclamerez hardiment la reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. Vous serez proclame, c'est votre droit, heritier de la couronne. Vous n'aurez qu'a attendre qu'il plaise a Dieu de rappeler a son divin tribunal le meurtrier de votre mere pour regner a votre tour. --Est-ce possible? balbutia le Torero ebloui. --Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera beaucoup plus tot que vous ne croyez. Le roi est vieux, use, malade. Ses jours sont comptes. --Eh bien, madame, dit genereusement le Torero, si extraordinaire que cela vous puisse paraitre, je lui souhaite de me faire attendre longtemps. Fausta eut un mince sourire. Allons, decidement, elle l'avait tout doucement amene a accepter ses idees. Il restait maintenant a lui faire abandonner la Giralda. Sans qu'elle eut pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait la le plus dur de sa tache. Mais elle avait mene a bien des intrigues autrement scabreuses. L'avoir amene a trouver tout naturel de monter sur un trone, c'etait enorme. Quant au reste, la mort a bref delai de Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulut ou non, une fois pris dans l'engrenage, il serait bien force d'aller jusqu'au bout. Et, quant a la petite bohemienne, s'il se montrait irreductible sur ce point, elle aurait tot fait de s'en debarrasser. --Ainsi, dit le Torero qui paraissait plonge dans un reve eblouissant, ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers vous? --Nous parlerons de cela tout a l'heure, dit Fausta d'un air detache. Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques difficultes. --Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant. --D'abord la journee de demain. Je vous l'ai dit: une armee entiere tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, emeute, tel est le plan du roi, conseille par M. d'Espinosa. Dans la lutte, vous seriez tue: simple accident. Vous ne serez pas tue. J'en fais mon affaire, mes precautions sont prises. A l'armee du roi, j'oppose une armee a moi, que j'ai levee de mes deniers. --Vous avez fait cela? fit le Torero, emerveille. --Je l'ai fait. --Mais pourquoi? --Je vous le dirai tout a l'heure, dit froidement Fausta. A cette armee de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est a moi, qui a pour mission de veiller uniquement sur votre precieuse personne, se joindra le populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est repandu a pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une trainee de poudre, le bruit se repandra que le Torero est menace. De toutes parts les defenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En meme temps le bruit se repandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est sous ce nom que vous regnerez--disparu des sa naissance, poursuivi sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son pere. L'infant Carlos sera acclame de tous. --Je vous admire, madame, dit sincerement le Torero. Sans relever ces mots, Fausta reprit: --Donc vous etes sauf. Au milieu d'une armee qui vous acclame, je defie le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; apres-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entiere est a vous. Vingt mille hommes d'armes, a vous, tiennent en respect les troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi est pris, detrone, enferme dans un couvent, et vous montez sur le trone a sa place. Et, comme le Torero ebauchait un geste de protestation, elle ajouta vivement: --Mais vous etes genereux. Vous n'abuserez pas de votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'egal a egal. Et il s'estime trop heureux, devant la rapidite foudroyante du mouvement, de vous reconnaitre publiquement pour l'heritier de sa couronne. Et vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder. --Je reve!... balbutia le Torero. --Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous donne mes Etats d'Italie avec ce que vous aurez en propre par heritage, cela vous donne la moitie de l'Italie. Vous prenez le reste. --Oh! --Alors vous vous tournez vers la France. C'est le reve de votre pere, cela. Vous l'envahissez par les Pyrenees et par les Alpes. En meme temps vos armees descendent des Flandres. Une campagne rapidement menee vous livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous remontez au nord et a l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut celui de Charlemagne. Vous etes le maitre du monde. Voila ce que vous pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous? Fausta s'etait enflammee peu a peu a l'evocation de ses reves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illumine transporterent litteralement le Torero, qui, ne sachant s'il etait eveille ou s'il revait, s'ecria: --Il faudrait etre frappe de folie pour ne pas accepter. Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse desinvolture des millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos Etats, vous enfin qui m'eblouissez par l'evocation d'une prestigieuse puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part? Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du Torero, lentement, en egrenant chaque syllabe: --Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance. Et le fixant toujours d'un regard aigu: --Il reste a regler la facon dont se fera le partage. Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en connaisseur. --Il est necessaire que vous sachiez, dit-elle doucement. Tres galamment, il repondit: --Ce que vous ferez sera bien fait. --Ce partage se fera de la maniere la plus simple et la plus naturelle. Elle le laissa en suspens un inappreciable instant et brusquement elle porta le coup: --Je serai votre epouse! Le Torero bondit. Il s'attendait a tout, hormis a une pretention semblable, formulee d'une maniere si anormale, qui n'etait pas sans le choquer quelque peu. Il tombait de tres haut. Fini le reve prestigieux; il se trouvait face a face avec la realite brutale. Il lui semblait que ce n'etait pas la meme femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de l'emballement, cette incomparable beaute avait excite en lui le desir. Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait peur. Dans sa stupeur, il ne put que begayer: --M'epouser! Vous! madame! vous! Fausta comprit que c'etait l'instant critique. Elle se redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irresistible, et adoucissant l'eclat de son regard: --Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque que vous allez etre? --Je vois, dit don Cesar, qui recouvrait toute sa lucidite, je vois que vous etes, en effet, la jeunesse meme, et quant a la beaute, jamais, je le crois sincerement, nulle beaute n'egala la votre. Mais... --Mais?... Dites toute votre pensee... --Eh bien, oui, je dirai toute ma pensee. Je vous dirai en toute sincerite que je me crois tout a fait indigne du tres grand honneur que vous me voulez faire. Vous etes trop souveraine et pas assez... femme. Fausta eut un sourire quelque peu dedaigneux. --Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'etes pas assez de votre cote. Vous n'etes plus un homme: vous etes un roi. Il faut vous habituer a voir et a penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante de penser qu'il pouvait etre question d'amour entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant d'etre femme, de meme que l'homme doit s'effacer en vous devant le souverain. Le Torero hocha la tete d'un air peu convaincu: --Ces sentiments vous sont naturels a vous qui etes nee souveraine et avez vecu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et, si mon coeur parle, j'ecoute ce qu'il me dit. Audacieusement, elle dit: --Et votre coeur est pris. Tres simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec fermete, il repondit en s'inclinant tres bas: --Oui, madame. -Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant. L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens. --C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est donne une fois, il ne se reprend plus. Fausta haussa dedaigneusement les epaules. --Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait en etre autrement. Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus doucement: --Allez, prince, et revenez apres-demain. Ne parlez pas, vous dis-je. J'attends votre retour avec confiance. Votre reponse ne peut pas ne pas etre conforme a mes desirs. Allez. Et, d'un geste doux et imperieux a la fois, elle le congedia sans qu'il eut pu dire ce qu'il avait a dire: Le Torero parti, Fausta reflechit longuement. Elle avait tres bien compris ce qui s'etait passe dans l'esprit du Torero. Elle avait vu dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer hautement son amour pour la petite bohemienne: mis en demeure de choisir entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince, sans hesiter, eut refuse la couronne pour conserver son amour. Fausta avait senti cela, et c'est en pensant a cela qu'elle avait dit: "N'accomplissez pas l'irreparable." Elle restait a sa place, tres soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourne au gre de ses desirs. Le prince lui echappait. Tout n'etait pas perdu cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevee, elle ne doutait pas qu'il ne vint a elle, soumis et obeissant. Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion, degrime, ayant repris sa personnalite, parut avec son sourire obsequieux. Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des instructions detaillees concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo s'eclipsa sans doute pour proceder a l'execution immediate des ordres recus. Fausta demeura encore une fois seule. Elle alla droit a un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu'elle considera longuement avant de le cacher dans son sein, en murmurant: "Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le remettre a M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups. D'abord, je me concilie l'amitie du grand inquisiteur et du roi. S'ils ont des soupcons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je trouve securite et liberte d'action. Ensuite, tout ce que le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son successeur. Elle reflechit une seconde, et: "Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin a M. d'Espinosa? Voila sa mission manquee, lui qui a promis de rapporter ce parchemin a Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je me debarrasse peut-etre en meme temps de Pardaillan. Avec ses idees speciales, il est capable de se croire Deshonore." Et avec un sourire terrible: "Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit deshonore et qu'il ne peut laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource: le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... C'est a voir!..." Elle demeura encore un moment reveuse, et ce nom de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils, et elle songea: "Myrthis! Ou peut bien etre Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant." Elle reflechit encore un moment et murmura: "Oui, tout ceci sera liquide rapidement, soit que je reussisse, soit que j'echoue. Il sera temps de rechercher mon fils." Ayant pris cette resolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et jeta un ordre a la suivante, accourue. Quelques instants plus tard, la litiere de Fausta s'arretait devant le vestibule d'honneur du grand inquisiteur, loge au palais. Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, a qui, en echange de certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanement la fameuse declaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne heritier de la couronne de France. IV ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO En quittant Fausta, le Torero s'etait dirige en hate vers l'auberge de la Tour, ou il avait laisse celle qu'il considerait comme sa fiancee confiee aux bons soins de la petite Juana. Il allait d'un pas accelere, sans se soucier des passants qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda... Chose etrange, maintenant qu'il n'etait plus captive par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance qu'elle lui avait contee n'etait qu'un roman imagine en vue d'il ne savait quelle mysterieuse intrigue. "Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je ete assez sot pour me laisser abuser a ce point? Le brave homme qui m'a eleve et qui m'a donne maintes preuves de sa loyaute et de son devouement m'a toujours assure que mon pere avait ete mis a la torture sur l'ordre du roi et que, pour etre bien assure de la bonne execution de cet ordre, il avait tenu a assister lui-meme a l'epouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut pas etre mon pere." Et avec une ironie feroce: "Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitie seulement que j'aie pu m'arreter un instant a pareille folie! Suis-je fait pour etre roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction d'une stupide vanite, j'aurai sacrifie ma liberte, mes amis, mon amour et lie mon sort a celui de Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon a tuer des milliers de mes semblables pour l'assouvissement de son ambition a elle! Sans compter que je me donnerai la un maitre redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royaute. Torero je suis. Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! Je demanderai a mon ami, M. de Pardaillan, de m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Presente par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunte pour ne pas faire mon chemin, honnetement, sans crime et sans felonie. Allons, c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui." En monologuant de la sorte, il etait arrive a l'hotellerie, et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas a surmonter, qu'il penetra dans le cabinet de la mignonne Juana. Il fut rassure tout de suite. La Giralda etait la, bien tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque du meme age toutes les deux, aussi jolies, de meme condition, vives et rieuses, aussi franches, elles etaient devenues tout de suite une paire d'amies. Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancee de ce jeune prince pour qui il s'etait pris d'une soudaine et vive sympathie. Lorsque Pardaillan s'etait reveille, apres avoir dormi une partie de la matinee, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part du desir exprime par don Cesar de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son epee--cette epee qu'il avait ramassee sur le champ de bataille, lors de sa lutte epique avec les estafiers de Fausta--et il etait descendu, sans perdre un instant, se mettre a la disposition de la petite Juana. Il s'etait place de facon a barrer la route a quiconque eut ete assez temeraire pour penetrer dans le cabinet sans l'assentiment de la maitresse du lieu. Et, a le voir si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles s'etaient senties plus en surete que si elles avaient ete sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du roi. Le premier mot de Pardaillan fut pour dire: --Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Ou est-il donc? Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incredule: --Est-ce bien serieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce titre d'ami a un aussi pietre personnage que le Chico? --Ma chere enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un pietre personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude de subordonner mes sentiments a la condition sociale de ceux a qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis extremement reserve dans mes amities, ce sera une maniere de vous dire que le Chico merite tout a fait ce titre. --Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en parle de si elogieuse facon? --Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous desirez en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquerir mon estime. Pour le moment, tenez pour tres serieux que je le considere reellement comme un ami et repondez, s'il vous plait, a ma question: Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis a vous aussi, ma jolie Juana? Il sembla a Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la facon dont le chevalier prononca ces dernieres paroles. Mais, avec le seigneur francais, il n'etait jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si singuliere maniere de s'exprimer, il avait un sourire surtout si deconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arreta-t-elle pas a ce soupcon, et avec une moue enfantine: --Il m'agacait, dit-elle, je l'ai chasse. --Oh! oh! quel mefait a-t-il donc commis? --Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot. --Un sot!... le Chico! Voila ce que vous ne me ferez pas croire. C'est un garcon tres fin au contraire, tres intelligent, et qui vous est, je crois, tres attache. J'espere que ce renvoi n'est pas definitif et que je le reverrai bientot ici. --Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu drole aussi ehonte, aussi depourvu d'amour-propre. --Avec vous, peut-etre, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air depite avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi benevolement que vous dites. --Il est de fait qu'il a la tete assez pres du bonnet et ce n'est pas a sa louange, convenez-en. --Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, a moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hotesse. Comme bien on pense, Juana aurait ete bien en peine de refuser quoi que ce soit a Pardaillan. La grace fut donc magnanimement accordee. Bien mieux, on courut a la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable. Pardaillan comprit que le nain avait du se terrer dans son gite mysterieux et il n'insista pas davantage. Reduit a la seule conversation des deux jeunes filles, il commencait a trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le delivrer. La Giralda se doutait bien que son fiance avait du se rendre chez cette princesse qui pretendait connaitre sa famille et se disait en mesure de lui reveler le secret de sa naissance. Mais, comme don Cesar etait parti sans lui dire ou il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu qu'elle savait. Cela, d'autant plus aisement que Pardaillan, avec sa discretion outree, s'abstint soigneusement de toute allusion a l'absence du Torero. Il pensait que, pour que don Cesar fut resolu a s'absenter alors qu'il croyait sa fiancee en peril, c'est qu'il devait y avoir necessite imperieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancee: il veillait. Il se demandait bien, non sans inquietude, ou pouvait etre alle le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui. Quoi qu'il en soit, l'arrivee du Torero lui fut tres agreable. Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux qu'il affectionnait. De son cote, le Torero eprouvait l'imperieux besoin de se confier a un ami. Non pas qu'il hesitat sur la conduite a tenir, non pas qu'il eut des regrets de la determination prise de refuser les offres de Fausta, mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il etait persuade qu'un esprit delie comme celui du chevalier saurait projeter la lumiere sur ces obscurites. Resolu a tout dire a son nouvel ami, apres avoir remercie la petite Juana avec une effusion emue, apres l'avoir assuree de son eternelle gratitude, il entraina le chevalier dans une petite salle ou il lui serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans temoin, et en meme temps de surveiller de pres l'entree du cabinet ou il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancee etait menacee. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il se tenait sur ses gardes. Lorsqu'ils se trouverent seuls, attables devant quelques flacons poudreux, le Torero dit: --Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison ou nous nous sommes introduits cette nuit et ou j'ai trouve ma fiancee appartient a une princesse etrangere? Pardaillan savait parfaitement a quoi s'en tenir. Neanmoins, il prit son air le plus ingenument etonne pour repondre: --Non, ma foi! J'ignorais completement ce detail. --Cette princesse pretend connaitre le secret de ma naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis alle la voir. Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il allait porter a ses levres, et malgre lui s'ecria: --Vous avez vu Fausta? --Je reviens de chez elle. --Diable! grommela Pardaillan, voila ce que je craignais. --Vous la connaissez donc? --Un peu, oui. --Quelle femme est-ce? --C'est une jeune femme... Au fait, quel age a-t-elle? Vingt ans, peut-etre, peut-etre trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous avez du le remarquer, je presume... Le Torero hocha doucement la tete. --Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarque en effet. Je desire savoir quelle sorte de femme elle est. --Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et genereuse en proportion de sa fortune. On la dit tres puissante aussi. C'est elle qui a renverse le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son trone le jouteur le plus terrible de cette epoque, le pape Sixte-Quint. Et, ici meme, je ne serais pas surpris qu'elle reussit a dominer votre roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous facher, et M. d'Espinosa lui-meme, qui me parait autrement redoutable que son maitre. Le Torero ecoutait avec une attention passionnee. Il sentait confusement que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'etait une nature tres fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connut le chevalier que depuis peu, il n'avait pas ete long a remarquer que cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de devoiler. --Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut avoir confiance en elle. --Ah! tres bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en Fausta! Cela depend d'une foule de considerations qu'elle est seule a connaitre, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machine--et elle a parfois la franchise de vous prevenir--vous pouvez vous en rapporter a elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-etre prudent de s'informer jusqu'a quel point aide et assistance lui seront profitables a elle-meme. Il serait au moins imprudent de compter sur elle des l'instant ou vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez ete aussi pres de votre derniere heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance. --C'est qu'elle m'a revele des choses extraordinaires. Et je ne serais pas fache de savoir jusqu'a quel point je dois preter creance a ses paroles. --Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit a son point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond pas toujours a la verite exacte. Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait a proceder par questions directes. Il jugea que le mieux etait de conter point par point les differentes parties de son entrevue. --Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez etre etonne. Elle pretend que je suis... fils de roi! Pardaillan ne parut nullement etonne. --Pourquoi pas, don Cesar? J'ai toujours pense que vous deviez etre de tres illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgre la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue. --Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de la a etre de sang royal, et, qui mieux est, heritier d'un trone, le trone d'Espagne, avouez qu'il y a loin. --Je ne dis pas non. Cela ne me parait pas impossible pourtant, et j'avoue, quant a moi, que vous feriez figure de roi autrement noble et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui regne sur les Espagnes. --Vous ajouteriez foi a de pareilles billevesees? --Pourquoi pas? Et, avec une intonation etrange, le chevalier ajouta: --N'avez-vous pas ajoute foi a ces billevesees, comme vous dites? --Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de sotte vanite et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai reflechi depuis, et maintenant... --Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil petilla. --Je comprends l'absurdite d'une pareille assertion. --Je confesse que je ne vois rien d'absurde la. --Peut-etre auriez-vous raison en ce qui concerne la pretention elle-meme. Ce qui la rend absurde a mes yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent. --Expliquez-vous. --Voyons, est-il admissible que, fils legitime du roi et d'une mere irreprochable, j'aie ete poursuivi par la haine aveugle de mon pere? Qu'on en ait ete reduit, pour sauver les jours menaces de l'enfant, a l'enlever, le cacher, l'elever--si on peut dire, car, en resume, je me suis eleve tout seul--obscur, pauvre, desherite? --Cela peut paraitre etrange. Mais, etant donne le caractere feroce, ombrageux a l'exces du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de tout a fait impossible a ce qui peut paraitre un roman. Le Torero secoua energiquement la tete. --Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans lesquelles j'ai ete eleve sont normales, naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout dire. Ces memes conditions me paraissent tout a fait inadmissibles dans un cas normal et legitime... tel que la naissance de l'heritier legitime d'un trone. Ayant dit ces mots avec une conviction evidemment sincere, le Torero demeura un moment reveur. Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-meme: "Pas si mal raisonne que cela." Cependant le Torero reprenait: --Et quand bien meme je serais le fils du roi, quand bien meme Mme Fausta etalerait a mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle detient, parait-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise? Je refuserais de reconnaitre le roi pour mon pere, je m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaitrais, je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom. --Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux petillaient. --Voyons, chevalier, si le roi, mon pere, me tendait les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'efforcait de reparer le passe, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite? --Si votre pere vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait. --N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre. --Diable! que vous offre-t-on? --On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En echange de ces millions et de ces concours, on me propose de me dresser contre mon pretendu pere. Mon premier acte de fils sera un acte de rebellion envers mon pere. --C'est a la tete d'une armee que je prendrai contact avec ce pere, et c'est les armes a la main que je lui adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilie, bafoue, vaincu, je lui imposerai de me reconnaitre officiellement pour son heritier. Voila ce que l'on m'offre, ce que l'on me propose, chevalier. --Et vous avez accepte? --Chevalier, vous etes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous considere comme un frere aine que j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de cache pour vous. Or, vous qui m'avez temoigne estime et confiance, apprenez a me connaitre et sachez que j'ai commis cette mauvaise action de songer a accepter. --Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne a prendre. --Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait presente les choses de telle maniere, je crois. Dieu me pardonne, que la raison m'abandonnait: j'etais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'etais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse a ce moment m'a fait une derniere proposition, ou, pour mieux dire, m'a pose une derniere condition. --Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il retournait. --La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes conquetes en devenant ma femme. --He! vous ne seriez pas si a plaindre, persifla Pardaillan. On vous offre la fortune, un trone, la gloire, des conquetes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espere bien que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi merveilleuses. --Ne raillez pas, chevalier, c'est cette derniere proposition qui m'a sauve. J'ai songe a ma petite Giralda qui m'a aime de tout son coeur alors que je n'etais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la menacait, oh! d'une maniere detournee. J'ai compris qu'en tout cas elle serait la premiere victime de ma lachete, et que, pour me hausser a ce trone, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente amoureuse sacrifiee. Et j'ai ete, je vous jure, bien honteux. "Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, apres celle-la, nier ta puissance!" Et tout haut, d'un air railleur: --Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser. --Je n'ai pas eu le temps de refuser. --Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur. --La princesse ne m'a pas laisse parler. Elle a exige que ma reponse fut renvoyee a apres-demain. --Pourquoi ce delai? fit Pardaillan en dressant l'oreille. --Elle pretend que demain se passeront des evenements qui influeront sur ma decision. --Ah! quels evenements? --La princesse a formellement refuse de s'expliquer sur ce point. On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait l'attentat premedite sur sa personne, que lui avait annonce Fausta. Celle-ci avait parle d'une armee mise sur pied, d'emeute, de bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait considerablement exagere. Il croyait donc a une vulgaire tentative d'assassinat, et eut rougi de paraitre implorer un secours pour si peu. Il devait amerement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur. Pardaillan de son cote cherchait a demeler la verite dans les reticences du jeune homme. Il n'eut pas de peine a la decouvrir, puisqu'il avait entendu Fausta adjurer les conjures de se rendre a la corrida pour y sauver le prince menace de mort. Il conclut en lui-meme: "Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai la, moi aussi." Et tout haut, il dit: --Je disais bien, tout n'est pas perdu. Apres-demain vous pourrez dire a la princesse que vous acceptez d'etre son heureux epoux. --Ni apres-demain ni jamais, dit energiquement le Torero. J'espere bien ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au trone qu'on veut me faire voler. Et, quand bien meme je serais fils du roi, quand bien meme j'aurais droit a ce trone, ma resolution est irrevocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentit a me reconnaitre spontanement. Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant a l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me suffit. Les yeux de Pardaillan petillaient de joie. Il le sentait bien sincere, bien determine. Neanmoins, il tenta une derniere epreuve. --Bah! fit-il, vous reflechirez. Une couronne est une couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez desinteresse pour refuser la supreme puissance. --Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas a me faire changer d'idee. Laissez-moi plutot vous demander un service. --Dix services, cent services, dit le chevalier tres emu. --Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette reponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien, a moi et a la Giralda. --C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan. --Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous emmener avec vous dans votre beau pays de France? --Morbleu! c'est la ce que vous appelez demander un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant a tenir compagnie a un vieux routier tel que moi! --Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez a traiter ici seront terminees, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je pourrais me faire ma place au soleil, sans deroger a l'honneur. --Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y perdrai mon nom. --Autre chose, dit le Torero avec une emotion contenue: s'il m'arrivait malheur... --Ah! fit Pardaillan herisse. --Il faut tout prevoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, protegez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me promettre cela? --Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancee sera ma soeur, et malheur a qui oserait lui manquer. --Me voici tout a fait rassure, chevalier. Je sais ce que vaut votre parole. --Eh bien, eclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez eprouve un dechirement a renoncer a la couronne qu'on vous offrait, soyez console, car vous n'etes pas plus fils du roi Philippe que moi. --Ah! je le savais bien! s'ecria triomphalement le Torero. Mais, vous-meme, comment savez-vous? --Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'etes pas le fils du roi, vous n'aviez aucun droit a la couronne offerte. Et avec une gravite qui impressionna le Torero: --Mais vous n'avez pas le droit de hair le roi Philippe. Il vous faut renoncer a certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime, vous m'entendez, un crime! --Chevalier, dit le Torero aussi emu que Pardaillan, si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Des l'instant ou vous affirmez que mon projet serait criminel, j'y renonce. --Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en feliciter. Vous viendrez en France, pays ou l'on respire la joie et la sante; vous y epouserez votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup d'enfants. Et Pardaillan eclata de son bon rire sonore. Le Torero, entraine, lui repondit en riant aussi. --Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison. Je crois a ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous portez bonheur a vos amis. Pardaillan le considera un moment d'un air reveur. --C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est restee gravee la--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on appelait la bohemienne Saizuma, et qui en realite portait un nom illustre qu'elle avait oublie elle-meme, une serie de malheurs terrifiants ayant trouble sa raison, Saizuma donc m'a dit la meme chose, a peu pres dans les memes termes. Seulement elle ajouta que je portais le malheur en moi, ce qui n'etait pas precisement pour m'etre agreable. Et il se replongea dans une reverie douloureuse, a en juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il evoquait un passe, proche encore, passe de luttes epiques, de deuils et de malheurs. Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans le savoir, eveille en lui de penibles souvenirs, et pour le tirer de sa reverie il lui dit: --Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouve en presence d'un certain intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du "monseigneur" a tout propos et meme hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur veritable signification. Elle aussi m'a appele monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononce par l'intendant, place dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais jamais soupconnee. Elle serait arrivee a me persuader que j'etais un grand personnage. --Oui, elle possede au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit a ce titre. --Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? fit en riant le Torero. --Je le devrais, dit serieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants. --Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacee? --Je crois que vous ne serez reellement en surete que lorsque vous aurez quitte a tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comble de joie. Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent emu: --Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois a ma naissance mysterieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout a des gens qui savent et qui semblent s'etre fait une loi de se taire? Vivement emu, Pardaillan dit avec douceur: --Tres peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la verite. --Ne me la ferez-vous pas connaitre? Pardaillan eut une seconde d'hesitation, et: --Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop penible. Je vous dirai donc tout. --Quand? fit vivement le Torero. --Quand nous serons en France. Le Torero hocha douloureusement la tete. --Je retiens votre promesse, dit-il. Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air detache: --Vous prendrez part a la course de demain? --Sans doute. --Vous etes absolument decide? --Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y paraitre. On ne se derobe pas a un ordre du roi. Puis il est une autre consideration qui me met dans l'obligation d'obeir. Je ne suis pas riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituee de jeter des dons dans l'arene quand j'y parais. Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le seul pour qui le temoignage des spectateurs se traduise par des especes monnayees, je n'en suis pas humilie. Le roi d'ailleurs preche d'exemple. A tout prendre, c'est un hommage comme un autre. --Bien, bien, j'irai donc voir de pres ce que c'est qu'une course de taureaux. Les deux amis passerent le reste de la journee a causer et ne sortirent pas de l'hotellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le lendemain. V DANS L'ARENE A l'epoque ou se deroulent les evenements que nous avons entrepris de narrer, _alancear en coso_, c'est-a-dire jouter de la lance en champ clos, etait une mode qui faisait fureur. Les tournois a la francaise etaient completement delaisses et, du grand seigneur au modeste gentilhomme, chacun tenait a honneur de descendre dans l'arene combattre le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'etait suivie que par la noblesse. Le peuple ne prenait pas part a la course et se contentait d'y assister en spectateur. Le sire qui descendait dans l'arene--roi, prince ou simple gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier role: le matador. En meme temps, il etait aussi le picador, puisque, comme ce dernier il etait monte, barde de fer et arme de la lance. Aucun reglement ne venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvat sa peau, tous les moyens lui etaient bons. Les autres roles etaient tenus par les gens de la suite du combattant: gentilshommes, pages, ecuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant l'etat de fortune du maitre; ils avaient pour mission de l'aider, de detourner de lui l'attention du taureau, de le defendre en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvise pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'epee ce trophee. Tres rares etaient les braves qui se risquaient a ce jeu terriblement dangereux. Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu ordinaire des rejouissances publiques, avait ete livree a de nombreuses equipes d'ouvriers charges de l'amenager selon sa nouvelle destination. La piste, le toril, les gradins destines aux seigneurs invites par le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de facon toute rudimentaire. C'est ainsi que les principaux materiaux utilises pour la construction de l'arene consistaient surtout en charrettes, tonneaux, treteaux, caisses, le tout habilement deguise et assujetti par des planches. La corrida etant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins avaient ete construits a cet effet. En dehors de ces gradins, les fenetres et les balcons des maisons bordant la place etaient reserves a de grands seigneurs. Le roi lui-meme prenait place au balcon du palais. Ce balcon, tres vaste, etait agrandi pour la circonstance, orne de tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se massaient derriere le roi. Le populaire s'entassait sur la place meme, en des espaces limites par des cordes et gardes par des hommes d'armes. Le seigneur qui prenait part a la course faisait generalement dresser sa tente richement pavoisee et ornee de ses armoiries. C'est la que, aide de ses serviteurs, il s'armait de toutes pieces, la qu'il se retirait apres la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il etait blesse. C'etait, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace etait reserve a son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle etait nombreuse. Pour ne pas deroger a l'usage, le Torero s'etait rendu de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-meme son installation tres modeste--nous savons qu'il n'etait pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait. En effet, a l'encontre des autres toreros qui, armes de pied en cap, etaient montes sur des chevaux solides et fougueux, revetus de caparacons de combat, don Cesar se presentait a pied. Il dedaignait l'armure pesante et massive et revetait un costume de cour d'une elegance sobre et discrete qui faisait valoir sa taille moyenne, mais admirablement proportionnee. Le seul luxe de ce costume residait dans la qualite des etoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches. Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bete en fureur, et une petite epee de parade en acier forge, qui etait une merveille de flexibilite et de resistance. L'epee ne devait lui servir qu'en cas de peril extreme. Jamais, jusqu'a ce jour, il ne s'en etait servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dexterite merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien a braver le taureau, a l'agacer jusqu'a la fureur, mais se refusait energiquement a le frapper. Sa suite se composait generalement de deux compagnons qui le secondaient de leur mieux, mais a qui don Cesar ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le prenaient jamais au depourvu, et l'on eut pu croire qu'il les devinait. En cas de peril, les deux compagnons s'efforcaient de detourner l'attention du taureau. En arrivant sur l'emplacement qui lui etait reserve, le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente a cote de laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, avait cherche a differentes reprises a s'emparer de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On concoit que ce voisinage, peut-etre intentionnel, ne pouvait lui etre agreable. Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une grande discussion entre la Giralda et don Cesar. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancee de s'abstenir de paraitre a la course et de rester prudemment cachee a l'auberge de la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle que perdue dans la foule. Mais la Giralda voulait etre la. Elle savait bien que le jeu auquel allait se livrer son fiance pouvait lui etre fatal. Elle n'eut rien fait ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eut pu l'empecher de se rendre sur les lieux ou son amant risquait d'etre tue. La mort dans l'ame, le Torero dut se resigner a autoriser ce qu'il lui etait impossible d'empecher. Et la Giralda, paree de ses plus beaux atours, etait partie avec le Torero pour se meler au populaire. Naturellement, elle aurait prefere aller s'asseoir sur les gradins tendus de velours qu'elle apercevait la-bas. Mais il eut fallu etre invitee par le roi, et, pour etre invitee, il eut fallu qu'elle fut de noblesse. Elle n'etait qu'une humble bohemienne, elle le savait, et, sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort qui etait le sien. Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda etait aussi connue, aussi aimee que le Torero lui-meme. Or, parmi la foule ou elle se glissait a la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec cette galanterie outree, particuliere aux Espagnols, avec force oeillades et madrigaux, les hommes s'effacaient, lui faisaient place. C'est ainsi qu'elle etait parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvat seule a l'endroit ou elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants, empresses, mais respectueux. Jusqu'aux deux soldats de garde a cet endroit qui lui temoignerent leur admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, a passer de l'autre cote de la corde, ou elle serait seule, ayant de l'air et de l'espace devant elle, delivree de l'atroce torture de se sentir pressee, de toutes parts, a en etouffer. Un escabeau, apporte la par elle ne savait qui, pousse de main en main jusqu'a elle, lui fut offert galamment et la voila assise en deca de l'enceinte reservee au populaire. En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec les deux soldats, raides comme a la parade, places a sa droite et a sa gauche, avec ce groupe compact de cavaliers places derriere elle, elle apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son eclatante beaute, sous la lumiere eblouissante d'un soleil a son zenith, comme la reine de la fete, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs. Peut-etre se fut-elle inquietee du soin avec lequel tous, galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussee jusqu'a cette place d'honneur, peut-etre eut-elle eprouve quelque apprehension a la vue de ces mines patibulaires. Peut-etre, si elle avait regarde plus attentivement les malgre la chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, deteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes releve par des rapieres demesurement longues, les ceintures garnies de dagues de toutes les dimensions, son etonnement et son inquietude se fussent indubitablement changes en effroi. Mais la Giralda, toute a son bonheur de se voir si merveilleusement placee, ne remarqua rien. Pardaillan etait parti de l'hotellerie vers les deux heures. La course devant commencer a trois heures, il avait une heure devant lui pour franchir une distance qu'il eut pu facilement parcourir en un quart d'heure. Derriere lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du gentilhomme qui le precedait, trop occupe qu'il etait a egrener un enorme chapelet qu'il avait a la main. Seulement, de distance en distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait un signe imperceptible, tantot a quelque mendiant, tantot a un soldat, tantot a un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, apres avoir repondu par un autre signe, s'elancait aussitot vers une destination inconnue. Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, que diable! N'etait-il pas invite directement par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on ne trouvat pas une place convenable pour le representant de Sa Majeste le roi de France! Quand a se dire qu'apres son algarade de l'avant-veille, ou il avait si fort malmene, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux memes de Sa Majeste a qui, pour comble, il avait parle de facon plutot cavaliere; quant a se dire qu'il serait peut-etre prudent a lui de ne pas se montrer a de puissants personnages qui, surement, devaient lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas. Pas davantage il ne pensa a Mme Fausta, qui, certainement, devait etre furieuse d'avoir vu s'ecrouler le joli projet qu'elle avait forme de le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer a coups de banquette les estafiers qu'elle avait laches sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une ecorchure, desinvolte et narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti. Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque peu froisse a Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait completement l'arrivee a Seville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc et le cardinal, reconcilies dans leur haine commune de Pardaillan, attendaient impatiemment d'etre remis de leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloues, pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur avait mis a leur disposition. Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour lequel il s'etait pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui de son bras. Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avancant d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait aprement, il avait l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'epee. De temps en temps il se retournait d'un air indifferent. Mais le moine qui le suivait toujours, pas a pas, avait l'air si confit en devotion qu'il ne lui vint pas a l'esprit que ce pouvait etre un espion qui le serrait de pres. Il n'etait pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit a renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste. "Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!" Du coup le moine suiveur fut completement dedaigne. Le souvenir des decisions prises par Fausta, dans la reunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint a la memoire. "Diable! fit-il, devenu soudain serieux, je pensais qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'apercois que la chose est autrement grave que je n'imaginais." D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que l'epee jouait aisement dans le fourreau. Mais alors il s'arreta net au milieu de la rue. "Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?" Cela, c'etait sa rapiere. On se souvient qu'il avait perdu son epee en sautant dans la chambre au parquet truque. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion, laches sur lui par Fausta, il avait ramasse la rapiere echappee des mains d'un eclope et l'avait emportee. Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'epee a la main, il confiait litteralement son existence a la solidite de sa lame. L'adresse et la force se trouvaient annihilees si le fer venait a se briser. Les regles du combat etant loin d'etre aussi severes que celles d'a present, un homme desarme etait un homme mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitie, sans qu'il y eut forfaiture. On concoit des lors l'importance capitale qu'il y avait a ne se servir que d'armes eprouvees et le soin avec lequel ces armes etaient verifiees et entretenues par leur proprietaire. Pardaillan, expose plus que quiconque, apportait un soin meticuleux a l'entretien des siennes. De retour a l'auberge il avait mis de cote l'epee conquise, reservant a plus tard d'eprouver l'arme. Il avait incontinent choisi dans sa collection une autre rapiere pour remplacer celle perdue. Or, Pardaillan venait de s'apercevoir la, dans la rue, que la rapiere qu'il avait au cote etait precisement celle qu'il avait ramassee la veille et mise de cote. "C'est etrange, murmurait-il a part lui. Je suis pourtant sur de l'avoir prise a son clou. Comment ai-je pu etre distrait a ce point?" Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'epee du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air. "Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ebahi, je jurerais que ce n'est pas la l'epee que j'ai ramassee chez Mme Fausta. Celle-ci me parait plus legere." Il reflechit un moment, cherchant a se souvenir: "Non, je ne vois pas. Personne n'a penetre dans ma chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!..." Un moment il eut l'idee de retourner a l'auberge changer son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se livra a un nouvel examen de la rapiere. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible resistante, bien en main quant a la garde, tres longue, comme il les preferait, il ne decouvrit aucun defaut, aucune tare; ne vit rien de suspect. Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les epaules et en bougonnant: "Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traitres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maitre poltron. La rapiere est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas notre temps a l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses autour de moi." En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraitre naturelles a un etranger, mais qui ne pouvaient manquer d'eveiller l'attention d'un observateur comme Pardaillan. A l'heure qu'il etait, la plus grande partie de la population s'ecrasait sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure a peine separant l'instant ou la course commencerait. Les rues etaient a peu pres desertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les boutiques etaient fermees. Les portes et les fenetres etaient cadenassees et verrouillees. On eut dit d'une ville abandonnee. Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place sur le lieu de la course s'etaient calfeutres chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mysterieux avait fait se fermer hermetiquement portes et fenetres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant la place? Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes d'armes occuper les rues etroites qui aboutissaient a cette place. Et, au bout des rues ainsi occupees, des cavaliers s'echelonnaient, etablissant un vaste cordon autour de cette place. Ces soldats laissaient passer sans difficultes tous ceux qui se rendaient a la course. Alors, que faisaient-ils la? Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient. Partout les memes dispositions etaient prises. C'etait d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons ou ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-la, chose beaucoup plus grave, des canons. Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il etait evident que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait impossible a quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir. Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas a s'y meprendre. Il lui semblait que, en meme temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, executee par des troupes adverses, il en eut jure, se dessinait nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en meme temps que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obeir a un mot d'ordre. En apparence, c'etait de paisibles citoyens qui voulaient, a toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exerce de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenes de corrida, des combattants. Des lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des conjures achetes par Fausta. Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, ce qui etait significatif, occupaient les memes rues, occupees par les troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de fortune s'improvisaient a la hate. Treteaux, tables, escabeaux, caisses defoncees, charrettes renversees s'empilaient pele-mele, etaient instantanement occupes par des groupes de curieux. Et Pardaillan se disait: "De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisement position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur reserve quelque joli coup de sa facon, dans lequel ils me paraissent donner tete baissee. Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent bien exposees." Ayant ainsi envisage les choses, tout autre que Pardaillan s'en fut retourne tranquillement, puisque, en resume, il n'avait rien a voir dans la dispute qui se preparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait sa logique a lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le monde. Apres avoir bien peste, il prit son air le plus renfrogne, et, par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il penetra dans l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre d'ambassadeur, invite personnellement par Sa Majeste. Et il se dirigea vers la place qui lui etait assignee. A ce moment, le roi parut sur son balcon, amenage en tribune. Un magnifique velum de velours rouge frange d'or, maintenu a ses extremites par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil. Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui etait le sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout, derriere le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent place sur l'estrade, chacun selon son rang. A cote d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honore le page d'un gracieux sourire et le second le tolerait a son cote, alors qu'il eut du se tenir derriere. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un riche coussin de velours etait place a la gauche de l'inquisiteur, sur lequel le page s'etait assis le plus naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'a tourner la tete a droite ou a gauche pour s'entretenir a part, soit avec son ministre, soit avec ce page a qui on accordait cet honneur extraordinaire. Le mysterieux page n'etait autre que Fausta. Fausta, le matin meme, avait livre a Espinosa le fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique heritier de la couronne de France. Le geste spontane de Fausta lui avait concilie la faveur du roi et les bonnes graces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonne la precieuse declaration du feu roi Henri III sans poser ses petites conditions. L'une de ces conditions etait qu'elle assisterait a la course dans la loge royale et qu'elle y serait placee de facon a pouvoir s'entretenir en particulier, a tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre condition, comme corollaire de la precedente, etait que tout messager qui se presenterait en prononcant le nom de Fausta serait immediatement admis en sa presence, quels que fussent le rang, la condition sociale; voire le costume de celui qui se presenterait ainsi. D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour etre certain qu'elle ne posait pas une telle condition par pure vanite. Elle devait avoir des raisons serieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait. Peut-etre tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan? Or, le roi avait une dent feroce contre ce petit gentilhomme, cette maniere de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilie, lui, le roi, et qui, non content de malmener ses fideles, dans sa propre antichambre, avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence qui reclamait un chatiment exemplaire. Des que le roi parut au balcon, les ovations eclaterent, enthousiastes, aux fenetres et aux balcons de la place, occupes par les plus grands seigneurs du royaume. Les memes vivats eclaterent aussi, nourris et spontanes, dans les tribunes occupees par des seigneurs de moindre importance. De la, les acclamations s'etendirent au peuple masse debout sur la place. La verite nous oblige a dire qu'elles furent, la, moins nourries. Le roi remercia de la main et, aussitot, un silence solennel plana sur cette multitude. C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, cherchant a gagner la place qui lui etait reservee. Car, d'Espinosa, conseille par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait escompte qu'il aurait l'audace de se presenter, et il avait pris ses dispositions en consequence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait ete reservee a l'envoye de S. M. le roi de Navarre. Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par consequent toutes les autres personnes assises, s'efforcait de regagner sa place. Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous exagerement imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans quelque brouhaha. D'autant plus que, fort de son droit, desireux de pousser la bravade a ses limites extremes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie exquise vis-a-vis des dames, se redressait, la moustache herissee, l'oeil etincelant, devant les hommes et ne menageait pas les bravades quand on ne s'effacait pas de bonne grace. Bref, cela fit un tel tapage qu'a l'instant les yeux du roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massees la se porterent sur le perturbateur qui, sans souci de l'etiquette, se dirigeait vers sa place, comme on monte a l'assaut. Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe. Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre a temoin du scandale. Le grand inquisiteur repondit par un demi-sourire qui signifiait: "Laissez faire. Bientot, nous aurons notre tour." Philippe approuva d'un signe de tete et se retourna, de facon a tourner le dos a Pardaillan qui atteignait enfin sa place. Or, une chose que Pardaillan ignorait completement, attendu qu'il etait toujours le dernier renseigne sur tout ce qui le touchait et qu'il etait peut-etre le seul a trouver tres naturelles les actions qu'on s'accordait a trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba Roja avait produit, a la cour comme en ville, une sensation enorme. On ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'emerveillait de la force surhumaine de cet etranger qui avait, comme en se jouant, desarme une des premieres lames d'Espagne, mate et corrige comme un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'etonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent n'eut pas ete chatie comme il le meritait. Lorsque Pardaillan parvint a sa place, il jeta un coup d'oeil machinal autour de lui et demeura stupefait. Il ne voyait que regards haineux et attitudes menacantes. Et, comme notre chevalier n'etait pas homme a se laisser defier, meme du regard, sans repondre a la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout a sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants, ayant aux levres un sourire de mepris qui faisait verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'etiquette. A ce moment, les trompettes lancerent a toute volee, dans l'air lumineux, l'eclat aigu de leurs notes cuivrees. C'etait le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. Mais, s'il eclatait a ce moment, c'etait par suite d'une meprise deplorable: un geste du roi mal interprete. Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment precis ou Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoye du roi de France. C'est ce que comprit le roi, qui, pale de fureur, se tourna vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en execution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprete les gestes du roi, et donne l'ordre aux trompettes de sonner, fut incontinent arrete et mis aux fers. Notre heros etait un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant de paraitre accepter comme un hommage rendu ce qui n'etait qu'un hasard fortuit. "Vive Dieu! dit-il a part soi, une politesse en vaut une autre." Et, avec son sourire le plus naivement ingenu, mais au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un geste theatral qu'il etait seul a posseder, il adressa a la tribune royale un salut d'une ampleur demesuree. Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait a ce moment pour jeter l'ordre d'arreter l'officier qui avait fait sonner les trompettes, le roi recut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme c'etait un sire profondement dissimule, il dut, en se mordant les levres de depit, repondre par un gracieux sourire, a seule fin de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et approuvait. C'etait plus que n'esperait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passe par la, bouleversant de fond en comble les sentiments intimes de ses feroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux levres, une moue de dedain, il songea que le sourire que le roi venait de lui accorder, moralement contraint et force, avait suffi pour changer la haine en adulation. VI LE PLAN DE FAUSTA Nous avons dit que le Torero s'etait trouve dans la desagreable obligation de dresser sa tente pres de celle de Barba Roja. Sans qu'il s'en doutat, ce voisinage deplaisant etait du a une intervention de Fausta. Voici comment: Le roi et son grand inquisiteur avaient resolu l'arrestation de don Cesar et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt annees d'attente n'avaient pu attenuer, etait cependant surpassee par la haine recente qu'il venait de vouer a l'homme coupable d'avoir douloureusement blesse son incommensurable orgueil. Si le roi n'obeissait qu'a sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait sans passion et n'en etait que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni haine, ni colere. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et methodique, mais resolu, comme l'etait d'Espinosa, cette crainte etait autrement dangereuse et plus terrible que la haine. De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et le conseiller d'un prince qui fut demeure sans nom et peu redoutable sans ce concours inespere. L'erreur de d'Espinosa etait de s'obstiner a voir un ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et desinteressee au possible de cet homme, si peu semblable aux hommes de son epoque, lui avait completement echappe. S'il eut mieux compris le caractere de son adversaire, il se fut rendu compte que jamais Pardaillan n'eut consenti a la besogne qu'on le soupconnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero avait manifeste l'intention de revendiquer des droits inexistants, etant donne les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de pretendant, comme on s'efforcait de le lui faire faire, Pardaillan lui eut tourne dedaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul soupcon d'une action qu'il etait incapable de concevoir, d'Espinosa commettait donc lui-meme une mechante action. Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire generosite de Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa etait gentilhomme. Comme tel, il avait foi en la parole donnee et en la loyaute de son adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprecier. Donc, d'Espinosa et le roi, son maitre, etaient d'accord sur ces deux points: la prise et la mise a mort de Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues qui existat entre eux, concernant Pardaillan, etait dans la maniere dont ils entendaient mettre a execution leur projet. Le roi eut voulu qu'on arretat purement et simplement l'homme qui lui avait manque de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques hommes. Pris, l'homme etait juge, condamne, execute. Tout etait dit. D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer a la majeste royale etait, a ses yeux, un crime que les supplices les plus epouvantables etaient impuissants a faire expier comme il le meritait. Mais qu'etait-ce que quelques minutes de tortures, comparees a l'enormite du forfait? Bien peu de chose, en verite. Avec un homme d'une force physique extraordinaire, jointe a une force d'ame peu commune, on pouvait meme dire que ce n'etait rien. Il fallait trouver quelque chose d'inedit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se prolongeat des jours et des jours en des transes, en des affres insupportables. C'est la que Fausta etait intervenue et lui avait souffle l'idee qu'il avait aussitot adoptee. Ce que devait etre le chatiment imagine par Fausta, c'est ce que nous verrons plus tard. Pour le moment, toutes les mesures etaient prises pour assurer l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-etre d'Espinosa, mieux renseigne qu'il ne voulait bien le laisser voir, avait-il pris d'autres dispositions mysterieuses concernant Fausta, et qui eussent donne a reflechir a celle-ci, si elle les avait connues. Peut-etre! Fausta etait d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de mettre a execution etait, en grande partie, son oeuvre a elle. La s'arretait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce qu'elle se jugeait impuissante a le frapper elle-meme, mais elle voulait sauver don Cesar, indispensable a ses projets d'ambition. Or, Fausta se trompait dans son appreciation du caractere du Torero, comme d'Espinosa s'etait trompe dans la sienne, sur celui de Pardaillan. Comme d'Espinosa, sur une erreur elle batit un plan qui, meme s'il se fut realise, eut ete inutile. La Giralda etant, dans son idee, l'obstacle, sa suppression s'imposait. Fausta avait jete les yeux sur Barba Roja pour mener a bien cette partie de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la passion sauvage du colosse pour la jolie bohemienne. Admirablement renseignee sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait que Barba Roja etait une brute incapable de resister a ses passions. Son amour, violent, brutal, etait plutot du desir sensuel que de la passion veritable. En revanche, a la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait infligee. Barba Roja s'etait pris pour Pardaillan d'une haine feroce. Si le hasard voulait que le colosse se trouvat la quand on procederait a l'arrestation du chevalier, il etait homme a oublier momentanement son amour pour se ruer sur celui qu'il haissait. Or, la besogne de Barba Roja etait toute tracee. A lui incombait le soin de debarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute necessite, qu'il s'en tint au role qu'elle lui avait assigne. Fausta n'avait pas hesite. L'intelligence de Barba Roja etait loin d'egaler sa force. Centurion, style par Fausta, etait arrive aisement a le persuader que Pardaillan etait epris de la bohemienne. Et, avec cette familiarite cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le dogue du roi, il avait conclu en disant: --Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous le lui renverrez... quelque peu endommage. Croyez-moi, c'est la une vengeance autrement interessante que le stupide coup de dague que vous revez. Barba Roja avait donne tete baissee dans le panneau. Par surcroit de precaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de prendre part a la course. Le roi s'etait fait tirer l'oreille. Il n'avait pas pardonne a son dogue une defaite qui lui paraissait trop facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait la une maniere de montrer que les coups de Pardaillan n'etaient pas, au demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empechaient pas celui qui les avait recus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures apres. Le roi s'etait laisse convaincre. Quant a Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgre que son bras le fit encore souffrir, il s'etait jure d'estoquer proprement son taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'etendait sur lui au moment ou, precisement, il avait lieu de se croire momentanement en disgrace. Par cette derniere precaution, Fausta s'etait sentie plus tranquille. Barba Roja, apres avoir couru son taureau, serait occupe avec la Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi evitee. Et, comme Fausta prevoyait tout, au cas ou Barba Roja, blesse par le taureau, ne pourrait participer a l'enlevement de la jolie bohemienne. Centurion et ses hommes opereraient sans lui, et a son lieu et place. Puisque nous faisons un expose de la situation des partis en presence, il nous parait juste, laissant pour un instant ces puissants personnages a leurs preparatifs, de voir un peu ce qu'on avait a leur opposer du cote adverse. D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, completement ignorante des dangers qu'elle court, naivement heureuse de ce qu'elle croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'elu de son coeur. D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des apprehensions, c'etait surtout au sujet de sa fiancee. Un secret instinct l'avertissait qu'elle etait menacee. Pour lui-meme, il etait bien tranquille. Ainsi qu'il l'avait dit a Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait considerablement exagere les dangers auxquels il etait expose. Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait interet a sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver etait d'etre assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force a se defendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas non plus dans les coulisses de l'arene, coulisses a ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc, toutes les histoires de Mme Fausta n'etaient que... des histoires. S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette insouciante quietude. Enfin, il y avait Pardaillan. Pardaillan, sans partisans, sans allies, sans troupes, sans amis, seul, absolument seul. Pardaillan, malheureusement, s'etait ecarte de l'excavation par ou il entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle souterraine, ou se reunissaient les conjures, au moment ou Fausta parlait a Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune fille fut menacee. En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero. Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait la et la mort seule eut pu l'empecher de tenir sa promesse. Chose incroyable, l'idee ne lui vint pas que les formidables preparatifs qui s'etaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser, que le Torero. De ce qu'il ne se croyait pas directement menace, il ne s'ensuit pas qu'il s'estimait en parfaite securite au milieu de cette foule de seigneurs, dont il sentait la sourde hostilite. Et, comme il sentait autour de lui gronder la colere, comme il ne voyait que visages renfrognes ou menacants, il se herissa plus que jamais, toute son attitude devint une provocation qui s'adressait a une multitude. Comme on le voit, la partie etait loin d'etre egale, et, comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'etre emporte par la tourmente. VII LA CORRIDA Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, a la place que d'Espinosa avait eu la precaution de lui faire garder, les trompettes sonnerent. C'etait le signal impatiemment attendu annoncant que le roi ordonnait de commencer. Barba Roja avait ete designe pour courir le premier taureau. Le deuxieme revenait a un seigneur quelconque dont nous n'avons pas a nous occuper; le troisieme, au Torero. Barba Roja, mure dans son armure, monte sur une superbe bete caparaconnee de fer comme le cavalier, se tenait donc a ce moment dans la piste, entoure d'une dizaine d'hommes a lui, charges de le seconder dans sa lutte. La piste etait, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y avaient que faire, mais eprouvaient l'imperieux besoin de venir parader la, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et les gradins. Necessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinement fixes sur la porte du toril, par ou devait penetrer la bete qu'il allait combattre. En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers charges de l'entretien de la piste, d'enlever les blesses ou les cadavres, de repandre du sable sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de mille et un petits travaux accessoires, dont la necessite urgente se revelait a la derniere minute. Lorsque les trompettes sonnerent, ce fut une debandade generale, qui excita au plus haut point l'hilarite des milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher un mince sourire a Sa Majeste. On savait que l'entree du taureau suivait de tres pres la sonnerie et, dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face a face avec la bete. Ce bref intermede, c'etait la comedie preludant au drame. Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barriere protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient a peine de se masser prudemment derriere son cheval, que, deja, le taureau faisait son entree. C'etait une bete splendide: noire tachetee de blanc, sa robe etait luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou enorme; la tete puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilees, etait fierement redressee, dans une attitude de force et de noblesse impressionnantes. En sortant du toril, ou depuis de longues heures il etait demeure dans l'obscurite, il s'arreta tout d'abord, comme ebloui par l'aveuglante lumiere d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se presentant noblement, les bravos saluerent son entree, ce qui parut le surprendre et le deconcerter. Bientot, il se ressaisit et il secoua sa tete entre les cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour etre proclame vainqueur; a moins qu'il ne preferat tuer le taureau, auquel cas le trophee lui revenait de droit, meme si la bete etait mise a mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen. Le taureau secoua plusieurs fois sa tete, comme s'il eut voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de suite, a l'autre extremite, il decouvrit le cavalier immobile, attendant qu'il se decidat a prendre l'offensive. Des qu'il apercut cette statue de fer, il se rua en un galop effrene. C'etait ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit a fond de train, la lance en arret. Et, tandis que l'homme et la bete, rues en une course echevelee foncaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule angoissee. Le choc fut epouvantablement terrible. De toute la force des deux elans contraires, le fer de la lance penetra dans la partie superieure du cou. Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour obliger le taureau a passer a sa droite, en meme temps qu'il tournait son cheval a gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, augmentee encore par la rage et la douleur, et le cheval, dresse droit sur ses sabots de derriere, agitait violemment dans le vide ses jambes de devant. Un instant, on put craindre qu'il ne tombat a la renverse, ecrasant son cavalier dans sa chute. Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derriere la bete, s'efforcaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques dont le fer, tres aiguise, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que l'on appelait la _media-luna_. Tout a coup, sans qu'on put savoir par suite de quelle manoeuvre, le cheval, degage, retombe sur ses quatre pieds, fila ventre a terre, se dirigeant vers la barriere, comme s'il eut voulu la franchir, tandis que le taureau poursuivait sa course en sens contraire. Alors, ce fut la fuite eperdue chez les auxiliaires de Barba Roja, personne, on le concoit, ne se souciant de rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant lui. Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant elle, la bete s'arreta, se retourna et chercha de tous les cotes, en agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'etait pas grave; elle avait eu le don de l'exasperer. Sa colere etait a son paroxysme et il etait visible--toutes ses attitudes parlaient un langage tres clair, tres comprehensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta a la place ou elle s'etait arretee et attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants. Etant donne les dispositions nouvelles de la bete, etant donne surtout qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il etait clair que la deuxieme passe serait plus terrible que la premiere. Barba Roja avait pousse jusqu'a la barriere. Arrive la, il s'arreta net et il fit face a l'ennemi. Il attendit un instant, tres court, et, voyant que le taureau semblait mediter quelque coup et ne paraissait pas dispose a l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut a sa rencontre en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eut ete a meme de le comprendre. --Taureau! criait-il a tue-tete, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lache! couard! chien couchant!... Le taureau, sournoisement, epiait les moindres gestes de l'homme qui avancait lentement, pret a saisir au bond l'occasion propice. Au fur et a mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accelerait son allure et redoublait d'injures vociferees d'une voix de stentor. C'etait d'ailleurs dans les moeurs de l'epoque. Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de repondre. Mais les spectateurs, qui se passionnaient a ce jeu terrible, se chargeaient de repondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour l'homme et criaient: "Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles! Donne-le a tes chiens! D'autres, au contraire, tenaient pour la bete et repondaient: "Viens-y! tu seras bien recu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu n'oseras pas y aller!" Et Barba Roja avancait toujours, s'efforcant de couvrir de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux adversaire, accelerant toujours son allure. Quand le taureau vit l'homme a sa portee, il baissa brusquement la tete, visa un inappreciable instant, et, dans une detente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait. Contre toute attente, il n'y eut pas collision. Le taureau, ayant manque le but, passa tete baissee a une allure desordonnee. Le cavalier, qui avait dedaigne de frapper, poursuivit sa route ventre a terre du cote oppose. Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit bondir, il obligea son cheval a obliquer a gauche. La manoeuvre etait audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement etre un ecuyer consomme, doue d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout etre absolument sur de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture fut douee d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec une precision admirable, elle eut un succes complet. Si le taureau avait charge avec l'intention manifeste de tuer, il n'en etait pas de meme du cavalier, qui ne visait qu'a enlever le flot de rubans. Effectivement, soit adresse reelle, confinant au prodige, soit--plutot--chance extraordinaire, le colosse reussit pleinement et, en s'eloignant a toute bride, dresse droit sur les etriers, il brandissait fierement la lance, au bout de laquelle flottait triomphalement le trophee de soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de cette course. Et la foule des spectateurs, electrisee par ce coup d'audace, magistralement reussi, salua la victoire de l'homme par des vivats joyeux, et c'etait toute justice, car ce coup etait extremement rare, et, pour se risquer a l'essayer, il fallait etre doue d'un courage a toute epreuve. Mais Barba Roja avait a faire oublier la lecon que lui avait infligee le chevalier de Pardaillan; il avait a se faire pardonner sa defaite et a consolider son credit ebranle pres du roi. Il n'avait pas hesite a s'exposer pour atteindre ce resultat, et son audace avait ete largement recompensee par le succes d'abord, ensuite par le roi lui-meme, qui daigna manifester sa satisfaction a voix haute. Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, apres en avoir fait hommage a la dame de son choix, se retirer de la lice. C'etait son droit. Mais, grise par son succes, enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus et mieux, et, bien qu'il eut senti son bras faiblir lors de son contact avec la bete, il resolut incontinent de pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau. C'etait d'une temerite folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait etre considere comme jeu d'enfant a cote de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait a poursuivre la course. En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commence par foncer au hasard, par instinct combatif. Des la premiere passe, il avait compris qu'il s'etait trompe. Chaque passe, denuee de succes, etait une lecon pour lui. Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et sa fureur restaient les memes, mais il acquerait la ruse qui lui avait fait defaut jusque-la. Le premier choc avait eu lieu non loin de la barriere, presque en face de Pardaillan. C'est la que le taureau avait eprouve sa premiere deception, la qu'il avait ete frappe par le fer de la lance, la qu'il revenait toujours. Le deloger du refuge qu'il s'etait choisi devenait terriblement dangereux. Afin de permettre a leur maitre de parader un moment en promenant le trophee conquis, les aides de Barba Roja s'efforcaient de detourner de lui l'attention de l'animal. Mais le taureau semblait avoir compris que, son veritable ennemi, c'etait cette enorme masse de fer a quatre pattes, comme lui, qui evoluait la-bas. C'etait de la qu'etait parti le coup qui l'avait meurtri. C'etait cela qu'il voulait meurtrir a son tour. Et, comme il se mefiait, maintenant, il ne bougeait pas du gite qu'il s'etait choisi. Il dedaignait les appels, les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agace, il se ruait sur ceux qui le harcelaient de trop pres, mais il ne continuait pas la poursuite et revenait invariablement a son endroit favori, comme s'il eut voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai. Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment parade, il s'affermit sur les etriers, assura sa lance dans son poing enorme et, voyant que la bete refusait de quitter son refuge, il prit du champ et fonca sur elle a toute vitesse. Comme elle avait deja fait une fois, la bete le laissa approcher et, quand elle le jugea a la distance qui lui convenait, elle bondit de son cote. Maintenant, ecoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme faisait obliquer son cheval a gauche, de telle sorte que la lance portat sur le cote droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait execute cette manoeuvre. Deux fois le taureau avait donne dans le piege et avait passe par le chemin que l'homme lui indiquait. Or, le taureau avait appris la manoeuvre. Deux lecons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait plus la lui faire. Donc, le taureau fonca droit devant lui comme il avait toujours fait. Seulement, a l'instant precis ou le cavalier changeait la direction de son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il tourna a droite. Le resultat de cette manoeuvre imprevue de la bete fut epouvantable. Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut souleve, enleve, projete avec une violence, une force irresistibles. Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les etriers, portant tout le poids du corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'equilibre, la violence du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa monture, passant par-dessus le taureau lui-meme, alla s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barriere, ou il demeura immobile, evanoui. Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs haletants. Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'elancaient au secours du maitre, les autres s'efforcaient de detourner de lui l'attention de la bete ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue du sang repandu. Car le cheval, malgre le caparacon de fer, frappe au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, beante. Relever un homme du poids de Barba Roja n'etait pas besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure. Il fallut donc renoncer a le relever et s'occuper incontinent de le transporter hors de la piste. La barriere n'etait pas loin, heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troubles par les evolutions du taureau, seraient parvenus a le faire passer de l'autre cote de l'abri, si le taureau n'avait eu une idee bien arretee et n'eut poursuivi l'execution de cette idee avec une tenacite deconcertante. Nous avons dit que la bete en voulait a cette masse de fer et surtout a celle qui l'avait frappe. Voici qui le prouve: Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les pieges que lui tendaient les hommes du cavalier, ecrase sur le sol, cherchant a l'eloigner de la monture, il s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait donner une idee. Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait bafoue, c'est-a-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui l'avait blesse, c'est-a-dire l'homme etendu sur le sable. Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le lacha et se retourna vers l'endroit ou etait tombe l'homme. Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idee de vengeance et la mettait a execution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le detourner echouerent piteusement. Le taureau, de temps en temps, se detournait de sa route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blesse, qu'il voulait, c'etait visible, atteindre a tout prix. Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilite des efforts de leurs camarades, se sentant enfin menaces eux-memes, se resignerent a abandonner leur maitre et s'empresserent de courir a la barriere et de la franchir. Un immense cri de detresse jaillit de toutes les poitrines, etreintes par l'horreur et l'angoisse. La piste avait ete envahie par une foule de braves, courageux certes, animes des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, se tenant prudemment a distance du taureau et ne reussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, qu'a l'exasperer davantage, si possible. A moins d'un miracle, c'en etait fait de Barba Roja, Tous le comprirent ainsi. Le roi, dans sa loge, se tourna legerement vers d'Espinosa et, froidement: --Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quete d'un nouveau garde du corps pour mon service particulier. Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours etale sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en tirer residait maintenant dans la solidite de son armure et dans la versatilite de la bete qui chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait esperer en rechapper, fortement eclope sans doute, estropie peut-etre, mais enfin avec des chances de survivre a ses blessures. Si la bete montrait le meme acharnement qu'elle avait montre pour le cheval, il n'y avait pas d'armure assez puissante pour resister a la force des coups redoubles qu'elle lui porterait. Et, maintenant, quelques toises a peine la separaient de son ennemi inerte... A ce moment, un fremissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec le frisson de la terreur qui la secouait jusque-la, agita cette foule enervee par l'angoisse. Sur les gradins, aux fenetres, aux balcons, des hommes se dressaient, debout, hagards, congestionnes, cherchant a voir, a voir malgre tout, sans s'occuper de gener le voisin. Une immense acclamation retentit dans les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux voir, se repercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues adjacentes: "Noel! Noel! pour le brave gentilhomme!" Dans la tribune royale, le meme frisson de curiosite et d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublierent momentanement la severe etiquette pour se bousculer derriere le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour voir. Jusqu'au roi lui-meme qui, deposant son flegme et son impassibilite, se dressa tout droit, les deux mains crispees sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors du balcon. Seule, au milieu de la fievre generale, Fausta demeura froide, impassible, un enigmatique sourire se jouant sur ses levres, qui tremblaient legerement. Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenetres, voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient voir. Voir quoi? Ceci: Un homme venait de bondir dans la piste et seul, a pied, sans armure, ayant a la main une longue dague, hardiment, posement, avec un sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer resolument entre la bete et Barba Roja. Et, tout a coup, apres le tumulte, le fremissement, l'acclamation spontanee, un silence prodigieux plana sur l'assemblee haletante. Le roi regarda d'Espinosa et lui dit a voix basse, avec un sourire livide: "Monsieur de Pardaillan!" Il y avait, dans la maniere dont il prononca ces paroles, de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitot: "Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand inquisiteur, que nous voici debarrasses du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manque aux egards dus a son representant. --Je le crois aussi, sire, repondit d'Espinosa avec son calme accoutume. --Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan va etre mis a mal par ce fauve? intervint deliberement Fausta. --Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravedis de sa peau. Fausta secoua gravement la tete et, avec un accent prophetique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa: --Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement cette brute. --Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi. --Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus du commun des mortels, meme si ces mortels ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne perira pas encore dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen que je vous ai indique. Le roi regarda d'Espinosa et ne repondit pas, mais il demeura tout songeur. Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet adversaire inattendu, s'etait arrete comme s'il eut ete etonne. Apres cet instant de courte hesitation, il baissa la tete, visa son adversaire et, presque aussitot, il la redressa et porta un coup foudroyant de rapidite. Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans l'action. Il s'etait place de profil devant la bete, solidement campe sur les pieds bien unis en equerre, le coude leve, la garde de la dague, longue et flexible, devant la poitrine, la tete legerement penchee a droite, de facon a bien viser l'endroit ou il voulait Frapper. Le taureau, de son cote, ayant bien vise son but, fonca tete baissee, et vint s'enferrer lui-meme. Pardaillan s'etait contente de le recevoir a la pointe de la dague en effacant a peine sa poitrine. Enferre, le taureau ne bougea plus. Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire. Que se passait-il donc? Le taureau etait-il blesse? Etait-il touche seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile? Et le temeraire gentilhomme, qui semblait mue en statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisit et le mit en pieces? Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous. A vrai dire, le chevalier n'etait guere plus fixe que les spectateurs. Il voyait bien que la dague s'etait enfoncee jusqu'a la garde. Il sentait bien tressaillir et flechir le taureau. Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure etait-elle suffisamment grave? N'allait-il pas se reveiller de cette sorte de torpeur et lui faire payer par une mort epouvantable le coup qu'il venait de lui porter? C'est ce que se demandait Pardaillan... Mais il n'etait pas homme a rester longtemps indecis. Il resolut d'en avoir le coeur net, coute que coute. Brusquement, il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'ecarta, au cas, improbable, d'une supreme revolte de la bete. Brusquement, le taureau, foudroye, tomba comme une masse. Alors, ce fut une detente dans la foule. Les traits convulses reprirent leur expression naturelle, les gorges contractees se dilaterent, les nerfs se detendirent. On respira largement: on eut dit qu'on craignait de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons violemment comprimes. Sous l'influence de la reaction, des femmes eclaterent en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux eclats. Ce fut un soulagement universel d'abord, puis un etonnement prodigieux et puis, tout a coup, la joie eclata, bruyante, animee, et se fondit en une acclamation delirante a l'adresse de l'homme courageux qui venait d'accomplir cet exploit. Pardaillan, sa dague sanglante a la main, resta un bon moment a contempler d'un oeil reveur et attriste l'agonie du taureau que, par un coup de maitre prodigieux a l'epoque, il venait de mettre a mort. En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains gentilshommes qui l'avaient devisage d'un air provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient a une fenetre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroye a distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuees d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menacaient. Apres avoir longuement considere le taureau expirant, il murmura avec un accent de pitie inexprimable: "Pauvre bete!..." Ainsi, dans l'ingenuite de son ame, sa pitie allait a la bete qui l'eut infailliblement broye s'il n'eut pris les devants. En faisant ces reflexions plutot desabusees, ses yeux tomberent sur la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispe. Il la jeta violemment, loin de lui, dans un geste de repulsion et de degout. Il apercut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient leur maitre, toujours evanoui, et, machinalement, ses yeux allerent alternativement du colosse qu'on emportait a la bete, qu'on s'appretait deja a trainer hors de la piste. Ses traits reprirent leur premiere expression de reverie melancolique, tandis qu'il songeait: "Qui pourrait me dire lequel est le plus feroce, le plus brute, de l'homme qu'on emporte la-bas ou de la bete, que j'ai stupidement sacrifiee?" Et, comme, necessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le feliciter, il s'eloigna a grandes enjambees furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur, tout deconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet intrepide gentilhomme francais, si fort et si brave, n'etait pas quelque peu dement. Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente, ayant resolu de ne pas reoccuper le siege qu'on lui avait reserve, mais ne voulant pas cependant abandonner le prince au moment ou il aurait besoin de l'appui de son bras. Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec un interet passionne les phases du combat. Mais, alors que partout ailleurs--ou a peu pres--on souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, sa mort. "On" s'applique specialement a Fausta, a Philippe II et a d'Espinosa. Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, non arme pour une lutte inegale, devait infailliblement succomber, victime de sa temeraire generosite, sous l'empire de la superstition qui lui suggerait la pensee que Pardaillan etait invulnerable, Fausta, tout en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de la brute. Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, tres simplement, elle fit: --Eh bien, qu'avais-je dit? --Prodigieux! fit le roi, non sans admiration. --Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est invulnerable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indique. Je n'en vois pas d'autre. Je m'en tiendrai a celui-la, qui me parait bon. --Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta. Le roi etait l'homme des procedes lents et tortueux et des dissimulations patientes, autant qu'il etait tenace dans ses rancunes. --Peut-etre, dit-il, apres ce qui vient de se passer, serait-il opportun de remettre a plus tard la mise a execution de nos projets. D'Espinosa, a qui s'adressaient plus particulierement ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec un accent de froide resolution et un geste tranchant comme un coup de hache: --Trop tard! dit-il. Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur n'acquiescat a la demande du roi. Philippe considera a son tour, un moment, son grand inquisiteur en face, puis, il detourna negligemment la tete sans plus insister. Ce simple geste du roi, c'etait la condamnation de Pardaillan. VIII LE CHICO REJOINT PARDAILLAN La course qui suit ne se rattachant par aucun point a ce recit, nous laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succede a Barba Roja--serieusement endommage par sa chute, parait-il--et nous suivrons le chevalier de Pardaillan. Il penetra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption autour de la piste, comme de nos jours. Plus que de nos jours, ce couloir etait occupe par la suite des seigneurs qui devaient prendre part a une des courses et par une foule d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruee de tous ceux que l'intervention imprevue du Francais avait enthousiasmes et qui s'etaient precipites vers lui. La porte de la barriere franchie, la foule acclamant le vainqueur et s'ecartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu'il cherchait, c'est-a-dire du Torero, a moitie deshabille, tenant sa cape d'une main, son epee de l'autre, et qui paraissait tout haletant comme a la suite d'un grand effort longtemps soutenu. Retire sous sa tente ou il procedait a sa toilette, avec tout le soin minutieux qu'on apportait a cette operation jugee alors tres importante, don Cesar avait ete un des derniers a avoir connaissance de l'accident survenu a Barba Roja. Bien qu'il eut de tres legitimes raisons de considerer le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop genereuse nature pour hesiter sur la conduite a tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps d'achever de se vetir, sauter sur sa cape et son epee, partir en courant, tel fut son premier mouvement. Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il esperait arriver a temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers lui. Mais il avait compte sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que lentement, trop lentement au gre de son impatiente generosite. Etroitement presse dans la cohue, qu'il s'efforcait vainement de traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme francais. On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper. Pardaillan, seul, etait capable d'un trait de bravoure et de generosite pareil. Presse de toutes parts, ecumant de rage et de colere, etreint par l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de desespoir, se contenter d'ecouter le recit du combat fait a voix haute par ceux qui voyaient, repete et commente de bouche en bouche par ceux qui ne voyaient pas. La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer d'inquietude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs, electrises, acclamaient impartialement aussi bien la bete que l'homme, lorsqu'un coup excitait leur admiration. Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu d'espoir. Il n'eut qu'a preter l'oreille pour entendre les exclamations les plus diverses: "Le taureau s'est ecroule comme une masse!--Un coup, un seul coup lui a suffi, senor!--Et avec une mechante petite dague!--Splendide! Merveilleux!--Voila un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le meme gentilhomme qui a, l'autre jour, administre la correction que vous savez a ce pauvre Barba Roja, qui joue de malheur decidement!--Quoi, le meme?--C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrige Barba Roja, aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble, genereux!" En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il le connaissait. Malgre tout, il n'etait pas encore rassure, lorsque le mouvement de la foule, s'ecartant pour faire place au triomphateur, le mit face a face avec celui qu'il s'etait vainement efforce de secourir. --He! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, ou courez-vous ainsi, demi nu? Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero s'ecria, en designant de la main la foule qui les entourait: --Je voulais penetrer dans la piste, mais j'ai ete pris au milieu de cette presse, et, malgre tous mes efforts, je n'ai pu me degager a temps. Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif. --Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'etait pas aisee au milieu d'une cohue pareille. Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit tres doucement: --Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas, ajouta-t-il en froncant legerement le sourcil, avoir autour de moi autant d'indiscrets personnages. Ceci dit a voix assez haute pour etre entendu de tous, sur ce ton froid qui lui etait particulier quand l'impatience commencait a le gagner, souligne par un coup d'oeil imperieux, fit s'ecarter vivement les plus pressants. Lorsqu'ils se trouverent sous la tente: --Ah! chevalier, s'ecria le Torero encore emu, quelle imprudence!... Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon existence! Le chevalier prit son expression la plus naivement etonnee. --Moi! s'ecria-t-il; et comment cela? --Comment? Mais en vous jetant temerairement, comme vous l'avez fait, au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du caractere du taureau, vous ne savez rien de sa maniere de combattre, vous soupconnez a peine la force prodigieuse dont la nature l'a dote, et vous allez deliberement vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, une dague a la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne pas en revenir? --Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est precisement celle qui m'a tire d'affaire, tandis que la pauvre bete y a laisse sa vie. Et c'est grace a vous, du reste. --Comment, grace a moi! s'ecria le Torero qui ne savait plus si le chevalier parlait serieusement ou s'il etait en train de se moquer de lui. Mais Pardaillan reprit, sur un ton au serieux duquel il n'y avait pas a se meprendre: --Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien depeint la bete, vous m'avez si bien devoile son caractere et ses manieres, vous m'avez si bien indique et ses ruses et la facilite avec laquelle on peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montre l'anatomie de son corps, enfin, vous m'avez indique de facon si nette et si exacte l'endroit precis ou il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'a me souvenir de vos lecons, qu'a suivre a la lettre vos indications pour la tuer avec une facilite dont je suis a la fois etonne et honteux. Tout l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne justice. Ecrase par la logique de ce raisonnement debite avec un serieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincerite manifeste, le Torero leva les bras au ciel. --Vous avez une maniere de presenter les choses tout a fait particuliere. Ceci etait dit sur un ton tel que Pardaillan eclata franchement de rire. Et le Torero ne put s'empecher de partager son hilarite. --Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarite fut calmee, je vous dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez a etre, c'est precisement, d'avoir su garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale maniere les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner. --Parlons serieusement. Savez-vous que vous etes en droit de me garder quelque rancune de ce coup qu'il vous plait de qualifier de merveilleux? --Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi? --Parce que, sans ce coup-la, a l'heure qu'il est, je crois bien que le seigneur Barba Roja aurait rendu son ame a Dieu. --Je ne vois pas... --Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main. En disant ces mots, Pardaillan etudiait de son oeil scrutateur le loyal visage de son jeune ami. --Je l'ai dit, en effet, repondit le Torero, et j'espere bien qu'il en sera ainsi que je desire. --Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit froidement le chevalier. Le Torero secoua doucement la tete: --Quand je suis parti a peine vetu, comme vous le voyez, je courais au secours d'une creature humaine en peril. Je vous jure bien, chevalier, qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien reussi je n'ai pas pense un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi. L'oeil de Pardaillan petilla de joyeuse malice. --En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-etre pour vous-meme qu'a la toute derniere extremite, si je ne vous avais prevenu, vous l'eussiez tente en faveur d'un ennemi? --Oui, certes, fit energiquement le Torero. Mais ne detestez-vous pas vous-meme Barba Roja? Pardaillan avait fait entendre ce leger sifflement qui pouvait exprimer aussi bien l'assentiment ou la denegation. Puis, il dit paisiblement: --Savez-vous a quoi je pense? --Non! dit le Torero surpris. --Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami Cervantes ne soit pas ici present. De plus en plus ebahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il n'etait pas encore habitue, le Torero ouvrit des yeux enormes et demanda machinalement: --Pourquoi? --Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, a vous entendre, une belle occasion de vous donner, a vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les oreilles a tout bout de champ. Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta: --Mais, dites-moi, ou avez-vous pris que je deteste le Barba Roja? --Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir ou j'etais si bien ecrase que je n'ai pu en sortir. --Voila comme on travestit toujours la verite, murmura le chevalier. Je n'ai pas de raisons d'en vouloir a Barba Roja. C'est bien plutot lui qui me veut la malemort. A ce moment, une main souleva la portiere qui masquait l'entree de la tente et un personnage entra deliberement. --He! c'est mon ami Chico! s'ecria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don Cesar, ce magnifique pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pale, et ce haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie bleue, doublee de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au cote! Sais-tu que tu as tout a fait grand air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois la. Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire. Le nain etait vraiment superbe. Habituellement il affectait un dedain superbe pour la toilette. Il ne pouvait en etre autrement, d'ailleurs, habitue qu'il etait a courir la campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charite des ames pieuses, il etait bien oblige d'endosser un costume qui inspirat la pitie. Car il ne faut pas oublier que le Chico etait un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au reste, a l'epoque, la mendicite etait un metier comme un autre. Le Chico donc etait habituellement en haillons. Tres propres, il est vrai, depuis la lecon que lui avait infligee la petite Juana; mais des haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces beaux habits eux-memes n'etaient que de la friperie, en comparaison du magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-la. Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de renseigner le chevalier. --Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la tete qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en realite c'est moi qui suis son oblige, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, aux couleurs de celui que j'endosse moi-meme, et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces frais considerables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser, apres tant d'attentions delicates. Ce qui fait qu'on me verra dans l'arene avec un page portant mes couleurs. --Oui-da! fit Pardaillan, qui etudiait sans en avoir l'air le petit homme. Mais c'est tres bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en reponds. Le Chico etait heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait ingenument voir. --Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur a mon noble maitre. Puisque vous le dites, j'y ai reussi. --Tout a fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maitre, en parlant de don Cesar? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-meme n'en sait rien! --Il l'est, dit le nain avec conviction. --C'est probable, c'est certain meme. Mais enfin il serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins. Pardaillan avait sans doute une arriere-pensee en poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors une tres grande importance. Peut-etre, connaissant sa fierte, s'amusait-il tout bonnement a le taquiner. Quoi qu'il en soit, le Chico repondit vivement: --Ses parchemins, il doit les avoir, bien en regle, tiens! --Ah bah! fit Pardaillan, surpris a son tour. Irreverencieusement, le Chico haussa les epaules. --Parce que vous etes etranger, vous ne savez pas, dit-il. Don Cesar est un ganadero (eleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui anoblit. --Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit la, don Cesar? --Sans doute! Ne le saviez-vous pas? --Ma foi non. --C'est a ce titre seul que je dois le tres grand honneur que veut bien me faire notre sire le roi, en m'admettant a courir devant lui. --Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre? --Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je possede m'a ete leguee par celui qui m'a eleve et qui la tenait, sans nul doute, de mon pere ou de ma mere. Mais elle ne me rapporte rien. --Vous m'en direz tant... Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa course: --Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle mouche t'a pique de venir precisement aujourd'hui t'enroler dans la suite de don Cesar? Le Chico regarda fixement Pardaillan. --Vous le savez bien, dit-il. --Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire! Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portiere, et baissant la voix: --Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle souterraine, dit-il. --Quel rapport?... --Vous savez bien que don Cesar est en peril, puisque vous ne le quittez pas d'une semelle. --Quoi! fit Pardaillan, emu par la simplicite naive de ce devouement. Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le defendre que tu as pris cette dague qui te donne un air si crane? Et il considerait le petit homme avec une admiration attendrie. Le nain cependant se meprit sur la signification de ce coup d'oeil, et, hochant tristement la tete, il dit, sans amertume: --Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille. Peut-on savoir? La piqure d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour detourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis etre ce mosquito, tiens! --Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensee de chercher a diminuer ton genereux devouement. Mais, mon petit, sais-tu que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse? --Je le sais, tiens! --Sais-tu que tu risques ta peau? --Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens a la vie, vous vous trompez, ajouta le nain d'un ton desabuse. --Chico, fit sincerement Pardaillan, tu es tout petit par la taille, mais tu as un grand coeur. --Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le dites, et cela doit etre, puisque vous le dites. Depuis que je vous connais, j'ai comme cela des idees que je ne comprends pas tres bien. On m'eut fort etonne en me disant que je pourrais concevoir de telles idees. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous etes, ce que vous voulez, ou vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le meme. Un mot de vous me bouleverse, et, pour meriter un compliment de vous, je passerais sans hesiter a travers un brasier! Pardaillan, tres emu par l'accent poignant du petit homme, murmura: "Pauvre petit bougre!" Et tout haut, avec une douceur inexprimable: --Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas. Et changeant de ton, avec une brusquerie affectee: --Ou t'etais-tu terre hier, Chico? On t'a cherche vainement de tous cotes. --Qui donc m'a cherche? Vous? --Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hoteliere que tu connais bien. --Juana! dit le Chico qui rougit. --Tu l'as nommee. Le nain hocha la tete. --Qu'est-ce a dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole? Le Chico eut une imperceptible hesitation. --Non! dit-il. Cependant... --Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement. --Elle m'avait chasse la veille... j'ai peine a croire... --Qu'elle t'ait envoye chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes. --Vous ne raillez pas? Juana m'a envoye chercher? dit le nain devenu radieux. --Je me tue a te le dire, mort-diable! --Alors?... --Alors tu pourras aller la voir apres la course. Tu seras bien recu, j'en reponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre. --Je les tirerai, tiens! s'ecria le nain rayonnant de joie. --A moins que tu ne preferes te retirer tout de suite..., hasarda le chevalier. --Comment cela? fit naivement le Chico. --En t'en allant avant la bataille. --Abandonner don Cesar dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive qu'arrive, je reste, tiens! --A la bonne heure! Silence, voici le Torero. --Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant la portiere, sans entrer, le moment approche. --A vos ordres, don Cesar. IX L'ORAGE ECLATE Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la loge royale, un incident que nous devons relater ici. Fausta avait obtenu que toute personne qui se reclamerait de son nom serait admise seance tenante en sa presence. Au moment ou le Torero, accompagne de Pardaillan et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert de poussiere s'etait presente a la loge royale, demandant a parler a Mme la princesse Fausta. Admis seance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler, indique d'un coup d'oeil discret le roi, qui le devisageait avec son insistance accoutumee. Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement: --Parlez, comte, Sa Majeste le permet. Le courrier s'inclina profondement devant le roi et dit: --Madame, j'arrive de Rome a franc etrier. D'Espinosa et Philippe II dresserent l'oreille. --Quelles nouvelles? fit negligemment Fausta. --Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier a qui Fausta venait de donner le titre de comte. Cette nouvelle, lancee a brule-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de foudre. Malgre son empire prodigieux sur elle-meme, Fausta tressaillit. Le roi sursauta et dit vivement: --Vous dites, monsieur? --Je dis que Sa Saintete le pape Sixte-Quint n'est plus, repeta le comte en s'inclinant. --Et je ne suis pas encore avise! gronda d'Espinosa. Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tete qui n'annoncait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fut. Fausta sourit imperceptiblement. --Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police est mieux organisee que la mienne. --C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumee, ma police n'est pas faite par des pretres. --Ce qui veut dire?... gronda Philippe. --Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont superieurs en tout ce qui concerne l'elaboration d'un plan, la mise a execution d'une intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique que necessite un tel voyage accompli a franc etrier. En semblable occurrence, le plus savant et le plus intelligent des pretres ne vaudra pas un ecuyer consomme. --C'est juste, dit le roi radouci. --Votre Majeste, ajouta Fausta pour panser la blessure faite a l'amour-propre du roi, Votre Majeste verra que son messager aura fait toute la diligence qu'il etait permis d'attendre de lui. Dans quelques heures il sera ici. --Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans repondre directement a Fausta, savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succeder au Saint-Pere? On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment etait mort Sixte-Quint. Sixte-Quint c'etait un ennemi qui s'en allait. Et quel ennemi! L'essentiel pour lui etait d'etre delivre du vieux et terrible jouteur. Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le pape defunt, ou serait-il un allie? Voila ce qui etait important. Le courrier de Fausta se tenait raide et tres pale. Il etait visible qu'il avait donne un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que par un prodige de volonte. A la question du roi, il repondit: --On parle de S. Em. le cardinal de Cremone, Nicolas Sfondrato. --Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction. --On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti. Le roi fit une moue significative. --On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna. La moue du roi s'accentua. --Mais l'election du nouveau pape dependra en grande partie du neveu du pape defunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte. --Ah! fit le roi d'un air reveur, en remerciant d'un signe de tete. --Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez besoin. Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se la fit pas renouveler. --Ce cardinal de Montalte, de qui depend en partie l'election du pape futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier fut sorti. --Il l'est, fit Fausta avec un sourire enigmatique. --Ainsi que le neveu du cardinal de Cremone, ce Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore? --Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore. --Ne vous ont-ils pas suivie ici? --Je crois que oui, sire. Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui d'Espinosa qui repondit par un imperceptible signe de tete. Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de l'autre. Elle comprit et elle pensa: "D'Espinosa va me debarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commencaient a me gener plus que je n'aurais voulu." Et sa pensee se reportant sur Sixte-Quint qui n'etait plus: "Le vieil athlete est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas bien de retourner la-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre gigantesque? A present que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de force a me resister?" Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait reflechir profondement: "Non, dit-elle, fini le reve de la papesse Fausta. Fini! momentanement. Ce que j'entreprends ici ne le cede en rien en grandeur et en puissance a ce que j'avais reve. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus surement a la couronne pontificale? Puis il faut tout prevoir: si je parais renoncer a mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes biens, mes Etats, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En cas d'adversite, je puis me retirer en Italie, j'y serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irreductible ennemi. Le tresor que j'avais prudemment cache, et dont Myrthis seule connait la retraite, echappera a la convoitise de celui qui n'est plus. Mon fils, du moins, sera riche." Et avec une sorte d'etonnement: "D'ou vient que je me sens prise de l'imperieux desir de revoir l'innocente petite creature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin a l'abri de tout danger?..." A l'instant precis ou elle se posait ces questions, d'Espinosa disait: --Et vous, madame, que comptez-vous faire? Si haut place que fut d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur d'Espagne, la desinvolture avec laquelle il se permettait de l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se facher en presence du roi, elle se fit glaciale pour demander a son tour: --A quel sujet? --Au sujet de la succession du pape Sixte V. --Eh! dit Fausta d'un air souverainement detache, en quoi cette succession peut-elle m'interesser? D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une insistance lourde de menaces: "N'avez-vous pas tente certaine entreprise, dont l'insucces vous a valu une condamnation a mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, ete la prisonniere de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne serez-vous pas tentee de reprendre vos projets momentanement abandonnes? --Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte, quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin. --Ainsi, madame, cette mort ne change rien a nos conventions? Vous n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome? --Non, cardinal. J'entends rester ici. Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'interesser a la course, ne perdait pas un mot de cette conversation: --A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle. Philippe II la regarda d'un air etonne. Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa repondit pour lui: --Le roi ne vous chassera pas, madame. N'etes-vous pas l'astre le plus resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majeste, j'ose vous l'assurer, vous gardera pres d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra. L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace dans ces paroles d'une galanterie raffinee en apparence. Fausta ne s'y meprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et s'effacait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux levres: "Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonniere a Seville jusqu'a ce que le pape de ton choix soit designe pour succeder a Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me debarrassant de Montai te et de Sfondrato." Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'ecria de son air le plus aimable: --He quoi! madame, vous songeriez a nous quitter? --Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon sejour a la cour d'Espagne. A moins que Votre Majeste ne me chasse, ai-je ajoute. --Vous chasser, madame! Par la Trinite Sainte! vous n'y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort justement, a l'instant: nous ne saurions plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous etes notre prisonniere. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui dependra de nous pour que cette captivite ne vous soit pas trop penible. --Votre Majeste me comble! dit serieusement Fausta. En elle-meme, elle songeait: "Prisonniere, soit, o roi! Si tout marche au gre de mes desirs, bientot tu seras mon prisonnier a ton tour." Cependant la deuxieme course venait de s'achever sans incident remarquable, et les nombreux valets affectes a ce service s'activaient au nettoyage de la piste. C'etait comme un entracte en attendant la troisieme course, celle du Torero. Cette course, c'etait le clou de la fete. Dans le peuple, on trouvait deux categories de spectateurs: ceux pour qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les passionner au plus haut point. En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit qu'ils fussent affilies a la societe secrete dont le duc de Castrana etait le chef nominal, soit qu'ils eussent ete soudoyes avec l'or de Fausta. Ceux-la attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils etaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-la, quand ils se mettraient en mouvement, entraineraient infailliblement ceux qui ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient pas, sans protester, qu'on touchat a leur heros. Dans la noblesse, a part un nombre infime de privilegies, fort avant dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient tout--tout ce que le roi avait consenti a avouer, bien entendu--tout le reste savait qu'il etait question de l'arrestation du Torero et que la cour craignait que cette arrestation ne provoquat un soulevement populaire. Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes massees par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues environnantes. Ces soldats, la longueur de l'attente commencait de les enerver, et, sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la meme impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur interminable faction. Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C'etait le calme decevant qui precede l'orage. Philippe II etait loin d'etre un sentimental. La pitie, la clemence existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments. Et c'etait cela precisement qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincere. Et sa foi n'etait pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race, en la superiorite de sa dynastie. Eh bien, le silence qui pesa tout a coup sur cette foule, l'instant d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, etait si impressionnant qu'il impressionna le roi. Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenetres encadrant des tetes curieuses. La, c'etait l'insouciance, la securite absolue. La, nul danger a courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s'arreta aux tribunes. Et Philippe se posa la question: "Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, figes la dans l'angoisse de l'attente? Combien?..." Et son oeil s'attarda sur les tribunes. Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-dela les barrieres et les palissades et les cordes, et les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d'armes. La, c'etait la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. La, point de retraite prudemment menagee; la, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer de sa vie la curiosite satisfaite. Et le roi Philippe, inaccessible a la pitie, ne put reprimer un long frisson, et dans le desarroi de son esprit fulgura cette autre question, plus terrible encore que la premiere: "Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit d'envoyer a la mort tant de braves gens?" Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l'humanite, vint estomper l'eclat de son regard si froid l'instant d'avant. A cet instant precis, une voix murmura a son oreille. --Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous echapper. Tout a l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir et tout sera dit. Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement. Debout derriere lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal, comme une enorme tache de sang qui s'etendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang reclamant du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnee que ce sang repandu se confondrait avec elle, disparaitrait en elle. Et, comme si la presence de cette ombre rouge planant sur lui eut suffi a faire vaciller ses resolutions, le roi qui, a l'instant meme, etait presque decide a faire grace, le roi redevint flottant et irresolu. --Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'apres les nouvelles qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir a nos projets? Tout bien pese, en quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec defense de rentrer dans nos Etats, a peine de la vie? D'Espinosa etait loin de s'attendre a un pareil revirement. Neanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mecontentement. Il etait sans doute accoutume a lutter sourdement contre son orgueilleux maitre pour arriver a lui faire adopter comme siennes propres les decisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur. --S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en debarrasser a bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan. Fausta fremit. Quel acces de generosite prenait donc le roi? Allait-il faire grace aussi a Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme si elle eut voulu aider, de toute sa volonte tenace, la volonte de d'Espinosa. Mais Philippe ne songeait pas a etendre sa mansuetude jusque sur le chevalier. Il repondit donc vivement: --Pour celui-la, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre a plus tard son execution. Rudement, d'Espinosa dit: --Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le chatiment du a son insolence. Ce chatiment ne saurait etre differe plus longtemps. Il y va de la majeste royale, a laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer ce crime de sa vie. Le roi hocha la tete. Il ne paraissait pas tres convaincu. Alors d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta: --Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que je n'invente ni n'exagere rien. --Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon temoignage peut-il vous etre utile? --Vous allez le savoir, madame. Des traitres, des fous se sont trouves, qui ont fait ce reve insense de se revolter contre leur roi, de soulever le pays, de dechainer la guerre civile et de pousser sur le trone ce jeune homme precisement sur le sort duquel vous avez la faiblesse de vous apitoyer, sire. --Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez votre tete, monsieur! dit le roi presque a voix haute. --Je le sais, dit froidement d'Espinosa. --Et vous dites? Repetez! grinca Philippe. --Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a ete fomente contre la couronne, contre la vie peut-etre du roi. Je dis que ce complot doit eclater ici meme, dans un instant. Je dis que ceci merite un chatiment exemplaire, terrible, dont il soit parle longtemps. Je dis que toutes mes dispositions sont prises pour la repression. Et j'en appelle au temoignage de la princesse Fausta ici presente. Si maitresse d'elle-meme qu'elle fut, Fausta ne put s'empecher de jeter autour d'elle ce regard du noye qui cherche a quelle branche il pourra se raccrocher. "D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe. Il se sera trouve parmi les conjures quelque traitre qui, pour un titre, pour un peu d'or, n'a pas hesite a nous trahir tous. Je vais etre arretee. Je suis perdue, irremediablement. Que n'ai-je amene mes trois braves Francais!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!" Ces reflexions passerent dans son esprit avec l'instantaneite d'un eclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et comme le roi, soupconneux, se tournait vers elle et disait: --Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez! Expliquez-vous! Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans les yeux: --Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure verite. D'une voix dure, le roi demanda: --Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru devoir nous aviser? Fausta allait pousser la bravade a un point qui pouvait lui etre fatal. Deja cette femme extraordinaire, dont le courage intrepide s'etait manifeste en mainte circonstance critique, tourmentait la poignee de la mignonne dague qu'elle avait au cote; deja son oeil d'aigle avait mesure la distance qui separait le balcon du sol et combine qu'un bond adroitement calcule pouvait la soustraire au danger d'une arrestation immediate; deja elle ouvrait la bouche pour la supreme bravade et ployait les jarrets pour le saut medite, lorsque le grand inquisiteur, d'une voix apaisee, declara: --J'en ai appele au temoignage de la princesse, assure que j'etais de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la suspectais, ni qu'elle fut melee en quoi que ce soit a une entreprise folle, vouee a un echec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse n'a pas parle, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire a l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais tout et elle a du penser, a juste raison, que je saurais faire mon devoir. La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des levres de Fausta, ses jambes pretes a bondir se detendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait d'un signe de tete les paroles du grand inquisiteur, elle pensait: "Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un avertissement? Il faut savoir. Je saurai." Apaise par la declaration du grand inquisiteur, le roi daignait s'excuser en ces termes: --Excusez ma vivacite, madame, mais ce que me dit M. le Grand Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais douter de tout et de tous. Fausta se contenta d'agreer les excuses royales d'un signe de tete d'une souveraine indifference. Quant a d'Espinosa il reprit d'une voix grondante: --Et maintenant, sire, que je vous ai devoile la verite, maintenant que je vous ai montre ce que complotent les braves gens sur le sort de qui il vous plait de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontes du roi, annuler les ordres que j'ai donnes, leur laisser le champ libre, leur donner toutes les facilites pour l'execution de leur forfait. Et, sans attendre de reponse, il se dirigea d'un pas rude et violent vers la sortie. --Arretez, cardinal! cria le roi. D'Espinosa attendait cet ordre; il etait sur que son maitre, le lancerait. Sans hate, sans joie, sans triompher, il se retourna posement, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hate ni trop de lenteur, et, tres calme, comme toujours, comme si rien ne s'etait passe, il revint se placer derriere le fauteuil du roi. --Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que tout le monde l'entendit dans la loge, vous etes un bon serviteur, et nous n'oublierons pas le signale service que vous nous rendez en ce jour. D'Espinosa s'inclina profondement. Il avait obtenu la reparation qu'il esperait. --Faites commencer la joute de ce Torero tant repute, ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drole merite la reputation qu'on lui fait en Andalousie. X LE TRIOMPHE DU CHICO LE Torero etait sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait son epee de parade. Cette cape etait une cape speciale, de dimensions tres reduites. Quant a l'epee, dont, jusqu'a ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgre les apparences, c'etait une arme merveilleuse, flexible et resistante, sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolede. Pres de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les quatre etaient pres de la porte d'entree, le Torero s'entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifeste son intention d'assister a la course a cet endroit qui lui paraissait bien place pour intervenir, le cas echeant. Pres de cette porte d'entree, le couloir etait encombre par une foule de gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engage pour la circonstance. Ni Pardaillan ni le Torero ne preterent la moindre attention a ceux qui se trouvaient la et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y etre. Le moment etant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face a la porte par ou devait sortir le taureau dont il aurait a soutenir le choc. Ses deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter a compter de cet instant, se placerent derriere lui. Des qu'il fut en place, comme la bete pouvait etre lachee brusquement, tous ceux qui encombraient la lice s'empresserent de lui laisser le champ libre en se dirigeant a toutes jambes vers les barrieres, qu'ils se haterent de franchir, sous les quolibets de la foule amusee. Les courtisans savaient que le Torero etait condamne. Lorsque sa silhouette elegante se detacha, seule, au milieu de l'arene, au lieu de l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter a bien combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions, un silence mortel s'etablit soudain. Le peuple, lui, ignorait que le Torero fut condamne ou non. Ceux qui savaient etaient des hommes a Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-la etaient bien resolus a le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour ceux qui ne savaient pas, le Torero etait une idole. Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse deconcerta tout d'abord les rangs serres du populaire. Puis l'amour du Torero fut le plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin le desir imperieux de le venger seance tenante de ce que plus d'un considerait comme un outrage dont il prenait sa part. Le Torero, immobile au milieu de la piste, percut cette sourde hostilite d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire dedaigneux, mais, quoi qu'il en eut, cet accueil, auquel il n'etait pas accoutume, lui fut tres penible. Comme s'il eut devine ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit et bientot une rumeur sourde s'eleva, timidement d'abord, puis se propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement eclata en un tonnerre d'acclamations delirantes. Ce fut la reponse populaire au silence dedaigneux des courtisans. Reconforte par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos aux gradins et a la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son epee, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans melange. Apres quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le roi qui, rigide et observateur des regles de la plus meticuleuse des etiquettes, se vit dans la necessite de rendre le salut a celui qui, peut-etre, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur qu'il avait ete plus sensible a l'affront du Torero saluant la vile populace avant de le saluer, lui, le roi. Ce geste du Torero, froidement premedite, qui denotait chez lui une audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un murmure reprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan qui, trouvant la l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le secret, s'ecria au milieu de l'attention generale: --Bravo, don Cesar! Et le Torero repondit a cette approbation precieuse pour lui par un sourire significatif. Ces menus incidents, qui passeraient inapercus aujourd'hui, avaient alors une importance considerable. Rien n'est plus fier et plus ombrageux qu'un gentilhomme espagnol. Le roi etant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le roi, c'etait insulter toute la gentilhommerie. C'etait un crime insupportable, dont la repression devait etre immediate. Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait meme pas un nom, dont la noblesse tenait uniquement a sa profession de ganadero qui anoblissait alors, ce miserable aventurier s'etait permis de vouloir humilier le roi. Cette tourbe de vils manants, qui pietinaient, la-bas, sur la place, s'etait permis d'appuyer et de souligner de ses bravos l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier etranger, ce Francais, etait venu a la rescousse. Par la Vierge immaculee! par la Trinite sainte! par le sang du Christ! voici qui etait intolerable et reclamait du sang! Si une diversion puissante ne se produisait a l'instant meme, c'en etait fait: les courtisans se ruaient, le fer a la main, sur la populace, et la bataille s'engageait autrement que n'avait decide d'Espinosa. Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par sa seule presence. A defaut d'autre merite, sa taille minuscule suffisant a le signaler a l'attention de tous, le nain etait connu de tout Seville. Mais, si, sous ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes de miniature forcaient l'attention au point qu'une artiste raffinee comme Fausta avait pu declarer qu'il etait beau, on imagine aisement l'effet qu'il devait produire, ses charmes etant encore rehausses par l'eclat du somptueux costume qu'il portait avec cette elegance native et cette fiere aisance qui lui etaient particulieres. Il devait etre remarque. Il le fut. Il avait dit naivement qu'il esperait faire honneur a son noble maitre. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblee les faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appreciait reellement que la force et la bravoure. Pour detourner l'orage pret a eclater, il suffit qu'une voix, partie on ne sait d'ou, criat: "Mais c'est El Chico!" Et tous les yeux se porterent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de s'entre-dechirer, oublierent leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau, se trouverent d'accord dans l'admiration. Le branle etant donne par la voix inconnue, le roi ayant daigne sourire a la gracieuse reduction d'homme, les exclamations admiratives fuserent de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'etaient pas les dernieres ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les levres feminines etait le meme: "Poupee! Mignonne poupee! Poupee adorable! Poupee!" Jamais le Chico n'avait ose rever un tel succes. Jamais il ne s'etait trouve a pareille fete. Car il etait assez glorieux le petit bout d'homme, et, sur ce point, il etait, malgre ses vingt ans, un peu enfant. Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crane il tourmentait la poignee de sa dague. Et cependant dans son esprit une seule pensee, toujours la meme, passait et repassait avec l'obstination d'une obsession: --Oh! si ma petite maitresse etait la! Si elle pouvait voir et entendre!... Elle etait la pourtant, la petite Juana; la, perdue dans la foule, et, si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait tres bien. Elle etait la et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru comme grele sur son trop timide amoureux. Et elle voyait les jolies levres des nobles et hautes et si belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait meme tres bien ce que ne voyait pas le naif Chico, perdu qu'il etait dans son reve d'adoration, c'est-a-dire les coups d'oeil langoureux que ces memes belles dames ne craignaient pas de jeter effrontement sur son patiras. Paree comme une madone, elle avait rencontre le sire de Pardaillan, lequel, sans paraitre remarquer sa rougeur et sa confusion ni son emotion, pourtant tres visibles, l'avait doucement prise par la main, l'avait entrainee dans ce petit cabinet ou elle etait chez elle et s'y etait enferme seul a seule. Que dit Pardaillan a la petite Juana, qui paraissait si emue quand il l'entraina ainsi? C'est ce que la suite des evenements nous apprendra peut-etre. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que l'entretien fut plutot long et que la petite Juana avait les yeux singulierement rouges en sortant du cabinet. Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifie son intention d'assister a la course. Aussi, le moment venu, elle demanda a la vieille Barbara de l'accompagner. Aussitot, celle-ci d'eclater: --Aller a la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se respecte! Sans se facher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que, puisqu'elle n'avait pas droit aux places reservees, elle se contenterait de se meler a la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner, elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugreer: --Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur jeune maitresse et de la defendre au besoin!--Suis-je donc si vieille, si impotente que je ne puisse vous proteger! Jour de Dieu! j'irai avec vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner. C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles etaient allees se placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisee que la Giralda, n'avait pu penetrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siege pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui etait si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les peripeties des differentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour d'elle, mais elle etait la. C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la temeraire intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu a coups precipites. Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin meme, elle avait hoche douloureusement la tete comme pour dire: "N'y pensons plus." Lorsque la voix inconnue cria: "Mais c'est El Chico!" son petit coeur se remit a battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas a apercevoir le nain. Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eut dit cela quelques minutes plus tot l'eut bien surprise. Alors elle voulut voir le Chico a tout prix. Ce Chico qu'on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crane dans son superbe et luxueux costume--du moins, ainsi le depeignaient tant de nobles dames--il lui semblait que ce n'etait pas son Chico a elle, sa poupee vivante qu'elle tournait et retournait au gre de son caprice. Il lui semblait que ce devait etre un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissee, colere, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire et de pleurer, elle cria: --Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!... D'une voix tellement changee, sur un ton si violent, que la vieille Barbara, stupefaite, oublia pour la premiere fois de sa vie de ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on ne lui eut pas soupconnee, augmentee peut-etre par l'inquietude, car elle sentait confusement que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire se passait dans l'ame de son enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la foule, assise sur sa robuste epaule. C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eut jamais vu, comme si ce ne fut pas la le meme Chico avec qui elle avait, ete elevee, le meme Chico qu'elle s'etait plu, inconsciemment, a faire souffrir, le considerant comme sa chose, son jouet a l'egard de qui elle pouvait tout se permettre. C'etait cependant toujours le meme. Il n'avait rien de change, si ce n'est son costume et un petit air crane et decide qu'elle ne lui connaissait pas. Si le Chico etait toujours le meme, c'est donc que quelque chose qu'elle ne soupconnait pas etait change en elle. Peut-etre!... Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme a ce moment le mot poupee fleurissait sur les levres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colere et de defi a l'adresse des nobles effrontees, elle cria rageusement: --C'est a moi, cette poupee! a moi seule! Et, comme elle avait l'habitude de trepigner dans ces moments de grandes coleres, ses petits pieds, si coquettement chausses, battant dans le vide, se mirent a tambouriner frenetiquement le ventre de la pauvre Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lacher prise toutefois, se mit a beugler: --Ho! ha! he la! notre maitresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice! Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crie brutalement: "Prends-moi dans tes bras!" elle cria de meme, en la bourrant de coups de talon furieux: "Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces ehontees! Elles me rendraient folle! Et la vieille, eberluee, ahurie, medusee, ne put qu'obeir machinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement etait grand, et elle considera un moment avec une inquietude affreuse son enfant qui, en effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison. Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait, Juana ne fut pas plutot a terre que, saisissant la matrone par la main, elle l'entraina violemment, en disant d'une voix coupee de sanglots: --Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici! Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre! Et, avec une inconscience qui assomma litteralement la nourrice, elle ajouta: --Maudite soit l'idee que tu as eue de me conduire a cette course! C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas a la fin de la course. C'est ainsi que, sans s'en douter, elle echappa a la bagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est ainsi qu'elle echappa a la mort qui planait sur cette multitude de curieux. XI VIVE LE ROI CARLOS! Cependant le taureau avait ete lache. Tout d'abord, comme presque toujours, ebloui par la lumiere eclatante, succedant sans transition a l'obscurite d'ou il sortait, il s'arreta, indecis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tete. Le Torero lui laissa le temps de se reconnaitre, puis il fit quelques pas a sa rencontre, l'excitant de la voix, lui presentant sa cape deployee. Le taureau ne se fit pas repeter l'invite. Ce morceau de satin ecarlate qu'on lui presentait lui tira l'oeii tout de suite, et il fonca droit sur lui, tete baissee. Ce fut un moment d'indicible emotion parmi ceux qui ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-meme, empoigne par la tragique grandeur de cette lutte inegale, suivait avec une attention passionnee les phases de la passe. Le Torero, qui paraissait cheville au sol, attendit le choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment ou le taureau allait donner son coup de corne, il deplaca la cape a droite. Prodige, le taureau suivit le morceau d'etoffe qu'il frappa. En passant; il frola le Torero. La seconde d'apres, les spectateurs haletants virent don Cesar qui, la cape jetee sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de tranquillite qu'il eut pu en montrer dans son interieur paisible. Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace execute avec un sang-froid et une maitrise incomparables. Meme les courtisans oublierent tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste emerveille. Le taureau, stupefait de n'avoir frappe que le vide, se rua de nouveau sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les extremites du collet, et, tournant le dos a la bete, il se mit a marcher paisiblement devant elle. La bete frappa furieusement a droite. Elle ne rencontra que l'etoffe. Elle retourna a la charge et frappa a gauche. Le Torero, par une serie de balancements du corps, evitait les coups et lui presentait toujours l'etoffe. Puis il se mit a decrire des demi-cercles, et le taureau suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre chose que ce leurre qu'on lui presentait. Et les acclamations se firent delirantes. Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dedaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme, que les exploits que le dernier des capeadores execute sans sourciller aujourd'hui. Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme trois siecles avant que ne fussent creees et mises en pratique les regles de la tauromachie moderne. Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues a l'epoque, retrouvees plusieurs siecles plus tard, avaient tout le charme de la nouveaute et pouvaient, a juste raison, susciter l'enthousiasme de la foule. Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arreta un moment et parut reflechir. Puis il pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frola le sol de son mufle et recula pour prendre son elan. Le Torero deploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de la ligne de son corps. En meme temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus pres possible, et, avancant un pied, il provoqua la bete. Au moment ou le taureau, apres avoir vise en baissant la tete, se disposait a porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui faisant decrire un arc de cercle. En meme temps, il se mettait hors d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger les pieds. Et le taureau passa, en le frolant, lance sur la cape trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et se presenta de nouveau devant la bete. Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son epee le flot de rubans qu'il avait lestement cueilli au passage. Alors, la foule, jusque-la haletante et muette de terreur et d'angoisse, laissa eclater sa joie, et, a la considerer, hurlante et gesticulante, on eut pu croire qu'elle venait soudain d'etre prise de folie. Les uns criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des eclats de rire, la des sanglots convulsifs. Toutes ces manifestations diverses et violentes etaient le resultat de la reaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps ou le Torero, apres avoir provoque sa fureur, attendait l'assaut de la bete sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse etreignait les spectateurs a un degre tel qu'on pouvait croire que la vie etait suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, stries de sang, qui suivaient passionnement les mouvements violents de la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se soustrayait a ses coups, a l'ultime seconde ou ils etaient portes. Dans la loge royale, si puissante que fut sa haine contre celui qui lui rappelait son deshonneur d'epoux, le roi, pendant tout ce temps, trahissait son emotion par la contraction de ses machoires et par une paleur inaccoutumee. Fausta, sous son impassibilite apparente, ne pouvait s'empecher de fremir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait l'espoir de ses reves d'ambition. Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne pas dire que, pendant les instants mortellement longs ou l'homme, impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient cependant qu'il etait condamne, faisaient des voeux pour qu'il echappat aux coups qui lui etaient portes. Puis, cette espece d'acces de folie, qui s'etait empare de la foule, se transforma en admiration frenetique, et l'enthousiasme deborda, delirant, indescriptible. Mais ce n'etait pas fini. Le Torero avait cueilli le trophee. Il etait vainqueur. Il pouvait se retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bete, il s'imposait a lui-meme de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens. Tout n'etait pas dit encore. Par des jeux multiples et varies, semblables a ceux qu'il venait d'executer avec tant de succes, il lui fallait acculer la bete a la porte de sortie. Pour cela, lui-meme devait se placer devant cette porte et amener le taureau a foncer une derniere fois sur lui. Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurree par la cape, il etait au milieu de la piste. Il avait l'espoir derriere lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui etait impossible. Il ne pouvait que s'effacer a droite ou a gauche. Que le comparse charge d'ouvrir la porte par laquelle, emporte par son elan, devait passer le taureau, hesitat seulement un centieme de seconde, et c'en etait fait de lui. C'etait l'instant le plus critique de sa course. La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des forces, en vue de supporter les emotions violentes de la fin de cette course. Lorsque le taureau serait chasse de la piste, le Torero aurait le droit de deposer son trophee aux pieds de la dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il decide lui-meme. Cette satisfaction, bien gagnee, on en conviendra, devait cependant lui etre refusee, car c'etait l'instant qui avait ete choisi precisement pour son arrestation. Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tache qu'il s'etait imposee de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les troupes de d'Espinosa prenaient les dernieres dispositions en vue de l'evenement qui allait se produire. Le couloir circulaire etait envahi. Non plus, cette fois, par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, armes de bonnes arquebuses, destinees a tenir en respect les mutins, si mutinerie il y avait. Toutes ces troupes se massaient du cote oppose aux gradins, c'est-a-dire qu'elles prenaient position du cote ou etait masse le populaire. Et cela se concoit, les gradins etant occupes par les invites de la noblesse, soigneusement tries, et sur lesquels, par consequent, le grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle necessite de garder ce cote de la place. Il etait naturellement garde par ceux qui l'occupaient en ce moment et qui etaient destines a devenir, le cas echeant, des combattants. Tout l'effort se portait logiquement du cote ou pouvait eclater la revolte, et, la, officiers et soldats s'entassaient a s'ecraser, attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fut fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille. S'il y avait revolte, le peuple se heurterait a des masses compactes d'hommes d'armes casques et cuirasses, sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, charges de le prendre par-derriere. Par ce dispositif, la foule se trouvait prise entre deux feux. Les hommes charges de proceder a l'arrestation n'auraient donc qu'a entrainer le condamne du cote des gradins ou ils n'avaient que des allies. Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en detournant l'attention des spectateurs, concentree sur les passes audacieuses qu'il executait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie. Pardaillan se trouvait du cote des gradins, c'est-a-dire qu'il etait du cote oppose a celui que les troupes occupaient peu a peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner et ebaucha un sourire railleur. Au debut de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre plutot restreint d'ouvriers, d'aides, d'employes aux basses besognes, qui avaient quitte precipitamment la piste au moment de l'entree du taureau et s'etaient postes la pour jouir du spectacle en attendant de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne. Tout d'abord, il n'avait prete qu'une mediocre attention a ces modestes travailleurs. Mais, au fur et a mesure que la course allait sur sa fin, il fut frappe de la metamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces ouvriers. Ils etaient une quinzaine en tout. Jusque-la, ils s'etaient tenus, comme il convenait, modestement a l'ecart, armes de leurs outils, prets, semblait-il, a reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient des visages energiques, resolus, et se campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition superieure a celle qu'ils affichaient quelques instants plus tot. Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'ou, envahissaient peu a peu cette partie du couloir, se massaient pres de la porte ou il se tenait, se melaient a ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils semblaient s'entendre a merveille. Bientot, la porte se trouva gardee par une cinquantaine d'hommes qui semblaient obeir a un mot d'ordre occulte. Et, tout a coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutre de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces etranges ouvriers s'occupaient a scier les poteaux de la barriere. Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop etroite, pratiquaient une breche dans la palissade, tandis que les autres s'efforcaient de masquer cette bizarre occupation. Il devisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette memoire merveilleuse dont il etait doue, il reconnut quelques visages entrevus l'avant-veille a la reunion presidee par Fausta. Et il comprit tout. "Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta destine a son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien garde, et je crois decidement qu'il se tirera sain et sauf du guepier ou il s'est jete inconsiderement. Ces gens-la, le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et, au meme instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver. Tout va bien." Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-etre du se demander si tout allait aussi bien pour lui-meme. Il n'y pensa pas. A l'inverse de bien des gens, toujours disposes a s'accorder une importance qu'ils n'ont pas, notre heros etait peut-etre le seul a ne pas connaitre sa valeur reelle. Il etait ainsi fait, nous n'y pouvons rien. "Tout va bien!" avait-il dit en songeant au Torero. Ayant juge que tout allait bien, il se desinteressa en partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de don Cesar, arrive a l'instant critique de sa course, c'est-a-dire adosse a la porte de sortie ou il avait fini par attirer le taureau qui, dans un instant, foncerait pour la derniere fois sur lui et irait s'enfermer lui-meme dans l'etroit boyau menage a cet effet. A moins que le Torero ne put eviter le coup et ne payat de sa vie, au moment supreme d'en finir, sa trop persistante temerite. C'etait, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappe a mort. Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement. Et, tout a coup, averti par quelque mysterieuse intuition, il se retourna et apercut a quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait comme une proie couvee. "Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroye." Mais les evenements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforcait de degager la cause seance tenante. "Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitte la fenetre ou il se prelassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche apres laquelle il court infructueusement depuis si longtemps? Ayant ainsi monologue, de ce coup d'oeil sur et prompt qui n'etait qu'a, lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit. "Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient a la tete d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est ce qui lui donne cette assurance imprevue." Presque aussitot, il eut un leger froncement de sourcils et il ajouta en lui-meme: "Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il a la tete d'une compagnie de soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arreter?" En meme temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, degageait sa rapiere, se tenait pret a tout evenement. Comme on le voit, il avait ete long a s'apercevoir qu'il etait en cause autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il s'attendait a tout. A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations eclata, saluant la victoire du Torero. Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une derniere fois par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il etait alle s'enfermer lui-meme dans le box amenage a cet effet, et la porte, se refermant derriere lui, lui interdisait de revenir dans la piste. Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations delirantes, la salua de son epee et se dirigea vers l'endroit ou il avait, des le debut de la course, apercu la Giralda, avec l'intention de lui faire publiquement hommage de son trophee. Au meme instant, la barriere, pres de Pardaillan, tombait sous une poussee violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste, entourerent de toutes parts le Torero, comme s'ils etaient pousses par l'enthousiasme de sa victoire, mais en realite pour lui faire un rempart de leurs corps. A ce moment aussi, les soldats, masses dans le couloir circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en colonnes profondes, la meche de leurs arquebuses allumee, prets a faire feu devant les rangs serres du populaire surpris de cette manoeuvre imprevue. En meme temps, un officier, a la tete de vingt soldats, se dirigeait a la rencontre du Torero. Mais celui-ci etait deborde par ceux qui avaient jete bas la barriere et qui, malgre sa resistance acharnee, car il ne comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l'entrainaient dans la direction opposee a celle ou il voulait aller. En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul, qu'il avait mission d'arreter, l'officier, qui avait trouve quelque peu ridicule qu'on l'obligeat a prendre vingt hommes avec lui, commenca de comprendre que sa mission n'etait pas aussi aisee qu'il l'avait cru tout d'abord et se trouva ridicule maintenant d'etre oblige de courir apres un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le dos avec les allures decidees de gens qui ne paraissent pas disposes a se laisser faire. Voyant que celui qu'il avait mission d'arreter allait lui glisser entre les doigta, l'officier, pale de fureur, ne sachant a quel expedient se resoudre pour mener a bien sa mission, persuade que tout le monde devait avoir, comme lui, le respect de l'autorite dont il etait le representant, l'officier se mit a crier d'une voix de stentor: "Au nom du roi!... Arretez!" Ayant dit, il crut naivement qu'on allait obtemperer et qu'il n'aurait qu'a etendre la main pour cueillir son prisonnier. Malheureusement pour lui, les gens qui se devouaient ainsi qu'ils le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorite. Ils ne s'arreterent donc pas. Bien mieux, a l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de desespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils repondirent par un cri imprevu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui assistait, impassible, a cette scene: "Vive don Carlos!" Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de masse qui les effara. Et, comme si ce cri n'eut ete qu'un signal, au meme instant des milliers de voix vocifererent en precisant plus explicitement: "Vive le roi Carlos! Vive notre roi!" Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effares et surpris que les gens de noblesse, comme une trainee de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit se repandit qu'on voulait arreter le Torero. Mais Carlos, qu'etait-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait: Carlos, c'etait le Torero lui-meme. Oui, le Torero, l'idole des Andalous, etait le propre fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait enfin un roi humain, un roi qui, ayant vecu et souffert dans les rangs du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaitrait ses miseres et saurait y compatir; mieux, y remedier. Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un moment inappreciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on voulait arreter le Torero, leur dieu! Qu'il fut fils de roi, qu'on voulut faire de lui un autre roi, peu leur importait. Pour eux, c'etait le Torero. Ah! on voulait l'arreter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir si les Andalous etaient gens a se laisser enlever benevolement leur idole! Les previsions du duc de Castrana se realisaient. Tous ces hommes, bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent litteralement furieux, se changerent en combattants prets a repandre leur sang pour la defense du Torero. Comme par enchantement--apportees par qui? distribuees par qui? est-ce qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulerent, et ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'etait fait, se virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui un pistolet charge. Et, au meme instant, tel un cyclone foudroyant, la ruee en masse sur les barrieres brisees, arrachees, eparpillees, la prise de contact immediate avec les troupes impassibles. Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un eclair de pitie devant la lutte inegale qui s'appretait. --Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu! Une voix resolue, devant l'inappreciable instant d'hesitation de la foule, cria, en reponse: "Faites! Et apres vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses! Une autre voix entrainante hurla: "En avant!" Et ils allerent de l'avant. Et le vieil officier mit a execution sa menace. Une decharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une gerbe de coquelicots rouges. Si les officiers qui commandaient la avaient pris la precaution elementaire d'echelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de recharger les arquebuses--operation assez longue--pendant que d'autres auraient fait feu, le massacre eut tourne aussitot a la boucherie, et etant donne surtout les rangs serres de la foule qui n'avait que des poitrines et non des cuirasses a opposer aux balles. Les officiers ne songerent pas a cela. Ou, s'ils y songerent, les soldats ne comprirent pas et n'executerent pas l'ordre. La decharge fut generale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait predit se realisa: ayant decharge leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le choc a l'arme blanche. La partie devenait presque egale en ce sens que, si les soldats casques et cuirasses de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la superiorite du nombre. Et le corps a corps se produisit, opiniatre et acharne de part et d'autre. Pendant ce temps, le Torero etait entraine par ses partisans, entraine malgre ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgre sa defense desesperee. Ils etaient cinquante qui l'avaient entoure et enleve. En moins d'une minute, ils furent cinq cents. De tous les cotes, il en surgissait. C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux vingt soldats charges de l'apprehender n'etait rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer la route. Fausta, eclairee par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement le champ de bataille sur lequel il devait evoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement organise l'enlevement. Car, c'etait, en somme, un veritable enlevement qui se pratiquait la. L'itineraire a suivre etait trace d'avance. Il devait etre, et il etait, en effet, rigoureusement suivi. Il s'agissait d'entrainer le Torero non pas vers une sortie ou l'on se fut heurte a des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les coulisses de l'arene. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, dans l'enceinte meme de la plazza, c'est-a-dire sur la place meme. D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prevoir que le Torero serait entraine la, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues etaient barrees par ses soldats. Il avait donc neglige d'occuper ces coulisses. C'etait precisement sur quoi comptait Fausta. Ces coulisses, elle les avait occupees, elle. Partout, des groupes d'hommes a elle etaient postes. On se passa le Torero de main en main jusqu'a ce qu'il fut amene devant une maison qui appartenait a l'un des conjures. Malgre lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il se trouva dehors, dans une rue etroite, derriere des troupes nombreuses qui gardaient cette rue, avec mission d'empecher de passer quiconque tenterait de sortir de la place. Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient scrupuleusement ce qui etait devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrieres. L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant a Fausta se trouvaient echelonnes de distance en distance, dans des abris surs, et le Torero, ecumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville et enferme, pour plus de surete, dans une chambre qui prenait toutes les apparences d'une prison. Pourquoi le Torero s'etait-il efforce d'echapper aux mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgre lui et malgre sa resistance desesperee? C'est qu'il pensait a la Giralda. Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songe qu'a elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existe pour lui. Et, en se debattant entre les mains de ceux qui l'entrainaient, dans son esprit exaspere, cette clameur retentissait sans cesse: "Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel sort sera le sien?" Ce qui etait arrive a la Giralda, nous allons le dire en peu de mots: Lorsque les troupes royales s'etaient massees devant la foule, qu'elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier rang, se trouvait une des plus exposees, et, a moins d'un hasard providentiel, elle devait infailliblement tomber a la premiere decharge. Tres etonnee, mais non effrayee, parce qu'elle ne soupconnait pas la gravite des evenements, elle s'etait dressee instinctivement en s'ecriant: "Que se passe-t-il donc?" Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussee a cette place privilegiee, repondit, obeissant a des instructions prealables: --On veut arreter le Torero. C'est une operation qui rencontrera quelques difficultes, car ils sont la des milliers d'admirateurs resolus a l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont beaucoup seront mortels. De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arreter le Torero. --Arreter Cesar! s'ecria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis? Et, n'ecoutant que son coeur amoureux, sans reflechir, elle avait voulu s'elancer, courir au secours de l'aime, lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel qu'il fut. Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en sentinelle a cet endroit, etaient places la uniquement a son intention a elle. Tous ces hommes etaient les acolytes de Centurion, renforces pour la circonstance. La Giralda ne put meme pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se jeterent en meme temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre part, le meme cavalier empresse la saisit au poignet d'une main robuste, et, disant sur un ton qu'il s'efforcait de rendre courtois: --Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement. --Laissez-moi! cria la Giralda en se debattant. Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit a crier de toutes ses forces: --A moi! On violente la Giralda... la fiancee du Torero! Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se reclamant de son titre de fiancee en semblable occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de Centurion, qui n'etaient pas precisement en odeur de saintete aux yeux du populaire. Le galant cavalier, qui etait le sergent de Centurion et comme tel commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, a son tour, une inspiration, et, la lachant aussitot, il dit en faisant des graces qu'il croyait irresistibles: --Loin de moi la pensee de violenter l'incomparable Giralda, la perle de l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort aussi certaine qu'inutile en courant par la. Montez sur cet escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlevent au nez et a la barbe des soldats charges de l'arreter? --Sauve! s'ecria la Giralda, qui avait obei machinalement a don Gaspar Barrigon, puisque tel etait son nom. Et, sautant lestement a terre, elle ajouta: --Il faut que je le rejoigne a l'instant. --Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne passerez jamais a travers cette multitude! La Giralda eut un geste d'impatience a l'adresse de l'importun. Mais, voyant ses efforts se briser devant l'impassibilite des compagnons qui l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de deception douloureuse. --Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous n'avez rien a craindre de moi. Je suis un admirateur passionne du Torero et suis trop heureux de preter l'appui de mon bras a celle qu'il aime. Il paraissait sincere; devant les bourrades qu'il ne menageait pas a ses hommes, ceux-ci se hataient de lui livrer passage. La jeune fille n'en chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de son fiance. Quelques instants plus tard, elle etait hors de la foule dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans songer a remercier celui qui lui avait fraye son chemin et dont l'aspect rebarbatif ne lui disait rien, elle voulut s'elancer. Alors, elle se vit entouree d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de lui faire place, se serrerent autour d'elle Alors, elle voulut crier, appeler a l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de l'arquebusade qui eclata comme un tonnerre a cet instant precis. Avant d'avoir pu se ressaisir, elle etait saisie, enlevee, jetee sur l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier murmurait: --Inutile de resister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien, et tu ne m'echapperas pas! Elle leva son oeil ou se lisait une detresse qui eut apitoye tout autre et considera celui qui lui parlait sur ce ton a la fois grossier et menacant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue. Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement execute, lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, helas! comment elle avait pu etre aveugle au point de n'avoir eu aucun soupcon a la vue de ces mufles de fauves qui suaient le crime. Il est vrai que, toute a la joie du triomphe escompte de son bien-aime Cesar, elle n'avait pas meme songe a les regarder a ce moment-la, et Dieu sait si elle regrettait maintenant. Alors, comme un pauvre petit oiseau blesse qui replie ses ailes et s'abandonne en tremblant a la main cruelle qui s'abat sur lui, frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'evanouit. La voyant immobile et pale, les bras ballants, comme un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda: --En route, vous autres! Il se placa, avec son precieux fardeau, au centre du peloton, qui s'ebranla et partit a toute bride. XII L'EPEE DE PARDAILLAN Nous avons raconte, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait echoue dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons explique a la suite de quels combats et quels dechirements interieurs Bussi, qui etait brave; s'etait abaisse a cette besogne que lui-meme, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence de langage qu'il n'eut, certes, pas toleree chez un autre. Apres avoir vainement essaye de reprendre sa revanche en desarmant a son tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en etait venu a se dire que sa mort, a lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait seule laver son deshonneur. Et, par une subtilite au moins bizarre, ne pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'etait resigne a l'assassinat. On a vu comment l'aventure s'etait terminee. Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains de la maison des Cypres, toute cette nuit Bussi la passa a tourner et retourner comme un ours dans sa chambre, a ressasser sans treve son humiliante aventure, a se gratifier soi-meme des injures les plus violentes et les plus variees. Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une resolution qu'il traduisit a haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien d'humain: "Par le ventre de ma mere! puisque le maudit Pardaillan, protege par tous les suppots d'enfer, d'ou il est certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu'il vivra, deshonore, a telle enseigne que je n'aurais pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de laver mon honneur: c'est de mourir moi-meme. Et, puisque l'infernal Pardaillan me fait grace, comme il dit, je n'ai plus qu'a me tuer!" Ayant pris cette supreme resolution, il retrouva tout son calme et son sang-froid. Il trempa son front brulant dans l'eau fraiche, et, tres resolu, tres maitre de lui, il se mit a ecrire une sorte de testament dans lequel, apres avoir dispose de ses biens en faveur de quelques amis, il expliquait son suicide de la maniere qui lui parut la plus propre a rehabiliter sa memoire. La redaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en apercut jusque vers une heure de l'apres-midi. Ayant ainsi regle ses affaires, sur de n'avoir rien oublie, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une epee qui lui parut la meilleure, placa la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, a la place du coeur, et prit son elan pour s'enferrer convenablement. Au moment precis ou il allait accomplir l'irreparable geste, on frappa violemment a sa porte. "Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis. C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai places chez Fausta!" Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria a travers la porte: --Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la princesse Fausta! "Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline." Et, tout reveur, mais sans bouger encore: "Fausta!..." L'inconnu se mit a tambouriner la porte et a faire un vacarme etourdissant en criant a tue-tete: "Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de premiere importance." "Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expedie a la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta." Et il alla ouvrir. Et Centurion entra. Que venait faire la Centurion? Quelle proposition fit-il a Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux? Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin etait de nature a changer ses resolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc a la corrida royale. Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les conseils de Centurion devaient etre particulierement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui avait glisse jusqu'a l'assassinat, commenca par se facher tout rouge, allant jusqu'a menacer Centurion de le jeter par la fenetre pour le chatier de l'audace qu'il avait de lui faire des propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme. Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas. Donc, sans doute comme suite a l'entretien mysterieux que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de la plazza, semblant guetter Pardaillan, a la tete d'une compagnie de soldats espagnols. Lorsque la barriere tomba sous la poussee des hommes a la solde de Fausta, Pardaillan, sans hate inutile, puisque le danger ne lui paraissait pas immediat, se disposa a les suivre, tout en surveillant l'ancien maitre d'armes du coin de l'oeil. Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait a entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas a sa rencontre, dans l'intention manifeste de lui barrer la route. Il faut dire qu'il etait suivi pas a pas par les soldats qui semblaient se guider sur lui, comme s'il eut ete reellement leur chef. En toute autre circonstance et en presence de tout autre, Pardaillan eut probablement continue son chemin sans hesitation, d'autant plus que les forces qui se presentaient a lui etaient assez considerables pour conseiller la prudence, meme a Pardaillan. Mais, en l'occurrence, il se trouvait en presence d'un ennemi a qui il avait inflige plusieurs defaites, qu'il savait etre tres douloureuses pour l'amour-propre du bretteur repute. Dans sa logique toute speciale, Pardaillan estimait que cet ennemi avait, jusqu'a un certain point, le droit de chercher a prendre sa revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction. Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait d'un ton provocant: --He! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots a vous dire. Cela seul eut suffi a immobiliser le chevalier. Mais il y avait une autre consideration qui avait a elle seule plus d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement anime de mauvaises intentions, se presentait a la tete d'une troupe d'une centaine de soldats. Se derober dans de telles conditions lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lachete--le mot etait dans son esprit--dont il etait incapable. Ajoutons que, si bas que fut tombe Bussi-Leclerc dans l'esprit de Pardaillan, a la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la naivete de le croire incapable d'une felonie. Toutes ces raisons reunies firent qu'au lieu de suivre les defenseurs du Torero il s'immobilisa aussitot, et, glacial, herisse, d'autant plus furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre cote de la barriere. Par cette manoeuvre imprevue, il se trouvait pris entre deux troupes d'egale force. Pardaillan eut l'intuition instantanee qu'il etait tombe dans un traquenard d'ou il ne lui semblait pas possible de se tirer, a moins d'un miracle. Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait, il se fut fait tuer sur place plutot que de paraitre reculer devant la provocation qu'il devinait imminente. A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix eclatante qui domina le tumulte dechaine et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez lui, denotait une puissante emotion, il repondit: --Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se pretend un maitre en fait d'armes et qui est moins qu'un mechant prevot... un ecolier mediocre! Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le deshonorer en l'accolant a celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la bastonnade, bien meritee, que ne manquerait pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il etait encore de ce monde! En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, apres sa tentative d'assassinat si recente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s'attendait certes a etre accueilli par une bordee d'injures comme on savait les prodiguer a une epoque ou tout se faisait avec une outrance sans bornes. Tout de meme, il ne s'attendait pas a etre touche aussi profondement. Ce demon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de plus sensible en lui: sa vanite de maitre invincible! Fidele a la promesse qu'il s'etait faite a lui-meme, il accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dedaigneux et qui n'etait qu'une grimace. Il souriait, mais il etait livide. Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une reponse du tac au tac, et Bussi, egare par la rage, ne trouvait rien qui lui parut assez violent. Il se contenta de grincer: --C'est moi, oui! --Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue rapiere qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que vous avez jetee vous-meme lorsque vous tentates de m'assassiner? Les bonnes resolutions de Bussi-Leclerc commencaient a chavirer sous les sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eut voulu poignarder a l'instant meme. Il tira la longue rapiere dont on venait de lui parler, et, la faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite: --Miserable fanfaron! Avec un supreme dedain, Pardaillan haussa les epaules et continua: --Vous m'avez demande, je crois, ou je courais tout a l'heure... Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant mon epee, il m'aurait fallu, non pas courir, mais voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un maitre et vous l'etes en effet: un maitre fuyard! Tout ceci n'empechait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui. En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforcait de faire bonne contenance sous les douloureux coups d'epingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s'il n'etait venu la que pour detourner son attention en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position. Il en sortait de partout. C'etait a-se demander ou ils s'etaient terres jusque-la. Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une toise. Il avait a sa gauche la barriere qui avait ete jetee bas, en partie. Par-dela la barriere, c'etait la piste. En face de lui, c'etait le couloir qui tournait sans fin autour de la piste. En allant par la, droit devant lui, il eut abouti a l'endroit reserve au populaire. Derriere lui, c'etait toujours le meme couloir, ayant en bordure les gradins occupes par les gens de noblesse. Enfin, a sa droite, il y avait un large couloir aboutissant a l'endroit ou se dressaient les tentes des champions. Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste, a sa gauche, une deuxieme, puis une troisieme compagnie etaient venues se joindre a la premiere et s'etaient placees la en masses profondes. Environ quatre cents hommes se trouvaient la. Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire, etre en nombre plus considerable. Cela tenait a ce que les troupes, manquant de front pour se deployer, s'etendaient en profondeur. Essayer de se frayer un chemin, a travers les vingt ou trente rangs de profondeur, eut ete une entreprise chimerique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait etre tentee, meme par un Pardaillan. Enfin, a sa droite, ou il eut pu, comme sur la piste, trouver assez d'espace pour non pas tenter une defense impossible, mais essayer de battre en retraite en se defilant parmi les tentes, les barrieres, mille objets heteroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce cote-la, on n'eut pas trouve un espace long d'une toise qui ne fut occupe. En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, l'encerclement etait complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre de ce cercle de fer, compose de pres d'un millier de soldats. Il avait fort bien observe le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'etait place d'un air provocant sur sa route, il est a presumer qu'il ne se fut pas laisse acculer ainsi. Il eut tente quelque coup de folie, comme il en avait reussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la manoeuvre fut achevee et que la retraite lui eut ete coupee. Pardaillan, donc, des l'instant ou Bussi l'interpella, resolut de lui tenir tete, quoi qu'il dut en resulter. Il ne se croyait pas, nous l'avons dit, directement menace, L'eut-il cru que sa resolution n'eut pas varie. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas longtemps a comprendre que c'etait a lui qu'on en voulait. Jamais, il ne s'etait trouve en une passe aussi critique, et, en se redressant, herisse, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle qu'elle etait, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgre qu'il sentit le sang battre ses tempes a coups redoubles, et il songeait: "Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arreter pour repondre a ce spadassin que j'eusse toujours retrouve! Je pouvais encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'a vendre ma vie le plus cherement possible, car, pour me tirer de la, le diable lui-meme ne m'en tirerait pas. Pendant ce temps, l'orage eclatait du cote du populaire. Les soldats, apres avoir decharge leurs arquebuses, avaient recu le choc terrible du peuple exaspere. La piste etait envahie, le sang coulait a torrents. De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnes d'injures, de vociferations, d'imprecations, de jurons intraduisibles. Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable boucherie, etait enleve par les hommes de Fausta. Bussi-Leclerc avait degaine et s'etait campe devant Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s'etait retreci, et, maintenant, il n'avait plus qu'un tout petit espace de libre. Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitot dit avec un accent grave: --Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir echapper? Regarde autour de toi. Vois ces centaines d'hommes armes qui te serrent de pres. Tout cela, c'est mon oeuvre a moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher a mon etreinte! --Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontre celui-ci--d'un geste de mepris ecrasant il designait Bussi, livide de fureur--j'ai vu celui-ci que j'ai connu geolier autrefois, qui s'est fait assassin et, ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau; j'ai vu ceux-la--il designait les officiers et les soldats qui fremirent sous l'affront--ceux-la qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis a mille pour meurtrir ou arreter un seul homme. J'ai vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les reptiles, les chacals, toutes les betes puantes et immondes s'avancer en rampant, pretes a la curee, et me suis dit que, pour completer la collection, il ne manquait plus qu'une hyene. Et, aussitot, vous etes apparue! Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne daigna pas discuter. A quoi bon? Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache, honteux qu'il etait du role qu'on lui faisait jouer, sur un ton de supreme autorite, en designant Pardaillan de la main: --Arretez cet homme! L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'ecria: --Un instant, mort-diable! Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'etait pas concertee avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le mecontentement qu'elle eprouvait: --Perdez-vous la tete, monsieur? --Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectee, le sire de Pardaillan, qui se vante de m'avoir desarme et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi! Fausta le considera une seconde avec un etonnement qui n'avait rien de simule. Tres sincerement, elle le crut soudainement frappe de demence. Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement apitoye: --Vous voulez donc vous faire tuer? Bussi-Leclerc secoua la tete avec un entetement farouche, et, sur un ton d'assurance qui frappa Fausta: --Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas. Je vous en donne l'assurance formelle. Fausta crut qu'il avait invente ou achete quelque botte secrete, comme on en trouvait tous les jours, et que, sur de triompher, il tenait a le faire devant tous ces soldats qui seraient les temoins de sa victoire et retabliraient sa reputation ebranlee de maitre invincible. Il paraissait tellement sur de lui qu'une autre apprehension vint l'assaillir, qu'elle traduisit en grondant: --Vous n'allez pas le tuer, j'imagine? --Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez tranquille. Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et, avec une insouciance affectee: --Je me contenterai de le desarmer. Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait le laisser faire. C'est qu'elle etait payee pour savoir qu'avec le chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien. Elle allait donc donner l'ordre de proceder a l'instant a la prise de corps de celui qu'on pouvait considerer comme prisonnier. Bussi-Leclerc lut sa resolution dans ses yeux. --Madame, dit-il d'une voix tremblante de colere contenue, j'ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coute. De grace, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes a ma guise... ou je ne reponds de rien. Ceci etait dit sur un ton gros de sous-entendus menacants. Fausta comprit que le contrarier ouvertement pouvait etre dangereux. --Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc a votre guise. Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement: --Ecartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'echappera pas au sort qui l'attend. Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dedaigneux aux levres, avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier: --Hola! monsieur de Pardaillan, fit-il a haute voix, ne pensez-vous pas que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais ecolier que je suis une de ces prestigieuses lecons dont vous seul avez le secret? Voyez l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Ou trouver temoins plus nombreux et mieux qualifies de la defaite humiliante que vous ne manquerez pas de m'infliger? Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eut dit, que Bussi-Leclerc etait brave. Mais d'ou venait donc qu'il osat l'appeler en combat singulier devant cette multitude de soldats, lesquels seraient temoins de son humiliation? Car il ne pouvait se leurrer a ce point de croire qu'il serait vainqueur. Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de traitrise. Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer qu'on n'allait pas le charger a l'improviste, par-derriere. Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur donnat des ordres, et les officiers, de leur cote, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tete pour chasser les pensees qui l'importunaient, et, de sa voix mordante: --Et, si je vous disais que, dans les conditions ou il se produit, il ne me convient pas d'accepter votre defi? --En ce cas, je dirai, moi, que vous vous etes vante en pretendant m'avoir desarme. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hableur, un menteur. Et, s'il le faut absolument, pour l'amener a se battre, j'aurai recours au supreme moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les laches, et je le souffletterai de mon epee, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous regardez! Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapiere comme pour en cingler le visage du chevalier. Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouie, adressee a un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure de reprobation sur les levres de quelques officiers. Mais Bussi-Leclerc, emporte par la colere, ne remarqua pas cette reprobation. Quant a Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste suffit pour que le maitre d'armes n'achevat pas le sien. D'une voix blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur: --Je tiens le coup pour recu, dit froidement Pardaillan. Et, faisant deux pas en avant, placant le bout de son index sur la poitrine de Bussi: --Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et miserable, je ne vous savais pas lache. Vous etes complet maintenant. Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer! Alors, ses yeux tomberent sur le fer qu'il avait a la main. C'etait cette epee qui n'etait pas a lui, cette epee qu'il avait ramassee au cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette epee qui lui avait paru suspecte au point qu'il avait discute un moment avec lui-meme pour savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer. Et voila qu'en se voyant ce fer a la main ses soupcons lui revenaient en foule, et une vague inquietude l'envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le considerait d'un air narquois, comme s'il avait su a quoi s'en tenir. Tour a tour, il regarda sa rapiere et Bussi-Leclerc comme s'il eut voulu le fouiller jusqu'au fond de l'ame Et la mine inquiete du spadassin ne lui dit sans doute rien de bon, car il revint a son epee. Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer. Il avait deja fait ce geste dans la rue et n'avait rien decouvert d'anormal. Cette fois encore, l'epee lui parut a la fois souple et resistante. Il ne decouvrit aucune tare. Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait la, dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas a decouvrir, faute du temps necessaire a l'etudier minutieusement, comme il eut fallu. Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une maniere etrangement fausse a ses oreilles, peut-etre prevenues, bougonna d'une voix railleuse: --Que de preparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas. Et aussitot il tomba en garde en disant d'un air detache: --Quand vous voudrez, monsieur! Autant il s'etait montre emporte jusque-la, autant il paraissait maintenant froid, merveilleusement maitre de lui, campe dans une attitude irreprochable. Pardaillan secoua la tete, comme pour dire: --Le sort en est jete! Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrees, il croisa le fer en murmurant: --Allons! Et il lui sembla, peut-etre se trompait-il, qu'en le voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait pousse un soupir de soulagement et qu'une lueur triomphante avait eclaire furtivement son regard. "Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scelerat!" Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumee, il tata prudemment le fer de son adversaire. L'engagement ne fut pas long. Tout de suite, Pardaillan laissa de cote sa prudente reserve et se mit a charger furieusement. Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une voix eclatante: --Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te desarmer! A peine avait-il acheve de parler qu'il porta successivement plusieurs coups secs sur la lame, comme s'il eut voulu la briser et non la lier. Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, esperant qu'il finirait par se trahir et decouvrir son jeu. Des qu'il eut porte ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son epee sous la lame de Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il redressa son epee de toute sa force. Alors, Fausta, stupefaite, les officiers et les soldats, emerveilles, virent ceci: La lame de Pardaillan, arrachee, frappee par une force irresistible, suivit l'impulsion que lui donnait l'epee de Bussi, s'eleva dans les airs, decrivit une large parabole et alla tomber dans la piste. --Desarme! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes. Au meme instant, fidele a la promesse faite a Fausta de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit a fond, visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et, comme s'il eut craint que, meme desarme, il ne revint sur lui, il fit un bond en arriere et se mit hors de sa portee. Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute la ligne. La, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de cet etrange duel, il avait eu la gloire de desarmer et de toucher l'invincible Pardaillan. Nous avons dit a dessein que la lame de Pardaillan etait allee tomber sur la piste. En effet, on se tromperait etrangement si on croyait sur parole Bussi-Leclerc criant qu'il a desarme son Adversaire. La lame avait saute, la lame, prealablement limee, habilement maquillee, mais la poignee etait restee dans la main du chevalier. En resume, Bussi-Leclerc n'avait nullement desarme son adversaire et la piteuse comedie qu'il venait de jouer etait de l'invention de Centurion, qui avait vu la le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait charge de lui demander, et de se venger en meme temps par une humiliation publique de celui qui l'avait corrige vertement en public. Bussi-Leclerc pouvait triompher a son aise, car, de loin, on ne pouvait voir la poignee restee dans la main crispee de Pardaillan, et, comme tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart des spectateurs le doute n'etait pas possible: l'invincible, le terrible Francais avait trouve son maitre. Pour completer la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son epee, alors qu'il s'etait fendu sur son adversaire desarme par un coup de traitrise, son epee avait erafle un doigt assez serieusement pour que quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la main de Pardaillan. Ce n'etait qu'une piqure insignifiante. Mais, de loin, ce sang permettait de croire a une blessure plus serieuse. Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect vis-a-vis de ceux qui, places aux premiers rangs, purent voir de pres, dans tous ses details, la scene qui venait de se derouler et celle qui suivit. Ceux-la distinguerent le troncon d'epee reste dans la main du chevalier. Ils comprirent que, s'il etait desarme, ce n'etait pas du fait de l'adresse de Bussi, mais par suite d'un facheux accident. Et meme, a la reflexion, cet accident lui-meme leur parut quelque peu suspect. Quant a Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien comprehensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il avait cru naivement a un accident. Jamais, l'idee ne lui serait venue que la frenesie haineuse put obliterer le sens de l'honneur et meme le simple bon sens d'un homme repute brave et intelligent, jusqu'a ce jour, au point de l'abaisser jusqu'a ourdir une machination aussi lache, aussi compliquee et aussi niaise, car, en resume, qui esperait-il abuser avec cette grossiere comedie? Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait ete d'admettre qu'une perfidie semblable etait possible. Et cela lui avait paru si pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgre lui, oubliant tout, il etait parti d'un eclat de rire formidable, furieux, inextinguible. Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fut, sentit un frisson le parcourir de la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs presses des soldats espagnols, comme s'il ne se fut pas senti en surete, il commenca de regretter amerement d'avoir suivi si scrupuleusement les perfides conseils de Centurion. C'est que, au fur et a mesure que le rire se dechainait irresistiblement, le chevalier sentait une colere violente, furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier, au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les passes les plus critiques, il etait tout a fait hors de lui, et se sentait incapable de se moderer, encore moins de raisonner ses impressions. --Eh quoi! se peut-il que, pour une miserable blessure faite a son amour-propre, un homme s'avilisse a ce point! Par Pilate! je ne connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce scelerat soit chatie sur l'heure, et je vais l'etrangler de mes propres mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutot non; puisque les blessures d'amour-propre sont les seules qui aient reellement prise sur ce sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont il gardera a jamais le cuisant souvenir! Livide, herisse, exorbite, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne paraissait plus pouvoir refrener, avec des gestes brusques, saccades, inconscients, un inappreciable instant il eut toutes les apparences d'un fou furieux. Cette impression ne fut pas eprouvee que par les comparses de cette scene, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et la joie faisaient trembler: --Oh! serait-il devenu fou? Deja!... Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--repondit: --Notre besogne serait terminee, avant que d'avoir ete entreprise. Dans sa crise nerveuse poussee jusqu'a la frenesie, Pardaillan ne les voyait pas. Ils etaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et, pourtant, il percut nettement toutes ces paroles. En lui-meme, en faisant des efforts desesperes pour retrouver un peu de calme, il grommelait: "Or ca, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-etre le suis-je en effet. Je sens ma tete qui semble vouloir eclater. Il me parait que ma folie, si elle persistait, serait singulierement agreable a la douce Fausta et a son digne ami d'Espinosa!" Et, par un effort de volonte surhumain, il reussit a se maitriser, a retrouver, en partie, sa lucidite. En meme temps, il se mit en marche, allant droit a Bussi-Leclerc, imperieusement pousse par cette idee qui dominait en lui: chatier seance tenante le scelerat. Et, chose singuliere, des l'instant ou il s'ebranla pour une action determinee, tout le reste disparut et son calme lui revint peu a peu. D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, eut un soupcon de sourire, et: --Je crois, dit-il froidement, que, tout desarme qu'il est, le chevalier de Pardaillan va faire passer un moment penible a ce pauvre M. de Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait ete a nous! Fausta approuva gravement de la tete, avec un geste qui signifiait: ce n'est pas notre faute s'il n'est pas a nous. Puis, curieusement, elle porta ses yeux sur Pardaillan avancant, l'air menacant, sur Bussi-Leclerc qui reculait au fur et a mesure en jetant a Fausta des regards qui criaient: "Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?" Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le sien: --En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle. --Si vous le desirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d'executer ce qu'il medite. --Pourquoi? dit Fausta avec une indifference dedaigneuse. C'est pour son propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machine de longue main son coup de traitrise. Qu'il se debrouille tout seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage merite a sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il est digne de notre respect. D'Espinosa eut un geste d'indifference qui signifiait que, lui aussi, il se desinteressait completement du sort de Bussi. Cependant, a force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il arriva un moment ou Bussi se trouva dans l'impossibilite d'aller plus loin, arrete qu'il etait par la masse compacte des troupes qui assistaient a cette scene. Force lui fut donc d'entrer en contact avec celui qu'il redoutait. Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien. S'il se fut agi d'echanger des coups mortels, quitte a rester lui-meme sur le carreau, il n'eut eprouve ni crainte ni hesitation. Il etait brave, c'etait indeniable: Mais Bussi-Leclerc n'etait pas non plus l'homme fourbe et tortueux que son dernier geste semblait denoncer, Pour l'amener a accomplir ce geste qui le deshonorait a ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstances special. Il avait fallu que le tentateur apparut a l'instant precis ou il se trouvait dans un etat d'esprit voisin de la demence, pour lui faire agreer une proposition infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi allait se suicider au moment ou Centurion etait intervenu. Maintenant que l'irreparable etait accompli, Bussi avait, honte de ce qu'il avait fait. Bussi croyait lire la reprobation sur tous les visages qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'etait degrade et meritait d'etre traite comme tel. Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme, resolu neanmoins a le chatier. Que meditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassembles? Voila ce qui le preoccupait le plus. Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser chatier ignominieusement--ah! cela surtout, jamais!--et ne pouvant se resoudre a faire usage de son fer pour se soustraire a la poigne de celui qu'il avait exaspere. Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'etait arrete a deux pas de lui. Il etait maintenant aussi froid qu'il s'etait montre hors de lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix etrangement calme, qui cingla le spadassin: --Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de coquin! Et, avec la meme lenteur souverainement meprisante, avec des gestes mesures, comme s'il eut eu tout le temps devant lui, comme s'il eut ete sur que nulle puissance ne saurait soustraire au chatiment merite le miserable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, passes a la ceinture, et se ganta froidement, posement. Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eut saisi a la gorge, il se fut sans doute laisse etrangler sans porter la main a la garde de son epee. C'eut ete pour lui une maniere comme une autre d'echapper au deshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable que la mort meme, non, non, il ne pouvait le tolerer. Il eut une supreme revolte, et, degainant dans un geste foudroyant, il hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain: --Creve donc comme un chien! puisque tu le veux!... En meme temps, il levait le bras pour frapper. Mais il etait dit qu'il n'echapperait pas a son sort. Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts engourdis du spadassin. Ceci fut rapide comme un eclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les roles se trouverent renverses, et c'etait Pardaillan qui, maintenant, se dressait, l'epee a la main, devant Bussi desarme. Tout autre que le chevalier eut profite de l'inappreciable force que lui donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guepier ou, tout au moins, de vendre cherement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, n'avait pas les idees de tout le monde. Il avait decide d'infliger a Bussi la lecon qu'il meritait, il s'etait trace une ligne de conduite sur ce point special, et il la suivait imperturbablement, sans se soucier du reste. Se voyant desarme une fois de plus, mais pas de la meme maniere que les fois precedentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure accoutumee, d'une voix qu'il s'efforcait de rendre railleuse, il grinca: --Tue-moi! Tue-moi donc! De la tete, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix claironnante: --Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener a cette supreme lachete de tirer le fer contre un homme desarme. Et tu y es venu, parce que tu as l'ame d'un faquin. Cette epee, avec laquelle tu menacais de me souffleter, tu es indigne de la porter. Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en jetait les troncons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, ecumant. Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa murmura: --Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil! --Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne raisonne pas ses impulsions. Ils se trompaient tous les deux. Pardaillan reprenait, de sa voix toujours eclatante: --Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour recu. Je pourrais t'etrangler, tu ne peses pas lourd dans mes mains. Je te fais grace de la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l'intention de me donner, je te le rends!... En disant ces mots, il happait Bussi a la ceinture, le tirait a lui malgre sa resistance desesperee, et sa main gantee, largement ouverte, s'abattit a toute volee sur la joue du miserable, qui alla rouler a quelques pas, etourdi par la violence du coup, a moitie evanoui de honte et de rage, plus encore que par la douleur. Cette execution sommaire achevee, Pardaillan s'ebroua comme quelqu'un qui vient d'achever sa tache, et, du bout des doigts, avec des airs profondement degoutes, il enleva ses gants et les jeta, comme il eut jete une ordure repugnante. Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitte durant toute cette scene, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son sourire le plus ingenu aux levres, il se dirigea droit sur eux. Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage tres explicite, car d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable a celle de Bussi qu'on emportait hurlant de desespoir, se hata de faire le signe attendu par les officiers qui commandaient les troupes. A ce signal, les soldats s'ebranlerent en meme temps, dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier qui l'emprisonnait. Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il renonca a les poursuivre pour faire face a ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes se prolongeait, il lui serait bientot impossible de faire un mouvement, et, si la poussee formidable persistait aussi methodique et obstinee, il risquait fort d'etre presse, etouffe, sans avoir pu esquisser un geste de defense. Il grommela, s'en prenant a lui-meme de ce qui arrivait, comme il avait l'habitude de faire: "Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetee apres avoir estoque ce taureau!" Il eut aussi bien pu regretter l'epee de Bussi qu'il venait de briser a l'instant meme. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il etait logique avec lui-meme. En effet, cette epee, il ne l'avait conquise que pour se donner la satisfaction d'en jeter les troncons a la face du maitre d'armes. Cependant, malgre ses regrets et les invectives qu'il se dispensait genereusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette froide lucidite qui engendrait chez lui les promptes resolutions. Se voyant serre de trop pres, il resolut de se donner un peu d'air. Pour ce faire, il projeta ses poings en avant avec une regularite d'automate, une precision pour ainsi dire mecanique, une force decuplee par le desespoir de se voir irremediablement perdu, pivotant lentement sur lui-meme, de facon a frapper alternativement chacune des unites les plus rapprochees du cercle qui se resserrait de plus en plus. Et chacun de ses coups etait suivi du bruit mat de la chair violemment heurtee, d'une plainte sourde, d'un gemissement, parfois d'un juron, parfois d'un cri etouffe. Et, a chacun de ses coups, un homme s'affaissait, etait enleve par ceux qui venaient derriere, passe de main en main, porte sur les derrieres du cercle infernal ou on s'efforcait de le ranimer. Et, pendant ce temps, l'emeute dechainee se deroulait comme un torrent impetueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pave de la place, dans les rues adjacentes, c'etait des soldats aux prises avec le peuple excite, conduit, guide par les hommes du duc de Castrana. Partout, c'etait le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le haletement rauque des corps a corps, les plaintes des blesses, et, par-ci par-la, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur eclatait, a la fois cris de ralliement et acclamation: "Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!" Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc a Fausta lui revinrent a la memoire, et, en continuant son horrible besogne, il songea: "Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allie, d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures qu'ils ont resolu de m'infliger!" Et, comme ses bras, a force de servir de massues, sans arret ni repos, commencaient a eprouver une raideur inquietante, il ajouta: "Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'a ce que je sois a bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se decident a rendre coup pour coup." Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui apparaissait que, le mieux qu'il put lui advenir, c'etait de recevoir quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui reservait. Il ne se trompait pas dans ses deductions. Les soldats, en effet, commencaient a s'enerver. Aux coups methodiquement assenes par Pardaillan, ils repondirent par des horions decoches au petit bonheur. Il eut, sans nul doute, recu le coup mortel qu'il souhaitait, si une voix imperieuse n'avait arrete net ces tentatives timides, en ordonnant: "Bas les armes, droles!... Prenez-le vivant!" En maugreant, les hommes obeirent. Mais, comme il fallait enfin en finir, comme la patience a des limites et que la leur etait a bout, sans attendre des ordres qui tardaient trop, ils executerent la derniere manoeuvre: c'est-a-dire que les plus rapproches sauterent, tous ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accable par le nombre. Il essaya une supreme resistance, esperant peut-etre trouver la brute excitee qui, oubliant les instructions recues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de poing ne lui furent pas menages, pas plus qu'il ne menageait les siens. Un long moment, il tint tete a la meute, en tout pareil au sanglier accule et coiffe par les chiens. Ses vetements etaient en lambeaux, du sang coulait sur ses mains et son visage etait effrayant a voir. Mais ce n'etait que des ecorchures insignifiantes. A differentes reprises, on le vit soulever des grappes entieres de soldats pendus a ses bras, a ses jambes, a sa ceinture. Puis, a bout de souffle et de force, ecrase par le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur ses jambes et tomba a terre. ...C'etait fini. Il etait pris. Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait encore si terrible, si etincelant que, malgre qu'il fut impossible d'esquisser un geste, tant on avait multiplie les liens autour de son corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par surcroit, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui. Il etait debout, cependant. Et son oeil froid et acere se posait avec une fixite insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, a cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de combattants. Quand elle vit qu'il etait bien pris, bien et dument ficele des pieds jusqu'aux epaules, reduit enfin a l'impuissance, elle s'approcha lentement de lui, ecarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient a sa vue, et, s'arretant devant lui, si pres qu'elle le touchait presque, elle le considera un long moment en silence. Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait a sa merci! En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir de son triomphe. Malgre les liens qui lui meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au point de gener la respiration, malgre la pesee, violente de ceux qui le maintenaient, il s'etait redresse en songeant: --Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie victoire!... Un abominable guet-apens, une felonie, une armee lachement mise sur pied pour s'emparer d'un homme!... En secouant frenetiquement la grappe humaine pendue a ses epaules, il s'etait redresse, avait leve la tete, l'avait fixee avec une insistance agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnat l'occasion de lui decocher quelqu'une de ces mordantes repliques dont il avait le secret. Fausta se taisait toujours. Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il s'attendait a trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait a voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, deconcerte, ne lut qu'indecision et tristesse. Il fallait que Fausta fut extraordinairement troublee pour s'oublier au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de montrer. C'est que ce qui lui arrivait la depassait toutes ses previsions. Sincerement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tue l'amour. Et voici que, au moment ou elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait hair, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle avait pris pour de la haine, c'etait encore de l'amour. Et, dans son esprit eperdu, elle ralait: "Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'etait que le depit de me voir dedaignee... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... Et, maintenant que je l'ai livre moi-meme, maintenant que j'ai prepare pour lui le plus effroyable des supplices, je m'apercois que, s'il disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard qui ne soit pas indifferent, je poignarderais de mes mains ce grand inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le delivrer. Que faire? Que faire? Et, longtemps, elle resta ainsi, desemparee, reculant, pour la premiere fois de sa vie, devant la decision a prendre. Peu a peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait a son sort, et, d'une voix extremement douce, comme lointaine et voilee, elle dit seulement: --Adieu, Pardaillan! Et ce fut encore un etonnement chez lui, qui s'attendait a d'autres paroles. Mais il n'etait pas homme a se laisser demonter pour si peu. --Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir. Elle secoua la tete negativement et, avec la meme intonation de douceur inexprimable, elle repeta: --Adieu! --Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisement. Vous devez en savoir quelque chose! Avec obstination, elle fit doucement non, de la tete, et repeta encore: --Adieu! Tu ne me verras plus. Une idee affreuse traversa le cerveau de Pardaillan. "Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: "Tu ne me verras plus." Ne pouvant parvenir a me tuer, l'abominable creature aurait-elle concu l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce serait trop hideux!" De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait: --Ou plutot, je m'exprime mal, tu me verras peut-etre, Pardaillan, mais tu ne me reconnaitras pas. "Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle enigme? Je la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas etre aveugle, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti que je ne pensais. Mais je ne la reconnaitrai pas. Que veut dire ce "Tu ne me reconnaitras pas"? Quelle menace se cache sous ces paroles, insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien." Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire: --Il faudra donc que vous soyez bien meconnaissable! Peut-etre serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de coeur et de bonte. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez si bien changee qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas. Fausta le considera une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le regard avec cette ingenuite narquoise qui lui etait particuliere. Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle lasse du violent combat qui s'etait livre dans son esprit? Toujours est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tete et revint se placer aupres de d'Espinosa, qui avait assiste, muet et impassible, a cette scene. --Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand inquisiteur. --Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entrainait. XIII LES AMOURS DU CHICO Le couvent de San Pablo etait situe si pres de la place San Francisco qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place meme. En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent ete pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur la place, et un homme froid et methodique comme d'Espinosa ne pouvait commettre l'imprudence de faire traverser cette place a son prisonnier en pareil moment. Pardaillan etait encadre de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que le chevalier, ligote comme il l'etait, inspirat des craintes au grand inquisiteur. Mais, precisement, ces precautions, qui eussent pu paraitre ridicules en temps normal, devenaient necessaires, si l'on songe que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir a passer au milieu des combattants. Dans la melee, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement a le garder vivant. Il pouvait encore--ce qui eut ete plus facheux encore--etre delivre par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs. La necessite d'une imposante escorte se trouvait donc amplement justifiee. Par surcroit de precautions, le chef de l'escorte fit faire a sa troupe une infinite de detours par les petites rues qui avoisinaient la place, evitant avec soin toutes celles ou il percevait les bruits de la bagarre. En outre, comme le chevalier, entrave par des liens tres serres, ne pouvait avancer qu'a tous petits pas, il se trouva qu'il fallut une grande heure pour arriver a ce couvent San Pablo, qu'on eut pu atteindre en quelques minutes. En ce qui concerne l'emeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en lamentable echauffouree et qu'elle fut reprimee avec cette impitoyable cruaute que Philippe II savait montrer quand il etait sur d'avoir le dessus. Et ce fut la une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de cette vaste entreprise qui echoua piteusement et fut noyee dans le sang. Devant les hesitations du Torero, de celui qui, pour elle, etait le prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son plan. Elle se croyait sure de voir le prince venir a elle, resolu a lui donner son nom, et a partager avec elle le trone, pourvu qu'elle le hissat sur ce trone. Elle se croyait sure de cela. Elle n'en eut pas jure cependant C'est alors qu'elle eut cette idee malheureuse, qui devait consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses idees premieres. Que lui servirait-il de pousser son succes a fond et de consommer la ruine de Philippe II si le prince dedaignait ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-la. C'etait possible, apres tout. Qu'arriverait-il alors? Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager a fond, il fallait montrer a ce prince de quoi elle etait capable et de quelles forces elle disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revint humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute assurance l'action definitive. Ce plan ainsi modifie fut execute a la lettre. Le Torero fut enleve par ses partisans sans qu'il fut possible aux troupes royales de l'approcher. Et l'emeute se dechaina dans toute son horreur. Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du mouvement, qui etaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la retraite et s'eclipserent, bientot poursuivis de leurs hommes. Alors, il ne resta plus en presence des troupes royales que le bon populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire. Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux n'avaient, pour la plupart, que quelques mechants couteaux a opposer aux armes a feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine. Neanmoins, ils tinrent bon et se laisserent massacrer bravement. C'etaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel etait ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifie, cela ne se ferait pas. Tout a une fin, cependant. Bientot, ceux-la aussi apprirent que le Torero etait sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent, et, des lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps. Et ce fut la debandade generale, il ne resta plus sur la place et dans les rues que des soldats triomphants... et aussi, helas! les cadavres qui jonchaient le sol et les blesses, plus nombreux encore, qu'on enlevait a la hate. Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il apercut la, au premier rang, qui? le nain Chico en personne. Mais dans quel etat, grand Dieu! Ah! il etait joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures plus tot, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait valu aupres des nobles dames de la cour ce mirifique succes, qui avait paru si fort contrarier la gentille Juana! D'abord, plus de toque empanachee, et plus de manteau. Ensuite, fripes, dechires, macules, les soies et les satins de ce qui avait ete un pourpoint. Des accrocs larges comme la main a ces chausses resplendissantes. Et, par-ci par-la, des taches rouges qui ressemblaient singulierement a du sang. La verite nous oblige a confesser que le Chico ne paraissait nullement se soucier des details de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec la meme desinvolte fierte. Il se redressait tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa taille, d'homoncule. Et puis, tiens! s'il etait mal arrange, lui, le Chico, le seigneur francais, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu, n'etait guere mieux arrange que lui. Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-la? Evidemment, sa petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi etait-il la? Pour Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant. Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rive sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si sincere, une affection si ardente, un devouement si absolu, une si naive admiration a le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait diriger, que ce grand sentimental qu'etait le chevalier de Pardaillan se sentit doucement emu, delicieusement reconforte, et qu'il eut a l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur qui avaient le don de bouleverser le petit paria. Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain. Mais il reflechit que, dans les circonstances presentes, il risquait fort de le compromettre. Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'etait devenu son autre ami, don Cesar, sur qui il s'etait promis de veiller et pour qui il s'etait si imprudemment expose qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en passant, un regard d'une muette eloquence au nain attentif. Le Chico n'etait pas un sot. Il s'etait senti largement recompense par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris a quel mobile il obeissait en paraissant ne pas le connaitre. Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de Pardaillan qui criait: "Don Cesar est-il sauf?" Dans le meme langage muet, il repondit a l'instant et il fut compris comme il avait compris lui-meme. La tete etait la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer a son aise, attendu qu'il n'avait pas ete possible de l'enchainer comme le reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible signe de tete, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient ses entraves. Il s'apercut alors que le Chico, favorise par l'exiguite de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifferents, s'attachait obstinement a ses pas et trouvait moyen de marcher a sa hauteur, comme s'il avait eu quelque chose a lui communiquer. Il remarqua egalement que le nain serrait dans son poing crispe le manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son escorte des regards charges de colere qui les eussent infailliblement jetes bas s'ils avaient ete des pistolets. Il ne put s'empecher de penser, a part lui: "Ah! le brave petit homme! Si sa force egalait sa bravoure et sa volonte, comme il chargerait ces soldats a qui l'on fait jouer un si triste role!" Et il souriait doucement, chaudement reconforte par cette amitie sincere qui se manifestait en un moment si critique pour lui. Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent. Porte monumentale, massive, rebarbative, pesante, sournoise par les guichets visibles ou dissimules, arrogante et menacante par les clous et les innombrables serrures. On dut attendre que les verrous enormes fussent tires avec des grincements sinistres, que les serrures geantes fussent ouvertes a l'aide de clefs que le nain Chico eut eu bien de la peine a soulever. Il y eut forcement un temps d'arret assez long. Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-etre prevu, pour se livrer a une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue comprit aisement et qui eut la bonne fortune de passer inapercue, les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux. "Je viendrai ici tous les jours", disaient les gestes du petit homme. Et les yeux de Pardaillan repondaient: "Pour quoi faire?" Un haussement d'epaules, des yeux leves au ciel, des mains remontant jusqu'a la tete et retombant mollement, signifiaient: "Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-etre bien aise de communiquer avec le dehors." Et Pardaillan de repondre: "Soit. J'accepte ton devouement." Et, d'un sourire, il remerciait. Maintenant, la, porte etait ouverte. Avant qu'elle se fermat lourdement sur lui--peut-etre pour toujours--il tourna une derniere fois la tete et adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et mobile semblait lui crier: "Ne desesperez pas. Soyez pret a tout. Je ne vous abandonnerai pas!" Pardaillan disparut sous la voute sombre; les soldats ressortirent et s'eloignerent allegrement, et le Chico demeura seul, dans la rue deserte, ne pouvant se decider a s'eloigner de cette porte qui venait de se fermer sur le seul homme qui lui eut temoigne un peu d'amitie, et dont la parole chaude et coloree avait eveille en lui tout un monde de sensations inconnues. Le soleil s'eteignait lentement a l'horizon; bientot son orbe rouge disparaitrait completement, la nuit succederait au jour; il n'y avait plus rien a esperer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'eloigna lentement, tristement, a regret. Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait ecraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animees a cette heure. Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermees, les portes verrouillees, les volets hermetiquement clos. Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un parchemin qu'il considerait attentivement, et le remettait vivement dans sa poitrine, comme s'il eut craint qu'on ne le lui volat. Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait attacher un grand prix, n'etait autre que ce blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu a Fausta. On se souvient peut-etre que Fausta etait descendue dans le caveau truque de la maison des Cypres pour y bruler la capsule destinee a empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'etui contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laisse tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde. Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouve ce papier, et, ne pouvant le lire dans l'obscurite, il l'avait passe a sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour epier El Chico, le chevalier, sans s'en apercevoir, avait a son tour laisse tomber ce papier. De retour a l'auberge de la Tour, il n'avait plus pense a ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, a son tour, trouve, et, comme il savait lire, comme, dans son reduit, il avait de la lumiere, il s'etait rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l'avait soigneusement mise de cote. Son intention etait de remettre ce parchemin au seigneur francais, a qui il appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les evenements qui s'etaient precipites l'avaient empeche de realiser son intention. C'etait donc ce blanc-seing que nous l'avons vu etudier dans la rue. Que voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-etre s'en servir en faveur de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforcait de trouver. Une chose l'inquietait: c'est qu'il n'etait pas tres sur que sa trouvaille eut reellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit qu'il savait lire et meme ecrire. Il faut entendre par la qu'il pouvait enoncer peniblement et griffonner, encore plus peniblement, les mots les plus usuels; c'est tout. Donc, se mefiant de ses capacites, il n'etait pas tres sur de la valeur du document trouve. Ah! s'il savait ete aussi savant que la petite Juana! Il resolut soudain d'aller soumettre le precieux parchemin a la competence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en etait au juste. Ayant decide, il prit aussitot le chemin de l'auberge de la Tour. Notez que Juana l'avait chasse et que son splendide costume etait en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se presenter devant elle sans avoir ete mande? Quel accueil, surtout, s'il se presentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant. Il trouva l'auberge a peu pres vide de clients, et cela n'etait pas fait pour le surprendre apres les evenements sanglants de l'apres-midi. Les quelques personnes attablees etaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraichir et s'en allaient aussitot. La petite Juana tronait dans ce petit reduit attenant a la cuisine, et qui etait comme le bureau de l'hotellerie. Elle avait, naturellement, garde la superbe toilette qu'elle avait endossee pour aller a la corrida, et, ainsi paree, elle etait seduisante au possible, jolie a damner un saint, fraiche comme une rose a peine eclose, et dans son riche et elegant costume qui lui seyait a ravir on eut dit une marquise deguisee. En la voyant si jolie dans ses atours des fetes carillonnees, le Chico sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillerent de plaisir et une bouffee de sang lui monta au visage. Mais, resolu a ne s'occuper que de choses graves, a ne songer qu'a son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prevu: c'est qu'il se presenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue. Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompte un peu cette visite de son timide amoureux. Elle avait du penser que, la course terminee, il ne resisterait pas au desir de venir se faire admirer, et elle avait du arranger d'avance la reception qu'elle lui ferait. On concoit combien l'attitude si nouvelle et si imprevue du petit homme la piqua au vif. Cependant, comme elle etait femme et coquette, elle sut cacher ses impressions, si bien qu'il ne soupconna rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus grondeur qu'elle lanca: --Comment oses-tu reparaitre ici quand je t'ai chasse? Et dans quel etat encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te presenter ainsi devant moi? Pour la premiere fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente sortie avec une indifference qui accrut son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la tete, il ne s'excusa pas. Il la regarda tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit simplement et tres doucement: --J'ai besoin de t'entretenir de choses serieuses. La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait change sa poupee. Ou prenait-il cette tranquille audace? La verite est que le Chico n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'a Pardaillan et tout s'effacait devant cette pensee. Ce qu'elle prenait pour de l'audace n'etait que de la distraction. Juana, etourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du premier coup d'oeii, et s'ecria: --Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu? --Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville? --Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rebellion, tout est a feu et a sang, il y a des morts par milliers... Et son inquietude percant malgre elle, avec une inflexion de voix dont il ne percut pas la tendresse: --Tu es donc blesse? --Non. J'ai ete eclabousse dans la bagarre. Peut-etre ai-je bien quelque ecorchure par-ci par-la, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien. C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi. Des l'instant qu'il n'etait pas blesse, elle reprit son air grondeur et dit: --C'est la que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin, mecreant, de te meler a la bagarre? --Il le fallait bien. --Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allee a cette course et que je serais peut-etre morte a l'heure qu'il est si j'etais restee jusqu'a la fin! Ce fut a son tour de palir de crainte: --Tu es allee a la course? --He oui! Heureusement la Vierge me protegeait sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter la plazza apres que le sire de Pardaillan eut si brillamment dague le taureau. Aussi demain irai-je faire bruler un cierge a la chapelle de Notre-Dame la Vierge! Elle mentait effrontement, on le sait. Mais pour rien au monde elle n'eut voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu dans son triomphe et que c'etait ce qui l'avait fait quitter sa place. Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver dans la melee, ou elle eut pu, en effet, recevoir quelque coup mortel. --Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystere. On voulait assassiner le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans l'ont enleve, et maintenant, bien cache, il est hors de l'atteinte de ses ennemis. --Sainte Vierge! que me dis-tu la? fit-elle, vivement interessee. --Ce n'est pas tout. La rebellion dont tu as entendu parler, c'etait en faveur de don Cesar. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est, parait-il, le legitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le trone a la place de son pere, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous le nom de roi Carlos. Il paraissait tres fier de savoir tout cela, fier surtout de connaitre personnellement un homme qu'on pretendait fils du roi. Elle, du coup, en oublia et sa feinte colere et son reel depit, et joignant ses petites mains: --Don Cesar, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, a dire vrai, cela ne m'etonne pas. J'ai toujours pense qu'il devait etre de tres haute naissance. Et tu dis qu'il est l'infant legitime? Qui donc osait attenter a sa vie? --Le roi... son pere, dit Chico en baissant la voix. --Son pere! Est-ce possible? fit-elle incredule. Il ne savait pas, sans doute. --Il savait, au contraire. C'est meme pour cela qu'il voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ca, mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute. --Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un pere veuille faire tuer son fils! --Ah! voila! Ceci, c'est ce qu'on appelle "la raison d'Etat". Je sais cela aussi. Malgre elle, elle eut un coup d'oeil admiratif a l'adresse du petit homme. C'est vrai, tout de meme, qu'il savait des choses que nul ne soupconnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir? Il reprit tres serieux: --Je servais de page a don Cesar dans sa course. Tu n'as pas pu savoir, puisque tu etais partie quand nous sommes entres sur la piste. Elle savait tres bien. Elle l'avait tres bien vu. N'importe, elle feignit d'etre surprise. Lui continua: --Tu comprends que je devais savoir ou on le conduisait. Je l'ai suivi. C'est la que j'ai ete si mal arrange. Et avec un soupir de regret: --J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde donc dans quel etat on l'a mis. Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus etre question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maitre, le petit homme; c'etait bien. --Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une nouvelle a t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana. --Parle... Tu me fais fremir. --On a arrete le sire de Pardaillan. Il etait persuade qu'elle allait s'effondrer a cette nouvelle. Pas du tout, elle recut le coup avec un calme qui le deconcerta. Voyant qu'elle se taisait, il dit doucement: --Tu as du chagrin? --Oui, dit-elle simplement. --Tu l'aimes toujours? Elle le considera avec un etonnement qui n'etait pas joue. --Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses. --Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit... --J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frere aine, mais pas plus. N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais. --Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais... --Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il donc te dire les choses pour que tu les comprennes? Il se mit a rire de bon coeur. Il eut ete completement heureux s'il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit: --Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan comme un frere, tu voudras bien m'aider a le tirer de sa prison. --De tout mon coeur, fit-elle spontanement. --Bon! c'est l'essentiel. --Mais pourquoi l'a-t-on arrete? Comment? --Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'etais la, j'ai tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'a sa prison. On l'a enferme au couvent San Pablo. Tu l'as suivi! Pour quoi faire? --Pour savoir ou on l'enfermait, tiens! Pour tacher de le delivrer. --Tu veux le delivrer? Toi? Tu l'aimes donc? --Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte a goutte pour le tirer des griffes qui l'ont frappe. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour l'arreter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et ils etaient tous la pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse etrangere aussi, que j'ai bien reconnue, malgre qu'elle eut pris des habits d'homme. Ils etaient mille peut-etre pour l'arreter, lui tout seul. Et il etait desarme. Et il en a assomme a coups de poing. Si tu avais vu!... Voila maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait, parlait sans s'arreter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'etait pas a son sujet, a elle, qui. Jusqu'a ce jour, avait ete l'unique et constante preoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la petite Juana allait de surprise en surprise. C'etait a croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'etait l'abomination, la desolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui se fier, bonne Vierge! apres pareille trahison! Pour l'amener a se departir de cette inconcevable froideur, elle avait mis en oeuvre tout l'arsenal complique et redoutable de ses petites ruses pueriles de coquette ingenue, elle avait eu recours aux mille et un stratagemes qui d'ordinaire, lui reussissaient si bien. D'un geste machinal, elle avait enleve la fleur posee dans ses cheveux. Elle avait joue distraitement avec, l'avait portee, a differentes reprises, a ses levres, comme pour en respirer le parfum, et finalement l'avait laissee tomber... par megarde. Il n'avait pas bronche. Naivement, elle pensa qu'il ne voyait peut-etre pas la fleur qu'elle lui jetait. Sans en avoir l'air, elle l'avait poussee du bout du pied jusqu'a ce qu'elle fut bien en evidence. Et lui qui, autrefois, n'eut pas manque d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eut sournoisement ramassee et cachee precieusement dans son sein, il l'avait laissee ou elle l'avait poussee. Assurement, c'est qu'il ne voulait pas la ramasser, le mecreant! Quelle humiliation! Il avait un culte special pour le pied d'enfant de sa petite maitresse. Il aimait a s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il placait ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il ecoutait gravement, les caressant doucement, en des gestes froleurs, avec l'apprehension vague de les abimer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'a poser devotement ses levres dessus, au hasard de la rencontre. Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle stimulait sa timidite naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air, a ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir reel, quoique dissimule, tres sensible qu'elle etait, sous son apparence indifferente, a cette adoration speciale. C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'etait elle-meme qui avait jete en lui le germe de cette preference, peut-etre bizarre, trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultive au point d'en faire une passion. En effet, elle avait toutes les coquetteries innees. Mais elle n'eut pas ete l'Andalouse de pure race qu'elle etait, si elle n'avait pas eu par-dessus tout la coquetterie, la fierte, pourrait-on dire, de son pied, reellement tres petit, tres joli. Ayant vu echouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au supreme moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulees dans des bas de soie brodee, comme en portaient les grandes dames, ses petits pieds a l'aise dans de mignons et minuscules souliers de satin, s'etaient mis a s'agiter et se tremousser, s'efforcant d'attirer a eux l'attention du recalcitrant. Et, comme il ne paraissait pas voir, elle s'etait decidee a repousser petit a petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds. Il etait bien grand et bien lourd, en chene massif, ce diable de tabouret. N'importe, elle avait reussi a le pousser si bien que, toute petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientot les jambes pendantes sans un point d'appui ou poser ses extremites. Elle esperait ainsi amener le Chico a remplacer le tabouret. En toute autre circonstance, le nain se fut empresse de profiter de l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus serieux en tete, et il sut resister heroiquement a la tentation. Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'emerveiller sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il delaissait et paraissait dedaigner celle qui, jusqu'a ce jour, avait seule existe pour lui. Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le feliciter ou l'accabler de reproches et d'injures. En effet, malgre le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait ete moins preoccupe, il aurait remarque sa paleur soudaine et l'eclat trop brillant de ses yeux. Est-ce a dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-etre, tout au fond de son coeur, gardait-elle encore un sentiment tres tendre pour lui. Peut-etre! Ce qu'il y a de certain, c'est que, apres l'entretien mysterieux qu'elle avait eu avec le chevalier, elle avait sincerement renonce a cet amour romanesque. Tres sincerement encore, sous l'influence des conseils fraternels de Pardaillan, elle s'etait tournee vers le Chico, avec l'espoir de trouver en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec l'autre. Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment amoureux de cote, elle ne pouvait pas rester indifferente au sort de Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico qu'elle aimait Pardaillan comme un frere aine. Dans ces conditions, comme le nain, elle devait etre disposee a tenter l'impossible, meme a sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir. Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient completement dissipe cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite amie pour le chevalier. S'il avait garde le moindre doute a cet egard, les paroles de Juana lui disant qu'elle considerait Pardaillan comme un frere eussent fait tomber ce doute. Malheureusement pour lui, influence sans doute par ce qu'il avait accoutume d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude, il s'exagerait outre mesure son inferiorite physique. Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'etait pas parvenu a l'ebranler. Il restait immuablement convaincu que jamais aucune femme, fut-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour epoux. Ayant cette idee bien ancree dans la tete, pour qu'il osat avouer son amour, il eut fallu qu'il fut sur le point d'expirer; ou bien que Juana elle-meme, renversant les roles, parlat la premiere. Mais ceci n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait que comme un frere. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dit, c'etait Pardaillan. De meme que lui savait que Juana ne serait jamais a lui, elle devait savoir, elle, qu'elle ne serait jamais a Pardaillan. Ce n'etait pas au moment ou il pensait qu'elle devait eprouver une peine affreuse qu'il trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais ose dire jusqu'a ce jour. De la, cette reserve excessive que Juana prenait pour de la froideur et de l'indifference. D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de temoigner son amour etait de ne paraitre s'occuper que de Pardaillan, a qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il etait en outre pousse par son amitie ardente, il n'avait pas beaucoup de peine a rester dans le role qu'il s'etait dicte. Quant a Juana, consciente de la distance qui la separait de Pardaillan, ramenee au sens de la realite par des paroles douces, mais fermes, eclairee par la logique d'un raisonnement serre, elle avait compris qu'il lui fallait renoncer a un reve chimerique. Son amour pour Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne put l'extirper sans trop de douleur. Elle s'etait resignee. Forcement, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant plus que Pardaillan, qu'elle admirait deja, par quelques confidences discretes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonte de son coeur, avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant. Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas un compliment qui ne fut pleinement merite. De ceci, il etait resulte que, si Pardaillan avait gagne son respect, les affaires amoureuses du nain, grace a lui, avaient fait un progres considerable. En realite, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son amour n'etait pas encore assez violent pour l'amener a fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la premiere. Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du chemin, s'il l'avait bercee de mots doux comme il en trouvait parfois, s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent neanmoins, peut-etre il eut pu l'affoler au point de lui faire oublier sa retenue. Mais voila que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal a propos, de resister a toutes ses avances et de se tenir sur une reserve qui pouvait lui paraitre de la froideur. Alors qu'elle eut voulu ne parler que d'eux-memes, voila qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'etait desesperant; elle l'eut battu si elle ne se fut retenue. Au bout du compte, naivement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte, peut-etre le Chico avait-il trouve, sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le coeur de celle qui, de son cote, sans s'en douter assurement, l'aimait peut-etre autant qu'elle en etait aimee. Ayant vu ses petites ruses echouer les unes apres les autres, Juana se resigna a ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico de lui imposer, esperant bien se rattraper apres et reprendre, avec succes, elle l'esperait, ses efforts interrompus pour l'amener a se declarer. Pour etre juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe a la volonte bien arretee de le sauver, si c'etait possible, aiderent puissamment a la faire patienter. --Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devoue? --Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais dites, repondit enigmatiquement le nain. Mais, toi-meme, Juana, n'es-tu pas resolue a le soustraire au supplice qui l'attend? --Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit. --Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'etre pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions prealablement connaissance avec la torture. Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il? Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il etait bien resolu a se passer d'elle et a ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et meme la torture pour son ami. Mais l'imposer a elle, la voir mourir! Allons donc! Est-ce que c'etait possible, cela! Tout ce qu'il voulait d'elle, c'etait d'etre renseigne sur la valeur de sa trouvaille. Et puis, apres tout, il lui paraissait juste et legitime qu'elle connut la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons de tenir a la vie. Et, s'il faisait l'abandon de cette vie, il tenait a ce qu'elle n'ignorat pas qu'il l'avait fait a bon escient. Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout d'abord reprimer un long frisson. Mais peut-etre, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une ame vaillante? Peut-etre le romanesque releve par un danger mortel avait-il un attrait particulier pour elle? Peut-etre aussi l'aventure perilleuse a tenter se presentait-elle a une heure ou elle etait dans l'etat d'esprit qu'il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions plutot pour cette raison. En realite, l'amour etait apparu a son coeur vierge sous les apparences de deux hommes qui etaient deux antitheses vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique, lui apparaissait comme un geant, et le Chico qui, au physique comme au moral, etait une reduction d'homme infiniment gracieuse. Longtemps, elle avait hesite entre ces deux hommes, attiree par la force de l'un presque autant que sollicitee par la faiblesse de l'autre. Brusquement, raisonnee par l'un au profit de l'autre, elle s'etait decidee a choisir. Et voici que, maintenant que son choix etait fait en faveur du plus faible, elle se trouvait menacee de les perdre tous les deux a la fois. Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamne par un pouvoir redoutable entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepte, ne pouvant avoir l'autre, se devouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers pour elle se resumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle dans la vie? Le Chico s'ignorait lui-meme, comment aurait-elle pu le deviner? Il avait fallu pour cela l'oeil penetrant de Pardaillan. Le petit homme ne s'etait pas rendu compte de la froide intrepidite avec laquelle il avait envisage le sort qui pouvait etre le sien s'il se lancait dans l'aventure qu'il meditait. Comme il n'etait pas sot, il raisonnait avec une logique serree que lui eussent enviee bien des hommes reputes habiles. D'ailleurs, dans cette existence de solitaire qu'il menait depuis de longues annees, il avait contracte l'habitude de reflechir longtemps et de ne parler et d'agir qu'a bon escient. Pour lui, la question etait tres simple: il l'avait assez meditee... Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui existat. Evidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence mediocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour lui, c'etait sa tete qui tombait. Tiens! ce n'etait pas difficile a comprendre, cela! Tout se resumait donc a ceci: fallait-il risquer sa tete pour une chance infime? Oui ou non? Il avait decide que ce serait oui. Si le Chico n'avait pas conscience de son heroisme, Juana, en revanche, s'en rendait fort bien compte. Il se revelait a elle sous un jour qui lui etait completement meconnu. Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutume de tourner au gre de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se plaisait a couvrir de sa protection. C'etait un vrai homme qui pouvait devenir son maitre. Elle ne doutait pas qu'il ne reussit a sauver une fois encore celui qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l'apprehension l'envahir. Elle qui, jusqu'a ce jour, s'etait crue bien superieure a lui, elle qui l'avait toujours domine, elle courbait la tete, et, dans une humilite sincere, etreinte par les affres du doute, elle se demandait si elle etait digne de lui. C'etait elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se montrait douce, soumise et resignee; lui qui, en apparence, se montrait indifferent, tres calme, tres maitre de soi et qui donnait la une preuve d'energie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait a se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter a ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui semblaient appeler ses levres. Aussi, a l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadee, d'ailleurs, qu'il etait de force a surmonter tous les obstacles, avec un regard voile de tendresse, avec un sourire a la fois soumis et provocant, elle repondit, sans hesiter: --Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi. Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idee, il lui semblait qu'on ne pouvait pas dire plus clairement: --Je t'aime assez pour braver meme la torture, si c'est avec toi. Malheureusement, il etait dit que le malentendu se prolongerait entre eux et les separerait implacablement. Le Chico traduisit: "J'aime le sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui." Il sentit son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensee: "Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du diable si je n'y laisse ma peau. Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur et reprenant ses propres paroles: --Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si devouee? Et l'horrible malentendu s'accentua encore. Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico etait jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'etait fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener a se declarer enfin, elle minauda: "Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites avant lui." A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa jalousie. Le nain comprit autre chose. Pardaillan lui avait dit et repete: "Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y a longtemps." Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles avaient ete dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression de la verite. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sur lui assurait que le seigneur francais etait la loyaute meme. Pardaillan avait ajoute: "Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aime." Et, la, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de lui-meme, il pouvait s'en rapporter a lui et le croire sur parole. Mais, lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'apres les paroles de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait du lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien a esperer de lui. Cependant, Juana ne reculait pas devant l'evocation terrifiante de la torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit a participer au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgre tout. Pour lui, c'etait clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'a la mort, le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'a la mort et sans espoir. Des lors, a quoi bon vivre? Sa resolution devint irrevocable. Il se condamnait lui-meme. Jamais Juana n'appartiendrait physiquement a Pardaillan, puisqu'il n'en voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle preferait la mort. Alors, lui, il eut considere comme une bassesse de chercher a l'attendrir. Et le malentendu qui s'etait eleve entre eux acheva de les separer. Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tete a ce qu'elle venait de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouve, il dit avec une froideur sous laquelle il s'efforcait de cacher ses veritables sentiments: --Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce qu'il vaut. La petite Juana sentit une larme monter a ses yeux. Elle avait espere le faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il n'avait ete depuis le debut de cet entretien. Elle se raidit pour refouler la larme prete a jaillir, elle prit tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'etudia en s'efforcant d'imiter son attitude glaciale. --Mais, fit-elle, apres un rapide examen, je ne vois rien la que deux cachets et deux signatures, sous des formules inachevees. --Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana? --Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de monseigneur le grand inquisiteur. --En es-tu bien sure? --Sans doute! Je sais lire, je pense: "Nous, Philippe, par la grace de Dieu, roi... mandons et ordonnons... a tous representants de l'autorite religieuse, civile, militaire..." Et plus bas: "Inigo d'Espinosa, cardinal-archeveque, grand inquisiteur d'Etat." N'as-tu pas vu ces cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les memes. Nul doute n'est possible. --C'est bien ce que j'avais pense. Ceci, c'est ce qu'on appelle un blanc-seing. On remplit les blancs a sa guise et on se trouve couvert par la signature du roi... et tout le monde doit obeir aux ordres donnes en vertu de ce parchemin. --Ou t'es-tu procure cela? --Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire a ame qui vive que tu m'as vu en possession de ce parchemin. --Pourquoi? Que veux-tu en faire? --Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, a force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de ce blanc-seing pour delivrer le seigneur de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne m'appartient pas et qu'il a ete rempli arbitrairement, ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas a bien grande consequence, je le sais. Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important. Voila pourquoi je te prie de me garder le secret le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux. Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait donne la meilleure de toutes les raisons en disant: "Ce serait ma mort certaine", et qu'il eut pu se dispenser d'ajouter un mot de plus. Juana avait fremi. La gorge serree par l'emotion qui la peignait, elle murmura en joignant les mains dans un geste implorant: --Tu peux etre tranquille... on me tuera plutot que de m'arracher une parole sur ce sujet. Doucement, sans depit, avec un pale sourire: --Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret. Et, tres las, ecrase par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il s'inclina devant elle et murmura: --Adieu, Juana! Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte. Alors, son coeur, a elle, eclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans un mot d'amitie, apres un adieu sec et froid, un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pale et defaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de bois, et, l'esprit chavire, un seul mot, un nom jaillit de ses levres fremissantes, comme un appel eperdu: --Chico! Ce nom ainsi lance, c'etait un aveu. Remue jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait a peu pres perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'etait jete sur ses mains pour les baiser, elle l'eut certainement saisi dans ses bras, l'eut souleve et presse sur son coeur, et c'eut ete enfin le denouement radieux de cette fantastique idylle. Mais, sous son apparence frele, il faut croire que le nain cachait une volonte de fer; a son appel, il s'arreta et fit deux pas vers elle. Mais il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il attendit qu'elle s'expliquat. Elle passa sa main sur son front brulant, comme si elle eut senti sa raison l'abandonner, et, les yeux noyes de larmes, elle balbutia machinalement: --Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre a me dire? Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait etre aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout a coup. --Et la Giralda? s'ecria-t-il. Du coup, elle sentit la colere l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un geste? Toujours la meme indifference glaciale? Il pensait a tout le monde, hormis a elle. C'en etait trop. Ses bras, qu'elle tendait vaguement vers lui, s'abaisserent lentement, son oeil se fit dur, un pli amer arqua sa levre pourpre, et elle gronda, agressive: --Tu t'interesses bien a elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que nulle ne t'a dites? Il la regarda d'un air etonne et, gravement: --C'est la fiancee de don Cesar! dit-il. Ne suis-je pas le page du Torero? Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son acces de jalousie, et elle baissa la tete en rougissant. --C'est vrai, balbutia-t-elle. --Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle etait a la corrida. Don Cesar a ete enleve au moment ou il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a du se trouver prise dans la melee. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrive malheur! --Peut-etre a-t-elle pu se sauver a temps. Je la verrai sans doute avant la nuit. C'est ici qu'elle viendra surement s'enquerir de son fiance. Le nain hocha la tete d'un air pensif. --Elle ne viendra pas, dit-il. --Qu'en sais-tu? --Elle etait entouree de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai cru reconnaitre dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon. --Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon? --Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains, a du etre victime'de quelque tentative d'enlevement comme celle que j'avais deja surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba Roja la-dessous! --Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux etre tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie! Des l'instant ou sa jalousie n'etait pas en cause, elle savait rendre a chacun la justice qui lui etait due. Le Chico approuva gravement de la tete, et: --Je sais ou est enferme M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu ou l'on a conduit don Cesar. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la Giralda; et, si elle a ete enlevee, comme je le crois, il faut que je decouvre ou on l'a enfermee. Demain, peut-etre, don Cesar quittera sa retraite, et je veux etre a meme de le renseigner. Je n'ai donc pas un instant a perdre. Est-ce tout ce que tu avais a me dire, Juana? Elle eut une seconde d'hesitation et murmura faiblement: --Oui! --En ce cas, adieu, Juana! --Pourquoi adieu? s'ecria-t-elle, emportee malgre elle. C'est la deuxieme fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus? --Si fait bien. Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux. --Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard. Evasivement, il repondit: --Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-etre demain, peut-etre dans quelques Jours. Cela dependra des evenements. Alors, comme il paraissait uniquement preoccupe des autres et non d'elle, elle crut bien faire en disant: --N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la delivrance du chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je pourrai t'etre utile. Et, lui, il comprit que c'etait surtout cela: la delivrance de Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il etait bien resolu a se passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eut voulu la meler a une aventure qu'il devinait devoir lui etre fatale. Il se fut plutot poignarde sur l'heure. Neanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupconner ses intentions, il repondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu: --C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la Giralda a retrouver. Tout cela sera peut-etre long. Des que mon plan sera etabli, je te le ferai connaitre. C'est promis. Comme il parlait avec assurance! Qui lui eut dit que ce petit etre si faible avait une tete si bien organisee et savait agir avec tant de decision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait ete de l'avoir si longtemps meconnu! Tres doucement, avec un regard charge de tendresse, elle dit: --Va donc. Luis, et que Dieu te garde! Il se sentit doucement emu. Luis, c'etait son prenom. Tres rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appele par son petit nom. Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C'etait tout son coeur qu'elle avait mis la, la pauvre petite Juana. Vaguement, un inappreciable instant, il eut l'intuition que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu qui les separait. Elle, cependant, le devisageait de son oeil limpide, et toute son attitude etait un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien. Comme il avait deja fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant sur les mots: --Au revoir, Juana! Et, comme il ebauchait un mouvement de retraite: --Tu ne m'embrasses pas avant de partir? Le cri lui avait echappe. C'avait ete plus fort qu'elle. Et elle lui tendait les mains en disant ces mots. Cette fois-ci, il n'y avait plus a douter ni a reculer. Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui tendait et s'enfuit precipitamment. Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porte par ou il venait de sortir. Et elle songeait: "Il m'a a peine effleuree du bout des levres. Autrefois, il se fut prosterne, eut couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incline comme un galant qui sait les usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors." Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tete dans ses deux mains et se mit a pleurer doucement, longuement, secouee de petits sanglots convulsifs, comme un tout-petit a qui on vient de faire une grosse peine. XIV FAUSTA Pardaillan s'attendait a etre jete dans quelque cul-de-basse-fosse, Il se trompait. La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, charges de sa surveillance, etait claire, propre, spacieuse, confortablement meublee d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre a habits, d'une table, et munie de tous les objets necessaires a une toilette complete. Sans les epais barreaux croises qui garnissaient la fenetre, sans les doubles verrous exterieurs qui fermaient la porte massive, avec son judas tres large perce au milieu, il eut pu se croire encore dans sa chambre de l'hotellerie de la Tour. Les moines geoliers l'avaient debarrasse de ses liens et s'etaient retires en annoncant que sous peu le souper lui serait servi. Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait ete de se rendre compte de la disposition des lieux, et il s'etait vite persuade de l'inutilite d'une tentative de fuite par la porte ou la croisee. Alors, comme il etait couvert de sang et de poussiere, il avait renvoye a plus tard de rechercher les moyens de se tirer de la et s'etait empresse de proceder a un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des ecorchures insignifiantes. Le souper qui lui fut servi etait aussi plantureux que delicat et les vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurerent avec une profusion royale. En fin gourmet qu'il etait, il y fit honneur avec ce robuste appetit qui ne lui faisait jamais defaut, meme dans les passes les plus critiques. Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades, avec une conscience ou il entrait certes plus de prevoyant calcul que d'appetit reel, il reflechissait profondement. Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressee, les mets, servis dans des plats d'argent massif, etaient prealablement decoupes, et il n'avait a sa disposition, pour les porter a sa bouche, qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une fourchette, rien qui put, a la rigueur, devenir une arme. Cette precaution extreme, les soins dont on paraissait vouloir l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, lui paraissaient etrangement suspects. Il sentait une indefinissable inquietude l'envahir sournoisement. Tout de suite apres ce succulent souper, il se sentit la tete lourde et il fut pris d'une irresistible envie de dormir. Il se jeta tout habille sur le lit en murmurant dans un baillement: "C'est bizarre! D'ou me vient cet imperieux besoin de sommeil? Mordieu! je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute..." Lorsqu'il se reveilla, le lendemain matin, la tete plus lourde encore que lorsqu'il s'etait couche, les membres brises, il constata avec stupeur qu'il etait completement deshabille et couche entre les draps. "Oh! fit-il, me serais-je grise a ce point! Je suis sur pourtant de ne pas m'etre deshabille!" Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se derober sous lui. Il eprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais eprouve de pareille, meme apres ses plus rudes journees. Il se traina, plutot qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destine a sa toilette, vida l'aiguiere dedans et plongea sa figure dans l'eau fraiche. Apres quoi, il alla a la fenetre qu'il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idees lui revinrent plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vetements pour s'habiller. "Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!" Il examina et palpa les differentes pieces du costume en connaisseur. "Drap fin, beau velours nuance foncee, simple et solide. On connait mes gouts apparemment", murmurait-il en faisant cette inspection. Instinctivement, il chercha ses bottes et les apercut a terre, au pied du lit. Il s'en empara aussitot et les examina comme il avait fait du costume. "Ah! Ah! voila la clef du mystere! fit-il en eclatant de rire. C'est pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique." C'etaient bien ses bottes qu'on avait jugees en assez bon etat pour ne pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyees. Seulement, on avait enleve les eperons. Ces eperons consistaient en une tige d'acier longue et aceree, maintenue sur le cou-de-pied par des courroies. En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, alors qu'il etait enferme avec son pere dans une sorte de pressoir de fer ou ils devaient etre broyes, le chevalier avait detache des eperons semblables, en avait donne un a son pere, et, tous deux, pour se soustraire a l'horrible supplice, avaient froidement resolu de se poignarder avec cette arme improvisee. Depuis lors, en souvenir de cette heure de cauchemar, il avait continue a dedaigner l'eperon a mollette. Or, c'etait ces eperons, qui pouvaient constituer a la rigueur un poignard passable, qu'on avait eu la precaution de lui enlever pendant son sommeil. Tout en s'habillant, Pardaillan songeait: "Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces eperons pour frapper mes geoliers enfroques? N'a-t-on pas voulu plutot me mettre dans l'impossibilite de me soustraire par une mort volontaire au supplice qui m'est reserve?... Quel supplice?..." Et, avec un sourire terrible: "Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons a regler... si je sors vivant d'ici!" Et, tout a coup: "Et ma bourse?... Ils l'ont emportee avec mon costume dechire... Peste! M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!" Au meme instant, il apercut sa bourse posee ostensiblement sur la table. Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulee. "Allons, murmura-t-il, je me suis trop hate de mal juger... Mais, mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte qu'on ne melange encore quelque drogue endormante a ma pitance." Il reflechit un instant, et: "Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est a presumer qu'ils ne chercheront pas a m'endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien." Comme il l'avait prevu, il put boire et manger sans eprouver aucun malaise, sans qu'aucune drogue fut melee a ses aliments. Pendant trois jours, il vecut ainsi, sans voir d'autres personnes que les moines qui le servaient et le gardaient en meme temps, sans jamais se departir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole. Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux s'etaient contentes de le saluer gravement et profondement, et s'etaient retires sans repondre a ses questions. Le matin de ce troisieme jour, il allait et venait dans sa prison, marchant d'un pas nerveux et saccade pour se derouiller, cherchant et combinant dans sa tete une foule de projets qu'il rejetait au fur et a mesure qu'ils naissaient. Il avait laisse sa fenetre grande ouverte, comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait devant cette fenetre. Tout a coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et apercut une balle grosse comme le poing qui venait d'etre projetee, par la croisee ouverte. Avant meme que de ramasser cette balle, il se precipita a la fenetre et il apercut une silhouette connue qui lui fit un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait vue. "Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?" Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au prealable qu'il n'etait pas epie par le judas perce au milieu de sa porte. Le judas etait ferme... ou du moins il paraissait l'etre. Il alla se placer a la fenetre, tournant ainsi le dos a la porte, et contempla l'objet qui venait de lui etre jete. C'etait un assez gros paquet de laine enroule autour d'un corp dur. Il le defit rapidement et trouva un feuillet enroule autour d'une pierre. Il deplia le feuillet et lut: "Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous empoisonner. Avant trois jours, j'aurai reussi a vous faire evader. Si j'echoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir." "Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la grimace, diable! A ce compte-la, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux me resigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico reussit?... Hum!... Que veut-il faire?... Bah! apres tout, je ne mourrai pas pour trois jours de jeune, tandis que je mourrai fort proprement du poison... d'autant que ces trois jours se reduisent a deux, attendu qu'il me reste de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mange de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnees. En consequence, je puis encore en manger." Ayant ainsi decide, il prit les provisions qui lui restaient, en fit deux parts, et attaqua bravement la premiere. Quand il ne resta plus miette de la ration qu'il s'etait accordee, il prit la deuxieme part et alla l'enfermer dans le coffre a habits. Et il attendit. Il paraissait tres calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait pour se maitriser, il sentait la sueur perler a son front. En effet, savait-il si on n'avait pas profite de son sommeil pour meler a ces restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico. Entre-temps, on lui avait apporte son dejeuner. Les moines qui le servaient avaient paru s'etonner de la disparition des restes du souper de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refuse de toucher au dejeuner qu'ils apportaient, ils avaient du penser que, pris d'une fringale subite, il avait prefere se contenter de ces restes et que, maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laisse la table servie et s'etaient retires, toujours sans ouvrir la bouche. Certain maintenant de ne pas etre empoisonne--pour le moment, du moins--il se mit a reflechir. A vrai dire, il s'etonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent pas trouve quelque supplice plus long, plus raffine. Mais, somme toute, savait-il quel genre de poison lui serait administre? Savait-il si ce poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas a douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet etait bien du nain, donc son avis devait etre exact, donc il avait bien fait de le suivre. Il fut interrompu dans ses reflexions par l'arrivee soudaine du grand inquisiteur. "Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose." D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifferent, pourrait-on dire. Dans son attitude aisee, correcte, pas l'ombre de defi, pas la moindre manifestation de satisfaction de son succes. On eut dit d'un gentilhomme venant faire une visite courtoise a un autre gentilhomme. Des que Pardaillan avait ete emmene par ses hommes, d'Espinosa s'etait rendu directement a la Tour de l'Or. C'est la, si on ne l'a pas oublie, que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, reconcilies dans leur haine commune de Pardaillan, etaient soignes, sur l'ordre de d'Espinosa, par un moine medecin. D'Espinosa avait decide de les faire partir pour Rome et de se servir de leur influence reelle pour peser sur les decisions du conclave, a l'effet de faire elire un pape de son choix. Sans doute avait-il des moyens a lui d'imposer ses volontes, car, apres une resistance serieuse, le cardinal et le duc, vaincus, durent se resigner a obeir. Cependant, Ponte-Maggiore qui, n'etant pas pretre, n'avait rien a esperer personnellement dans cette election, s'etait montre plus rebelle que Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, etait eligible et pouvait esperer succeder a son oncle Sixte-Quint. D'Espinosa sentit que, pour vaincre definitivement la resistance de ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien a redouter de Pardaillan. Il n'avait pas hesite un seul instant. Tres faibles encore, leurs blessures a peine cicatrisees, il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait penetrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait montre, profondement endormi, sous l'influence du narcotique puissant qui avait ete verse dans son vin. Et il leur avait dit ce qu'il comptait en faire. Et ils etaient partis, surs que, desormais, Pardaillan n'existait plus. Quant a Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver et, en attendant, delivres du cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement tres etroitement, repris par leur haine jalouse, l'un contre l'autre. --Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fut excuse, vous me voyez desespere de la violence que j'ai ete contraint de vous faire. --Monsieur le cardinal, repondit poliment Pardaillan, votre desespoir me touche a un point que je ne saurais dire. --Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous eviter cette facheuse extremite. --Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique, a vrai dire, je cherche vainement cette meme loyaute dans la maniere speciale dont vous vous etes empare de ma personne. --Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que j'attachais a m'assurer de votre personne et la haute estime que je professe pour votre force et votre vaillance. --L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maitre ne regnera chez nous. Il lui faut renoncer a ce reve. --Pourquoi cela, monsieur? --Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingenu, s'il faut mille Espagnols pour arreter un Francais, convenez que je peux etre bien tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces! --Il vous plait d'oublier, monsieur, que tous les Francais ne valent pas M. de Pardaillan. --Paroles precieuses, venant d'un homme tel que vous, repondit Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m'inciter a pecher par orgueil! --S'il en est ainsi, je suis pretre, vous le savez, et ne vous refuserai pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette longue semaine de detention, on a bien eu pour vous tous les egards auxquels vous avez droit. --Mille graces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traite. C'est a tel point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que je m'en aille--j'eprouverai un veritable dechirement. Mais, puisque vous etes si bien dispose a mon egard, tirez-moi, je vous prie, de l'incertitude ou je suis plonge par suite de vos paroles. --Parlez, monsieur de Pardaillan. --Eh bien, vous venez de dire que j'ai passe une longue semaine de detention. Quel jour sommes-nous donc? --Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise. --Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous etes bien sur que c'est aujourd'hui samedi? D'Espinosa le considera une seconde avec une surprise grandissante et une inquietude qu'il ne cherchait pas a dissimuler. Pour toute reponse, il porta a ses levres un petit sifflet d'argent et fit entendre une modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitot. --Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa. --Samedi, monseigneur, repondirent les moines d'une meme voix. D'Espinosa fit un geste imperieux. Les deux moines sortirent sans ajouter un mot de plus. --Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui songeait: "Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits. Bizarre! Ou veut-il en venir et quel sort me reserve-t-il?" Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le devisageait: --Se peut-il que vous ayez ete impressionne a ce point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous etre ici? --Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son clair regard. --Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait tres sincere. Et remarquant alors le dejeuner encore intact: --Dieu me pardonne! vous n'avez pas touche a votre repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre gout? Commandez ce qui vous plaira le mieux. Les reverends peres qui vous gardent ont l'ordre formel de contenter tous vos desirs, quels qu'ils soient... --De grace, monsieur, quittez tout souci a mon sujet. Vous me voyez vraiment confus des soins et des prevenances dont vous m'accablez. S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle etait si bien voilee que d'Espinosa ne la percut pas. --Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez d'exercice. Oui. Evidemment, un homme d'action comme vous s'accommode mal a ce regime sedentaire. Une promenade au grand air vous fera du bien. Vous serait-il agreable de faire, avec moi, un tour dans les jardins du couvent? --Cela me sera d'autant plus agreable, monsieur, que le plaisir de la promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie. --Venez donc, en ce cas. De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles. --Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en ecartant les moines d'un geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin. --Faites, monsieur. Et il passa devant les moines qui ne sourcillerent pas. Seulement, des que Pardaillan et d'Espinosa se furent engages dans le couloir, les deux moines rejoignirent deux autres moines qui etaient restes dehors et tous les quatre ils se mirent a suivre silencieusement leur prisonnier, se maintenant toujours a quelques pas derriere lui, s'arretant quand il s'arretait, reprenant leur marche des qu'il se remettait a marcher. En sorte que Pardaillan, qui avait accepte cette promenade avec le vague espoir qu'une occasion inesperee se presenterait peut-etre de fausser compagnie a son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions. Et, quand bien meme il serait parvenu a se defaire du grand inquisiteur, comment fut-il sorti de ce dedale de couloirs larges et clairs, etroits et obscurs, sans cesse sillonnes en tous sens par des groupes de religieux? Comment enfin eut-il pu franchir les hautes murailles qui ceinturaient cours et jardins de tous cotes? Il estima que le mieux etait de ne rien tenter pour le moment. Mais, tout en marchant posement a cote d'Espinosa, tout en paraissant ecouter avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait complaisamment sur les occupations variees des membres de la communaute, il se tenait sur ses gardes, pret a saisir la moindre occasion propice qui se presenterait. Pardaillan se disait que d'Espinosa n'etait pas homme a lui faire faire une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par humanite. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idee bien arretee qu'il finirait par exprimer. Mais d'Espinosa continuait a parler de choses indifferentes. Toujours accompagne de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et s'engagea dans une large galerie. Cette galerie s'etendait sur toute la longueur du corps de batiment ou ils se trouvaient. Tout un cote etait occupe par de minces colonnettes dans le style mauresque, reliees entre elles par un garde-fou qui etait une merveille de mosaique et de sculpture. Cela constituait une longue suite de larges baies par ou la lumiere entrait a flots. Le cote oppose etait perce, de distance en distance, de portes massives: cellules sans doute. Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient les attendre, les entourerent silencieusement. Pardaillan remarqua la manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines etaient tailles en athletes. "Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du denouement. Mais diantre! il parait que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse pas que de l'inquieter, puisqu'il me fait garder de pres par ces dignes reverends qui me paraissent tailles pour porter la cuirasse plutot que le froc!" La galerie, comme l'avait remarque Pardaillan, etait sillonnee, en tous sens, par une infinite de moines qui paraissaient surtout garder les baies. D'Espinosa s'arreta devant la premiere porte qu'il rencontra. --Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous? --Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur de me le dire, je ne saurais en douter. D'Espinosa opina gravement de la tete et reprit: --Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis doit s'effacer, ceder completement la place au grand inquisiteur, c'est-a-dire a un etre exceptionnel, inaccessible a tout sentiment de pitie, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle. --Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez a dire est donc si difficile! Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, a votre merci. Grand inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus. --Vous avez insulte a la majeste royale. Vous etes condamne. Vous devez mourir. --A la bonne heure! Voila qui est franc, net, categorique. Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis condamne, je dois mourir. Reste a savoir comment vous comptez m'assassiner. Avec la meme impassibilite, d'Espinosa expliqua: --Le chatiment doit etre toujours proportionne au crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le chatiment doit etre terrible. Il faut aussi que le chatiment soit proportionne a la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous etes une nature exceptionnelle. Vous ne vous etonnerez donc pas que le chatiment qui vous sera inflige soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est rien, en elle-meme. --C'est la maniere de la donner. Ce qui revient a dire que vous avez invente a mon intention quelque supplice sans nom. Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses emotions lorsqu'elles etaient, comme en ce moment, a leur paroxysme et qu'il meditait quelque coup de folie comme il en avait tente quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur qu'il fut, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupconna pas ce qu'elle cachait de menacant pour lui. Il repondit donc, sans ironie aucune: --J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne suis donc pas etonne de la facilite avec laquelle vous savez comprendre a demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois a la verite de dire que j'ai ete puissamment aide par les conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous veut la malemort. --Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espere bien avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai a lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous etes un dangereux reptile? Savez-vous que l'envie me demange furieusement de vous etrangler, pendant que je vous tiens? Il avait abattu sa main sur l'epaule d'Espinosa, et d'une voix basse il lui jetait ces paroles menacantes dans la figure. Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se soustraire a son etreinte. Ses yeux ne se baisserent pas devant le regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilite, comme s'il n'eut pas ete en cause: --Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme a m'exposer a votre fureur sans avoir pris mes precautions. Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le cercle des moines s'etait resserre autour de lui. Il comprit qu'en effet il n'aurait pas le temps de mettre sa menace a execution. Une fois encore il serait ecrase par le nombre. Il secoua furieusement la tete et, sans lacher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'epaule de son ennemi: --Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si... --Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous esperez ne se realisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les reverends peres. --Savez-vous ce que vous gagnerez a la tentative desesperee que vous meditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchainer. Par un effort surhumain, Pardaillan reussit a maitriser la colere qui grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un geste. Les yeux fixes sur le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et muets, qu'il leur donnat, d'un signe, l'ordre d'agir. En un eclair de lucidite Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les consequences irreparables que son geste pourrait avoir et qu'il etait a la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait encore esperer. Couvert de chaines, c'en etait fait de lui. Il lui fallait donc conserver a tout prix la liberte de ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de mettre a profit la chance si elle se presentait. Lentement, comme a regret, il desserra son etreinte et gronda: --Soit, vous avez raison. Comme s'il eut juge l'incident definitivement clos, d'Espinosa se tourna vers la porte devant laquelle il s'etait arrete, et cette porte s'ouvrit a l'instant meme. A l'instant meme aussi, les moines se reculerent, agrandirent leur cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin comme de pres, ils surveillaient attentivement les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela leur prisonnier. La porte qui venait de s'ouvrir donnait acces sur une etroite cellule. Il n'y avait la aucun meuble et la petite piece ne recevait le jour que par la porte qui venait de s'ouvrir. Les murs de la cellule etaient blanchis a la chaux, le sol etait recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles destinees a l'ecoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y avait rien la-dedans? Par-ci par-la, sur les murs, des taches brunatres, suspectes. Sur les dalles, des petites flaques de meme teinte et de meme apparence. C'etait froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'etait-ce donc que cette cellule? Un cachot? Une tombe? Quoi?... Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur etait habite. Et voici ce que les yeux exorbites de Pardaillan virent: Au milieu de la piece, face a la porte qui venait de s'ouvrir toute grande, un homme--une loque humaine etait solidement attache sur une sorte de chaise de bois dont les pieds etaient rives au sol par de solides crampons de fer. Les jambes de l'homme etaient enchainees aux pieds de la chaise; son buste etait maintenu droit contre le dossier de bois par une infinite de cordes; la tete, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement; presque sous le menton, une epaisse traverse de bois, percee de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous, ses mains emprisonnees pendaient mollement. A cote du patient, un moine robuste, le froc releve jusqu'a la ceinture, les larges manches retroussees laissant a nu des biceps puissants, maniait, de ses pattes enormes, de minuscules et bizarres instruments qu'il examinait attentivement sans paraitre se soucier le moins du monde de la victime qui, les traits contractes par l'horreur et l'angoisse, le regardait faire avec des yeux ou luisait une epouvante qui confinait a la folie. Le moine obeissait sans doute a des ordres prealablement donnes, car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scene fantastique, il se mit a l'oeuvre des qu'il eut termine l'inspection de ses instruments. Il saisit le pouce du condamne dans une petite pince qu'il avait prise. Aussitot, malgre les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme eut une secousse terrible, a faire croire qu'il allait briser ses cordes; en meme temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'echappa de ses levres contractees. Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait de lacher, une petite pluie rouge tombait goutte a goutte sur le sol et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posement, methodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicie se tordit comme un ver, une expression de souffrance atroce s'etendit sur sa face convulsee; le meme hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit entendre a nouveau, suivi de la meme petite pluie sanglante, du meme geste indifferent du bourreau jetant negligemment a terre l'ongle auquel adheraient des lambeaux de chair. Au troisieme doigt, l'homme s'evanouit. Alors, le bourreau s'arreta. Il prit, dans une trousse posee a terre, differents ingredients, apportes pour ce cas prevu, et se mit, non pas a panser les plaies affreuses qu'il venait de faire, mais a rappeler l'homme a lui avec le meme soin, la meme froide impassibilite qu'il avait mis a le torturer. Quand le malheureux, sous l'action des remedes energiques qui lui etaient administres, reprit ses sens, le moine replaca soigneusement ses ingredients a leur place, reprit ses outils et recommenca son horrible besogne. Pardaillan, livide, les ongles incrustes dans la paume des mains pour ne pas crier son horreur et son degout, Pardaillan, se demandant s'il n'etait pas en proie a quelque hideux cauchemar, remue d'une pitie immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister, impuissant, a cette scene atroce. Lorsque le cinquieme ongle tomba, les hurlements du patient s'etaient changes en rales etouffes, et le bourreau, toujours effroyablement insensible et methodique, se disposait a passer a la deuxieme main. --Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgre lui, sans savoir ce qu'il disait, peut-etre. Froidement, d'Espinosa formula: --Ceci n'est rien!... Passons! Et ils passerent, en effet. Et Pardaillan s'eloigna en fremissant de la sombre porte qui venait de se refermer. --Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est rien, compare a celui que vous avez ose commettre. Pardaillan comprit le sens deguise de ces paroles, qui signifiaient evidemment que le supplice qui lui serait inflige a lui, Pardaillan, depasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre l'epouvante qui se glissait sournoisement en lui. Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette epouvante provenait surtout de l'ebranlement nerveux qu'il venait d'eprouver, et il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de le faire assister coup sur coup a des spectacles de ce genre, cela amenerait chez lui une depression morale qu'il n'etait pas sur de pouvoir surmonter. Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques metres, pendant lesquels Pardaillan s'efforca de maitriser ses nerfs mis a une si rude epreuve. Au bout d'une vingtaine de pas, deuxieme porte: deuxieme arret. Pardaillan fremit. Comme la premiere, cette porte s'ouvrit d'elle-meme. Comme la premiere, elle demasqua une cellule en tous points semblable a la precedente, occupee par un moine-bourreau et par un condamne. Celui-ci, comme le premier, etait maintenu assis sur un siege de bois. Seulement, celui-ci avait les bras attaches en croix et le torse, nu, bien a decouvert, ne supportait aucune entrave qui eut probablement gene le tortionnaire. Comme le premier, ce moine-bourreau commenca son effroyable besogne, des que la porte se fut ouverte. Muni d'un instrument a lame fine et aceree, il pratiqua une incision sur toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le depouiller tout vif. Comme precedemment, des hurlements affreux se firent entendre, suivis de plaintes et de rales etouffes, au fur et a mesure que, l'horrible besogne s'avancant, le patient perdait de plus en plus ses forces. Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de delicatesse epouvantable, tirait sur la peau, qui se detachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait a nu les veines, les arteres, les nerfs. Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifference, il prenait une poignee de sel pile et retendait doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, percaient le cerveau de Pardaillan comme des lames rougies a blanc. Et, de cet amas sans nom, qui avait ete une poitrine humaine, des filets de sang s'ecoulaient lentement, tombaient sur iles dalles qui rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons signalees et dont Pardaillan, affole, comprenait maintenant l'utilite. --Passons, dit d'Espinosa sur le meme ton bref et indifferent. Et, comme il l'avait deja fait, d'Espinosa repeta avec une insistance grosse de menaces sous-entendues: --Le crime de cet homme n'est rien, compare a celui que vous avez commis. Et ils passerent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son sinistre laconisme. Seulement, cette deuxieme porte ne se referma pas comme la premiere, en sorte que, Pardaillan, en s'eloignant d'un pas qu'il allongeait inconsciemment, delivre de l'horrifiante vision, continua d'etre poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les hurlements de douleur, qui s'echappaient de cette porte restee ouverte et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons. "Mordieu! s'ecria-t-il avec fureur, vais-je etre oblige de contempler longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce miserable a donc jure de me rendre fou!" Or, voici que ce mot eclata dans sa tete comme un coup de tonnerre. Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eut dechire le voile qui obscurcissait sa memoire, tout a coup, il se rappela les paroles echangees entre Fausta et d'Espinosa lors de son algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mysterieux de l'adieu de Fausta: "Tu me reverras peut-etre, mais tu ne me reconnaitras pas." Et il clama dans sa pensee: "Oh! ces deux miserables ont-ils donc reellement premedite de me faire sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a invente cela! Eh! je me souviens maintenant, c'est moi-meme qui, en raillant, lui ai conseille de me frapper dans mon intelligence. La diabolique creature m'a pris au mot... Je croyais la connaitre et je suis force de m'avouer que je ne l'eusse jamais supposee capable d'une telle sceleratesse!" Ayant devine, ou ayant cru deviner a quoi tendait l'epouvantable spectacle que lui presentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme quelqu'un qui se trouve decharge du lourd fardeau qui l'oppressait, cuirassa son coeur pour le rendre momentanement insensible, commanda a ses nerfs de se maitriser et, tres calme en apparence, il suivit son sinistre guide, resolu a tout voir et tout entendre. A la troisieme porte, troisieme arret. La, c'etait un malheureux qu'on tenaillait avec des fers rougis a blanc. Et le moine tortionnaire, avec une insensibilite egale a celle des deux autres, se penchait sur un recipient place sur un rechaud, y puisait une cuilleree d'un liquide blanchatre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le trou beant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il versait ainsi sur les plaies, c'etait un melange d'huile bouillante, de plomb et d'etain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable supplice, effrayant a voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus rien d'humain, et, d'une voix de dement--peut-etre devenu subitement fou--rugissait: "Encore!... Encore!..." Et ses clameurs se melaient aux plaintes de l'ecorche vivant que le moine-bourreau continuait de travailler. Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se raidissait pour ne rien laisser paraitre de ses impressions. Et, aux yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour tres calme, parfaitement maitre de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eut bien connu, la fixite etrange du regard, la teinte terreuse repandue sur ses joues, une imperceptible crispation des levres, tres pales ou trop rouges, parce qu'il venait de les mordre, eussent ete autant d'indices visibles de l'emotion qui l'etreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour la surmonter. Une fois encore, d'Espinosa prononca son glacial: "Passons!" Une fois encore il ajouta que le crime du miserable qui ralait et hurlait tour a tour n'etait rien, compare au crime de Pardaillan. Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit a travers l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphemes des malheureux que le delire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait a des supplices que nous avons peine a concevoir aujourd'hui. Apres l'homme tenaille vivant, ce fut l'homme a qui l'on brisa les membres a coups de masse de fer, puis celui a qui l'on creva les yeux, et celui a qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du chevalet, celui de l'eau, sans compter celui a qui l'on enferma les mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait secher en les exposant a la flamme d'un rechaud. La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entierement nu et le mettre en pieces a coups de leurs griffes acerees. Tout ce que l'imagination la plus dereglee peut concevoir de supplices infames, de raffinements de torture inouis, passa la, sous ses yeux, et, de toutes ces portes demeurees ouvertes, jaillissaient des gemissements qui eussent attendri un tigre. Et, a chaque porte, d'Espinosa repetait son immuable: "Passons!" toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et qui n'etait toujours rien, compare au crime de Pardaillan. Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut delivre de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgre ses effort, malgre son stoicisme, il sentait sa raison chanceler. Et la pitie qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait le crime, etait telle qu'il oubliait que cette effrayante serie de supplices sans nom qu'on faisait defiler sous ses yeux n'avait qu'un but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait la d'horrible et d'affreux n'etait rien, compare a ce qui l'attendait, lui. XV LE REPAS DE TANTALE A l'extremite de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques marches, et, sur la droite, un mur, tres haut, continuait cette galerie. L'escalier aboutissait a un jardinet. Le mur separait ce jardinet du grand jardin. En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'eclatant soleil, Pardaillan respira a pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un lieu prive d'air et de lumiere. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, toujours impassible a son cote, un regard lourd de menaces, il pensa: "Je ne sais ce que machine contre moi ce pretre scelerat, mais, mordieu! il etait temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prit fin." Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec delices. Alors, il tressaillit et murmura: "Ah! quel diable de jardin est-ce la!" Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la disposition speciale du jardinet. Voici: De l'escalier, par ou il venait de descendre, jusqu'a un corps de batiment compose d'un rez-de-chaussee seulement, et en mauvais etat, ce jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix a douze metres environ. Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la galerie et le separait du grand jardin, jusqu'a un autre corps de batiment compose aussi d'un seul rez-de-chaussee, il mesurait environ une trentaine de metres. De sorte que ce jardinet se trouvait enferme entre trois batisses (en y comprenant le batiment plus important ou se trouvait la galerie) et une haute muraille. Mais ce n'etait pas la ce qui etonnait Pardaillan. Ce qui l'etonnait, c'est que ce jardinet etait coupe, au milieu et dans toute sa longueur, par un parapet surmonte d'une haute grille dont les barreaux etaient tres forts et tres rapproches. En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapproches, partaient du toit d'un de ces corps de batiment, et venaient s'encastrer sur la grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse. Des plantes grimpantes, s'enlacant aux barreaux, montaient jusqu'au faite de cette etrange cage, y formaient un dome de verdure et masquaient en partie ce qui s'y passait. Conduisant Pardaillan, toujours surveille de pres par son escorte de moines-geoliers, d'Espinosa tourna a gauche, se dirigeant tout droit vers le batiment qui occupait la largeur du jardinet. Or, chose etrange, et qui glaca Pardaillan, des que le bruit de leurs pas se fit entendre sur le gravier de l'allee, il percut comme une galopade furieuse de l'autre cote du rideau de verdure qui masquait la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches froissees, des faces humaines haves, decharnees, des yeux luisants ou mornes, se montrerent de-ci de-la entre les barreaux, et une plainte dechirante, monotone, s'eleva soudain: "Faim!... Faim!... Manger!... Manger!..." Et, presque aussitot, une voix rude cria: --Attendez, chiens, je vais vous faire retourner a la niche! Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une laniere cinglant un corps, suivi a son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite, une fuite eperdue et la meme voix rude accompagnant chaque coup de fouet de ce cri, toujours le meme: "A la niche! A la niche!" Voila ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un eclair. Et, en jetant un coup d'oeil angoisse sur la cage fantastique, il songea: "Quelle abominable surprise me reserve encore ce maitre-bourreau? D'Espinosa s'arreta devant le corps de batiment. Un moine se detacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient exterieurement un fort volet de bois. Le volet ouvert tout grand demasqua une ouverture garnie d'epais barreaux croises. Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de cette fosse, au milieu d'immondices innommables, a moitie nu, un homme etait accroupi. Aveugle par le flot de lumiere succedant sans transition a l'obscurite profonde dans laquelle il etait plonge, il demeura un instant immobile, les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, dechira l'air d'un hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant a agripper ceux qui le regardaient du dehors. Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit a mordre les barreaux de fer, sans arreter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une trombe d'eau s'abattit sur le forcene. Il lacha les barreaux, se rejeta dans sa fosse et se mit a courir dans tous les sens, cherchant a se soustraire a l'avalanche liquide qui le poursuivait partout. Bientot, les hurlements se changerent en plaintes confuses, puis le malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse, pendant que l'eau tombait, implacablement et a torrents, sur lui. Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un moine, arme d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme, a moitie suffoque, reprit ses sens. Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, ii apercut le moine qui l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant meme que le moine eut fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit a tourner autour de la fosse, sans s'arreter de hurler. Froidement, sans hate, en relevant d'une main sa robe qui eut pu trainer dans la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement, a chaque pas qu'il faisait, il levait la discipline et la laissait tomber a toute volee sur les epaules de l'homme qui bondissait a tort et a travers, mais ne cherchait pas a entrer en lutte avec le terrible moine. On eut dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menacant, mais n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son bourreau. Tres rapidement, la victime, epuisee deja par les jets d'eau recus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la fustiger jusqu'a ce qu'il vit qu'elle etait evanouie. Alors, il attacha sa discipline a sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquieter de l'homme, il sortit posement, comme il etait entre. Tandis que le moine, qui avait deja ouvert le volet, s'occupait a le refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifference: --Ceci est un supplice plus terrible peut-etre que tous ceux que vous venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, etait duc et grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis meritait un chatiment special. L'homme a ete discretement enleve et conduit ici... comme vous. On lui a fait boire d'une certaine potion preparee par un reverend pere de ce couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamne a un regime special. --Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupe en ce moment. Au bout de quelques jours, le condamne est a peu pres fou. Quelques-uns sortent de la completement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois encore des eclairs de lucidite et sont dangereux. Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini. Ils sont irremediablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au grand air, dans la cage que vous voyez. Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme, qui lui etait habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoue d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid et intrepide, vers la cage de fer. Les moines firent une trouee dans le feuillage et Pardaillan put voir. Il y avait la une vingtaine de malheureux a peine couverts de loques ignobles, maigres comme des squelettes, pales, avec des barbes et des chevelures embroussaillees. Les uns se tenaient accroupis a terre, en plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient. Des qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruerent sur les barreaux. Non point menacants, comme le duc, mais suppliants, les mains jointes, et, de leurs pauvres levres crispees, tombaient ces mots terribles que Pardaillan avait entendus: "Faim! Manger!" Un des moines prit dans un coin un panier prepare d'avance, et en vida le contenu a travers les barreaux. Et, Pardaillan, le coeur souleve de degout et d'horreur, vit que ce que l'execrable moine venait de vider ainsi etait tout simplement un panier d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on laissait lentement mourir de faim, se jeterent a corps perdu sur ces immondes ordures, se les disputerent en grondant et que chacun, des qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa proie, de peur qu'on ne vint la lui arracher. "Horrible! repeta encore une fois Pardaillan, qui eut voulu s'enfuir et ne pouvait detacher ses yeux de cet ecoeurant spectacle. --Tous les hommes que vous voyez ici etaient jeunes, beaux, riches, braves et intelligents. Tous, ils etaient de la plus haute noblesse. Voyez ce qu'en ont fait le breuvage invente par un de nos peres et le regime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-la, chevalier? Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait sa physionomie, Pardaillan lui lanca, sur un ton detache qui emerveilla le grand inquisiteur: --Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, a quoi riment ces ecoeurantes exhibitions? Quelque chose comme un pale sourire vint effleurer les levres d'Espinosa. --J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien penetre de cette pensee qu'irremissiblement condamne, tout ce que vous venez de voir n'est rien aupres de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais a votre caractere intrepide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le bien. --Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dument averti. Et, maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez de me montrer. --C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible. Et, se tournant vers les moines: --Puisqu'il le desire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan a sa chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traite avec tous les egards qui lui sont dus. Et, revenant a Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude: --Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et buvez... Ne faites pas comme ce matin, ou vous n'avez rien pris. La diete est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas de votre gout, commandez vous-meme ce que vous desirez. Rien ne vous sera refuse. Mais, pour Dieu, mangez! --Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'etonnement que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis bien oblige de lui obeir. --Esperons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera mieux dispose que ce matin. --Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'eloignant au milieu de son escorte de moines-geoliers. Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre, Pardaillan se mit a marcher de long en large avec agitation. "Pouah! songeait-il, la venimeuse bete! Comment ai-je pu resister a la tentation de l'etrangler de mes mains? Et, avec un sourire qui eut donne le frisson au grand inquisiteur, s'il l'avait vu: "Bah! il l'a bien dit: il etait garde de pres. Je n'aurais pas eu le temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagne de me voir enchainer. Mes mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se presentera pas? Alors... Et son sourire se fit plus aigu. Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit a reflechir profondement, repassant dans son esprit les scenes qui venaient de se derouler, jusque dans leurs plus petits details, evoquant les moindres gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les plus insignifiantes en apparence, et s'efforcant de tirer la verite de ses observations et de ses deductions. Deux moines lui apporterent son diner. Avec des yeux luisants de convoitise, ils etalerent amoureusement les provisions sur la table, alignerent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils resterent en contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fit honneur a ce repas soigne. Voyant qu'il ne se decidait pas, un des deux moines demanda: --Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger? Surmontant la repulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, Pardaillan repondit doucement: --Tout a l'heure, peut-etre... Pour le moment, je n'ai pas faim. Les deux moines echangerent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit au passage. --Monsieur le chevalier desire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista le moine. --Non, mon reverend, je ne desire rien qu'une chose... --Laquelle? fit le moine avec empressement. --Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan. Les deux moines echangerent encore le meme coup d'oeil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplerent une derniere fois les mets appetissants dont la table etait chargee, et sortirent enfin en etouffant un gros soupir. Des qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le judas de la porte etait bien ferme. Il s'approcha alors de la table et contempla les plats, nombreux et varies, qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au hasard et se mit a les sentir avec une attention soutenue. "Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats a leur place. En revanche, mordieu! je sens que j'etrangle de faim et de soif!... Il prit un flacon. "Hermetiquement bouche! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!" Il le deboucha et le flaira comme il avait flaire les mets. "Rien! je ne sens rien!" Et lentement, a regret, il reposa le flacon sur la table. "Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter. Il tourna le dos a la table pour s'arracher a la tentation et s'en fut vers le coffre ou il avait enferme le reste de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace et grommela: --C'est maigre! Resolument, il prit une tranche de pate et la porta a sa bouche. Mais il n'acheva pas le geste. --Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas penetre ici pendant la promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre ecrase!... Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels maintenant? Il replaca la tranche ou il l'avait prise et referma le coffre. Il traina le fauteuil devant la fenetre et s'assit, le dos tourne a la table tentatrice. En meme temps, pour se donner la force de resister, il murmura: "Je n'ai plus guere que deux jours et demi a patienter. Que diable! deux jours sont bientot passes! Et, par un puissant effort de volonte, il reussit a se soustraire a cette obsession et se mit a repasser tout ce que lui avait dit d'Espinosa. Des bribes de phrases lui revenaient plus particulierement: "On lui fait boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit... Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore la folie." Et un detail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinement a la memoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, a ce meme repas ou il avait absorbe un narcotique qui devait le tenir endormi plusieurs jours, il avait tout de suite remarque sur la table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et l'avait mise de cote, la reservant pour la bonne bouche. Or, a la fin de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'etait senti pris d'un subit malaise. C'etait le narcotique qui faisait son effet. Cela avait ete tres passager. Mais il n'en fallait pas plus pour eveiller ses soupcons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir, il le porta a ses narines et le flaira longuement. Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide leger et mousseux sur sa langue et se mit a le deguster avec tout le soin d'un parfait connaisseur qu'il etait. Le resultat de cette degustation avait ete qu'il avait depose le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son repas etait acheve. Il n'avait plus ni faim ni soif. Tout a coup, une inspiration soudaine lui etait venue. Il s'etait leve et etait alle vider le verre et tout le contenu de la bouteille de ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissee apres s'etre convenablement debarbouille. Puis, il etait revenu s'asseoir a table, reposant la bouteille et le verre a leur place. Quelques instants plus tard, la tete lourde, pris d'un sommeil irresistible, il s'etait endormi aussitot. Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce detail qu'il avait presque oublie lui revenait-il maintenant obstinement a la memoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcees par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, parlant de sa folie, ce dialogue qui lui etait tout a coup revenu a la memoire, dans ce qu'il appelait deja la "galerie des supplices", pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau a la memoire? Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de Saumur videe dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu a peu il s'assoupit dans son fauteuil et que, dans son sommeil agite, il avait aux levres un sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait frequemment celui-ci: FOLIE. Le soir venu, les moines, consternes de voir qu'il n'avait pas touche au diner, non plus qu'au dejeuner, lui servirent un souper plus soigne encore que les precedents repas. Malgre leur insistance, Pardaillan refusa de manger. Les moines durent se retirer sans etre parvenus a le decider et, des qu'il se vit seul, il se hata de se mettre au lit pour se soustraire a la tentation de la table etincelante. Et il faut convenir qu'il lui fallut une force de volonte peu commune, car la faim se faisait cruellement sentir. Peut-etre l'eut-il moins sentie s'il avait pu detacher completement son esprit de cette pensee. Mais les moines revenaient obstinement avec leur table chargee de mets appetissants. Et, sous pretexte que, peut-etre plus tard, il voudrait faire honneur a ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan reussissait, a force de volonte, a chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la table suffisait a reveiller son estomac qui se mettait aussitot a hurler famine. Le lendemain, le meme supplice se renouvela, avec aggravation de repas augmentes. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et un grand dejeuner, un diner, une collation et un souper. Cinq fois dans la meme journee, il eut a resister a l'abominable tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchee, de plus en plus abondante et delicate, de plus en plus chargee des crus les plus rares et les plus renommes. Le troisieme jour, Pardaillan, la gorge seche, la tete en feu, sentant ses jambes se derober sous lui, se disait pour se donner du courage: "Plus que ce jour a passer. Par Pilate! il se passera comme les deux autres! Et apres?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive. Il cherchait toujours un moyen de s'evader. Il ne trouvait rien. Et maintenant, peut-etre par suite de la faiblesse qu'il eprouvait et qui le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait a compter sur le Chico, a esperer que, peut-etre, il reussirait a le tirer de la, et il passait la plus grande partie de son temps a guetter par la fenetre, esperant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme, esperant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas, ne donna pas signe de vie. Ce jour-la, ses deux gardiens se montrerent particulierement affectes de son obstination a refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite de d'Espinosa, ces deux moines avaient garde un silence si scrupuleux qu'il eut pu les croire muets. A dater de la visite de leur chef supreme, ils se montrerent aussi bavards qu'ils avaient ete muets jusque-la. Et, comme leur grande preoccupation etait de voir que le prisonnier confie a leurs soins ne voulait rien prendre, les dignes reverends n'ouvraient la bouche que pour parler mangeaille et beuverie. L'un recommandait particulierement tel plat, dont il donnait la recette, l'autre pronait tel entremets sucre, delicieux, disait-il, a s'en lecher les doigts; l'un sommait le chevalier de gouter au mets qu'il vantait, l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous les saints que gouter a cette pitance c'etait s'exposer benevolement a un empoisonnement certain. Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim, avaient quelque chose de hideux et grotesque a la fois. Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enrages bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils eussent obei. Mais Pardaillan etait persuade que les deux moines jouaient une abominable comedie, pour l'amener a absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison destine a le foudroyer. Il etait persuade que, s'il avait voulu les chasser, les moines n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstines a le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'a se resigner. Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la comedie. Ils etaient bien sinceres. C'etait deux pauvres diables de moines, d'esprit plutot borne, qui ne devaient la mission de confiance dont ils etaient charges qu'a leur force herculeenne. On leur avait confie la garde de Pardaillan, on leur avait ordonne d'acceder a tous ses desirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le laisser aller, d'obeir a ses ordres. On leur avait surtout recommande de faire tous leurs efforts pour l'amener a prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient tres consciencieusement de leur tache et n'en cherchaient pas plus long. Comme on les savait quelque peu gourmands et ne detestant nullement de vider une bonne bouteille, on leur avait defendu, sous menace des chatiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fut de leur prisonnier, fut-ce une simple goutte d'eau. Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier a gouter a un seul des innombrables plats dont la table etait garnie, a avaler, ne fut-ce qu'une gorgee de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur reviendraient integralement et qu'ils pourraient boire et manger tout leur soul et se griser a en rouler par terre, ayant d'avance absolution pleine et entiere. Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, a differentes reprises, et pour avoir le coeur net il avait place devant les moines un des plats pris au hasard, il avait lui-meme rempli a ras bord un verre d'un vin genereux et: --Tenez, mon reverend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir manger, dites-vous... Eh bien, goutez une bouchee seulement de ce plat, et je vous jure que j'en mangerai apres vous; goutez une seule gorgee de ce vin au fumet delicat et je vous promets de vider la bouteille ensuite. --Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navre un des moines. --Pourquoi? demandait Pardaillan. --Helas! mon frere, on nous a formellement interdit d'accepter rien de vous. --Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre. --La discipline et autres chatiments corporels, et l'_in pace_, et la diete forcee et... --N'en parlons plus, interrompait Pardaillan. Et, en lui-meme, il ajoutait: "Pardieu! ils n'auraient garde d'y gouter: les sacripants savent que ces mets sont empoisonnes." Dans ce troisieme jour, frere Bautista et frere Zacarias (pourquoi ne ferions-nous pas connaitre les noms des deux moines gardiens?) se montrerent plus affectes que jamais, affectes et furieux; navres, parce qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce qu'ils n'etaient pas eloignes de croire que leur prisonnier s'obstinait ainsi uniquement pour leur faire piece. Or, voici qu'a l'heure du diner les deux moines se presenterent devant Pardaillan comme d'habitude. Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frere Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, annonca d'une superbe voix de basse: --Si monsieur le chevalier veut bien passer au refectoire, nous aurons l'honneur de lui servir le diner. Pardaillan fut ebahi de cette annonce: Que signifiait cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel piege dissimulait-elle? A voir les mines beates et radieuses de ses deux gardiens, a leurs sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils echangeaient, il crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il repondit donc sechement: "Mon reverend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le diner, attendu que je suis resolu a ne point bouger d'ici. Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos. Les deux moines se regarderent consternes. Cependant, frere Bautista, qui etait le plus inconscient des deux, partant le plus dispose a se mettre en avant, fit une tentative desesperee, et, sur un ton qui n'admettait pas de replique: --Il faut venir cependant, trancha-t-il. Pardaillan, frappe de ce ton, presque menacant, se redressa aussitot, et, avec un sourire narquois, il goguenarda: --Il faut?... Pourquoi? --C'est l'ordre, dit plus doucement frere Zacarias. --Et si je refuse d'obeir a l'ordre? railla Pardaillan. --Nous serons forces de vous porter. Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis bientot trois jours, mais il sentait bien qu'il etait encore de force a mettre facilement a la raison les deux insolents frocards. Il allait donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une reflexion subite arreta le geste ebauche. "Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas l'occasion cherchee de fausser compagnie a tous ces moines, que l'enfer engloutisse!" Le resultat de cette reflexion fut qu'au lieu de frapper comme il en avait eu l'intention il repondit paisiblement, avec son plus gracieux sourire: --Soit! j'irai donc de plein gre, a seule fin de vous eviter la peine de me porter. Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. --A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frere Bautista, vous voila raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon venere patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le refectoire ou nous vous conduisons! --Allons donc, mon reverend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme dit si elegamment votre digne frere. Mais je vous previens: cette fois-ci, pas plus que les autres, vous ne reussirez a me faire absorber la moindre nourriture. Les deux moines firent la grimace. Ils echangerent un coup d'oeil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait. --Bah! fit frere Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous aurez l'affreux courage de vous derober devant les delices de la table qui vous attend. Dans le couloir, ils trouverent une escorte de six moines robustes qui entourerent le chevalier et le conduisirent jusqu'a la porte du refectoire, situee dans le meme couloir. L'escorte resta dehors, et Pardaillan penetra avec ses deux gardiens ordinaires. Derriere lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux moindres details et demeura tout emerveille devant le spectacle rejouissant qui s'offrait a ses yeux. La salle elle-meme etait carree, haute de plafond, vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entierement, des essences les plus rares, etaient de veritables merveilles de mosaique et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux cotes de la salle et representaient les quatre saisons. Mais, si le decor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il representait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet etait le meme partout. C'etait une profusion de fruits, de victuailles variees, de flacons, que des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement. Une cheminee monumentale occupait a elle seule les deux tiers d'un cote. L'interieur de cette cheminee etait garni d'arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums tres doux, ranges en corbeille autour d'une vasque de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure caresseur, et rafraichissant l'air, sature de parfums. Deux fenetres aux rideaux de velours hermetiquement clos; dix fauteuils de dimensions colossales s'espacaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient vis-a-vis. Bien qu'il fit grand jour au-dehors, aux quatre angles, quatre torcheres enormes, chargees de cire rose et parfumee, qui se consumaient lentement et dont les volutes de fumee bleuatre repandaient dans la salle ce parfum special qu'on y respirait. Voila ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil. Tout, dans cette salle, semblait avoir ete amenage en vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir ete concu en vue de l'inciter a faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, c'est-a-dire a bafrer sans retenue. Au centre de la salle, une table etait dressee, autour de laquelle vingt personnes eussent pu s'asseoir a l'aise. Une nappe d'une blancheur eblouissante et d'une finesse arachneenne; des chemins de table en dentelles precieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux enchasses de metal precieux, une vaisselle d'or et d'argent, des flambeaux aux cires allumees et des jonchees de fleurs. Tel etait le decor prestigieux destine a encadrer dignement les innombrables plats, les fruits savoureux, les entremets, les patisseries, les compotes et les gelees et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes dimensions, ranges en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, venerablement poussiereuses. Au milieu de cette table, surchargee de provisions qui eussent suffi a rassasier vingt personnes douees du plus solide appetit, un couvert, un seul, etait mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses bras rigides a l'heureux gourmet a l'intention duquel on avait fait cette debauche de richesses gastronomiques. Voila ce que designaient de la main les freres Zacarias et Bautista. Et leurs yeux clignotants, leur enorme bouche qui s'arrondissait en cul de poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums repandus dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout cela etait leur oeuvre a eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas. --Admirable! dit-il simplement, d'un air tres convaincu. --N'est-ce pas? rayonna frere Bautista. Et que direz-vous, mon frere, quand vous aurez goute aux delicieuses choses qui figurent sur cette table! Les deux moines se regardaient d'un air triomphant. Helas! leur joie fut de courte duree, car Pardaillan ajouta aussitot: --Merveilleux! Mais vous vous etes donne beaucoup de peine bien inutilement, car je ne toucherai a rien des merveilles entassees la. La consternation des moines confina au desespoir. Pour un peu, ils l'eussent battu. --Ne blasphemez pas, dit severement frere Bautista. Asseyez-vous plutot dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras. --Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien, entendez-vous? --C'est l'ordre! dit doucement frere Zacarias. Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de cote. --Vous l'avez deja dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas souvent vos formules. --Puisque c'est l'ordre! repeta naivement frere Zacarias. --Asseyez-vous, mon frere, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de nous... Nous sommes deshonores si vous resistez a tous nos efforts. Pardaillan eut-il pitie de leur desespoir tres sincere? Comprit-il que la resistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la consigne recue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun repit, tant qu'il ne se serait pas assis a cette table somptueuse? Nous ne saurions dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit: --Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir la... Mais vous serez bien fins si vous reussissez a me faire ingurgiter la moindre des choses. Et il s'assit brusquement, avec un air qui eut donne fort a reflechir aux dignes moines s'ils avaient ete plus physionomistes ou s'ils avaient mieux connu leur prisonnier. --Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colere le gagner, allons, faites en conscience votre metier de bourreau. Les deux moines le regarderent avec stupefaction. Ils ne comprenaient pas. Des que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui semblait etre dissimule derriere la cheminee, se mit a jouer des airs tour a tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons des instruments a cordes, auxquels se melaient les sons plus aigus des flutes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voiles, mysterieux, comme tres lointains, evocateurs de reves melancoliques ou joyeux. Cette mise en scene savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats, l'arome capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes dans des coupes de pur cristal, au long pied de metal precieux, chefs-d'oeuvre d'orfevrerie, il y avait la plus qu'il n'en fallait pour affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgre sa force de caractere peu commune, Pardaillan etait pale de l'effort surhumain qu'il faisait pour se maitriser. Avait-il donc reellement peur du poison dont il etait menace? Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menace a mots couverts des supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une torture savamment dosee pour la faire durer des heures et des jours, peut-etre, et un poison foudroyant, le choix etait tout fait. N'importe qui, a sa place, n'eut pas hesite et eut pris le poison. Ce n'etait pas la mort elle-meme, non plus, qui l'effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on eut peut-etre trouve que la mort eut ete accueillie par lui comme une delivrance. Depuis que mortes etaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne pouvait plus guere tenir a la vie. Alors? Alors, il y avait ceci: avec ses idees speciales, Pardaillan se disait qu'ayant accepte du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fut accomplie. On voit qu'il etait rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en pratique une logique de ce genre, il fallait etre doue d'une energie peu commune, d'une dose de volonte, d'un courage et d'un sang-froid qu'il etait peut-etre seul capable d'avoir. Tout ceci avait ete longuement et murement pese, calcule et finalement resolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives desesperees de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec une inebranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'etait tracee. Une chose qu'il avait aussi decidee, et que nous devons faire connaitre, c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la nourriture qu'on lui presenterait, le quatrieme jour a partir de la reception du billet du Chico. Pourquoi ce quatrieme jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui. Le Chico, a ses yeux, etait une carte dans ses mains. Pour le moment, cette carte n'etait pas a dedaigner plus qu'une autre. Elle pouvait etre bonne, elle pouvait etre mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dependrait du jeu qu'abattrait son adversaire. Il s'etait fixe ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait etre en etat de profiter des evenements favorables qui pouvaient toujours se produire, il lui fallait, de toute necessite, reparer ses forces affaiblies par un long jeune.. Evidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tete. Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une maniere ou d'une autre. C'etait un risque a courir, il le savait bien: il le courrait, voila tout. Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne renoncerait pas au poison pour chercher autre chose. Lorsqu'ils eurent enfin amene leur prisonnier a s'asseoir devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort etait fait et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, resister aux tentations accumulees sur cette table. Avec des precautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et verserent, l'un d'un certain vin de Beaune que les annees de bouteille avaient pali a tel point que, du rouge initial, il etait passe au rose efface; l'autre, d'un certain xeres qui, dans le cristal limpide, ressemblait a de l'or en fusion. Et, en faisant cette operation avec toute la devotion desirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens alteres. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent doucement par le pied, les souleverent beatement, devotieusement, comme ils eussent souleve l'hostie consacree, et tendirent chacun le sien. --C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux. --Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins penetre. --Mes dignes reverends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable comedie. --Comedie! protesta Bautista; mais, mon frere, ce n'est point une comedie. --C'est l'ordre, comme dit si bien frere Zacarias. Oui?... En ce cas, allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prevenus: je ne toucherai a rien de ce que vous m'offrirez. --Qu'a cela ne tienne! s'ecria vivement Bautista qui, tout borne qu'il fut, ne manquait pas d'a-propos. Choisissez vous-meme. En disant ces mots, il posait delicatement le verre sur la table, et, d'un geste large, il designait les flacons ranges en bon ordre. Les deux moines faillirent se trouver mal. De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit vainqueur, mais aneanti, brise, et, des qu'il eut reintegre sa cellule, il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journee de fatigues physiques les plus dures l'eut moins fatigue que l'effort moral enorme qu'il venait de faire. Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait pris de nourriture, et il se trouvait dans un etat de faiblesse comprehensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquieter. La fievre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa gorge en feu et tumefiait ses levres dessechees, le faisait cruellement souffrir. Il avait des bourdonnements qui, a la longue, devenaient exasperants, et, ce qui etait plus grave, des eblouissements frequents, qui le laissaient dans un etat de prostration qui ressemblait singulierement a l'evanouissement. Enfonce dans son fauteuil, il grondait en songeant aux deux moines: "Les scelerats, m'ont-ils assez assassine!... Vit-on jamais acharnement pareil?... Ils ne m'ont pas fait grace du plus petit plat. Comment ai-je pu resister a la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu! Arrive qu'arrive, demain je mangerai. Le lendemain, l'heure du petit dejeuner arriva, et les moines ne parurent pas. "Diable! songea Pardaillan decu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa aurait-il change d'idee et, renoncant au poison, voudrait-il me prendre par la faim? Il attendit sans trop de regret, ce petit dejeuner etant un repas frugal, tres leger, qui n'eut pu le satisfaire apres le long jeune qu'il venait d'endurer. L'heure du grand dejeuner arriva a son tour. Et les moines ne parurent toujours pas. Cette fois, Pardaillan commenca de s'inquieter pour de bon. "Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?... D'Espinosa aurait-il devine qu'aujourd'hui j'etais resolu a affronter son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... Se serait-il laisse prendre?... Si je m'informais?..." Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il s'arreta, indecis. "Non, fit-il en s'eloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, a tout prendre... Patientons encore." L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du diner vint a son tour. Les moines demeurerent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et passa sans amener les moines. "Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir a quoi m'en tenir!" Resolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitot. --Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'etait pas celle de ses gardiens ordinaires. --Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez resolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le faire savoir. --Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et qui vous en empeche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre chambre? --Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous demande de me dire si vous avez resolu de me laisser perir de faim! --Vous laisser mourir de faim, bonte divine! Y pensez-vous? Les freres Zacarias et Bautista ont du garnir votre table, je presume. --Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une goutte d'eau. --Ah! mon Dieu!... les deux etourdis vous ont oublie! La voix paraissait sincerement navree. Quant a etudier la physionomie pour se rendre compte si on ne jouait pas la comedie, il ne fallait guere y songer. A travers les etroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurite d'un couloir eclaire par quelques veilleuses, l'oeil percant de Pardaillan lui-meme ne percevait guere que des contours indecis. --Enfin, s'ecria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus aujourd'hui? --Ils ont demande et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour la journee seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la precaution de vous fournir les provisions necessaires a la journee avant de s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle negligence ils se sont rendus coupables... je ne voudrais pas etre a leur place... Mais vous, monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas prevenu des le dejeuner? On vous aurait servi a l'instant... Tandis que, a present... --A present? fit Pardaillan. --A present, tout dort au couvent, le pere pitancier comme les autres. Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur! --Bah! fit Pardaillan, qui commencait a se rassurer, un jour d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais seulement un peu d'eau pour humecter mes levres. Enfin, n'en parlons plus. J'attendrai jusqu'a demain... si toutefois il est bien vrai qu'on n'ait pas decide de me laisser mourir de faim. Le lendemain, a l'heure du petit dejeuner, toujours pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, apres l'avoir assomme de prevenances, apres l'avoir accable d'une profusion de mets delicats, alors qu'il etait resolu a ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser indefiniment tirer la langue. Enfin, a l'heure du grand dejeuner, les deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncerent que "les viandes de monsieur le chevalier etaient servies". Pardaillan commencait a si bien desesperer qu'il leur fit repeter l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait, et qu'avec ce repas son sort serait definitivement regle, il retrouva son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines qui, pensait-il, avaient du etre vertement tances, il bougonna: --Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journee, vous n'ayez pas eu la precaution de me munir des aliments necessaires? --Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'ecria naivement Bautista. --Est-ce une raison?... Hier, precisement, j'etais dispose a manger. --Est-ce possible!... --Puisque je vous le dis. --Et aujourd'hui? haleta Zacarias. --Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!... --Seigneur Dieu! s'ecria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous faites!... Venez vite, monsieur. Et ils entrainerent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'ecria, en designant d'un clignement d'oeil significatif l'enorme profusion de plats charges de victuailles: --Je vous defie bien de la mettre a sec! --Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a la de quoi satisfaire plusieurs appetits robustes. Et il s'assit resolument devant l'unique couvert. Et, comme l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mysterieux et lointain, tandis que les moines s'empressaient a le servir, pleins de prevenances et d'attentions, les yeux luisants, la face epanouie, heureux de penser qu'enfin, ils allaient realiser leur reve de gourmands. Pardaillan, tres froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, a le voir si calme, si admirablement maitre de lui, on n'eut, certes, pu soupconner le drame effroyable qui se passait dans son esprit. En effet, a chaque bouchee qu'il avalait, quoi qu'il en eut, cette question revenait sans cesse a son esprit: --Est-ce celle-ci qui va me foudroyer? Et, chaque fois qu'il passait a un autre plat, il se disait: "Ce n'etait pas celui qu'on enleve... ce sera peut-etre pour celui-ci." Au commencement du repas, il avait goute avec circonspection chaque bouchee, chaque gorgee, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette lenteur l'avait impatiente, son naturel insouciant avait repris le dessus, et il s'etait mis a boire et a manger comme s'il avait ete sur de n'avoir rien a redouter. Bref, il mangea comme quatre et but comme six, non par gourmandise, comme il eut pu faire en toute autre circonstance, mais parce qu'il estimait que c'etait necessaire. Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'etait qu'il goutat a l'un quelconque de ces plats, a seule fin que le reste put leur revenir, comme on le leur avait promis. Ce repas, qui ne fut peut-etre pas apprecie comme il le meritait, bien que Pardaillan fut un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa chambre ou il se jeta dans son fauteuil. "Ouf! fit-il, me voila rassasie... et vivant encore. Voyons, le billet disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir change d'idee... on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien." Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il attendait et, en meme temps, il reflechissait. Au bout de ce temps, il se leva et se mit a se promener lentement, un sourire au levres. "Je commence a croire que, decidement, il n'y avait pas le moindre poison dans les aliments que j'ai absorbes. D'Espinosa aurait-il change d'idee, comme je le prevoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une comedie admirablement machinee, et dont j'ai ete sottement dupe?... Peut-etre! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est passee et je n'ai pas encore apercu mes dignes gardiens." En effet, les moines ne reparurent pas, ni a l'heure du diner, ni a l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement dejeune, a une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idee qu'il avait resolu d'elucider. Il se dirigea donc vers le judas et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frere Zacarias qui lui repondit. --Eh! mon digne reverend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du diner est passee, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de ces mirifiques festins?... --Finis, les mirifiques festins, mon frere, fit le moine d'une voix pateuse et infiniment triste. Finis... helas! --Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil petilla. Mais, dites-moi, pourquoi cet "helas!"... Vous vous interessez donc a moi?... Avec une franchise qui eut ete du cynisme si elle n'eut ete de l'inconscience, le moine repondit: --Non, mon frere. Seulement, il parait que vous avez commis je ne sais quelle faute, en punition de laquelle nos superieurs ont decide de vous priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frere Bautista et moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous etes frappe nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous. --Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que vous vous etes regale des reliefs de mon succulent dejeuner? --Sans doute!... Et il etait meme si succulent que notre regret de voir supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes choses perdues, pour nous, et dont se regalaient nos venerables freres. --Pourquoi vos freres et pas vous? Ceci ne me parait pas juste! --Mgr d'Espinosa tenait essentiellement a ce que vous fussiez traite magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnes a votre intention. Pour nous punir de vos refus obstines, dont nous etions tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires, qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti a en gouter tant soit peu. --Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me fusse laisse faire, pour vous etre agreable. --Helas! on l'avait prevu. Aussi nous avait-on formellement interdit de vous prevenir. --Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tire du moine ce qu'il en voulait, le quitta sans facon. Quand il vit que le judas s'etait referme, il eclata d'un rire silencieux et murmura: "Bien joue, ma foi! Je me suis laisse berner comme un sot!... La lecon ne sera pas perdue." XVI LE PLANCHER MOUVANT Le lendemain, il se leva a son heure habituelle. Il avait adopte une embrasure de sa fenetre. Il y poussait le fauteuil, et, la, abrite par le renfoncement de la fenetre, cache par le large et haut dossier du fauteuil, il etait a peu pres certain d'echapper a la surveillance occulte qu'il sentait peser sur lui. Ce fut la qu'il se refugia et qu'il resta de longues heures, immobile, paraissant sommeiller et reflechissant profondement. Et, sans doute croyait-il avoir perce le but mysterieux poursuivi par le grand inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses prunelles, un sourire narquois errait sur ses levres. Il savait qu'il etait condamne a jeuner durant quelque temps, puisque le frere Zacarias l'avait prevenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne penetreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinee se passa sans qu'on lui apportat la moindre nourriture. Vers une heure de l'apres-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre a habits, d'ou il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis quelque temps, et, peniblement, car il se sentait tres faible, il regagna son fauteuil ou il disparut. Que fit-il la? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les machoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-etre avait-il imagine ce moyen de tromper la faim. Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter un morceau de pain, un verre d'eau. Il etait devenu d'une faiblesse extreme, il paraissait avoir une grande peine a se tenir debout, et il lui fallait de longs et penibles efforts pour arriver a trainer le fauteuil dans son coin favori. Car, chose bizarre, il s'obstinait a se refugier la. Il y avait exactement treize jours qu'il etait enferme dans ce couvent-prison, et il n'etait plus reconnaissable. Have, les traits tires, une barbe naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un eclat fievreux, il n'etait plus que l'ombre de lui-meme. Il passait la plus grande partie de son temps dans le fauteuil ou il restait prostre de longues heures. Le quatrieme jour, au matin, ses gardiens lui apporterent une boule de pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de menager ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que dans deux jours. C'est a peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire, cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard, le pain etait diminue de moitie et l'alcarazas s'etait vide dans les memes proportions. Il faut croire aussi qu'il etait surveille de pres, car, peu de temps apres, les moines reparurent et le prierent de les suivre. Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces, car il se leva sans trop de difficultes. Mais, ce qui etonna les deux gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas tres bien comprendre ce qu'ils disaient. Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils l'entrainerent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et descendre deux etages. Une porte s'ouvrit, les moines le pousserent, et il obeit docilement au geste et penetra dans le nouveau local qui lui etait assigne. Les moines poserent par terre ce qui restait de pain et d'eau, qu'ils avaient eu la precaution d'emporter, et se retirerent silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le superieur du couvent. --Eh bien? fit laconiquement ce personnage. --C'est fait, repondit non moins laconiquement le frere Bautista. --Il n'a pas fait de difficultes? --Aucune, reverendissime pere. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet du jeune prolonge, mais il ne parait pas avoir toute sa conscience. Ah! ce n'est plus le fringant cavalier qu'il etait lorsqu'il est entre ici! --Est-il reellement si bas? Faites attention, mon frere, que ceci est d'une importance capitale. --Reverendissime pere, je crois sincerement que, si on le soumet encore quelques jours a un regime aussi dur, il perdra la raison... a moins qu'il ne tombe d'inanition. --Nous enverrons le pere medecin verifier sans qu'il puisse s'en douter. Vous etes bien sur qu'il avait avale le contenu de la bouteille de Saumur que nous vous avions recommande de placer bien en evidence le jour de son entree au couvent? --Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la bouteille. Frere Zacarias et moi nous nous en sommes assures. Le prieur eut un sourire sinistre: --S'il en est ainsi, il doit etre, en effet, a point. N'importe, pour plus de surete, j'enverrai le medecin. Allez, mon frere! La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle etait parfaitement obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siege, pas meme une botte de paille, et le chevalier, qui, decidement, n'avait plus de forces, dut s'accroupir sur le plancher, le dos appuye a une des cloisons de son cachot. Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes? Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'etat miserable dans lequel il se trouvait. Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida presque entierement la provision d'eau. A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus en plus rare, et sa respiration devenait plus penible. Il etait ruisselant de sueur et il haletait. Par la-dessus, un silence de tombe, une obscurite compacte a tel point que, si la cruche, a laquelle il se desalterait de temps en temps, n'avait pas ete sous sa main, il n'aurait pu la retrouver. Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait etre le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumiere inonda le cachot et vint l'aveugler de son eclat insoutenable. C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tete, un soleil dont les eclats fulgurants lui brulaient les yeux. Et, en meme temps, par un phenomene inexplicable, la chaleur diminuait, une douce fraicheur lui succedait. Mais cette fraicheur ne fit que s'accentuer et se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, apres avoir ete en nage, il grelottait dans son coin. Avec le froid intense succedant a la chaleur torride, un autre phenomene se produisit: des emanations deleteres envahirent son cachot, une puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'epingle atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait a ouvrir les paupieres. Pardaillan, asphyxie, a demi terrasse peut-etre par la congestion, avait roule sur le sol. Le delire s'etait empare de lui, un rale etouffe coulait sans interruption de ses levres glacees, et, parfois, un gemissement plaintif alternait avec le rale. Et les heures s'ecoulerent, douloureuses, mortelles, sans qu'il en eut conscience. Brusquement, l'eclat du soleil s'attenua. Le cachot fut encore vivement eclaire, mais cette lumiere, du moins, etait tres supportable. En meme temps, un deplacement d'air violent, tel que le produit un puissant ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, et l'air redevint respirable. Puis, aussitot, des bouffees de chaleur attiedirent l'atmosphere, pendant que des bouffees de parfums tres doux achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes epars dans l'air. Rapidement, ce cachot, ou il avait failli etre terrasse tour a tour par la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot, ou il avait failli etre aveugle par les eclats puissants d'un soleil factice, redevint habitable. Il eprouva aussitot les bienfaisants effets de cet heureux changement. Le delire fit place a une sorte d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les rales cesserent, la respiration redevint normale. Peu a peu, cette sorte d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable intelligence qui le faisait superieur a ceux qui l'entouraient, mais un vague embryon de conscience. C'etait peu. C'etait cependant une amelioration notable, comparee a l'etat ou il se trouvait avant. Nous avons dit qu'il avait roule par terre. C'est sur son manteau que nous aurions du dire. En effet, malgre la chaleur--on etait au gros de l'ete--par suite d'on ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout a coup, il s'etait enveloppe dans son manteau et n'avait plus voulu s'en separer. Cette fantaisie remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans cette merveilleuse salle a manger, amenagee a son intention. Pendant ce repas, il avait garde son manteau, et, depuis, il ne l'avait plus quitte, ni jour ni nuit. Les dignes freres Bautista et Zacarias avaient fort bien remarque cette bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs. Donc, Pardaillan avait roule a terre dans son manteau. Il se redressa lentement. Sa manie etant passee, sans doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siege, il s'assit dessus et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'etait plus ce regard si vif d'autrefois, mais ou ne luisait plus cette lueur de folie qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit pres de lui un pain entier et une cruche pleine d'eau. Ceci fait supposer que le supplice avait dure un jour, deux jours peut-etre, puisqu'on avait renouvele ses provisions sans qu'il s'en fut apercu. Il prit le pain sec et dur et le devora presque en entier. De meme, il vida aux trois quarts la cruche. Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenerent une nouvelle amelioration dans son etat mental. Il eut plus nettement conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodement qu'il put et se remit a regarder attentivement autour de lui, avec ce regard etonne d'un homme qui ne reconnait pas les lieux ou il se trouve. A ce moment, a son cote gauche, il percut un bruit sec, semblable a un ressort qui se detend. Il y regarda. Une lame large comme une main, longue de pres de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme une aiguille, ressemblant assez exactement a une faux, venait de surgir de la muraille, la, a son cote, a la hauteur du sein. Le tranchant, place horizontalement et tourne de son cote, l'avait frole en passant; quelques lignes de plus a droite, et c'en etait fait de lui: la lame le percait de part en part. Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il etait, il y avait quelques jours a peine, eut considere cette dangereuse apparition avec etonnement, peut-etre--et encore, n'est-ce pas bien sur--en tout cas, sans manifester le moindre emoi. Helas! ce Pardaillan n'etait plus. Les intolerables tortures qu'il endurait depuis bientot deux semaines, quelque drogue infernale qu'on avait reussi a lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine. Il n'etait peut-etre pas tout a fait fou, il etait bien pres de le devenir. De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il etait, la faim, la soif, les abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un etre faible, sans energie, sans volonte. Et ceci n'etait rien. Ce qui etait le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente de devorer cette intelligence si lumineuse qui etait la sienne, de l'aventurier hardi, entreprenant, intrepide et vaillant, avait fait un etre pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait a un poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lache!... Quel triomphe pour Fausta! En voyant cette faux qui l'avait frole de si pres que c'etait un miracle qu'elle ne l'eut pas transperce, le nouveau Pardaillan fut secoue d'un tremblement nerveux; il tremble, sans songer a s'ecarter. Au meme instant, du cote oppose, il percut le meme bruit, precurseur d'une apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil a celui d'un chien hurlant a la mort, jaillit de ses levres crispees. Une nouvelle lame venait de jaillir a son cote droit; et, comme la premiere, il s'en fallait d'un fil qu'elle ne l'eut atteint. Un inappreciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui debordaient des deux cotes de sa poitrine, pareils aux deux branches enormes de quelque fantastique et menacante cisaille prete a se refermer et a le broyer. Et, aussitot, juste au-dessus de sa tete. Une troisieme faux parut, dont le tranchant place dans le sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de haut en bas. Par quel miracle cette troisieme faux l'avait-elle manque de quelques lignes? L'ancien Pardaillan n'eut pas manque de se poser cette question des la premiere apparition. Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en meme temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guide sans doute par l'instinct de la conservation, il s'ecarta precipitamment de l'infernale muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si etroitement que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut pourtant cette supreme chance de ne pas dechirer ses chairs en meme temps. Sorti de la dangereuse position ou il se trouvait, il se hata de se mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant d'emettre des gemissements, comme fascine, il regardait les trois faux d'un air stupide. Alors, les deux faux horizontales, placees exactement sur la meme ligne, se mirent automatiquement en branle, se refermant a fond l'une sur l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se relever des que les autres se rapprochaient pour se croiser. Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu regulier de trois monstrueux hachoirs, alternant, avec une precision mecanique, a coups carrement rythmes, malgre leur rapidite. Et chaque fois qu'une des faux se fermait a fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur la cloison, un bruit sec qui eclatait comme le bruit d'une baguette frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidite acquise, ces bruits, d'abord espaces, se changerent en un roulement continu qui remplit le cachot d'un bourdonnement sonore. Lorsque le mouvement de ces trois faux fut regulierement etabli, a cote, une deuxieme serie de trois faux fit son apparition, et, comme la premiere, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement devint plus fort. Enfin une troisieme, une quatrieme et une cinquieme serie apparurent et se mirent en branle. Alors, d'une extremite a l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne vit plus que l'eclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec une rapidite prodigieuse. Il etait interdit de s'approcher de cette cloison, sous peine d'etre happe par les faux et hache menu comme chair a pate. Et le roulement devint assourdissant. Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait detacher ses yeux exorbites de ce spectacle fantastique. Et la meme plainte lugubre fusait de ses levres, sans repit. Tout a coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'ecrouler sous lui. Tout d'abord, il crut s'etre trompe. La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir hache par ces horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc, lui donnait une lueur de lucidite qui lui permettait d'observer et de raisonner. Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit bientot qu'il ne s'etait pas malheureusement trompe. En effet, il n'y avait pas a en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la machine a hacher. C'etait le nom que, d'instinct, il avait spontanement donne, dans son esprit, a cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, meme, que sous chacun de ces groupes, qui etait comme une piece dont le tout constituait la machine, une quatrieme faux venait d'apparaitre. La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpetuel mouvement de hachoir, la quatrieme restait immobile, paraissant attendre et guetter, sournoise et menacante. Et le mouvement d'inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec une regularite terrifiante. Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarque jusque-la: que le plancher de son cachot paraissait etre une enorme plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans la moindre protuberance a quoi il eut pu s'accrocher. Il se sentit doucement, mais irresistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit qu'il allait rouler infailliblement jusqu'a l'un de ces cinq hachoirs qui le mettrait en pieces. Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui lui rongeait le cerveau acheverent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec une tenacite feroce durant quinze jours de tortures variees, longuement et froidement premeditees, accumulees avec un art diabolique et destinees a faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse. Le but vise par Fausta et d'Espinosa etait atteint: Pardaillan n'etait plus. C'etait un pauvre fou qui, maintenant, hagard, echevele, ecumant, hurlait son desespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui s'efforcait de couvrir le tonitruant roulement de la machine a hacher, criait de toutes ses forces, deja epuisees: --Arretez!... Arretez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!... Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-etre l'implacable volonte de l'inquisiteur avait-elle decide de pousser l'experience jusqu'au bout. Car le plancher continuait de s'abaisser avec une regularite desesperante. Maintenant ce n'etait plus cinq losanges, mais dix qui fonctionnaient simultanement, avec la meme rapidite, avec le meme roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre. L'instinct de la conservation, si puissant, a defaut du raisonnement, a jamais aboli, peut-etre, fit que Pardaillan decouvrit l'unique chance qui lui restait de sauver cette vie a laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle etait cette chance: Ce plancher mobile etait maintenu d'un cote par des charnieres puissantes. Ces charnieres n'etaient pas placees contre le mur qui soutenait le plancher. Elles etaient sous le plancher meme. C'est-a-dire que, du cote oppose a la pente, on avait pose une forte traverse de metal. C'est sur cette traverse qu'etaient vissees les charnieres. Si cette traverse avait eu quelques centimetres de plus dans sa largeur, Pardaillan eut pu a la rigueur se poser la-dessus et attendre aussi longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse etait trop etroite. Mais, s'il n'etait pas possible de se poser la-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se couchant a plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne voyons pas d'autre nom a lui donner--avait vu cela. C'etait, tout bonnement, une maniere de prolonger son supplice de quelques secondes. Il etait evident qu'il ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position et meme, en admettant que le mouvement de descente s'arretat, la pente etait deja assez raide pour rendre la chute inevitable. Le fou ne raisonna pas tant. Il vit la une chance de prolonger son agonie, et, desesperement, il s'accrocha a ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu'il ne vit plus les epouvantables hachoirs qui avaient le don de l'affoler. Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison etait tapissee du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie convoitee. Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de plus en plus; ses doigts, gonfles par l'effort, s'engourdissaient; la tete lui tournait et, malgre son etat, il comprenait que, bientot, dans un instant, il lacherait prise, et ce serait fini: il roulerait la-bas se faire hacher par la hideuse machine. Il ralait, et, cependant, son desir de vivre etait si prodigieusement tenace qu'il trouvait encore, et malgre tout, la force de crier presque sans discontinuer: "Arretez! Arretez!..." Bientot, il fut a bout de force. Sa main gauche glissa, lacha prise. Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette main, a leur tour, le trahirent un a un. Deux doigts seuls resterent desesperement incrustes dans le metal et supporterent le poids de son corps un inappreciable instant. Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri terrible, un cri de bete qu'on egorge, jaillit de ses levres tumefiees, et il roula, roula la-bas sur les hachoirs qui le saisirent. XVII LE PHILTRE DU MOINE Or, Pardaillan n'etait pas mort. La machine a hacher etait une sinistre comedie imaginee par Fausta, de concert avec d'Espinosa. Fausta avait indique au grand inquisiteur un moyen qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopte et perfectionne dans les details. On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eut paru superieur, il aurait renonce a celui de Fausta pour adopter celui-la. Il poursuivait la mise a execution de son plan avec une rigueur d'autant plus inexorable qu'elle etait froidement raisonnee. Il agissait pour un principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti lorsqu'il l'avait dit a Pardaillan. Cette incroyable et abominable invention de la machine a hacher etait donc destinee non a broyer le chevalier, mais a achever de porter l'epouvante dans son esprit deprime par les tortures de la faim et de la soif. Et cette epouvante, amenee a son paroxysme par une graduation dosee avec un art infernal, avait ete initialement preparee par un stupefiant, et en meme temps devait completer l'oeuvre devastatrice de ce poison. En consequence, les premieres faux apparues etaient reellement de bel et de bon acier; elles etaient parfaitement tranchantes et acerees. Mais, les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, etendu a plat ventre sur le plancher, cramponne a la traverse, il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grace a la declivite du plancher, son corps devait rouler, etaient places la comme un leurre et s'etaient replies comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils auraient du hacher. Pardaillan, lorsqu'il avait lache prise, etait a moitie evanoui. Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura etendu a terre, sans connaissance. Longtemps, il resta ainsi prive de sentiment. Petit a petit, il revint a lui et jeta autour de lui un regard, sans vie. Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement egales a celles de la chambre d'ou il venait d'etre precipite. Le plancher d'acier etait remonte automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle cellule. Ici, comme a l'etage superieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues visibles autres qu'une porte de fer dument verrouillee. Seulement, ici le sol etait en terre battue, les murs etaient epais et couverts d'une couche de moisissure et de salpetre, l'air chaud et fetide. Pardaillan regarda tous ces details d'un oeil sans expression et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roule avec lui, il se mit a le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse a fabriquer une poupee, et il eclata de rire. Longtemps, avec cette gravite particuliere aux tout-petits et aux grands dont l'intelligence s'est eteinte, il s'occupa a cette distraction enfantine. Comme un enfant, il parlait a la poupee, que ses doigts tortillaient inlassablement; il lui disait des choses pueriles qui n'avaient aucun sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec des airs courrouces, puis la reprenait, la bercait, la consolait et, frequemment, sans motif apparent, il laissait echapper le meme eclat de rire sans expression. Ce jeu dura des heures sans qu'il parut se lasser; il n'avait plus conscience du temps. La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise de revolte et de fureur, car ce moine, solidement bati, tenait un fouet a la main. Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut meme pas regarder le prisonnier. Sa presence seule suffit. Des qu'il apercut ce moine, Pardaillan poussa un cri de detresse, se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son bras replie--le geste d'un enfant qui veut se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante: "Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!" Le moine posa tranquillement a terre le pain et la cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement, il leva le bras arme du fouet. "Grace!" gemit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs a eviter le coup. Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tete en le regardant, toujours avec la meme attention curieuse, et murmura: "Il est inutile de le prevenir que je lui apporte sa pitance d'un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant inoffensif." Et il sortit. Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin ou il s'etait refugie. Peu a peu, il se risqua, ecarta son bras, et, ne voyant plus personne, rassure, il reprit son jeu avec le pan de son manteau. Deux fois, le moine se presenta ainsi pour renouveler ses provisions. Chaque fois, la meme scene se produisit. La troisieme fois, le moine etait accompagne d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la meme terreur enfantine. "Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux. De toutes les secousses qu'il a recues, et aussi grace a mon philtre, il ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: detruite. Regardez-le! Il ne peut meme pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit encore vivant. --Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance devastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il ne produisit pas tout l'effet desirable. C'est que le sujet sur lequel nous avions a l'appliquer etait doue d'une constitution exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouve la quelque chose de vraiment remarquable. Pendant cet entretien, Pardaillan, refugie dans son coin, le visage enfoui dans son bras, secoue de tremblements convulsifs, gemissait doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient devant lui comme s'il n'eut pas existe. --Pour ce que j'ai a lui dire, reprit d'Espinosa, apres un silence passe a considerer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin qu'il retrouve un moment l'intelligence necessaire pour me comprendre. --J'etais prevenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai apporte ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guere plus d'une demi-heure. --C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai a lui dire. Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui redoubla de gemissements, mais ne fit pas un geste pour eviter l'approche de celui qui l'effrayait a ce point. Avec autorite, le moine saisit le coude, ecarta le bras, mit le visage de Pardaillan a decouvert, sans que celui-ci opposat la moindre resistance, fit autre chose que de continuer a gemir doucement. Le moine ecarta les levres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, prealablement dosee, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa l'arreta en disant: --Faites attention, mon reverend pere, que je vais rester en tete-a-tete avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur, dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois expose... --Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais son intelligence sera a peine galvanisee. L'idee ne lui viendra pas de faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: un enfant craintif. J'en reponds. Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule flacon entre les levres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune resistance, et, se redressant: --Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en etat de vous comprendre... a peu pres, dit-il. --C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte a l'exterieur et remontez sans m'attendre. --Et monseigneur? dit-il respectueusement. --Ne vous inquietez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette porte. Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef supreme et obeit passivement a l'ordre recu. D'Espinosa, sans manifester ni inquietude ni emotion, entendit les verrous grincer a l'exterieur, avec ce calme qui ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, a la lueur blafarde d'une lampe que le moine avait posee a terre, il se mit a etudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait absorber. Galvanise par le remede violent, le prisonnier parut retrouver une vie nouvelle. Tout d'abord, il fut secoue d'un long frisson, puis son torse affaisse se redressa lentement. Comme s'il avait ete, jusque-la, oppresse jusqu'a la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua a ses pommettes livides, l'oeil morne, eteint, retrouva une partie de son eclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds, s'etira longuement, avec un sourire de satisfaction. Il regarda autour de lui avec un etonnement visible et apercut d'Espinosa. Alors, comme un effraye, il se recula vivement jusqu'au mur, qui l'arreta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gemit pas. Cependant, il considerait d'Espinosa avec une inquietude manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la bete menacee qui cherche le trou ou elle pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua le seul mouvement possible: il s'ecarta. Et, en executant ce mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne paraissait pas reconnaitre. D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassure. Non qu'il eut peur, il etait brave, la mort ne l'effrayait pas. Mais il avait une tache a accomplir et il ne voulait pas partir en laissant son oeuvre inachevee. Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix tres calme, presque douce: --Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?... --Pardaillan? repeta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de memoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom evoquait dans son esprit. --Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en le fixant. Pardaillan se mit a rire doucement et murmura: --Je ne connais pas ce nom-la. Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une inquietude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main sur l'epaule. Pardaillan se mit a trembler, et d'Espinosa, sous son etreinte, le sentit chanceler, pret a s'abattre. Pour la deuxieme fois, il eut ce meme sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit: --Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal. --Vrai? fit anxieusement le fou. --Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur. Pardaillan le considera longuement avec une mefiance visible et, peu a peu, convaincu sans doute, il se rasserena et, finalement, se mit a sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout a fait rassure, d'Espinosa reprit: --Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan. --C'est un jeu? demanda le fou d'un air amuse. Alors, je veux bien etre Par...dail...lan... Et vous, qui etes-vous? --Je suis d'Espinosa. --D'Espinosa? repeta le fou qui cherchait a se souvenir. D'Espinosa!... je connais ce nom-la... Et, tout a coup, il parut avoir trouve. --Oh! s'ecria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur... Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un mechant... prenez garde... il va nous battre! --Ah! gronda d'Espinosa, tu commences a te souvenir. Oui, je suis d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta. --Fausta! dit le fou sans hesitation; j'ai connu une femme qui s'appelait ainsi. C'est une mechante femme!... --C'est bien celle-la, sourit d'Espinosa. La memoire te revient tout a fait. Mais le dement avait une idee fixe et il la suivait sans defaillir. Il se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel: --Vous me plaisez, dit-il. Ecoutez, je vais vous dire, il ne faut pas jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des mechants... Ils nous feront du mal. --Miserable fou! grinca d'Espinosa, impatiente. Je te dis que d'Espinosa c'est moi. Rappelle-toi! Il l'avait pris par les deux mains et, penche sur lui, a deux pouces de son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espere lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'etait acharne a abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eut reussi a lui imposer sa volonte, le fou poussa un grand cri, se degagea d'une brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il rala: --Je vous reconnais... Vous etes d'Espinosa... Oui... Je me souviens... Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif... et cette galerie abominable ou l'on suppliciait tant de pauvres malheureux!... --Enfin! tu te souviens! --N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'epouvante. Je vous reconnais... Que voulez-vous? --Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu etais un homme fort et vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien epouvante. Et c'est moi qui t'ai mis dans cet etat. Tu me comprends un peu, Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton cerveau. Mais tout a l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu redeviendras ce que tu etais a l'instant: un pauvre fou. --Et sais-tu qui m'a donne l'idee de t'infliger les tortures qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est elle qui a eu cette idee que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, mure dans une tombe. Tu acheveras de mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout a l'heure. Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau. En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionne quelque invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une des parois du cachot. D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le saisit de l'autre, et, sans qu'il opposat la moindre resistance, car, le malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gemir, il le traina jusqu'a cette ouverture, et, elevant sa lampe pour qu'il put mieux voir: --Regarde, Pardaillan! repeta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici, pas de lumiere, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une veritable tombe ou tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connait ce tombeau; nul que moi. --Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire a seule fin que ton supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce tombeau qui tout a l'heure sera le tien, il a une issue secrete que, seul, je connais. --Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser la et toi, en posant le pied sur cette dalle que tu vois la, devant toi, tu actionneras toi-meme le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant la-dedans. --Grace! gemit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! Grace!... --Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et, cependant, tout a l'heure, tu entreras la, et, a compter de cet instant, tu n'existeras plus. --Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas a nous, s'ils ne sont pas avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses etabli par notre sainte mere l'Eglise. Parce que tu as insulte a la majeste royale de mon souverain. Parce que tu t'es dresse menacant devant lui et que tu as voulu faire avorter ses vastes projets. --Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures desespere de savoir que tu as echoue dans toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession! --Le parchemin!... begaya Pardaillan. --Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la declaration du feu roi Henri troisieme qui legue le royaume de France a mon souverain. Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grace a lui que ton pays deviendra espagnol. Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air hebete, sans comprendre, il haussa doucement les epaules, replia le precieux document, le remit ou il l'avait pris, et, abattant sa main robuste sur l'epaule de Pardaillan, il le tira facilement a lui, car l'autre n'opposait qu'une faible resistance, et, sur un ton imperatif: --Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais a te dire, entre dans la mort. Et il abattit son autre main sur l'epaule de Pardaillan et le poussa rudement jusqu'au seuil de l'ouverture beante, en ajoutant: --Voici ta tombe. Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit fremir de la nuque aux talons, tonna soudain: --Mordieu! mourons ensemble! Et, avant qu'il eut pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait a la gorge et l'etranglait. D'Espinosa lacha l'epaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la dague dont il avait eu la precaution de s'armer. Il n'eut pas la force d'achever le geste. La main de fer resserra son etreinte et le grand inquisiteur fit entendre un rale etouffe. Alors, Pardaillan lacha la gorge, et, le saisissant a bras le corps, il le souleva, l'arracha de terre, le tint un instant suspendu a bout de bras et le lanca a toute volee dans ce qui devait etre sa tombe. Posement, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposee a terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se separer et avec lequel il s'etait amuse a fabriquer des embryons de poupee--et, sa lampe a la main, il franchit le seuil de l'ouverture mysterieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire, bien remarquee lorsque d'Espinosa la lui avait montree. En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur avait repris sa place. Il n'y avait plus la d'ouverture visible. Pardaillan venait de s'enfermer lui-meme dans ce trou noir qui, comme l'avait dit d'Espinosa, etendu sans connaissance sur le sol, ressemblait assez a une tombe. Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait d'abord jete son puissant et implacable adversaire. XVIII CHANGEMENT DE ROLES Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme dans les deux precedents cachots ou il venait de sejourner, il n'y avait aucun meuble; pas de fenetre, pas de porte. Il lui eut ete difficile de retrouver l'emplacement de la porte secrete, qui s'etait refermee d'elle-meme. Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La facilite avec laquelle il avait a demi etrangle son ennemi et l'avait projete dans ce trou prouvait que ses forces lui etaient revenues. Ce n'etait d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. En meme temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui etre revenue. Il n'avait plus cet air morne, hebete, peureux qu'il avait quelques instants plus tot. Il avait ce visage impenetrable, froidement resolu, et cependant nuance d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se disposait a accomplir quelque coup de folie. Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hate, prit le parchemin, qu'il etudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'etait pas une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia soigneusement et, a son tour, il le mit dans son sein. Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa a sa ceinture, et s'assura que d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachee, ni aucun papier susceptible de lui etre utile, le cas echeant et, n'ayant rien trouve, il s'assit paisiblement a terre, pres de la lampe et du manteau, et attendit avec un sourire indechiffrable aux levres. Assez promptement, le grand inquisiteur revint a lui. Ses yeux se porterent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait retrouve son expression d'audace etincelante, il hocha gravement la tete, sans dire un mot. Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui etait le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assure que s'il avait ete dans le palais, entoure de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni etonnement, ni crainte, ni gene. Seulement, son oeil de feu ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnee. Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remede, grace a quoi son prisonnier avait retrouve assez de lucidite pour essayer de l'entrainer dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante au bout d'une demi-heure. Il s'agissait donc de se derober a une nouvelle attaque du prisonnier jusqu'a ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevint ce qu'il etait avant, ce qu'il resterait jusqu'a sa mort: un enfant inoffensif et peureux. En somme, lui, d'Espinosa, etait vigoureux et adroit. Il ne chercherait pas a lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient a eviter un corps a corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu. Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se resumait a cela. Coute que coute donc, il gagnerait les quelques minutes necessaires. Et, si le prisonnier devenait trop menacant, il s'en debarrasserait d'un coup de dague. Voila ce que se disait le grand inquisiteur en etudiant Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il avait cachee. Alors seulement il s'apercut qu'il n'avait plus cette arme sur laquelle il comptait en cas de supreme peril. Il sentit la sueur de l'angoisse perler a la racine de ses cheveux. Mais il montra le meme visage impassible, le meme regard aigu qui n'avait rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que Pardaillan, en le saisissant a la gorge, avait obei a un mouvement tout impulsif, non raisonne, il pensa que dans sa chute la dague s'etait peut-etre detachee de sa ceinture et qu'elle gisait a terre, peut-etre tout pres de lui. Il fallait la retrouver a l'instant. Et du regard il se mit a fureter partout. --Alors, avec cet air d'ingenuite aigue, sur un ton narquois, le prisonnier lui dit: --Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet. Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignee de la dague passee a sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur: --Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer a m'apporter une arme... D'Espinosa ne sourcilla pas. C'etait un lutteur digne de se mesurer avec le redoutable adversaire qu'il avait devant lui. Au meme instant, une idee lui traversa le cerveau comme un eclair et, d'un geste instinctif, il porta les mains a son sein ou il avait cache le fameux parchemin. Une teinte terreuse, a peine perceptible, se repandit sur son visage. Le coup lui etait, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait le sauver. Alors, seulement, il commenca de soupconner la verite et qu'il avait ete joue de main de maitre par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait su dejouer la surveillance d'une nuee d'espions invisibles; cet homme qui avait su tromper les moines medecins qui avaient passe de longues heures a l'etudier et a l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si bien jouer le role qu'il s'etait donne qu'il en avait ete dupe, lui d'Espinosa. Il jeta sur celui dont il etait le prisonnier--par un renversement de roles inoui d'audace--un regard d'admiration sincere en meme temps qu'un soupir douloureux trahissait le desespoir que lui causait sa defaite. Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle raillerie, avec une pointe de commiseration que l'oreille subtile d'Espinosa percut nettement et qui l'humilia profondement: --Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulte que j'ai rencontree dans l'accomplissement de la mission qui m'etait confiee. --Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une etourderie sans egale. A force de vouloir pousser les choses a l'exces, a force de presomption, vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si belle. Convenez qu'elle n'etait pourtant pas egale, cette partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traitre, et vous ne sauriez en dire autant... soit dit sans vous offenser. D'Espinosa avait ecoute jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne manifestait ni depit, ni crainte, ni colere. --Ainsi, fit-il, vous avez pu resister a la puissance du stupefiant qu'on vous a fait boire? Pardaillan se mit a rire doucement, du bout des dents. --Mais, monsieur, fit-il avec son air ingenument etonne, quand on veut faire prendre un stupefiant pareil a celui dont vous parlez, encore faut-il s'arranger de maniere que ce stupefiant ne trahisse pas sa presence par un gout particulier. Voyons, c'est elementaire, cela. --Cependant, vous avez absorbe le narcotique. --Eh! precisement, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un homme comme moi se sentira terrasse par un sommeil invincible pour une ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura videes, sans que ce sommeil suspect eveille sa mefiance? Cette mefiance a suffi pour me faire remarquer que votre stupefiant avait change--oh! d'une maniere imperceptible--le gout du Saumur que je connais fort bien. Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allat se melanger aux eaux sales de mes ablutions. --Cela tient, dit gravement d'Espinosa, a ce que, me mefiant de votre vigueur exceptionnelle, j'avais recommande de forcer un peu la dose du poison. N'importe, je rends hommage a la delicatesse de votre odorat et de votre palais, qui vous a permis d'eventer le piege auquel d'autres, reputes delicats, s'etaient laisse prendre. Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il etait flatte du compliment. D'Espinosa reprit: --En ce qui concerne le poison, la question est elucidee. Mais comment avez-vous pu deviner que mon dessein etait de vous acculer a la folie? --Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les epaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous avez prononcees et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochees incontinent. Fausta elle-meme n'aurait pas du me dire certaines autres paroles qui ont eveille mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant commis ces ecarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance cette jolie invention de la cage ou vous enfermez ceux que vous avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si complaisamment, que vous obteniez ce resultat en leur faisant absorber une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant a un regime de terreur continu, en les frappant a coups d'epouvante, si je puis ainsi dire. --Oui, fit d'Espinosa, d'un air reveur, vous avez raison; a force d'outrance, j'ai depasse le but. J'aurais du me souvenir qu'avec un observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure. C'est une lecon; je ne l'oublierai pas. Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naif et narquois qu'il avait quand il etait satisfait: --Est-ce tout ce que vous desiriez savoir? dit-il. Ne vous genez pas, je vous prie... Nous avons du temps devant nous. --J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment, et je vous dirai que je reste confondu de la force de resistance que vous possedez. Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait: il etait mesure pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non pour vous sustenter. En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et encore une fois, Pardaillan dechiffra sa pensee dans ses yeux, car il repondit en souriant: Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de resistance exceptionnelle qui me permet de resister aux affres de la faim et, la ou d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma lucidite. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur mon etat de faiblesse, je juge preferable de vous faire connaitre la verite. Et allongeant la main, sans se deranger, il attira a lui ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se separer, et aux yeux etonnes de d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon rempli d'eau et quelques fruits. --Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que me firent faire mes deux moines geoliers, je mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'etat de delabrement dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeune. Mais si je mangeai peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les provisions accumulees sur ma table et je fis disparaitre quelques-unes de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et menues patisseries. --Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grace a elles que vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides, j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas tres fraiche, qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me priverait pas completement de nourriture et de boisson. --Or, je tenais a prolonger mon existence autant qu'il serait en mon pouvoir de le faire. J'esperais, pour ne point vous le celer, que vous commettriez cette supreme faute de vous enfermer en tete a tete avec moi. L'evenement a justifie mes previsions et bien m'en a pris d'avoir agi en consequence. --Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez a peu pres tout prevu, tout devine? Cependant, les differentes epreuves auxquelles vous avez ete soumis etaient de nature a ebranler une raison aussi solide que la votre. --J'avoue que cette invention de la machine a hacher, avec les differents incidents qui l'agrementent, est une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais pas revu, et au surplus, tel n'etait pas votre but. Je pensai donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie, tout cela disparaitrait successivement en temps voulu. C'etait un moment fort desagreable a passer. Je me resignai a le supporter de mon mieux. D'Espinosa le considera longuement sans mot dire, puis, avec un long soupir: --Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas a nous! Et voyant que Pardaillan se herissait: --Rassurez-vous, reprit-il, je ne pretends pas essayer de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe se devouent a une cause qui leur parait belle et juste... mais ne se vendent pas. Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui l'observait sans en avoir l'air et respectait sa meditation. Enfin il redressa la tete, et regardant son adversaire en face, sans trouble apparent, sans provocation, avec une aisance admirable: --Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre prisonnier--que comptez-vous faire? --Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naif et comme s'il disait la chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette fameuse porte secrete, et que vous etes seul au monde a connaitre, et qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant. --Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller. --Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide resolution. --Soit, dit d'Espinosa avec non moins de resolution, mourons ensemble. Au bout du compte le supplice sera egal pour tous les deux, et si la vie merite un regret, vous aurez ce regret au meme degre que moi. --Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera pas egal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tate de ce genre de supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abreger mon agonie. Si fort, si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un frisson. --Nous n'aurons pas les memes regrets en face de la mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que j'eprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots a Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli, avant, jusqu'au bout, la mission que je m'etais donnee: arracher au roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous, monsieur, etes-vous sur qu'il en soit de meme pour vous? --Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il avait ete pique par un fer rouge. --Ceci que je vous ai entendu dire a vous-meme: le grand inquisiteur ne saurait mourir avant d'avoir mene a bien la tache qu'il s'est imposee pour le plus grand profit de notre sainte mere l'Eglise. --Demon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui tenait le plus au coeur. --Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne sommes nullement loges a la meme enseigne. Je m'en irai sans regret. Vous, monsieur, vous mourrez desespere de laisser votre oeuvre inachevee. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-meme sur ce sujet. Quant a moi, je suis resolu a ne plus vous en parler. Quand vous serez decide, vous me le direz. Bonsoir! Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir. D'Espinosa le considera longuement, sans faire un mouvement. La pensee de sauter sur lui a l'improviste, de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsedait. Mais il se dit qu'un homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisement. Il renonca donc a cette idee, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en ecartant cette idee il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent ou reel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrete et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y reflechissant bien, ceci lui parut peut-etre realisable. C'etait une chance a courir. Que risquait-il? Rien. S'il reussissait, c'etait sa delivrance et la mort certaine de Pardaillan. Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposee precisement a celle ou se trouvait Pardaillan. Ayant decide de tenter l'aventure, avec des precautions infinies, il se mit en marche. Il avait avance de quelques pieds et commencait a esperer qu'il pourrait mener a bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger de sa place, lui dit tranquillement: --Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la sortie... quand vous aurez cesse de vivre. Mais, monsieur, votre compagnie m'est si precieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez donc venir vous asseoir ici pres de moi. Et sur un ton rude: --Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre part, je serai oblige, a mon grand regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grace de la vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'a votre mort! D'Espinosa se mordit les levres jusqu'au sang. Une fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une resistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir pres de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonne, et muet, farouche, il se plongea dans ses pensees. La situation etait terrible. Mourir pour lui n'etait rien, et il etait resolu a accepter la mort plutot que delivrer Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le coeur, c'etait la pensee de laisser son oeuvre inachevee. Par un incroyable et fabuleux renversement des roles, lui, le chef supreme, dans ce couvent ou tout etait a lui: choses et gens, ou tout lui obeissait au geste, il etait le prisonnier de cet aventurier qu'il croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un geste detruire, avec sa vie, tout ce qu'il representait de puissance, de richesse, d'autorite, d'ambition. Oui, ceci etait lamentable et grotesque. Quel effarement dans le monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa, cardinal-archeveque de Tolede, grand inquisiteur, avait mysterieusement disparu au moment ou, un nouveau pape devant etre elu, tous les yeux etaient tournes vers lui, attendant qu'il designat le successeur de Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition coincidait avec une visite faite a un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San Pablo ou tout lui appartenait! Telles etaient les pensees que ressassait d'Espinosa dans son coin. Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui. Il n'avait d'ailleurs aucune velleite de resistance. Il commencait a apprecier son adversaire a sa juste valeur et sentait confusement que le mieux qu'il eut a faire etait de s'abandonner a sa generosite; il en tirerait certes plus d'avantages qu'a tenter de se soustraire par la force ou par la ruse. Apres s'etre dit qu'il consentait a la mort pourvu que Pardaillan mourut avec lui, il avait fait le compte de ce que lui couterait cette satisfaction, et en ressassant les pensees que nous avons essaye de traduire plus haut, il avait trouve que, tout compte fait, la mort de Pardaillan lui couterait cher. C'etait un petit pas vers la capitulation. Il n'etait pas eloigne de partager l'avis de Fausta, qui pretendait que Pardaillan etait invulnerable. Il se disait que cet etre exceptionnel etait de force a attendre patiemment qu'il fut mort de faim, lui Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menace, apres quoi il chercherait et trouverait la porte secrete. Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes, la decouverte du ressort cache n'etait pas besogne facile. Elle n'etait cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup. Evidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant a Henri de Navarre ce precieux parchemin qu'il avait conquis de haute lutte. Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-meme par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour sa securite, l'accompagner lui-meme, mais rester vivant et continuer l'oeuvre entreprise. Sa resolution prise, il ne differa pas un instant la mise a execution et, s'adressant a Pardaillan: --Monsieur, dit-il, j'ai reflechi longuement, et s'il vous convient d'accepter certaines conditions, je suis tout pret a vous tirer d'ici. --Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise, je ne suis pas presse, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi aussi, j'ai mes petites conditions a poser. Nous allons donc, s'il vous plait, les discuter, avant les votres... que je devine, au surplus. --Voyons vos conditions? --Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, etant accomplie, je quitterai l'Espagne... aussitot que j'aurai termine certaines petites affaires que j'ai a regler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions que vous vouliez m'imposer. Si maitre de lui qu'il fut, d'Espinosa ne put reprimer un geste de surprise. Pardaillan eut un leger sourire et continua avec cet air glacial qui denotait une inebranlable resolution: --Pareillement, je souscris a votre seconde condition et je vous engage ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur d'Espagne a ma merci et que je lui ai fait grace de la vie. Pour le coup d'Espinosa fut assomme par cette penetration qui tenait du prodige et il le laissa voir. --Quoi! balbutia-t-il, vous avez devine! Encore une fois, Pardaillan eut un sourire enigmatique et reprit: --Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions a me poser. Si je me suis trompe, dites-le. --Vous ne vous etes pas trompe, fit d'Espinosa qui s'etait ressaisi. --Et maintenant voici mes petites conditions a moi. Premierement, je ne serai pas inquiete pendant le court sejour que j'ai a faire ici et je quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au representant de Sa Majeste le roi de France. --Accorde! fit d'Espinosa sans hesiter. --Secondement, nul ne pourra etre inquiete du fait d'avoir montre quelque sympathie a l'adversaire que j'ai ete pour vous. --Accorde, accorde! --Troisiemement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don Carlos, connu sous le nom de don Cesar el Torero. --Vous savez?... --Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il ne sera rien entrepris contre don Cesar et sa fiancee, connue sous le nom de la Giralda. Il pourra, avec sa fiancee, quitter librement l'Espagne sous la sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne que le petit-fils d'un monarque puissant vecut pauvre et miserable a l'etranger, il lui sera remis une somme--que je laisse a votre generosite le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'etablir en France et y faire honorable figure. En echange de quoi j'engage ma parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance. A cette proposition, evidemment inattendue, d'Espinosa reflechit un instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il dit: --Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le trone, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume? --J'ai engage ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense. --Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-etre avez-vous trouve la meilleure solution de cette grave affaire. --En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire. --Eh bien, ceci est accorde comme le reste. --En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'a quitter au plus tot ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas precisement agreable. --D'Espinosa se leva a son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrete: --Quelles garanties exigez-vous de la loyale execution du pacte qui nous unit? dit-il. Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec une certaine deference. --Votre parole, monseigneur, dit-il tres simplement, votre parole de gentilhomme. Pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, d'Espinosa se sentit violemment emu. Qu'un tel homme, apres tout ce qu'il avait tente contre lui, lui donnat une telle marque d'estime et de confiance, cela l'etonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idees. D'Espinosa, sous le coup de l'emotion, soutint le regard de Pardaillan avec une loyaute egale a celle de son ancien ennemi et, aussi simplement que lui, il dit gravement: --Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme. Et aussitot, pour temoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il ouvrit la porte secrete sans chercher a cacher ou se trouvait le ressort qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire indefinissable. Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver la, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secretes. Et toujours d'Espinosa avait devoile sans hesiter le secret de ces ouvertures, alors qu'il lui eut ete facile de le dissimuler. Remontant a la lumiere, ils avaient traverse des galeries, des cours, des jardins, de vastes pieces, croisant a tout instant des moines qui circulaient affaires. Aucun de ces moines ne s'etait permis le moindre geste de surprise a la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant familierement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient continuel, a d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan montra le meme visage calme et confiant, la meme liberte d'esprit. Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer. Au moment ou Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda: --Vous comptez continuer a loger a l'auberge de la Tour jusqu'a votre depart? --Oui, monsieur. --Bien, monsieur. Il eut une imperceptible hesitation, et brusquement: --J'ai cru comprendre que vous portiez un vif interet a cette jeune fille... la Giralda. --C'est la fiancee de don Cesar pour qui je me sens une vive affection, expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa. --Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous importe peut-etre de savoir ou la trouver. --Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant davantage d'Espinosa, a moins qu'on ne l'ait arretee... avec le Torero, peut-etre? --Non, fit d'Espinosa avec une evidente sincerite. Le Torero n'a pas ete arrete. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous voila libre, ceux qui le sequestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien a esperer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince avec vous, en France. En consequence, ils ne feront pas de difficulte a lui rendre la liberte. Si vous tenez a le delivrer, orientez vos recherches du cote de la maison des Cypres. --Fausta! s'exclama Pardaillan. --Je ne l'ai pas nommee, sourit doucement d'Espinosa. Et, sur un ton indifferent, il ajouta: --Ce vous sera une occasion toute trouvee de lui dire ces deux mots que vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre depart pour l'eternel voyage. Mais je reviens a cette jeune fille. Elle, aussi, elle est sequestree. Si vous voulez la retrouver, allez donc du cote de la porte de Bib-Alzar, passez le cimetiere, faites une petite lieue, vous trouverez un chateau fort, le premier que vous rencontrerez. C'est une residence d'ete de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, a cause de sa proximite de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant onze heures, devant le pont-levis du chateau. Attendez la, vous ne tarderez pas a voir paraitre celle que vous cherchez. Un dernier mot a ce sujet: il ne serait peut-etre pas mauvais que vous fussiez accompagne de quelques solides lames, et souvenez-vous que passe onze heures vous arriverez trop tard. Pardaillan avait ecoute avec une attention soutenue. Quand le grand inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait etrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-la: --Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachete bien des choses. D'Espinosa eut un geste detache, et, avec un mince sourire, il dit: --A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez a la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place, detournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entree du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient la passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi. Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et poussa la porte derriere lui. XIX LIBRE! Tant qu'il s'etait trouve avec d'Espinosa, Pardaillan etait reste impassible. Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle deserte, sous les rayons obliques d'un soleil brulant--il etait environ cinq heures de l'apres-midi--il aspira l'air chaud avec delice, et en s'eloignant a grandes enjambees dans la direction que lui avait indiquee d'Espinosa, il laissait eclater sa joie interieurement. Et levant la tete, contemplant avec des yeux emerveilles l'air eclatant d'un ciel sans nuages: "Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fetide d'un cachot: il fait bon contempler cette voute azuree et non une voute de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!... Salut!... soleil, soutien et reconfort des vieux routiers tels que moi!" Puis changeant d'idee, avec un sourire terrible: "Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de regler nos comptes!" En songeant de la sorte, il etait arrive sur la place San Francisco. "Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri. Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitte la porte de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne volonte qui lui a manque... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton humble devouement me rechauffe le coeur!..." Il etait maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il approchait de la porte de cette extraordinaire prison ou il venait de passer quinze jours qui eussent aneanti tout autre que lui. Il cherchait des yeux le Chico et ne parvenait pas a le decouvrir. Il commencait a se demander si d'Espinosa ne s'etait pas trompee ou si, entre-temps, le nain ne s'etait pas eloigne, lorsqu'il entendit une voix, qu'il reconnut aussitot, lui dire mysterieusement: --Suivez-moi! Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et apercut le Chico qui, d'un air indifferent, s'eloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien avoir d'agir de la sorte. Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et leger, contourna le mur du couvent et s'engagea dans un dedale de ruelles etroites et caillouteuses. La, il s'arreta enfin, et saisissant la main de Pardaillan etonne, il la porta a ses levres en s'ecriant avec un accent de conviction touchant dans sa naivete: --Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi! Pardaillan, doucement emu, le considerait avec un inexprimable attendrissement. --Ou diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement. Le Chico se mit a rire: --Je veux vous cacher, tiens! Je vous reponds qu'ils ne vous trouveront pas la ou je vous conduirai. --Me cacher!... Pour quoi faire? --Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens! A son tour, Pardaillan se mit a rire de bon coeur. --Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me reprendront pas. Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne temoigna ni surprise ni inquietude. Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur debordait de joie, il saisit une deuxieme fois la main de Pardaillan, et il allait la porter a ses levres, lorsque celui-ci, se penchant, l'enleva dans ses bras, en disant: --Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!... Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraiches et veloutees du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'etreinte de toute la force de ses petits bras. En le reposant a terre, il dit, avec une brusquerie destinee a cacher son emotion. --En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine hotellerie de la Tour, ou nous serons tous deux, je le crois du moins, admirablement recus par la plus jeune, la plus fraiche et la plus gente des hotesses d'Espagne. Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entree dans le patio de l'auberge de la Tour, a peu pres desert en ce moment, et ou Pardaillan commenca de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se produisit: c'est-a-dire que la petite Juana se montra pour voir qui etait ce client qui faisait un tel vacarme. Elle etait bien changee, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente, languissante, indifferente. On eut dit qu'elle relevait de maladie. Et pourtant malgre cet etat inquietant, malgre un air visiblement decourage et comme detache de tout, Pardaillan, qui la detaillait d'un coup d'oeil prompt et sur, remarqua qu'elle etait restee aussi coquette, plus coquette que jamais, meme. En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux languissants, une bouffee de sang rosa ses joues si pales, et, joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait a un gemissement, elle fit: --Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!... Et apres ce petit cri d'oiseau blesse, elle chancela et serait tombee si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait crie: "Monsieur le chevalier!" et c'est sur le Chico que ses yeux s'etaient portes, c'est en regardant le Chico qu'elle s'etait evanouie. Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant delicatement sur un siege, il lui tapota doucement les mains en disant: --La, la, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux. Et au Chico petrifie, plus pale, certes, que la gracieuse creature evanouie: --Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie. Et avec un redoublement de malice: --Elle ne s'attendait pas a me revoir aussi brusquement, apres ma soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eut tant d'affection pour moi... L'evanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque aussitot les yeux, et, se degageant doucement, confuse et rougissante, elle dit avec un delicieux sourire: --Ce n'est rien... C'est la joie... Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant ces mots, ses yeux etaient braques sur le Chico, son sourire s'adressait a lui. --C'est bien ce que je disais a l'instant meme: c'est la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naif. Et aussitot il ajouta: --Or ca, ma mignonne, puisque vous revoila solide et vaillante, sachez que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze jours, que je n'ai ni mange, ni bu, ni dormi. --Quinze jours! s'ecria Juana, terrifiee. Est-ce possible? Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde: --Ils vous ont inflige le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui tremblait. Oh! les miserables!... --Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de soigner surtout le lit dans lequel je compte m'etendre aussitot apres. Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent etre surprises par nulle oreille humaine--a part les votres, si petites et si roses--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit ou je sois sur de ne pas etre entendu. --Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai moi-meme, s'ecria gaiement Juana, qui paraissait renaitre a la vie. Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui etait personnel, elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arreta et, avec une gravite comique: --Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur penetrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi. N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frere et soeur s'embrassent apres une longue separation? --Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras. Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles Pardaillan deposa deux baisers fraternels. Apres quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le designant a Juana: --Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frere pour vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi? Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingenument tendu ses joues appetissantes, la petite Juana, a la proposition d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles. Et le Chico, qui avait rougi aussi, etait, en voyant cet embarras subit, devenu pale comme une cire, crispait son poing sur la table a laquelle il s'appuyait, ses jambes se derobant sous lui, et la regardait anxieusement avec des yeux embues de larmes. Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baisses, l'air embarrasse, tortillant nerveusement le coin de son tablier; comme le Chico, de son cote, plus embarrasse peut-etre que sa petite maitresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courrouce et gronda: --Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouches? Ce baiser vous serait-il si penible? Et, poussant le Chico par les epaules: --Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement! Pousse malgre lui, le nain n'osa pas encore s'executer. --Juana! fit-il dans un murmure. Et cela signifiait: tu permets? Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et gazouilla avec une tendresse infinie; --Luis! Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna: --Morbleu! que de manieres pour un pauvre petit baiser! Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de l'autre. Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les levres du Chico effleurerent a peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux mains, et se mit a pleurer doucement. --Juana! cria le nain bouleverse. Juana s'etait laissee aller dans ce vaste fauteuil de chene qui etait son siege prefere. Le Chico s'etait agenouille sur le tabouret de bois, haut et large comme une petite estrade. Presse contre ses genoux, il tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui, aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur. --Mechant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis d'un oiseau. Mechant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu! Il baissa la tete comme un coupable et balbutia: --Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu... --Dis-moi plutot que tu n'as pas voulu!... N'etait-il pas convenu que nous devions agir de concert... le delivrer ensemble, ou mourir ensemble, avec lui? --Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermetique qu'il avait dans ses moments d'emotion violente, voici du nouveau, par exemple! Et, avec un fremissement: --Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eut ete la condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu'en travaillant a sauver ma peau, je travaillais en meme temps pour le salut de ces deux innocentes creatures... Le Chico avoua dans un souffle: --Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela... non, je ne le pouvais pas. --Tu preferais mourir seul?... Et moi, mechant, que serais-je devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si... Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tete, a nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalite qu'elle n'eut pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considera un moment avec une ineffable tendresse, hochant la tete d'un air apitoye, acheva ainsi la phrase: "Je serais morte aussi... s'il etait mort." Et, le regard douloureux et cependant toujours affectueusement devoue qu'il jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement cette pensee que celui-ci, emporte malgre lui, lui cria: --Imbecile!... Le Chico le regarda d'un air effare, ne comprenant rien a cette exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami paraissait si fort en colere contre Lui. XX BIB-ALZAR Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger indefiniment sans amener le denouement qu'il voulait. Il renonca donc, momentanement, a son projet au sujet des deux naifs amoureux, et, de sa voix bougonne, coupa court en s'ecriant: --Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez decidement que j'enrage de faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ca, vivement, deux couverts ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne menagez ni les victuailles ni les bons vins! --Ah! mon Dieu! s'ecria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n'avez rien pris! Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit crier: "Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le couvert de grande ceremonie. Laura, a la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques bouteilles de vouvray, montez-en deux!... Et, a son pere, qui tronait, de blanc vetu, dans la cuisine reluisante, entoure de ses marmitons, gate-sauce, aides et apprentis: --Vite, padre, aux fourneaux, et preparez un de ces repas comme vous en feriez pour Mgr d'Espinosa lui-meme! Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui repondait: --Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc a satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard? --Mieux que cela, mon pere: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de retour! Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle prononcait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long des discours. Et il faut croire qu'elle n'etait pas seule a partager cet enthousiasme, car le digne Manuel lacha aussitot ses fourneaux pour aller faire son compliment a cet hote illustre. C'est que Pardaillan ignorait que son intervention a la corrida et la maniere magistrale dont il avait estoque le taureau l'avaient rendu populaire. On savait qu'il avait risque sa vie pour sauver celle de Barba Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui avait inflige une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un homme et dont la cour et la ville s'etaient entretenues plusieurs jours durant. On connaissait son arrestation et la maniere prodigieusement inusitee qu'il avait fallu employer pour la mener a bien. Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'etait attire l'inimitie du roi en prenant energiquement la defense du Torero menace. Or, le Torero etait la coqueluche, l'adoration des Sevillans en particulier et de tous les Andalous en general. Tout ceci faisait que Pardaillan etait egalement admire et de la noblesse et du peuple. Enfin, le couvert fut dresse, les premiers plats furent poses a cote des hors-d'oeuvre, ranges en bon ordre: Le diner de Manuel n'etait peut-etre pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annonce, mais les vins etaient authentiques, d'age respectable, onctueux et veloutes a souhait, les patisseries fines et delicates, les fruits delicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des diners plantureux et delicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs. Mais, tout en mangeant de son robuste appetit, tout en veillant a ce que le Chico fut copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait encore a faire et n'arretait pas de poser question sur question au petit homme. De cette sorte d'interrogatoire serre, il resulta que: le Chico ayant trouve un blanc-seing--qu'il remit a Pardaillan en assurant que c'etait lui qui l'avait perdu--avait eu l'idee de remplir ce blanc-seing, de facon a penetrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait ete le possesseur, a le faire elargir immediatement. Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-meme le role du personnage qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pense a don Cesar. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu faire, c'etait de surprendre qu'on l'avait tire de la maison ou il etait garde pour le transporter de nuit a la maison des Cypres. Il avait immediatement concu le projet de delivrer le Torero, a seule fin qu'il put a son tour delivrer le chevalier. En le transportant dans cette maison, dont il connaissait a merveille toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulierement la besogne. Mais il avait vainement fouille les sous-sols de la maison sans y decouvrir celui qu'il cherchait. Il avait pense que le prisonnier devait etre garde en haut, dans les appartements. Il savait bien comment penetrer la, ce n'etait pas cela qui l'eut embarrasse; mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs, il ne pouvait plus etre question d'une surprise. L'aventure tournait au coup de main et ce n'etait pas lui, faible et chetif, qui pouvait le tenter. Il avait essaye cependant. Il avait failli se faire surprendre et n'avait rien trouve. Alors, en desespoir de cause, il avait pense a don Cervantes. Par fatalite, le poete, employe au gouvernement des Indes, avait ete envoye en mission a Cadix et il avait du se morfondre. En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantot Centurion, tantot son sergent, decouvrir le lieu de sa retraite. Elle etait enfermee au chateau de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle, c'est que Barba Roja, qui avait ete assez serieusement blesse par le taureau. Barba Roja etait maintenant sur pied, completement remis, et certainement il ne tarderait pas a l'aller chercher pour l'emmener chez lui. Tels etaient, resumes, les renseignements que le nain fournit a Pardaillan, attentif. Au reste, il n'etait pas seul a ecouter le petit homme. Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une evidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singuliere indifference vis-a-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une douceur deferente a laquelle il ne paraissait pas preter attention, bien qu'elle fut toute nouvelle pour lui et dut lui paraitre tres douce. --Sais-tu, dit Pardaillan tres serieusement, lorsque le nain eut termine son recit, sais-tu que tu es un hardi et delie compagnon? Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite Juana en devinrent ecarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire: ne vous moquez pas de moi. Devant son geste, Pardaillan insista: --Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chetif! Mais j'y songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement reparable... et je veux le reparer... Comment n'y ai-je pas songe plus tot?... Je veux t'apprendre a manier une epee... A cette offre inesperee, quoique secretement desiree sans doute, le nain bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il s'ecria: --Quoi!... Vous consentiriez?... --Par Pilate! comme disait monsieur mon pere, je ne me dedis jamais, tu sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta premiere lecon... a l'instant meme. Le nain se mit a sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air tres detache: --D'autant que pour l'expedition que nous allons entreprendre ce soir et celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une lecon te sera peut-etre utile... Et, sans paraitre remarquer la soudaine paleur de la jeune fille, ni le regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta: --Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux epees... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche d'habit pendu au mur. Et, tandis que la triste Juana, courbant la tete, sortait pour chercher les epees demandees, s'adressant au nain qui, dans sa joie exuberante, gambadait comme un fou: --Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant. --Peur?... fit le Chico etonne, peur de quoi?... --Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingenu, il va y avoir des horions a donner et a recevoir! --On tachera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en riant. Et puis, vous serez la, tiens? --Tu ne me demandes pas ou je veux te conduire? --Tiens! comme c'est difficile a deviner! fit le Chico en haussant les epaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, a la maison des Cypres, et demain matin au chateau de Bib-Alzar! Juana avait apporte les epees et les boutons, que le chevalier ajusta a la pointe des lames, et, la table poussee dans un coin, dans le petit cabinet meme, la lecon commenca, sous l'oeil apeure de Juana. Les epees de Pardaillan etaient de longues et lourdes rapieres. Tout d'abord le Chico eprouva quelque peine a les manier. Mais il etait nerveux et souple; peu a peu, le poignet s'entraina et il ne sentit plus le poids de la rapiere, plus longue que lui de pres d'un pied. La lecon se poursuivit jusqu'a ce que la nuit fut tombee tout a fait, avec une patience inalterable de la part du maitre, une bonne volonte que rien ne rebutait de la part de l'eleve. Lorsque Pardaillan jugea que la soiree etait assez avancee et que l'heure etait venue, il arreta la lecon et declara gravement qu'il etait content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir a Juana, qui avait assiste a la lecon. Le moment etant venu, Pardaillan ceignit son epee, choisit dans sa collection une dague assez longue, legere et resistante, quoique flexible, et la ceignit lui-meme a la taille du nain, tres fier de voir cette epee--car, pour sa taille, c'etait une longue epee--qui lui battait les mollets. Quand Juana vit qu'ils se disposaient a sortir, elle fit une tentative desesperee et demanda timidement: --Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?... Je vous ai fait preparer un lit douillet a faire envie a un moine! --Misere de moi! gemit Pardaillan, voila bien ma malchance... Mais, ma mignonne, j'utiliserai ce lit douillet a mon retour et ferai de mon mieux pour rattraper le temps perdu. --Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana. --Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'etonna Pardaillan. --Puisque vous dites que... l'expedition est... dangereuse... vous pourriez... etre... blesse... --Impossible! assura Pardaillan. --Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaitre en elle. --Parce qu'une expedition--autrement dangereuse, celle-la--m'attend demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener a bien, il est clair que je reviendrai pour l'accomplir. Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana ecrasee par cette bizarre logique et plus inquiete qu'avant. Pardaillan, guide par le Chico, penetra dans les sous-sols de la mysterieuse maison des Cypres. Au bout de deux heures environ, Pardaillan et le nain sortirent, comme ils etaient entres, sans avoir ete decouverts, sans qu'il leur fut arrive la moindre mesaventure. Mais ils sortaient a deux comme ils etaient entres. Pardaillan avait-il reussi ou echoue dans ce qu'il etait venu tenter? C'est ce que nous ne saurions dire. Il etait un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrerent a l'hotellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les attendait sur le seuil de la porte. La jeune fille avait passe tout le temps qu'avait dure leur absence a guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil, elle avait constate qu'ils etaient, tous les deux, en parfait etat. Un long soupir de soulagement avait gonfle son sein et ses beaux yeux noirs avaient aussitot retrouve leur eclat joyeux. Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressee et chargee de victuailles appetissantes. Mais Pardaillan avait declare qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au Chico, lequel, repondant par un signe de tete affirmatif, declara que, lui aussi, tombait de sommeil. Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire a sa chambre, se glissa entre les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, prepare expressement a son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'a six heures du matin. XXI BARBA ROJA Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit aussitot et s'en fut droit chez un armurier ou il choisit une mignonne petite epee qui avait les apparences d'un jouet, mais qui etait une arme parfaite, flexible et resistante, en dur acier forge et non trempe. C'etait le present qu'il voulait faire au Chico. Son acquisition faite, il revint a l'hotellerie. Son absence n'avait pas dure une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'etant pas encore arrive, il fit preparer un dejeuner substantiel pour lui et son compagnon. Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il dit: --Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont la-bas... je les ai suivis un moment pour etre sur. --Tout va bien! s'ecria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit compere... C'est un plaisir de travailler avec toi! Le nain rougit de plaisir. Il etait a ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan calcula qu'il avait du temps devant lui et resolut, pour tuer une heure, de donner une deuxieme lecon a son petit ami. Le nain accepta avec un empressement et une joie qui temoignaient du vif plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver a un resultat appreciable. Mais sa joie devint du delire et il se montra emu jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite epee que Pardaillan etait alle acheter a son intention. Pour couper court a son emotion et a ses remerciements, Pardaillan expliqua: --Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te faut donc compenser par une habilete, une adresse et une vivacite superieures l'inegalite des armes. En consequence, il te faut, des maintenant, t'habituer a lutter avec cette petite aiguille contre ma rapiere du double plus longue. La lecon se prolongea le temps fixe par Pardaillan. Comme la veille, le professeur se declara satisfait et assura que l'eleve deviendrait un escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire redoutable. Apres la lecon, ils expedierent rapidement le dejeuner qui les attendait et, sans s'occuper des mines desesperees de Juana, Pardaillan et le Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar. Tres triste, agitee de pressentiments sinistres, la petite Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put les apercevoir. Apres quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit a pleurer doucement. Mais, c'etait une fille de tete que la petite Juana. Obligee par les circonstances de diriger une maison a un age ou l'on n'a guere d'autre souci que se livrer a des jeux plus ou moins bruyants, elle avait appris a prendre de promptes resolutions. Le resultat de ses reflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un de ses domestiques nomme Jose, lequel Jose detenait les importantes fonctions de chef palefrenier de l'hotellerie, et lui donna ses ordres. Un petit quart d'heure plus tard, Jose sortit de l'auberge conduisant par la bride un vigoureux cheval attele a une petite charrette. Dans la charrette, etendues sur des bottes de paille, bien enveloppees dans de grandes mantes noires dont les capuchons etaient rabattus sur la figure, etaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier, marchant d'un bon pas a cote du cheval, prit le chemin de la porte de Bib-Alzar... Le meme chemin que venait de prendre Pardaillan. Le chateau fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, veritable nid de vautours, remontait a l'epoque des grandes luttes contre les Maures envahisseurs. Suivant les regles du temps, concernant l'art de la fortification, il etait bati sur une emmenee. Ses tours crenelees, dressees menacantes vers le ciel, etaient dominees par la masse centrale du donjon, lequel etait surmonte, au nord et au midi, de deux echauguettes en poivriere: yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une vigilance de tous les instants. Comme dans toute residence royale, il y avait la une petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions de se rendre a la ville proche. En ce moment, grace a la presence du roi a Seville, l'ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu qu'il etait interdit, sous peine de mort, de sortir du chateau, sous quelque pretexte que ce fut, a moins d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur. Cette defense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats, et non les serviteurs. La grand-route passait au pied de l'eminence que dominait le chateau. La, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre a la litiere royale de passer. C'etait le seul chemin visible qui permettait d'aboutir du chateau a la route. Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, a part le gouverneur, et encore n'etait-ce pas bien sur. Telles etaient les explications que le Chico avait donnees a Pardaillan. Lorsqu'ils arriverent au pied de l'eminence, il etait un peu plus de dix heures. Pardaillan etait donc en avance de pres d'une heure sur l'heure que lui avait indiquee d'Espinosa. D'un coup d'oeil expert, il eut tot fait de se rendre compte de la disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer forcement devant lui. Donc, il etait impossible qu'on emmenat la Giralda sans qu'on la vit. En attendant, il placa le Chico en sentinelle, derriere un quartier de roche, dans un endroit assez eloigne de la porte d'entree. Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il tenait a ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait lui etre d'aucune utilite, ne se trouvat pas expose inutilement. Apres quoi, tranquille de ce cote, il vint se poster a quelques toises du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait, haute et drue, sur les cotes, bordant les fosses de la petite esplanade qui s'etendait devant l'entree du chateau fort. Et il attendit. Il entendit enfin le bruit des chaines qui se deroulaient et vit le pont-levis s'abaisser lentement. Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'epee a la main. En effet, c'etait bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda endormie ou evanouie. Mais le colosse etait entoure d'une troupe d'hommes d'armes dont les sinistres physionomies etaient, a elles seules, un epouvantail capable de mettre en fuite le plus resolu des chercheurs d'aventures. Et, en tete de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement tries sur le volet, immediatement derriere Barba Roja venaient l'ex-bachelier Centurion et son sergent Barrigon. Pardaillan ne preta qu'une mediocre attention a cette bande de malandrins armes de formidables rapieres, sans compter la dague qu'ils avaient tous, pendue au cote droit. Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans ses bras. Il laissa la troupe, tout entiere sortir de la voute et s'engager sur la petite esplanade. Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la bande etait sortie, il se redressa doucement et, sans hate, il alla se camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible a force de calme et de froide resolution, il cria, comme un officier commandant une manoeuvre: --Halte... On ne passe pas! Barba Roja crut que, derriere cet extravagant audacieux, devait se trouver une troupe au moins egale a la sienne, et il s'arreta net, immobilisant ses hommes derriere lui. Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il etait seul, parfaitement seul, au milieu du chemin. Il eut un sourire terrible. Par Dieu! la partie etait belle! Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficele, l'obliger a assister au deshonneur de la donzelle qu'il aimait, apres quoi un coup de poignard bien applique le debarrasserait a tout jamais du Francais maudit. Tel fut le plan qui germa instantanement dans la cervelle du colosse, et de la reussite duquel il ne douta pas un instant. Peut-etre eut-il montre moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se passait dans l'esprit de ses diables a quatre. En effet, en exceptant Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui rester fideles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet entrain qui decide de la victoire... surtout quand on a pour soi le nombre. C'est que ces treize-la avaient deja eu affaire a Pardaillan; ces treize-la etaient ceux qui avaient ete si fort malmenes dans la fameuse grotte de la maison des Cypres. Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet etat d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de Pardaillan. Il se crut sincerement le plus fort, assure de la victoire, et resolut de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie et de mepris dans sa voix pour s'ecrier: --Ca, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il prenne garde de trouver les etrivieres... en attendant une bonne corde! --Fi donc! repliqua la voix tres calme de Pardaillan. Votre bourse, mon petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour ou je dus, pour sauver votre carcasse, mettre a mal une pauvre bete, assurement moins brute que vous! Barba Roja avait espere s'amuser aux depens de Pardaillan. Il aurait du cependant se souvenir de la scene de l'antichambre royale et savoir qu'a ce jeu-la, comme aux autres, il n'etait pas de force a se mesurer avec lui. Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui rappeler que, somme toute, il lui avait sauve la vie, il etrangla de honte et de fureur. Il ne chercha plus a railler et a s'amuser, et il grinca: --Miserable mecreant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible... --Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux etrivieres, on les applique aux petits garcons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui me retient de vous les appliquer seance tenante... ne fut-ce que pour voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon petit? Barba Roja ecumait. Il acheva de perdre la tete et, sans trop savoir ce qu'il disait, cria: --Ca, que veux-tu? --Moi? fit Pardaillan de son air le plus naif. Je veux simplement te debarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit! --Place! par le Christ! hurla le colosse. --On ne passe pas! repeta Pardaillan en lui presentant la pointe de sa rapiere. A ce moment-la, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne s'obstinat a garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eut fort embarrasse. Heureusement, l'intelligence du colosse etait loin d'egaler sa force. Exaspere par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille a terre et se rua tete baisse, l'epee haute. En meme temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquerent. Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes parts a l'atteindre. Il dedaigna de s'en occuper. Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison, que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup droit, foudroyant, presque au juge, il se fendit a fond. Barba Roja, traverse de part en part, leva les bras, laissa tomber son epee et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang. Un instant, il talonna le sol a coups furieux, puis il se tint immobile: il etait mort. Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-la, comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-la avait aussi une haine a satisfaire. Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion a l'epaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de Barrigon, qui le serrait de trop pres. Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement pour gagner honnetement l'argent qu'on leur donnait, etaient loin de montrer la meme ardeur que les trois chefs qui venaient d'etre mis hors de combat. --A qui le tour? lanca Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tater de Giboulee? Et aussitot deux hurlement attesterent que deux hommes avaient tate de Giboulee. Les treize, en effet, avaient eu cette supreme pudeur de tenter--pour la forme--une illusoire resistance. Lorsqu'ils entendirent le double hurlement de douleur de deux des leurs, ils etaient deja prets a lacher pied. Pour comble de malchance, voici qu'a cet instant precis des glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un etrange petit animal, quelque petit demon, suppot de ce grand diable, sans doute, qui n'arretait pas de pousser des cris percants qui leur dechiraient les oreilles, se glissa entre leurs jambes et, partout ou cette fantastique et insaisissable petite bete se faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, a la cuisse ou au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement ou la terreur superstitieuse tenait autant de place que la douleur reelle, et, sans demander son reste, le blesse, reunissant toutes ses forces, se hatait de tirer au large, se defilant de son mieux le long des bas-cotes du sentier. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'ecrire, la place se trouva deblayee. Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et les corps evanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombes non loin de la Giralda. XXII L'AVEU DU CHICO Alors, Pardaillan partit d'un long eclat de rire, et, s'adressant a ce diablotin qui avait seme la panique dans la troupe des spadassins, et continuait a pousser des clameurs aigues, entrecoupees d'eclats de rire sardoniques, et se demenait en brandissant une longue aiguille a tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus blesses et fuyant, tels des lievres: --Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasme. Mais, aussitot, il se reprit et, tres severe: --Est-ce ainsi que tu obeis a mes ordres?... La joie qui animait la tete fine et intelligente du nain tomba soudain. Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait pousse la poltronnerie jusqu'a demeurer spectateur impassible de l'inegale lutte. --Imbecile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La lutte etait inegale, en effet... mais pas a leur avantage... puisqu'ils sont en fuite. --C'est vrai, tout de meme, avoua le nain. --Malheureux! Et si tu avais ete tue?... Je n'aurais jamais ose me representer devant certaine hotesse que tu connais. Et, pour couper court a l'embarras du Chico, il se dirigea vers la Giralda, evanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du tranchant de son epee, se mit a couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. A ce moment, il entendit la voix etranglee du Chico crier: --Gardez-vous!... En meme temps, il percut comme un glissement sur son dos, et, tout de suite apres, un grand cri suivi d'un rale. Il se redressa d'un bond, l'epee a la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'etait passe. Centurion, qu'il avait cru mort ou evanoui, n'avait pas perdu connaissance, malgre sa blessure. Or, Pardaillan s'etait accroupi a quelques pas du bravo et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s'etait dit que, s'il pouvait ramper jusqu'a lui, il pourrait, d'un coup de dague donne dans le dos, assouvir sa haine. Et il s'etait mis en marche, avec des precautions infinies, etouffant de son mieux les gemissements que chacun de ses mouvements lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir. Au moment ou il se redressait peniblement pour porter le coup mortel a l'homme qu'il haissait, le nain l'avait apercu et s'etait jete devant lui, le bras leve. Le pauvre petit homme avait recu le coup de dague en pleine poitrine, et c'etait lui qui avait pousse ce grand cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en meme temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite epee, jusqu'a la garde, dans la gorge du miserable qui avait fait entendre ce rale etouffe et s'etait abattu, la face contre terre. Fou de douleur a la vue du nain qui perdait des flots de sang, Pardaillan, pris d'une de ces coleres terribles, cria: --Ah! vipere! Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tete du miserable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile a jamais. Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espere, grace a l'appui de Fausta, devenir un puissant personnage. --Chico! mon pauvre petit Chico! rala Pardaillan, qui prit doucement le nain dans ses bras. Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le devouement et toute l'affection dont son petit coeur etait rempli; un sourire tres doux erra sur ses levres, et il murmura: --Je... suis... content! Et il s'abandonna, evanoui, dans les bras qui le soutenaient. Pale de douleur et de desespoir, Pardaillan defit rapidement le pourpoint et se mit a verifier la blessure avec la competence d'un chirurgien consomme. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine oppressee, et, avec un sourire radieux, il s'ecria tout haut: --C'est un vrai miracle!... La lame a glisse sur les cotes... Dans huit jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraitra plus... C'est egal, j'ai eu peur! Tranquillise sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea: --Me Voila bien loti!... une femme evanouie et un enfant blesse sur les bras!... He! mais... morbleu! voici mon affaire. Ce qui motivait cette exclamation, c'etait la vue d'une charrette qui s'etait arretee en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se tenait a cote du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou continuer par la grand-route ou grimper par le sentier. Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps etendus a terre. Et sa resolution fut prise. Il cria a pleins poumons au charretier: Ho! l'homme!... Si vous etes chretien, attendez un moment! Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette feminine se dresser debout dans la charrette, descendre precipitamment, et se ruer a l'assaut du sentier. "Bon! songea Pardaillan, tout va bien." Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico et se mit a descendre doucement, sans paraitre gene par son double fardeau. Au fur et a mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait a sa rencontre precipitait sa marche, et, bientot, malgre la mante qui la recouvrait, il la reconnut. --Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchante au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver a propos!... En effet, c'etait la petite Juana qui grimpait precipitamment le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et pestant, a son ordinaire. A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une angoisse mortelle l'etreindre; en l'entendant appeler, elle avait compris qu'un malheur etait arrive. Elle en avait le pressentiment douloureux puisque c'est ce qui l'avait decidee a tenter cette demarche plutot risquee. Elle avait bondi hors de la charrette et s'etait mise a courir a la rencontre du chevalier. En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux corps qui semblaient prives de vie. Un affreux sanglot dechira sa gorge contractee. Le malheur pressenti etait arrive! Sans forces, elle s'arreta, plus pale peut-etre que le blesse que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle rala: --Il est mort, n'est-ce pas? Comme s'il avait la tete egaree par la douleur, Pardaillan repondit d'une voix sourde: --Pas encore! Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette. La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme. Seulement, de pale qu'elle etait, elle devint livide, et, lorsque Pardaillan passa pres d'elle, il courba la tete d'un air honteux, sous le regard de douloureux reproche qu'elle lui decocha. Et elle se mit a le suivre, du pas raide, saccade d'un automate. Pres de la charrette, Pardaillan deposa la Giralda dans les bras de la duegne en disant d'un air bourru: --Occupez-vous de celle-ci. Et, se baissant, il etendit doucement le blesse sur l'herbe roussie qui bordait la route. En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide, couvert de sang, ses paupieres mi-closes laissant apercevoir le blanc de l'oeil revulse, la petite Juana sentit un affreux dechirement dans tout son etre et s'abattit sur les genoux. Elle prit doucement dans ses bras la tete si pale de son ami, et, sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait horriblement gene par le spectacle de ce desespoir morne, elle se mit a le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, avec une tendresse infinie: --Chico!... Chico!... Chico!... Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le coeur fidele du petit homme, l'amour puissant, naif et sincere, montra une fois de plus quel etait son pouvoir: le blesse reprit ses sens. Tout de suite, il vit dans quels bras adores il etait blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant dans le meme sourire. Et, d'un regard d'une eloquence muette, il interrogea son grand ami, qui detourna les yeux d'un air embarrasse. --Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blesse. --Helas!... murmura Pardaillan. Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits fins. Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitot. Il reprit vite possession de lui et retrouva, avec sa serenite, son bon sourire de chien devoue, a l'adresse des deux seuls etres qu'il eut aimes au monde, et il murmura: --Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent a flots presses de ses yeux endoloris. Tres doucement, il demanda: --Pourquoi pleures-tu, Juana? --O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela? --Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blesse. Vois-tu, il vaut mieux que je m'en aille... J'aurais ete une gene pour toi... et moi... j'aurais ete tres malheureux! --Luis!... Luis!... --Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais mourir... Et, comme s'il eut voulu etre bien sur avant de dire ce qu'il avait a dire, il insista en fixant Pardaillan: --Car je vais mourir, n'est-ce pas? Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son desespoir, n'avait plus toute sa presence d'esprit, car, au lieu de le reconforter par des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanite la plus elementaire, il cacha sa tete dans ses mains, pour dissimuler ses larmes, sans doute, et, en meme temps, de la tete, il disait frenetiquement: "Oui! Oui!" Sans remarquer cette insistance feroce, le nain continua, toujours avec la meme douceur: --Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je t'aimais... je t'aimais bien. --Helas!... moi aussi, gemit la jeune fille. --Mais moi, fit le blesse avec un triste sourire, moi, Juana, je ne t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma... ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela... mais je vais mourir... ca n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... je t'aimais... --Chico! sanglota la petite Juana, eperdue, Chico! tu me brises le coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un frere!... --Oh! murmura le blesse, ebloui, qui trouva la force de redresser sa petite tete, oh!... dis-tu vrai?... --Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tete chere dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aime!... Une expression de joie celeste se repandit sur les traits du nain. --Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir. --Luis! cria Juana a demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je t'aime!... --Trop... tard!... fit encore une fois le nain. Et il se renversa, evanoui. --Eh! mordieu! eclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il n'est pas mort!... Il ne mourra pas! --Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tete, ne jouez pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincere!... --Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une douleur sincere? --Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille. --Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il s'agite... Et il ne mourra pas! --Juana, fit le blesse, dans un cri de joie delirante, puisqu'il le dit... c'est que c'est la verite... Je ne mourrai pas!... Et avec une inquietude navrante: --Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand meme? --Oh! mechant... peux-tu faire pareille question? Et, pour cacher son trouble: --Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comedie lugubre?... Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer? --Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comedie, dites-vous!... Eh! par Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible timide a prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime! --Ainsi, c'etait pour cela? --M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux mains. --Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir... Et, avec un accent de gratitude infinie: --Il faudrait que je fusse la plus ingrate des creatures... Ne vous devrai-je pas mon bonheur? Alors, se penchant sur elle, designant le Chico du coin de l'oeil, Pardaillan lui dit tout bas: --Ne vous avais-je pas predit que vous finiriez par l'aimer? --C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive. Pardaillan se mit a rire, de son bon rire si clair. --Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous predis? --Quoi donc? --C'est que votre premier enfant sera un garcon... Juana rougit, et, considerant la petite taille du nain, secoua la tete d'un air de doute. Un garcon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera solide comme un chene. --Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous. Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait a rien. Il croyait faire un reve delicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se reveiller jamais. XXIII L'ECHAPPE DE L'ENFER Le premier soin de Juana, en arrivant a l'hotellerie, fut, naturellement, de faire appeler un medecin. Pardaillan, bien qu'il fut a peu pres sur de ne pas s'etre trompe, attendit impatiemment que le savant personnage, apres un minutieux examen de la blessure, se fut prononce. Il arriva que le medecin confirma de tous points ses propres paroles. Avant huit jours, le blesse serait sur pied... C'etait miracle qu'il n'eut pas ete tue roide. Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgre la chaleur, s'enveloppa dans son manteau et s'eclipsa a la douce, sans rien dire a personne. Dehors, il se mit a marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et, avec un sourire terrible, il murmura: "A nous deux, Fausta!" Fausta, apres l'arrestation de Pardaillan et l'enlevement de don Cesar, etait rentree chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur la place San Francisco. Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforca de le rayer de son esprit et de ne plus songer a lui. Toutes ses pensees se porterent sur don Cesar et, par consequent, sur les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base son mariage avec le fils de don Carlos. Les choses n'etaient peut-etre pas au point ou elle les eut voulues; mais, a tout prendre, elle n'avait pas lieu d'etre mecontente. Pardaillan n'etait plus. La Giralda etait aux mains de don Almaran, qui avait eu la stupidite de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout blesse qu'il fut ne lacherait pas sa proie. Le Torero etait dans une maison a elle, chez des gens a elle. En ayant la prudence de laisser oublier les evenements qui s'etaient produits lors de l'arrestation projetee du Torero, en s'abstenant surtout de se rendre elle-meme dans cette maison, elle etait a peu pres certaine que d'Espinosa ne decouvrirait pas la retraite ou etait cache le prince. Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quietude seraient venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne et elle saurait bien le decider a adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcee, elle s'occuperait de son fils... le fils de Pardaillan. Un seul point noir: d'Espinosa paraissait etre admirablement renseigne au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana etait le chef avere et dont elle etait elle, le chef occulte. D'Espinosa devait, par consequent, connaitre son role a elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais souffle mot. Une chose aussi l'agacait. Elle sentait planer autour d'elle et meme chez elle une surveillance occulte qui, a la longue, devenait intolerable. Fausta avait compris. Somme toute, elle etait prisonniere. Cela ne l'inquietait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait, elle saurait fausser compagnie a son terrible allie: d'Espinosa. Mais cela l'enervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une reponse satisfaisante, quelles etaient les intentions du grand inquisiteur a son egard: Tout ceci avait ete cause que, pendant les quinze jours qu'avait dure la detention de Pardaillan, elle s'etait tenue sur une extreme reserve. Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'etat du prisonnier et de ce qui avait ete fait ou se preparait. La veille de ce jour ou nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux griffes de Barba Roja, elle etait allee, dans la soiree, faire sa visite au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton etrange, avait repondu: --Les tourments du sire de Pardaillan sont termines. --Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demande Fausta. Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait repete sa phrase: --Ses tourments sont termines. En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, completement remis, il avait projete d'aller le lendemain au chateau de Bib-Alzar, ou l'appelait il ne savait quelle affaire. Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle etait cette affaire qui appelait Barba Roja a la forteresse de Bib-Alzar. Et elle etait rentree chez elle. Or, ce jour, une heure environ apres le moment ou nous avons vu Pardaillan s'eloigner en murmurant: "A nous deux, Fausta!", la princesse se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l'a pas oublie sans doute, communiquait par une porte secrete avec les sous-sols mysterieux de la somptueuse demeure. Au moment ou nous penetrons dans cette petite piece, tres simplement meublee, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec le Torero. --Madame, disait le Torero d'une voix tres triste, croyant m'amener a accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous avez eu la cruaute de me faire connaitre la douloureuse et sombre verite sur ma naissance. Peut-etre eut-il ete plus humain de me laisser ignorer cette fatale verite!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus a y revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner inutilement? Je ne suis pas le frenetique ambitieux que vous avez souhaite, et, maintenant plus que jamais, je suis resolu a ne pas me dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tacher de me faire ma place au soleil. Le reve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que j'ai choisie. --Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle deception, croyant m'adresser a des hommes, de ne rencontrer que des femmes... de miserables et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-meme?... Ce Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu? --Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation du chevalier. --Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la pernicieuse influence t'a souffle ta stupide resistance. Mort fou... fou furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux etait tout designe pour servir de modele a cet autre fou que tu es toi-meme! Et c'est moi, moi Fausta, qui l'ai accule a la folie, moi qui l'ai precipite dans le neant. --Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre... D'un geste violent, Fausta l'interrompit. --Tu m'ecouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardee... Quant a ta bien-aimee... cette miserable bohemienne pour qui tu refuses le trone que je t'offre... eh bien... sache-le donc, miserable fou, elle est morte... morte, entends-tu?... morte deshonoree, salie par les baisers de Barba Roja... Sois donc fidele a son souvenir... Peut-etre, toi aussi, a l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu resolu de vivre eternellement fidele au souvenir d'une morte... une morte souillee! D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des yeux de dement, il lui cria dans la figure: --Repetez... repetez ces infames paroles... et, j'en jure Dieu, votre derniere heure est venue!... Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas a se degager de son etreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en sortit un mignon petit poignard. --Une simple piqure de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La pointe de ce stylet a ete plongee dans un poison qui ne pardonne pas. Profitant de sa stupeur, elle se degagea d'un geste brusque, et, s'adossant a la cloison, de sa voix implacable, elle reprit: --Je repete: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta fiancee est morte souillee... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu vas mourir desespere... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!... En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte secrete, et, sans se retourner, elle fit un bond en arriere. Elle se heurta a une poitrine humaine. Un homme etait la... derriere cette porte secrete qu'elle croyait etre seule a connaitre... Un homme qui avait entendu, peut-etre, ce qu'elle venait de dire. Qui etait cet homme? Peu importait. L'essentiel etait qu'il disparut. Elle leva le bras arme du poignard empoisonne et l'abattit dans un geste foudroyant. Sa main fut happee au passage par une autre main, une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l'obligea a lacher l'arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait: --J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour... Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort. A ces paroles, a cette apparition inattendue, un double cri, jete sur un ton different, retentit: --Pardaillan!... --Moi-meme, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrete comme pour en interdire l'approche a Fausta. Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colere terrible, il reprit: --Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien. Dieu merci!... Et quant a la folie furieuse dont vous parliez tout a l'heure... peut-etre suis-je fou, en effet, mais c'est du desir imperieux de vous ecraser comme une bete venimeuse que vous etes! --Pardaillan!... vivant!... repeta Fausta. --Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie Giralda que vous aviez condamnee et qui n'a pas ete souillee par l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement expedie dans un autre monde... avant qu'il eut pu consommer l'attentat odieux que vous aviez premedite... N'avez-vous pas proclame que tout cela etait votre oeuvre?... --Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero. --Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince... --Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je... Cependant Fausta s'etait ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu sa condamnation dans les yeux de Pardaillan. --Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa main... a lui... Et, d'un geste prompt comme l'eclair elle saisit un petit sifflet d'argent qu'elle avait suspendu a son cou et le porta a ses levres. Pardaillan vit le geste. Il eut pu l'arreter. Il dedaigna de le faire. Mais, en meme temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide encore, tira d'un meme coup sa dague et son epee, et tendant la dague a don Cesar, desarme, avec une physionomie hermetique, une voix etrangement calme: --Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame... gardez-la-moi precieusement... Vous m'en repondrez sur votre vie... Au moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitie... comme un chien enrage. Et avec un accent d'irresistible autorite: --Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons quittes, mon prince. Cependant la porte s'etait ouverte. Quatre hommes, l'epee nue a la main, se montrerent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas a trouver la cet adversaire, car ils s'arreterent indecis et se consulterent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hesitation, de sa voix narquoise, railla: --Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchante de vous revoir! --Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout l'honneur est pour nous. Chalabre et Montsery executerent la plus impeccable des reverences de cour que Pardaillan leur rendit tres poliment, en ajoutant: --Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre a mal le sire de Pardaillan... S'il ne m'etait si cher, et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs. --Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery. --A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta Chalabre. Le quatrieme personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'etait autre que Bussi-Leclerc. Sa stupeur avait ete telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il etait encore la, sans parole, immobile, les yeux exorbites, comme petrifie. Pardaillan l'avait tout de suite apercu, mais, suivant une tactique qui avait le don d'exasperer le celebre bretteur, il feignait de ne pas le voir. Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline, il s'ecria tout a coup avec un air de surprise indignee: --Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc! Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot, les dents serrees, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiques en se ruant, l'epee haute, et les autres bondirent a la rescousse. Pendant un moment, qui parut mortellement long a Fausta gardee a vue par le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence. La piece etait petite; si simplement meublee qu'elle fut, les quelques meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et genaient les mouvements. Les quatre bravi se genaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient. Pardaillan etait plus libre de ses mouvements qu'eux. Il etait reste le dos tourne a la porte secrete ouverte derriere lui. Fausta avait immediatement remarque ce detail. Elle se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entrainer avec lui, bondir par cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi derobe a la lache agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait pas voulu. Pourquoi? Parce qu'il etait sur de battre ses agresseurs, se repondait Fausta. Et un morne desespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur. Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient d'un bond de fauve, s'ecrasaient sur le parquet pour se relever aussitot, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables sortaient de leurs bouches crispees. Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avancait pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle. Il semblait s'etre interdit de franchir cette porte ouverte derriere lui. Son epee seule agissait. Elle etait partout a la fois, parant ici, frappant la. Cependant Pardaillan aussi commencait a s'echauffer, et il se disait surtout qu'il etait temps d'en finir. Alors il se mit en marche, attaquant a son tour avec une impetuosite irresistible. Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi tomba comme une masse. Or, pendant tout le temps qu'avait dure cette lutte inegale, Bussi n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: "Il va me desarmer... encore!" Si bien que, lorsqu'il recut le coup en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot: --Enfin!... Et il demeura immobile... a jamais. Alors Pardaillan s'occupa serieusement des trois qui restaient. Et aussi paisiblement que s'il eut ete sur les planches d'une salle d'armes, il dit tres serieusement: --Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fites un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grace de la vie... Et avec un froncement de sourcils: --Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois oblige de vous condamner a l'inaction... pour un bout de temps. Il achevait a peine que Sainte-Maline, la cuisse traversee, s'ecroulait en poussant un cri de douleur. --Un!... compta froidement Pardaillan. Et presque aussitot: --Deux! C'etait Chalabre qui etait atteint a l'epaule. Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son epee et dit doucement: --Allez-vous-en! --Fi! monsieur, s'ecria Montsery, rouge d'indignation, je ne merite pas l'injure que vous me faites. Et il se rua a corps perdu. --C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande pardon... Trois!... --A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son poignet droit traverse de part en part. Vous etes un galant homme... Merci! Et il s'evanouit. Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant la porte par ou les bravi avaient fait irruption: --Si vous avez d'autres assassins apostes par la... ne vous genez pas... usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre sein... Morne, desemparee pour la premiere fois de sa vie, peut-etre, Fausta fit: non! d'un signe de tete farouche. --Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie meprisante, eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en cherchant bien!... --A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondement decourage. --Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous refusez mon offre pourtant seduisante, permettez que je prenne mes precautions pour qu'on ne vienne pas nous deranger. En disant ces mots, il alla fermer la porte a clef, poussa le verrou interieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, jusque-la railleur et dedaigneux, avait pris une expression de menace si terrible que Fausta, affolee, clama dans son esprit: --C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!... Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une lenteur effroyable. Et elle, petrifiee, avec des yeux sans expression, le regardait s'approcher sans faire un mouvement. Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les dents, avec un regard effrayant, d'un eclat insoutenable, avec la meme lenteur calculee, il leva les mains et les abattit sur ses epaules qui ployerent. Puis les mains remonterent, s'arreterent au cou qu'elles agripperent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, commencerent d'exercer l'inevitable et mortelle pression. Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tete dans les epaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs, se leverent sur lui effares, suppliants, et, dans un gemissement, elle implora: --Pardaillan!... ne me tue pas!... --Ah! eclata Pardaillan, avec un eclat de rire plus effrayant que sa colere de tout a l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!... Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait abandonnee un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux: --Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan. --Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demande grace... la... a l'instant. --J'ai demande grace, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi. Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du Torero qui suivait cette scene fantastique avec un interet passionne, elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, dechira d'un geste violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, avec un accent de froide resolution: --Repete que Fausta a peur... et je tombe foudroyee a tes pieds... Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demande grace. Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait. "Soit, dit-il. Je ne repeterai pas... J'attendrai, pour me prononcer, que vous vous soyez expliquee... Car, enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demande grace! --Oui, je t'ai demande grace... et je le ferais encore... Mais ecoute, Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer... Et comme il la regardait d'un air etonne, cherchant a comprendre le sens de ses paroles: --Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras. Et elle continua en s'animant peu a peu: --Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherche a t'atteindre par les moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai ete froidement cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai toujours aime... et toi, tu m'as dedaignee... Comprends-tu?... Mais, si j'ai ete implacable et odieuse dans ma haine, qui etait de l'amour, entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai pas voulu qu'un jour ton fils put se dresser devant toi et te demander: --Qu'avez-vous fait de ma mere? --Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivat... parce que je suis la mere de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai demande grace? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mere de ton enfant? En entendant ces paroles, qu'il etait a mille lieues de prevoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'etonnement, un etonnement prodigieux. Eh! quoi! il etait pere?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?... On comprend qu'il voulut savoir a quoi s'en tenir sur la naissance de ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le recit des evenements relates dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan ecouta ce recit avec une attention soutenue, et quand elle eut termine: --En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-etre, a l'heure qu'il est, a Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne mere, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant... Il est vrai que vous aviez fort a faire... et de si graves choses... Enfin, ce qui est fait est fait. Fausta courba la tete. --Que comptez-vous faire? fit-elle. --Mais... je compte rentrer a Paris... puisque aussi bien ma mission est terminee. --Vous avez le document? --Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions? --Je n'ai plus rien a faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je compte me retirer en Italie, ou on me laissera vivre tranquille... Je l'espere, du moins. Ils se regarderent un moment fixement, puis ils detournerent leurs regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de l'enfant. Peut-etre chacun avait-il a part soi son idee bien arretee, qu'il tenait a ne pas devoiler. Pardaillan se leva et, s'inclinant legerement: --Adieu, madame, fit-il froidement. --Adieu, Pardaillan! repondit-elle sur le meme ton. EPILOGUE En rentrant a l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un dominicain qui l'attendait patiemment. Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer a sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M. l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En meme temps le moine remit a Pardaillan un sauf-conduit en regle pour lui et sa suite, plus un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don Cesar el Torero, payables a volonte dans n'importe quelle ville du royaume, ou a Paris, ou encore dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres. Le roi recut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne ne ferait aucune difficulte pour reconnaitre Sa Majeste de Navarre comme roi de France le jour ou Elle se convertirait a la religion catholique. D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave, au plus digne gentilhomme qu'il eut jamais eu a combattre. Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, etait une epee de combat, une longue, solide et merveilleuse rapiere, signee d'un des meilleurs armuriers de Tolede. Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'etait pas la une arme de parade, mais une bonne et solide rapiere tres simple. Seulement, en rentrant a l'auberge, il s'apercut que cette rapiere si simple avait sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le moins cinq a six mille ecus. Le Chico, qui se remettait a vue d'oeil, grace a la constante sollicitude de "sa petite maitresse", se vit doter, par la generosite reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce qui ne contribua pas peu a le faire bien voir du brave Manuel, lequel n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique memoire. Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait bien cette marque d'amitie. D'ailleurs on peut dire sans exagerer que ce mariage fut un veritable evenement et que tout ce que la ville comptait de huppes et meme de gens de la cour eut la curiosite d'assister a cette union qualifiee d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple qu'ils formaient, un concert de louanges et de benedictions s'eleva de toutes parts. Il va sans dire que, des que le petit homme avait ete en etat de le faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses lecons d'escrime et se montrait surpris et emerveille des progres rapides de son eleve. Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero et sa fiancee, la jolie Giralda, lesquels avaient resolu de s'unir en France meme. Un mois environ apres son depart de Seville, Pardaillan apportait a Henri IV le precieux document conquis au prix de tant de luttes et de perils, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa mission. --Ouf! s'ecria le Bearnais en dechirant en mille miettes, avec une satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur, je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne memoire. Ca, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien pour vous? --Ma foi, sire, repondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici qui tombe a merveille. J'ai precisement une faveur a demander a Votre Majeste. --Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'etes pas trop exigeant... Et, en lui-meme, il se disait: "Tu y viens, comme tous les autres!..." Et Pardaillan se disait de son cote: "...Si vous n'etes pas trop exigeant!... Tout le Bearnais est dans ces mots." Et tout haut: --Je demanderai a Votre Majeste la faveur de lui presenter un ami que j'ai ramene d'Espagne. --Comment, c'est tout?... --Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armees du roi. Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement: --Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche pour se passer d'une solde. --Bon! Du moment que... Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement: --Votre Majeste voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle veut bien m'honorer, s'interesser particulierement a mon ami et lui faciliter les occasions de se produire a son avantage. --Diable! fit le roi surpris. --Enfin Votre Majeste voudra bien eriger en duche la terre que cet ami compte acheter en France. --Ho! diable!... diable!... un duche!... comme cela... d'un coup... a quelque croquant... Cela fera hurler! --Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant.. Il est de noblesse authentique... et de tres bonne noblesse. --Si vous en repondez! fit le roi hesitant. --J'en reponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non? --C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif que je sache a qui doit s'adresser cette faveur? --Du moment qu'elle est accordee, non, fit Pardaillan, qui avait repris son air bon-enfant. Et, en quelques mots, il expliqua qui etait le Torero pour qui il demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi. --Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite? --J'avais mon idee, sire, repondit Pardaillan en souriant. Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il eclata de rire en levant les epaules. Il avait devine a quel mobile avait obei Pardaillan. Alors, lui prenant la main avec une emotion reelle: --Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien? --Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus naif. Ou plutot si... j'ai besoin de quelque chose... --Ah! vous voyez bien!.... --J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma liberte a moi. --Ah! fit le roi decu, quelque aventure extraordinaire, sans doute? --Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant a rechercher. --Un enfant? fit le roi tres etonne. En quoi cet enfant peut-il bien vous interesser? --C'est mon fils! repondit Pardaillan en s'inclinant. TABLE DES MATIERES I.--Les idees de Juana. II.--Fausta et le torero. III.--Le fils du roi. IV.--Entretien de Pardaillan et du torero. V.--Dans l'arene. VI.--Le plan de Fausta. VII.--La corrida. VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan. IX.--L'orage eclate. X.--Le triomphe du Chico. XI.--Vive le roi Carlos! XII.--L'epee de Pardaillan. XIII.--Les amours du Chico. XIV.--Fausta. XV.--Le repas de Tantale. XVI.--Le plancher mouvant. XVII.--Le philtre du moine. XVIII.--Changement de roles. XIX.--Libre! XX.--Bib-Alzar. XXI.--Barba Roja. XXII.--L'aveu du Chico. XXIII.--L'echappe de l'enfer. Epilogue. End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico by Michel Zevaco *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** ***** This file should be named 13727.txt or 13727.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/7/2/13727/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.