The Project Gutenberg EBook of Isidora, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Isidora Author: George Sand Release Date: October 14, 2004 [EBook #13744] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIDORA *** Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr [Illustration: 00.png] ISIDORA NOTICE A Paris, 1845. C'etait une tres-belle personne, extraordinaire ment intelligente, et qui vint plusieurs fois _verser son coeur a mes pieds_, disait-elle. Je vis parfaitement qu'elle _posait_ devant moi et ne pensait pas un mot de ce qu'elle disait la plupart du temps. Elle eut pu etre ce qu'elle n'etait pas. Aussi n'est-ce pas elle que j'ai depeinte dans _Isidora_. GEORGE SAND. Nohant, 17 janvier 1853. PREMIERE PARTIE. JOURNAL D'UN SOLITAIRE A PARIS. Il y a quelques annees, un de nos amis partant pour la Suisse nous chargea de ranger des papiers qu'il avait laisses a la campagne, chez sa mere, bonne femme peu lettree, qui nous donna le tout, pele-mele, a debrouiller. Beaucoup des manuscrits de Jacques Laurent avaient deja servi a faire des sacs pour le raisin, et c'etait peut-etre la premiere fois qu'ils etaient bons a quoique chose. Cependant nous eumes le bonheur de sauver deux cahiers qui nous parurent offrir quelque interet. Quoiqu'ils n'eussent rien de commun ensemble, en apparence, la meme ficelle les attachait, et nous primes plaisir a mettre en regard les interruptions d'un de ces manuscrits avec les dates de l'autre; ce qui nous conduisit a en faire un tout que nous livrons a votre discretion bien connue, amis lecteurs. Nous avons designe ces deux cahiers par les numeros 1 et 2, et par les titres de _Travail_ et _Journal_. Le premier etait un recueil de notes pour un ouvrage philosophique que Jacques Laurent n'a pas encore termine et qu'il ne terminera peut-etre jamais. Le second etait un examen de son coeur et un recit de ses emotions qu'il se faisait sans doute a lui-meme. CAHIER N deg. 1.--TRAVAIL. ..................................................... ..................................................... ..................................................... ..................................................... TROISIEME QUESTION. _La femme est-elle ou n'est elle pas l'egale de l'homme dans les desseins, dans la pensee de Dieu?_ La question est mal posee ainsi; il faudrait dire: _L'espece humaine est-elle composee de deux etres differents, l'homme et la femme?_ Mais dans cette redaction j'omets la pensee divine, et ce n'est pas mon intention. _En creant l'espece humaine, Dieu a-t-il forme deux etres distincts et separes, l'homme et la femme?_ Revoir cette redaction dont je ne suis pas encore content. CAHIER N deg.2. JOURNAL. 25 decembre. J'ai passe toute ma soiree d'hier a poser la premiere question, et je me suis couche sans l'avoir redigee de maniere a me contenter, je me sentais lourd et mal dispose au travail, j'ai feuillete mes livres pour me reveiller, j'ai trop reussi, je me suis laisse aller au plaisir de comparer, d'analyser. J'ai oublie la formule de mon sujet pour les details. C'est parfois un grand ennemi de la meditation que la lecture. 26 decembre. Je n'ai pu travailler hier soir, le vent a tourne au nord. Je me suis senti paralyse de corps et d'ame. Les nuits sont si froides et le bois coute si cher ici! Quand je devrais mourir a la peine, je ne sortirai pas de cette pauvre mansarde, je ne quitterai pas ce sombre et dur Paris sans avoir resolu la question qui m'occupe. Elle n'est pas de mediocre importance dans mon livre: regler _les rapports de l'homme et de la femme dans la societe, dans la famille, dans la politique!_ Je n'irai pas plus avant dans mon traite de philosophie, que je n'aie trouve une solution aux divers problemes que cette formule souleve en moi. J'admire comme ils l'ont cavalierement et lestement tranchee tous ces auteurs, tous ces utopistes, tous ces metaphysiciens, tous ces poetes! Ils ont toujours place la femme trop haut ou trop bas. Il semble qu'ils aient tous ete trop jeunes ou trop vieux.--Mais moi-meme, ne suis-je pas trop jeune? Vingt-cinq ans, et vingt-cinq ans de chastete presque absolue, c'est-a-dire d'inexperience presque complete! Il y en a qui penseraient que cela m'a rendu trop vieux. Il est des moments ou, dans l'horreur de mon isolement, je suis epouvante moi-meme de mon peu de lumiere sur la question. Je crains d'etre au-dessous de ma tache; et si je m'en croyais, je sauterais ce chapitre, sauf a le faire, et a l'intercaler en son lieu, quand mon ouvrage sera termine a ma satisfaction sur tous les autres points. 26 decembre au soir. L'idee de ce matin n'etait, je crois, pas mauvaise. J'essaierai de passer outre, afin de m'eclairer sur ce point par la lumiere que je porterai dans toutes les parties de mon oeuvre et que j'en ferai jaillir. Je me sens un peu ranime par cette esperance... J'ignore si c'est le froid, le ciel noir et le vent, qui siffle sur ces toits, qui tiennent mon ame captive; mais il y a des moments ou je n'ai plus confiance en moi-meme, et ou je me demande serieusement si je ne ferais pas mieux de planter des choux que de m'egarer ainsi dans les apres sentiers de la metaphysique. CAHIER N deg.1. TRAVAIL. QUATRIEME QUESTION. _Quelle sera l'education des enfants_ dans ma republique ideale? C'est-a-dire d'abord _a qui sera confiee l'education des enfants?_ REPONSE. A l'Etat. La societe est la mere abstraite et reelle de tout citoyen, depuis l'heure de sa naissance jusqu'a celle de sa mort. Elle lui doit... (Voir pour plus ample expose, mon cahier numero 3, ou ce principe est suffisamment developpe.) INSTITUTION. _La premiere enfance de l'homme sera exclusivement confiee a la direction de la femme._ QUESTION. _Jusqu'a quel age?_ REPONSE. _Jusqu'a l'age de cinq ans._ C'est trop peu. Un enfant de cinq ans serait trop cruellement prive des soins maternels. _Jusqu'a l'age de dix ans._ C'est trop. L'education intellectuelle peut et doit commencer beaucoup plus tot. REPONSE. _ A partir de l'age de cinq ans, jusqu'a celui de dix ans, l'education des males sera alternativement confiee a des femmes et a des hommes._ QUESTION. _Quelle sera la part d'education attribuee a la femme?_ Je l'ai trop exclusivement supposee purement hygienique. J'ai semble admettre, dans le titre precedent, que l'homme seul pouvait donner l'enseignement scientifique. La femme ne doit-elle pas preparer, meme avant l'age de cinq ans, cette jeune intelligence a recevoir les hauts enseignements de la science, de la morale et de l'art? Cela me fait aussi songer que j'etablis _a priori_ une distinction arbitraire entre l'education des males et celle des femelles, presque des le berceau. Il faudrait commencer par definir la difference intellectuelle et morale de l'homme et de la femme... CAHIER N deg.2. JOURNAL. 27 decembre. Cette difficulte m'a arrete court; je vois que j'etais fou de vouloir passer a la quatrieme question avant d'avoir resolu la troisieme. Jamais je ne fus si pauvre logicien. Je gage que le froid me rend malade, et que je ne ferai rien qui vaille tant que soufflera ce vent du nord! Lugubre Paris! mortel ennemi du pauvre et du solitaire! tout ici est privation et souffrance pour quiconque n'a pas beaucoup d'argent. Je n'avais pas prevu cela, je n'avais pas voulu y croire, ou plutot je ne pouvais pas y songer, alors que l'ardeur du travail, la soif des lumieres et le besoin imperieux de _nager_ dans les livres me poussaient vers toi, Paris ingrat, du fond de ma vallee champetre! A Paris, me disais-je, je serai a la source de toutes les connaissances; au lieu d'aller emprunter peniblement un pauvre ouvrage a un ami erudit par hasard, ou a quelque bibliotheque de province, ouvrage qu'il faut rendre pour en avoir un autre, et qu'il faut copier aux trois quarts si l'on veut ensuite se reporter au texte, j'aurai le puits de la science toujours ouvert; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours coulant a pleins bords et a flots presses autour de moi! Ici je suis comme l'alouette qui, au temps de la secheresse, cherche une goutte de rosee sur la feuille du buisson, et ne l'y trouve point. La-bas, je serai comme l'alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l'esprit. On est trop heureux quand on a seulement le necessaire a la campagne! On s'endort dans un tranquille bien-etre, on jouit de la nature par tous les pores; on ne songe pas au malheur d'autrui. Le paysan lui-meme, le pauvre qui travaille aux champs, au grand air, ne s'inquiete pas de la misere et du desespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n'y croit pas; il calcule le salaire, il voit qu'en fait c'est lui qui gagne le moins, et il ne tient pas compte du denument de celui qui est force de depenser davantage pour sa consommation. Ah! s'il voyait, comme je les vois a present, ces horribles rues noires de boue, ou se reflete la lanterne rougeatre de l'echoppe! S'il entendait siffler ce vent qui, chez nous, plane harmonieusement sur les bois et sur les bruyeres, mais qui jure, crie, insulte et menace ici, en se resserrant dans les angles d'un labyrinthe maudit, et en se glissant par toutes les fissures de ces toits glaces! S'il sentait tomber sur ses epaules, sur son ame, ce marteau de plomb que le froid, la solitude et le decouragement nous collent sur les os! Le bonheur, dit-on, rend egoiste... Helas! ce bonheur reserve aux uns au detriment des autres doit rendre tel, en effet. O mon Dieu! le bonheur partage, celui qu'on trouverait en travaillant au bonheur de ses semblables, rendrait l'homme aussi grand que sa destinee sur la terre, aussi bon que vous-meme! Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des egoistes, et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a sans doute; mais mon indigence ou ma timidite m'ont empeche de les rencontrer. J'ai trouve mes pareils abrutis ou depraves par le malheur. L'effroi m'a saisi et je me suis retire seul pour ne pas voir le mal et pour rever le bien; mais chercher seul, c'est affreux, c'est peut-etre insense. Je croyais acquerir ici tout au moins l'experience. Je connaitrai les hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il n'y a guere qu'un seul type a observer dans les deux sexes: le type de la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la metropole du monde je verrai, je pourrai etudier tous les types. J'oubliais que moi aussi, provincial, je suis un poltron, et je n'ai ose aborder personne. Je puis cependant me faire une idee de l'homme, en m'examinant, en interrogeant mes instincts, mes facultes mes aspirations. Si je suis classe dans un de ces types qui vegetent sans se fondre avec les autres, du moins j'ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espece. Mais la femme! ou en prendrai-je la notion psychologique? Qui me revelera cet etre mysterieux qui se presente a l'homme comme maitre ou comme esclave, toujours en lutte contre lui? Et je suis assez insense pour demander si c'est un etre different de l'homme!... CAHIER Nš 1. TRAVAIL. TROISIEME QUESTION. _Quelles sont les facultes et les appetits gui differencient l'homme et la femme dans l'ordre de la creation?_ On est convenu de dire que, dans les hautes etudes, dans la metaphysique comme dans les sciences exactes, la femme a moins de capacites que l'homme. Ce n'est point l'avis de Bayle, et c'est un point tres-controversable. Qu'en savons-nous? Leur education les detourne des etudes serieuses, nos prejuges les leur interdisent... Ajoutez que nous avons des exemples du contraire. Quelle logique divine aurait donc preside a la creation d'un etre si necessaire a l'homme, si capable de le gouverner, et pourtant inferieur a lui? Il y aurait donc des ames femelles et des ames males? Mais cette difference constituerait-elle l'inegalite? On est convenu de les regarder comme superieures dans l'ordre des sentiments, et je croirais volontiers qu'elles le sont, ne fut-ce que par le sentiment maternel... O ma mere!... S'il est vrai qu'elles aient moins d'intelligence et plus de coeur, ou est l'inferiorite de leur nature? J'ai demontre cela en traitant de la nature de l'homme, deuxieme question. CAHIER Nš 2. JOURNAL. 27, minuit. Quel temps a porter la mort dans l'ame!... Encore ce soir, j'ai trop lu et trop peu travaille. Heloise, sainte Therese, divines figures, creations sublimes du grand artiste de l'univers! Des sons lamentables assiegent mon oreille. Ce n'est pas une voix humaine, ce grognement sourd. Est-ce le bruit d'un metier? J'ai ouvert ma fenetre, malgre le froid, pour essayer de comprendre ce bruit desagreable qui m'eut empeche de dormir si je n'en avais decouvert la cause. J'ai entendu plus distinctement: c'est le son d'un instrument qu'on appelle, je crois, une contre-basse. La voix plus claire des violons m'a explique que cela, faisait partie d'un orchestre jouant des contredanses. Il y a des gens qui dansent par un temps pareil! quand la, mort semble planer sur cette ville funeste! Comme elle est triste, entendue ainsi a distance, et par rafales interrompues, leur musique de fete! Cette basse, dont la vibration penetre seule, par le courant d'air de ma cheminee, et qui repete a satiete sa lugubre ritournelle, ressemble au gemissement d'une sorciere volant sur mon toit pour rejoindre le sabbat. Je m'imagine que ce sont des spectres qui dansent ainsi au milieu d'une nuit si noire et si effrayante! 30 decembre. Mon travail n'avance pas; l'isolement me tue. Si j'etais sain de corps et d'esprit, la foi reviendrait. La confiance en Dieu, l'amour de Dieu qui a fait tant de grands saints et de grands esprits, et que ce siecle malheureux ne connait plus, viendrait jeter la lumiere de la synthese sur les diverses parties de mon oeuvre. Oui, je dirais a Dieu: Tu es souverainement juste, souverainement bon; tu n'as pas pu asservir, dans tes sublimes desseins, l'esclave au maitre, le pauvre au riche, le faible au fort, la femme a l'homme par consequent; et je saurais alors etablir ces differences qui marquent les sexes de signes divins, et qui les revetent de fonctions diverses sans elever l'un au-dessus de l'autre dans l'ordre des etres humains. Mais je ne sais point expliquer ces differences, et je ne suis assez lie avec aucune femme pour qu'elle puisse m'ouvrir son ame et m'eclairer sur ses veritables aptitudes. Etudierai-je la femme seulement dans l'histoire? Mais l'histoire n'a enregistre que de puissantes exceptions. Le role de la femme du peuple, de la masse feminine, n'a pas d'initiative intellectuelle dans l'histoire. Depuis huit jours que la boue et le _froid noir_ me retiennent prisonnier, je n'ai pas vu d'autre visage feminin que celui de ma vieille portiere: serait-ce la une femme? Ce monstre me fait horreur. C'est l'embleme de la cupidite, et pourtant elle est d'une probite a toute epreuve; mais c'est la probite parcimonieuse des ames de glace, c'est le respect du tien et du mien pousse jusqu'a la frenesie, jusqu'a l'extravagance. Etre reduit par la pauvrete a regarder comme un bienfaiteur un etre semblable, parce qu'il ne vous prend rien de ce qui n'est pas son salaire! Mais quelle aprete au salaire resulte de ce respect fanatique pour la propriete! Elle ne me volerait pas un centime, mais elle ne ferait point trois pas pour moi sans me les taxer parcimonieusement. Avec quelle cruaute elle retient les nippes des malheureux qui habitent les mansardes voisines lorsqu'ils ne peuvent payer leur terme! Je sais que cette cruaute lui est commandee; mais quels sont donc alors les bourreaux qui font payer le loyer de ces demeures maudites? et n'est-il pas honteux qu'on arme ainsi le frere contre le frere, le pauvre contre le pauvre! Eh quoi! les riches qui ont tout, qui paient si cher aux etages inferieurs, dans ces riches quartiers, ne suffisent pas pour le revenu de la maison, et on ne peut faire grace au proletaire qui n'a rien, de cinquante francs par an! on ne peut pas meme le chasser sans le depouiller! Ce matin on a saisi les haillons d'une pauvre ouvriere qui s'enfuyait: un chale qui ne vaut pas cinq francs, une robe qui n'en vaut pas trois! Le froid qui regne n'a pas attendri les executeurs. J'ai rachete les haillons de l'infortunee. Mais de quoi sert que quelques etres senses aient l'intention de reparer tant de crimes? Ceux-la sont pauvres. Demain, si on fait deloger le vieillard qui demeure a cote de ma cellule, je ne pourrai pas l'assister. Apres-demain, si je n'ai pas trouve de quoi payer mon propre loyer, on me chassera moi-meme, et on retiendra mon manteau. Ce matin, la portiere qui range ma chambre m'a dit en m'appelant a la fenetre: "Voici madame qui se promene dans son jardin." Ce jardin, vaste et magnifique, est separe par un mur du petit jardin situe au-dessous de moi. Les deux maisons, les deux jardins sont la meme propriete, et, de la hauteur ou je suis loge, je plonge dans l'une comme dans l'autre. J'ai regarde machinalement. J'ai vu une femme qui m'a paru fort belle, quoique tres-pale et un peu grasse. Elle traversait lentement une allee sablee pour se rendre a une serre dont j'apercois les fleurs brillantes, quand un rayon de soleil vient a donner sur le vitrage. Encore irrite de ce qui venait de se passer, j'ai demande a la sorciere si sa maitresse etait aussi mechante qu'elle. --Ma maitresse? a-t-elle repondu d'un air hautain, elle ne l'est pas: je ne connais que monsieur, je ne sers que _monsieur_. --Alors, c'est monsieur qui est impitoyable? --Monsieur ne se mele de rien; c'est son premier locataire qui commande ici, heureusement pour lui; car monsieur n'entend rien a ses affaires et acheverait de se _faire devorer_. Voila un homme en grand danger, en effet, si mon voisin lui fait banqueroute de vingt francs! CAHIER N deg. 4.--TRAVAIL. .....Je ne puis nier ces differences, bien que je ne les apercoive pas et qu'il me soit impossible de les constater par ma propre experience. L'etre moral de la femme differe du notre, a coup sur, autant que son etre physique. Dans le seul fait d'avoir accepte si longtemps et si aveuglement son etat de contrainte et d'inferiorite sociale, il y a quelque chose de capital qui suppose plus de douceur ou plus de timidite qu'il n'y en a chez l'homme. Cependant le pauvre aussi, le travailleur sans capital, qui certes n'est pas generalement faible et pusillanime, accepte depuis le commencement des societes la domination du riche et du puissant. C'est qu'il n'a pas recu, plus que la femme, par l'education, l'initiation a l'egalite... Il y a de mysterieuses et profondes affinites entre ces deux etres, le pauvre et la femme. La femme est pauvre sous le regime d'une communaute dont son mari est chef; le pauvre est femme, puisque l'enseignement, le developpement, est refuse a son intelligence, et que le coeur seul vit en lui. Examinons ces rapports profonds et delicats qui me frappent, et qui peuvent me conduire a une solution. Les voies incidentes sont parfois les plus directes. Recherchons d'abord. CAHIER N deg. 2.--JOURNAL. 29. --J'ai ete interrompu ce matin par une scene douloureuse et que j'avais trop prevue. Le vieillard, dont une cloison me separe, a ete somme, pour la derniere fois, de payer son terme arriere de deux mois, et la voix discordante de la portiere m'a tire de mes reveries pour me rejeter dans la vie d'emotion. Ce vieux malheureux demandait grace. Il a des neveux assez riches, dit-il, et qui ne le negligeront pas toujours. Il leur a ecrit. Ils sont en province, bien loin; mais ils repondront, et il paiera si on lui et donne le temps. Sans avoir de neveux, je suis dans une position analogue. Le notaire qui touche mon mince revenu de campagne m'oublie et me neglige. Il ne le ferait pas si j'etais un meilleur client, si j'avais trente mille livres de rente. Heureusement pour moi, mon loyer n'est pas arriere; mais je me trouve dans l'impossibilite maintenant de payer celui de mon vieux voisin. J'ai offert d'etre sa caution; mais la malheureuse portiere, cette triste et laide madame Germain, que la necessite condamne a faire de sa servitude une tyrannie, a jete un regard de pitie sur mes pauvres meubles, dont maintes fois elle a dresse l'inventaire dans sa pensee; et d'une voix apre, avec un regard ou la defiance semblait chercher a etouffer un reste de pitie, elle m'a repondu que je n'avais pas un mobilier a repondre pour deux, et qu'il lui etait interdit d'accepter la caution des locataires du cinquieme les uns pour les autres. Alors, touche de la situation de mon voisin, j'ai ecrit au proprietaire un billet dont j'attache ici le brouillon avec une epingle. "Madame, "Il y a dans votre maison de la rue de ***, n deg. 4, un pauvre homme qui paie quatre-vingts francs de loyer, et qu'on va mettre dehors parce que son paiement est arriere de deux mois. Vous etes riche, soyez pitoyable; ne permettez pas qu'on jette sur le pave un homme de soixante-quinze ans, presque aveugle, qui ne peut plus travailler, et qui ne peut meme pas etre admis a un hospice de vieillards, faute d'argent et de recommandation. Ou prenez-le sous votre protection (les riches ont toujours de l'influence), et faites-le admettre a l'hopital, ou accordez-lui son logement. Si vous ne voulez pas, acceptez ma caution pour lui. Je ne suis pas riche non plus, mais je suis assure de pouvoir acquitter sa dette dans quelque temps. Je suis un honnete homme; ayez un peu de confiance, si ce n'est un peu de generosite." "JACQUES LAURENT." CAHIER N deg. 1.--TRAVAIL. Un etre qui ne vivrait que par le sentiment, et chez qui l'intelligence serait totalement inculte, totalement inactive, serait, a coup sur, un etre incomplet. Beaucoup de femmes sont probablement dans ce cas. Mais n'est-il pas beaucoup d'hommes en qui le travail du cerveau a totalement atrophie les facultes aimantes? La plupart des savants, ou seulement des hommes adonnes a des professions purement lucratives, a la chicane, a la politique ambitieuse, beaucoup d'artistes, de gens de lettres, ne sont-ils pas dans le meme cas? Ce sont des etres incomplets, et, j'ose le dire, le plus facheusement, le plus dangereusement incomplets de tous! Or donc, l'induction des pedants, qui concluent de l'inaction sociale apparente de la femme, qu'elle est d'une nature inferieure, est d'un raisonnement... CAHIER N deg. 2.--JOURNAL. 30 decembre. Absurde! Evidemment je l'ai ete. Ces valets m'auront pris pour un galant de mauvaise compagnie, qui venait risquer quelque insolente declaration d'amour a la dame du logis. Vraiment, cela me va bien! Mais je n'en ai pas moins ete d'une simplicite extreme avec mes bonnes intentions. La dame m'a paru belle quand je l'ai apercue dans son jardin. Son mari est jaloux, je vois ce que c'est... Ou peut-etre ce proprietaire n'est-il pas un mari, mais un frere. Le concierge souriait dedaigneusement quand je lui demandais a parler a madame la comtesse; et cette soubrette qui m'a repousse de l'antichambre avec de grands airs de prude... Il y avait un air de mystere dans ce pavillon entre cour et jardin, dont j'ai a peine eu le temps de contempler le peristyle, quelque chose de noble et de triste comme serait l'asile d'une ame souffrante et fiere... Je ne sais pourquoi je m'imagine que la femme qui demeure la n'est pas complice des crimes de la richesse. Illusion peut-etre! N'importe, un vague instinct me pousse a mettre sous sa protection le malheureux vieillard que je ne puis sauver moi-meme. 3l janvier. Je ne sais pas si j'ai fait une nouvelle maladresse, mais j'ai risque hier un grand moyen. Au moment ou j'allais fermer ma fenetre, par laquelle entrait un doux rayon de soleil, le seul qui ait paru depuis quatre mortels jours, j'ai jete les yeux sur le jardin voisin et j'y ai vu mon _innominata_. Avec son manteau de velours noir double d'hermine, elle m'a paru encore plus belle que la premiere fois. Elle marchait lentement dans l'allee, abritee du vent d'est par le mur qui separe les deux jardins. Elle etait seule avec un charmant levrier gris de perle. Alors j'ai fait un coup de tete! J'ai pris mon billet, je l'ai attache a une buchette de mon poele et je l'ai adroitement lance, ou plutot laisse tomber aux pieds de la dame, car ma fenetre est la derniere de la maison, de ce cote. Elle a releve la tete sans marquer trop d'effroi ni d'etonnement. Heureusement j'avais eu la presence d'esprit de me retirer avant que mon projectile fut arrive e terre, et j'observais, cache derriere mon rideau. La dame a tourne le dos sans daigner ramasser le billet. Certainement elle a deja recu des missives d'amour envoyees furtivement par tous les moyens possibles, et elle a cru savoir ce que pouvait contenir la mienne. Elle y a donc donne cette marque de mepris de la laisser par terre. Mais heureusement son chien a ete moins collet-monte; il a ramasse mon placet et il l'a porte a sa maitresse en remuant la queue d'un air de triomphe. On eut dit qu'il avait le sentiment de faire une bonne action, le pauvre animal! La dame ne s'est pas laisse attendrir. "Laissez cela, Fly, lui a-t-elle dit d'une voix douce, mais dont je n'ai rien perdu. Laissez-moi tranquille!" Puis elle a disparu au bout de l'allee, sous des arbres verts. Mais le chien l'y a suivie, tenant toujours mon envoi par un bout du baton, avec beaucoup d'adresse et de proprete. La curiosite aura peut-etre decide la dame a examiner mon style, quand elle aura pu se satisfaire sans deroger a la prudence. Quand ce ne serait que pour rire d'un sot amoureux, plaisir dont les femmes, dit-on, sont friandes! Esperons! Pourtant je ne vois rien venir depuis hier. Mon pauvre voisin! je ne te laisserai pas chasser, quand meme je devrais mettre mon _Origene_ ou mon _Bayle_ en gage. Mais aussi quelle idee saugrenue m'a donc passe par la tete, d'ecrire a la femme plutot qu'au mari? Je l'ai fait sans reflexion, sans me rappeler que le mari est le chef de la communaute, c'est-a-dire le maitre, et que la femme n'a ni le droit, ni le pouvoir de faire l'aumone. Eh! c'est precisement cela qui m'aura pousse, sans que j'en aie eu conscience, a faire appel au bon coeur de la femme! CAHIER N deg. 1.--TRAVAIL. L'education pourrait amener de tels resultats, que les aptitudes de l'un et de l'autre sexe fussent completement modifiees. CAHIER N deg. 2.--JOURNAL. J'ai ete interrompu par l'arrivee d'un joli enfant de douze ou quatorze ans, equipe en jockey. --Monsieur, m'a-t-il dit, je viens de la part de _madame_ pour vous dire bien des choses. --Bien des choses? Assieds-toi la, mon enfant, et parle. --Oh! je ne me permettrai pas de m'asseoir! Ca ne se doit pas. --Tu le trompes; tu es ici chez ton egal, car je suis domestique aussi. --Ah! ah! vous etes domestique? De qui donc? --De moi-meme. L'enfant s'est mis a rire, et, s'asseyant pres du feu: --Tenez, Monsieur, m'a-t-il dit en exhibant une lettre cachetee a mon adresse, voila ce que c'est. J'ai ouvert et j'ai trouve un billet de banque de mille francs. --Qu'est-ce que cela, mon ami! et que veut-on que j'en fasse? --Monsieur, c'est de l'argent pour ces malheureux locataires du cinquieme, que madame vous charge de secourir quand ils ne pourront pas payer. --Ainsi, madame me prend pour son aumonier? C'est tres-beau de sa part; mais j'aime beaucoup mieux qu'elle tonne des ordres pour qu'on laisse ces malheureux tranquilles. --Oh! ca ne se fait pas comme vous croyez! Madame ne donne pas d'ordres dans la maison. Ca ne la regarde pas du tout. Monsieur le comte lui-meme n'a rien a voir dans les affaires du regisseur. D'ailleurs, madame craint tant d'avoir l'air de se meler de quelque chose, qu'elle vous prie de ne pas parler du tout de ce qu'elle fait pour vos voisins. --Elle veut que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite? Tu lui diras de ma part qu'elle est grande et bonne. --Oh! pour ca, c'est vrai. C'est une bonne maitresse, celle-la. Elle ne se fache jamais, et elle donne beaucoup. Mais savez-vous, Monsieur, que c'est moi qui suis cause que Fly n'a pas mange votre billet? --En verite? --Vrai, d'honneur! Madame etait rentree pour recevoir une visite. Elle n'avait pas fait attention que le chien tenait quelque chose dans sa gueule. Moi, en jouant avec lui, j'ai vu qu'il etait en colere de ce qu'on ne lui faisait pas de compliment; car lorsqu'il rapporte quelque chose, il n'aime pas qu'on refuse de le prendre, il commencait donc a ronger le bois et a dechirer le papier. Alors je le lui ai ote; j'ai vu ce que c'etait, et je l'ai porte a madame aussitot qu'elle a ete seule. Elle ne voulait pas le prendre. --Mets cela au feu, qu'elle disait, c'est quelque sottise. --Non, non, Madame, _c'est des_ malheureux. --Tu l'as donc lu? --Dame, Madame, que j'ai fait, Fly l'avait decachete, et ca trainait. --Tu as bien fait, petit, qu'elle m'a dit apres qu'elle a eu regarde votre lettre, et pour te recompenser, c'est toi que je charge d'aller aux informations. Si l'histoire est vraie, c'est toi qui porteras ma reponse et qui expliqueras mes intentions; et puis, attends, qu'elle m'a dit encore: Tu diras a ce M. Jacques Laurent que je le remercie de sa lettre, mais qu'il aurait bien pu l'envoyer plus raisonnablement que par sa fenetre. La-dessus, j'ai explique au jockey l'inutilite de ma demarche d'hier et l'urgence de la position. Il m'a promis d'en rendre compte. J'ai bien vite porte un raisonnable secours au vieillard. En apprenant la generosite de sa bienfaitrice, il a ete touche jusqu'aux larmes. --Est-ce possible, s'est-il ecrie, qu'une ame si tendre et si delicate soit calomniee par de vils serviteurs! --Comment cela? --Il n'y a pas d'infamies que cette ignoble portiere n'ait voulu me debiter sur son compte; mais je ne veux pas meme les repeter. Je ne pourrais d'ailleurs plus m'en souvenir. CAHIER N deg. 1,--TRAVAIL. La bonte des femmes est immense. D'ou vient donc que la bonte n'a pas de droits a l'action sociale en legislation et en politique? CAHIER N deg. 2.--JOURNAL. 1er janvier. --Il est etrange que je ne puisse plus travailler. Je suis tout emu depuis quelques jours, et je reve au lieu de mediter. Je croyais qu'un temps plus doux, un ciel plus clair me rendraient plus laborieux et plus lucide. Je ne suis plus abattu comme je l'etais: au contraire, je me sens un peu agite; mais la plume me tombe des mains quand je veux generaliser les emotions de mon coeur. 0 puissance de la douceur et de la bonte, que tu et penetrante! Oui, c'est toi, et non l'intelligence, qui devrais gouverner le monde! Je ne m'etais jamais apercu combien ce jardin, qui est sous ma fenetre, est joli. Un jardin clos de grands murs et fletri par l'hiver ne me paraissait susceptible d'aucun charme, lorsqu'au milieu de l'automne j'ai quitte les vastes horizons bleus de la vegetation empourpree de ma vallee. Cependant il y a de la poesie dans ces retraites bocageres que le riche sait creer au sein du tumulte des villes, je le reconnais aujourd'hui. Les plantes ici ont un aspect et des caracteres propres au terrain chaud et a l'air rare ou elles vegetent, comme les enfants des riches eleves dans cette atmosphere lourde avec une nourriture substantielle, ont aussi une physionomie qui leur est particuliere. J'ai ete deja frappe de ce rapport. Les arbres des jardins de Paris acquierent vite un developpement extreme. Ils poussent en hauteur, ils ont beaucoup de feuillage, mais la tige est parfois d'une tenuite effrayante. Leur sante est plus apparente que reelle. Un coup de vent d'est les desseche au milieu de leur splendeur, et, en tous cas, ils arrivent vite a la decrepitude. Il en est de meme des hommes nourris et enfermes dans cette vaste cite. Je ne parle pas de ceux dont la misere etouffe le developpement. Helas! c'est le grand nombre; mais ceux-la n'ont de commun avec les plantes que la souffrance de la captivite. Les soins leur manquent, et ils arrivent rarement a cette trompeuse beaute qui est chez l'enfant du riche, comme dans la plante de son jardin, le resultat d'une culture exageree et d'une eclosion forcee. Ces enfants-la sont generalement beaux, leur paleur est intelligente, leur langueur gracieuse. Ils sont, a dix ans, plus grands et plus hardis que nos paysans ne le sont a quinze; mais ils sont plus greles, plus sujets aux maladies inflammatoires, et la vieillesse se fait vite pour eux comme la nuit sur les domes eleves et sur les cimes altieres des beaux arbres de cette Babylone. Il y a donc ici partout, et dans les jardins particulierement, une apparence de vie qui etonne et dont l'exces effraie l'imagination. Nulle part au monda il n'y a, je crois, de plus belles fleurs. Les terrains sont si bien engraisses et abrites par tant de murailles, l'air est charge de tant de vapeurs, que la gelee les atteint peu. Les jardiniers excellent dans l'art de disposer les massifs. Ce n'est plus la symetrie de nos peres, ce n'est pas le desordre et le hasard des accidents naturels: c'est quelque chose entre les deux, une proprete extreme jointe a un laisser-aller charmant. On sait tirer parti du moindre coin, et menager une promenade facile dans les allees sinueuses sur un espace de cinquante pieds carres. Celui de la maison que j'habite est fort neglige et comme abandonne depuis l'ete. On fait de grandes reparations au rez-de-chaussee; on change, je crois, la disposition de l'appartement qui commande a ce jardin. Les travaux sont interrompus en ce moment-ci, j'ignore pourquoi. Mais je n'entends plus le bruit des ouvriers, et le jardin est continuellement desert. Je le regarde souvent, et j'y decouvre mille secretes beautes que je ne soupconnais pas, quelque chose de mysterieux, une solennite vraiment triste et douce, quand la vapeur blanche du soir nage autour de ces troncs noirs et lisses que la mousse n'insulte jamais. Les herbes sauvages, l'euphorbe, l'heliotrope d'hiver, et jusqu'au chardon rustique, ont deja envahi les plates-bandes. Le feuillage ecarlate du sumac lutte contre les frimas; l'arbuste charge de perles blanches et depouille de feuilles, ressemble a un bijou de joaillerie, et la rose du Bengale s'entr'ouvre gaiement et sans crainte au milieu des morsures du verglas. Ce matin j'ai remarque qu'on avait enleve les portes du rez-de-chaussee, et qu'on pouvait traverser ce local en decombre pour arriver au jardin. Je l'ai fait machinalement, et j'ai penetre dans cet Eden solitaire ou les bruits des rues voisines arrivent a peine. Je pensais a ces vers de Boileau sur les aises du riche citadin: Il peut, dans son jardin tout peuple d'arbres verts Retrouver les etes au milieu des hivers, Et foulant le parfum de ses plantes cheries, Aller entretenir ses douces reveries. Et j'ajoutais en souriant sans jalousie: Mais moi, grace au destin, qui n'ai ni feu ni lieu, Je me loge ou je puis comme il plait a Dieu. Je venais de faire le tour de cet enclos, non sans effaroucher les merles qui pullulent dans les jardins de Paris et qui se levaient en foule a mon approche, lorsque j'ai trouve, le long du mur mitoyen, une petite porte ouverte, donnant sur le grand jardin de ma riche voisine. Il y avait la une brouette en travers et tout a cote un jardinier qui achevait de charger pour venir jeter dans l'enclos abandonne les cailloux et les branches mortes de l'autre jardin. Je suis entre en conversation avec cet homme sur la taille des gazons, puis sur celle des arbres, puis sur l'art de greffer. Leurs procedes ici sont d'une hardiesse rare. Ils taillent, plantent et sement presque en toute saison. Ce jardinier aimait a se faire ecouter: mon attention lui plaisait; il a fait un peu le pedant, et l'entretien s'est prolonge, je ne sais comment, jusqu'a ce que mon petit ami le jockey soit venu s'en meler. Le beau levrier Fly s'est mis aussi de la partie; il est entre curieusement dans le jardin de mon cote, et apres m'avoir flaire avec mefiance, il a consenti a rapporter des branches que je lui jetais. Je sentais vaguement que _Madame_ n'etait pas loin, et j'avais grande envie de la voir. Mais je n'osais depasser le seuil de mon enclos, bien que l'enfant m'invitat a jeter un coup d'oeil sur le beau jardin et a m'avancer jusque dans l'allee. Le drole me faisait les honneurs de ce paradis pour me remercier apparemment de lui avoir fait ceux d'une chaise dans ma mansarde. Il m'a pris en amitie pour cela, et, apres tout, c'est un enfant intelligent et bon, que la servitude n'a pas encore deprave; il a ete plus sensible, je le vois, a un temoignage de fraternite, qu'il ne l'eut ete peut-etre a une gratification que je ne pouvais lui donner. "Entrez donc, monsieur Jacques, me disait-il, madame ne grondera pas; vous verrez comme c'est beau ici, et comme Fly court vile dans la grande allee..." Tout a coup _Madame_ sort d'un sentier ombrage et se presente a dix pas devant moi. L'enfant court a elle avec la confiance qu'un fils aurait temoignee a sa mere. Cela m'a touche. "Tenez, Madame, criait-il, c'est M. Jacques Laurent qui n'ose pas entrer pour voir le jardin. N'est-ce-pas que voulez bien?" _Madame_ approche avec une gracieuse lenteur. "Il parait que monsieur est un amateur, ajoute le jardinier. Il entend fameusement l'horticulture." Le brave homme se contentait de peu. Il avait pris ma patience a l'ecouter pour une grande preuve de savoir. --Monsieur Laurent, dit la dame, je suis fort aisee de vous rencontrer. Entrez, je vous en prie, et promenez-vous tant que vous voudrez. --Madame, vous etes mille fois trop bonne; mais je n'ai pas eu l'indiscretion d'en exprimer le desir. C'est cet enfant qui, par bon coeur, me l'a propose. --Mon Dieu, reprend-elle, un grand jardin a Paris est une chose agreable et precieuse. J'ai appris que vous sortiez rarement de votre appartement, et que vous passiez une partie des nuits a travailler. Je dispose de cet endroit-ci, je serai charmee que vous y trouviez un peu d'air et d'espace. Profitez de l'occasion, vous ajouterez a la gratitude que je vous dois deja. Et, me saluant avec un charme indicible, elle s'est eloignee. Je me suis alors promene par tout le jardin. Elle n'y etait plus. Le jockey et le jardinier m'ont conduit dans la serre. C'est un lieu de delices, quoique dans un fort petit local. Une fontaine de marbre blanc est au milieu, tout ombragee des grandes feuilles de bananier, toute tapissee des festons charmants des plantes grimpantes. Une douce chaleur y regne, des oiseaux exotiques babillent dans une cage doree, et de mignons rouges-gorges se sont volontairement installes dans ce boudoir parfume, dont ils ne cherchent pas a sortir quand on ouvre les vitraux. Quel gout et quelle coquetterie dans l'arrangement de ces purs camelias et de ces cactus etincelants! Quels mimosas splendides, quels gardenias embaumes! Le jardinier avait raison d'etre fier. Ces gradins de plantes dont on n'apercoit que les fleurs, et qui forment des allees, cette voute de guirlandes sous un dome de cristal, ces jolies corbeilles suspendues, d'ou pendent des plantes etranges d'une vegetation aerienne, tout cela est ravissant. Il y avait un coussin de velours bleu celeste sur le banc de marbre blanc, a cote de la cuve que traverse un filet d'eau murmurante. Un livre etait pose sur le bord de cette cuve. Je n'ai pas ose y toucher; mais je me suis penche de cote pour regarder le titre: c'etait le _Contrat social_. --C'est le livre de madame, a dit l'enfant; elle l'a oublie. C'est la sa place, c'est la qu'elle vient lire toute seule, bien longtemps, tous les jours. --C'est peut-etre ma presence qui l'en chasse; je vais me retirer. Et j'allais le faire, lorsque, pour la seconde fois, elle m'est apparue. Le jardinier s'est eloigne par respect, le jockey pour courir apres Fly, et la conversation s'est engagee entre elle et moi, si naturellement, si facilement, qu'on eut dit que nous etions d'anciennes connaissances. Les manieres et le langage de cette femme sont d'une elegance et en meme temps d'une simplicite incomparables. Elle doit etre d'une naissance illustre, l'antique majeste patricienne reside sur son front, et la noblesse de ses manieres atteste les habitudes du plus grand monde. Du moins de ce grand monde d'autrefois, ou l'on dit que l'extreme bon ton etait l'aisance, la bienveillance et le don de mettre les autres a l'aise. Pourtant je n'y etais pas completement d'abord; je craignais d'avoir bientot, malgre toute cette grace, ma dignite a sauver un quelque essai de protection. Mais ce reste de rancune contre sa race me rendait injuste. Celle femme est au-dessus de toute grandeur fortuite, comme de toute faveur d'heredite. Ce qu'elle inspire d'abord, c'est le respect, et bientot apres, c'est la confiance et l'affection, sans que le respect diminue. --Ce lieu-ci vous plait, m'a-t-elle dit; helas! je voudrais etre libre de le donner a quelqu'un qui sut en profiter. Quant a moi, j'y viens en vain chercher le ravissement qu'il vous inspire. On me conseille, pour ma sante, d'en respirer l'air, et je n'y respire que la tristesse. --Est-il possible?... Et pourtant c'est vrai! ai-je ajoute en regardant son visage pale et ses beaux yeux fatigues. Vous n'etes pas bien portante, et vous n'avez pas de bonheur. --Du bonheur, Monsieur! Qui peut etre riche ou pauvre et se dire heureux! Pauvre on a des privations; riche on a des remords. Voyez ce luxe, songez a ce que cela coute, et sur combien de miseres ces delices sont prelevees! --Vrai, Madame, vous songez a cela? --Je ne pense pas a autre chose, Monsieur. J'ai connu la misere, et je n'ai pas oublie qu'elle existe. Ne me faites pas l'injure de croire que je jouisse de l'existence que je mene; elle m'est imposee, mais mon coeur ne vit pas de ces choses-la... --Votre coeur est admirable!... --Ne croyez pas cela non plus, vous me feriez trop d'honneur. J'ai ete enivree quand j'etais plus jeune. Ma mollesse et mon gout pour les belles choses combattaient mes remords et les etouffaient quelquefois. Mais ces jouissances impies portent leur chatiment avec elles. L'ennui, la satiete, un degout mortel sont venus peu a peu les fletrir; maintenant je les deteste et je les subis comme un supplice, comme une expiation. Elle m'a dit encore beaucoup d'autres choses admirables que je ne saurais transcrire comme elle les a dites. Je craindrais de les gater, et puis je me suis senti si emu, que les larmes m'ont gagne. Il me semblait que je contemplais un fait miraculeux. Une femme opulente et belle, reniant les faux biens et parlant comme une sainte! J'etais bouleverse. Elle a vu mon emotion; elle m'en a su gre. "Je vous connais a peine, m'a-t-elle dit, et pourtant je vous parle comme je ne pourrais et je ne voudrais parler a aucune autre personne, parce que je sens que vous seul comprenez ce que je pense." Pour faire diversion a mon attendrissement, qui devenait excessif, elle m'a parle du livre qu'elle tenait a la main. "Il n'a pas compris les femmes, ce sublime Rousseau, disait-elle. Il n'a pas su, malgre sa bonne volonte et ses bonnes intentions, en faire autre chose que des etres secondaires dans la societe. Il leur a laisse l'ancienne religion dont il affranchissait les hommes; il n'a pas prevu qu'elles auraient besoin de la meme foi et de la meme morale que leurs peres, leurs epoux et leurs fils, et qu'elles se sentiraient avilies d'avoir un autre temple et une autre doctrine. Il a fait des nourrices croyant faire des meres. Il a pris le sein maternel pour l'ame generatrice. Le plus spiritualiste des philosophes du siecle dernier a ete materialiste sur la question des femmes." Frappe du rapport de ses idees avec les miennes, je l'ai fait parler beaucoup sur ce sujet. Je lui ai confie le plan de mon livre, et elle m'a prie de le lui faire lire quand il serait termine; mais j'ai ajoute que je ne le finirais jamais, si ce n'est sous son inspiration: car je crois qu'elle en sait beaucoup plus que moi. Nous avons cause plus d'une heure, et la nuit nous a separes. Elle m'a fait promettre de revenir souvent. J'aurais voulu y retourner aujourd'hui, je n'ai pas ose; mais j'irai demain si la porte de ce malheureux rez-de-chaussee n'est pas replacee, et si madame Germain ne me suscite pas quelque persecution pour m'interdire l'acces du jardin. Quel malheur pour moi et pour mon livre, si, au moment ou la Providence me fait rencontrer un interprete divin si competent sur la question qui m'occupe, un type de femme si parfait a etudier pour moi qui ne connais pas du tout les femmes!... Oh! oui! quel malheur, si le caprice d'une servante m'en faisait perdre l'occasion! car cette dame m'oubliera si je ne me montra pas; elle ne m'appellera pas ostensiblement chez elle si son mari est jaloux et despote, comme je le crois! Et d'ailleurs que suis-je pour qu'elle songe a moi? CAHIER N deg. 4.--TRAVAIL. L'homme est un insense, un scelerat, un lache, quand il calomnie l'etre divin associe a sa destinee. La femme... CAHIER N deg. 5.--JOURNAL. 8 janvier. Je suis retourne deja deux fois, et j'ai reussi a n'etre pas apercu de madame Germain. C'est plus facile que je ne pensais. Il y a une petite porte de degagement au rez-de-chaussee, donnant sur un palier qui n'est point expose aux regards de la loge. Toute l'affaire est de me glisser la sans eveiller l'attention de personne; l'appartement est toujours en decombres, le jardin desert. La porte du mur mitoyen ne se trouve jamais fermee en dehors a l'heure ou je m'y presente; je n'ai qu'a la pousser et je me trouve seul dans le jardin de ma voisine. Toujours muni d'un livre de botanique, je m'introduis dans la serre. Le jardinier et le jockey me prennent pour un lourd savant, et m'accueillent avec toutes sortes d'egards. Quand madame n'est pas la elle y arrive bientot, et alors nous causons deux heures au moins, deux heures qui passent pour moi comme le vol d'une fleche. Cette femme est un ange! On en deviendrait passionnement epris si l'on pouvait eprouver en sa presence un autre sentiment que la veneration. Jamais ame plus pure et plus genereuse ne sortit des mains du createur; jamais intelligence plus, droite, plus claire, plus ingenieuse et plus logique n'habita un cerveau humain. Elle a la veritable instruction: sans aucun pedantisme, elle est competente sur tous les points. Si elle n'a pas tout lu, elle a du moins tout compris. Oh! la lumiere emane d'elle, et je deviens plus sage, plus juste, je deviens veritablement meilleur en l'ecoulant. J'ai le coeur si rempli, l'ame si occupee de ses enseignements, que je ne puis plus travailler; je sens que je n'ai plus rien en moi qui ne me vienne d'elle, et qu'avant de transcrire les idees qu'elle me suggere il faut que je m'en penetre en l'ecoutant encore, en revant a ce que j'ai deja entendu. [Illustration 01.png: Serait-ce la une femme?...] Je n'ai songe a m'informer ni de sa position a l'egard du monde, ni des circonstances de sa vie privee, ni meme du nom qu'elle porte; je sais seulement qu'elle s'appelle Julie, comme l'amante de Saint-Preux. Que m'importe tout le reste, tout ce qui n'est pas vraiment elle-meme? J'en sais plus long sur son compte que tous ceux qui la frequentent; je connais son ame, et je vois bien a ses discours et a ses nobles plaintes que nul autre que moi ne l'apprecie. Une telle femme n'a pas sa place dans la societe presente, et il n'y en a pas d'assez elevee pour elle. Oh! du moins elle aura dans mon coeur et dans mes pensees celle qui lui convient! Depuis huit jours je me suis tellement reconcilie avec ma solitude, que je m'y suis retranche comme dans une citadelle; je ne regarde meme plus la femme ignoble qui me sert, de peur de reposer ma vue sur la laideur morale et physique, et de perdre le rayon divin dont s'illumine autour de moi le monde ideal. Je voudrais ne plus entendre le son de la voix humaine, ne plus aspirer l'air vital hors des heures que je ne puis passer aupres d'elle. Oh! Julie! je me croyais philosophe, je me croyais juste, je me croyais homme, et je ne vous avais pas rencontree! CAHIER N deg. 1. TRAVAIL. DE L'AMOUR. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CAHIER N deg. 2.----JOURNAL. 15 janvier. Je ne croyais pas qu'un homme aussi simple et aussi retire que moi dut jamais connaitre les aventures, et pourtant en voici deux fort etranges qui m'arrivent en peu de jours, si toutefois je puis appeler du nom leger d'_aventure_ ma rencontre romanesque et providentielle avec l'admirable Julie. [Illustration 02.png: Je viens de la part de _madame_.] Hier soir, j'avais ete appele pour une affaire a la Chaussee-d'Antin, et je revenais assez tard. J'etais entre, chemin faisant, dans un cabinet de lecture pour feuilleter un ouvrage nouveau, dont le titre expose a la devanture m'avait frappe. Je m'etais oublie la a parcourir plusieurs autres ouvrages assez frivoles, dans lesquels j'etudiais avec une triste curiosite les tendances litteraires du moment; si bien que minuit sonnait quand je me suis trouve devant l'Opera. C'etait l'ouverture du bal, et, ralentissant ma marche, j'observais avec etonnement cette foule de masques noirs, de personnages noirs, hommes et femmes, qui se pressaient pour entrer. Il y avait quelque chose de lugubre dans cette procession de spectres qui couraient a une fete en vetements de deuil[1]. Heurte et emporte par une rafale tumultueuse de ces etres bizarres, je me sens saisir le bras, et la voix deguisee d'une femme me dit a l'oreille: "On me suit. Je crains d'avoir ete reconnue. Pretez-moi le bras pour entrer; cela donnera le change a un homme qui me persecute." [Note 1: Le journal de Jacques Laurent est date de 183x, epoque a laquelle les dominos etaient seuls admis au bal de l'Opera. On n'y dansait pas.] --Je veux bien vous rendre ce service, ai-je repondu, bien que je n'entende rien a ces sortes de jeux. --Ce n'est pas un jeu, reprit le domino noir a noeuds roses, qui s'attachait a mon bras et qui m'entrainait rapidement vers l'escalier; je cours de grands dangers. Sauvez-moi. J'etais fort embarrasse; je n'osais refuser, et pourtant je savais qu'il fallait payer pour entrer. Je craignais de n'avoir pas de quoi; mais nous passames si vite devant le bureau, que je n'eus pas meme le temps de voir comment j'etais admis. Je crois que le domino paya lestement pour deux sans me consulter. Il me poussa avec impetuosite au moment ou j'hesitais, et nous nous trouvames a l'entree de la salle avant que j'eusse eu le temps de me reconnaitre. L'aspect de cette salle immense, magnifiquement eclairee, les sons bruyants de l'orchestre, cette fourmiliere noire qui se repandait comme de sombres flots, dans toutes les parties de l'edifice, en bas, en haut, autour de moi; les propos incisifs qui se croisaient a mes oreilles, tous ces bouquets, tous ces masques semblables, toutes ces voix flutees qui s'imitent tellement les unes les autre, qu'on dirait le meme etre mille fois repete dans des manifestations identiques; enfin, cette cohue triste et agitee, tout cela me causa un instant de vertige et d'effroi. Je regardai ma compagne. Son oeil noir et brillant a travers les trous de son masque, sa taille informe sous cet affreux domino qui fait d'une femme un moine, me firent veritablement peur, et je fus saisi d'un frisson involontaire. Je croyais etre la proie d'un reve, et j'attendais avec terreur quelque transformation plus hideuse encore, quelque bacchanale diabolique. Nous avions apparemment echappe au danger reel ou imaginaire qui me procurait l'honneur de l'accompagner, car elle paraissait plus tranquille, et elle me dit d un ton railleur: "Tu fais une drole de mine, mon pauvre chevalier. Vraiment, tu es le chevalier de la triste figure! --Vous devez avoir furieusement raison, beau masque, lui repondis-je, car, grace a vous, c'est la premiere fois que je me trouve a pareille fete. Maintenant vous n'avez plus besoin de moi, permettez moi de vous souhaiter beaucoup de plaisir et d'aller a mes affaires. --Non pas, dit-elle, tu ne ne quitteras pas encore, tu m'amuses. --Grand merci, mais... --Je dirai plus, tu m'interesses. Allons, ne fais pas le cruel, et crains d'etre ridicule. Si tu me connaissais, tu ne serais pas fache de l'aventure. --Je ne suis pas curieux, permettez que je... --Mon pauvre Jacques, tu es d'une pruderie revoltante. Cela prouve un amour propre insense. Tu crois donc que je te fais la cour? Commence par t'oter cela de l'esprit, toi qui en as tant! Je ne suis pas eprise de toi le moins du monde, quoique tu sois trop joli garcon pour un pedant! --A ce dernier mot, je vois bien que j'ai l'honneur d'etre parfaitement connu de vous. --Voila de la modestie, a la bonne heure! Certes, je te connais, et je sais ton gout pour la botanique. Ne t'ai-je pas vu entrer dans une certaine serre ou, depuis quinze jours, tu etudies le camelia avec passion? --Qu'y trouvez-vous a redire? --Rien. La dame du logis encore moins, a ce qu'il parait? --Vous etes sans doute sa femme de chambre? --Non, mais son amie intime. --Je n'en crois rien. Vous parlez comme une soubrette et non pas comme une amie. --Tu es grossier, chevalier discourtois! Tu ne connais pas les lois du bal masque, qui permettent de medire des gens qu'on aime le mieux. --Ce sont de facheux et stupides usages. --Ta colere me divertit. Mais sais-tu ce que j'en conclus? --Voyons! --C'est que tu voudrais, en jouant la colere, me faire croire qu'il y a quelque chose de plus serieux entre cette dame et toi que des lecons de botanique. --Serieux? Oui, sans doute, rien n'est plus serieux que le respect que je lui porte. --Ah! tu la crois donc bien vertueuse? --Tellement, que je ne puis souffrir d'entendre parler d'elle en ce lieu, et d'en parler moi-meme a une personne que je ne connais pas, et qui... --Acheve! "Et dont tu n'as pas tres-bonne opinion jusqu'a present?" --Que vous importe, puisque vous venez ici pour provoquer et braver la liberte des paroles? --Tu es fort aigre. Je vois bien que tu es amoureux de la dame aux camelias. Mais n'en parlons plus. Il n'y a pas de mal a cela, et je ne trouverais pas mauvais qu'elle te payat de retour. Tu n'es pas mal, et tu ne manques pas d'esprit; tu n'as ni reputation, ni fortune, c'est encore mieux. Je pardonnerais a cette femme toutes les folies de sa jeunesse, si elle pouvait, sur _ses vieux jours_, aimer un homme raisonnable pour lui-meme et s'attacher a lui serieusement. Vous, vous etes ma mie, une fille suivante, Un peu trop forte en gueule et fort impertinente. Le domino provocateur ne fit que rire de la citation; mais changeant bientot de ton et de tactique: "Ton courroux me plait, dit-elle, et me donne une excellente opinion de toi. Sache donc que tout ceci etait une epreuve; que j'aime trop Julie pour l'attaquer serieusement, et qu'elle saura demain combien tu es digne de l'honnete amitie qu'elle a pour ton personnage flegmatique, philosophique et botanique. Je veux que nous fassions connaissance chez elle a visage decouvert, et que la paix soit signee entre nous sous ses auspices. Allons, viens t'asseoir avec moi sur un banc. Je suis deja fatiguee de marcher, et mon envie de rire se passe. Julie pretend que tu es un grand philosophe, je serais bien aise d'en profiter." Soit faiblesse, soit curiosite, soit un vague prestige qui, de Julie, se refletait a mes yeux sur cette femme legere, comme la brillante lueur de l'astre sur quelque obscur satellite, je la suivis, et bientot nous nous trouvames dans une loge du quatrieme rang, assis tellement au-dessus de la foule, que sa clameur ne nous arrivait plus que comme une seule voix, et que nous etions comme isoles a l'abri de toute surveillance et de toute distraction. _Elle_ commenca alors des discours etranges ou le plus energique enivrement se melait a la plus adroite reserve; elle paraissait continuer l'entretien piquant que nous avions commence en bas, ou du moins passer naturellement de ce fait particulier a une theorie generale sur l'amour. Et comme il me semblait que c'etait ou une provocation directe, ou le desir de m'arracher par surprise quelque secret de coeur relatif a Julie, je me tenais sur mes gardes. Mais elle se railla de ma prudence, et apres avoir finement fustige la presomption qu'elle m'attribuait dans les deux cas, elle me forca a ne voir dans ses discours qu'une provocation a des theories serieuses de ma part sur la question brulante qu'elle agitait. J'etais scandalise d'abord de cette facilite sans retenue et sans fierte a soulever devant moi le voile sacre a travers lequel j'ai a peine ose jusqu'ici interroger le coeur des femmes; mais son esprit souple et fecond, une sorte d'eloquence fievreuse quelle possede, reussirent peu a peu a me captiver. Apres tout, me disais-je, voici une excellente occasion d'etudier un nouveau type de femme, qui, dans sa fougue audacieuse, m'est tout aussi inconnu que me l'etait il y a peu de jours le calme divin de Julie. Voyons a quelle distance de l'homme peut s'elever ou s'abaisser la puissance de ce sexe! --Allons, me disait-elle, reponds, mon pauvre philosophe! n'as-tu donc rien a m'enseigner? Je t'ai attire ici pour m'instruire. Moralise-moi si tu peux. De quoi veux-tu parler au bal masque avec une femme, si ce n'est d'amour? Eh bien, prononce-toi, admets ou refute mes objections. Que feras-tu de la passion dans ta republique ideale? Dans quelle serie de merites rangeras-tu la pecheresse qui a beaucoup aime? Sera-ce au-dessous, ou au-dessus, ou simplement a cote de la vierge qui n'a point aime encore, ou de la matrone a qui les soins vertueux du menage n'ont pas permis d'etre aimable, et, par consequent, d'etre emue et enivree de l'amour d'un homme? Voueras-tu un culte exclusif a ces fleurs sans parfum et sans eclat qui vegetent a l'ombre, et qui, ne connaissant pas le soleil, croient que le soleil est l'ennemi de la vie? Je sais que tu adores le camelia; apparemment tu meprises la rose? --La rose est enivrante, repondis-je, mais elle ne vit qu'un instant. Je voudrais lui donner la persistance et la duree du camelia blanc, symbole de purete. --C'est cela, tu voudrais lui enlever sa couleur et son parfum, et tu oserais dire aux jardiniers de ton espece: "Voyez, chers cuistres, mes freres, quel beau monstre vient d'eclore sous mon chassis!" Tiens, froid reveur, regarde toutes ces femmes qui sont ici! Je voudrais te faire soulever leurs masques et lire dans leurs ames. La plupart sont belles, belles de corps et d'intelligence. Celles que tu croirais les plus depravees sont souvent celles qui ont le plus tendre coeur, l'esprit le plus spontane, les plus nobles intelligences, les entrailles les plus maternelles, les devouements les plus romanesques, les instincts les plus heroiques. Songes-y, malheureux, toutes ces femmes de plaisir et d'ivresse, c'est l'elite des femmes, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature; et c'est pourquoi, grace aux legislateurs pudiques de la societe, elles sont ici, cherchant l'illusion d'un instant d'amour, au milieu d'une foule d'hommes qui feignent de les aimer, et qui affectent entre eux de les mepriser. Les plus beaux et les meilleurs etres de la creation sont la, forces de tout braver, ou de se masquer et de mentir, pour n'etre pas outrages a chaque pas. Et c'est la votre ouvrage, hommes clairvoyants, qui avez fait de votre amour un droit, et du notre un devoir! Elle me parla longtemps sur ce ton, et me fit entendre de si justes plaintes, elle sut donner tant d'attraits et de puissance e ce dieu d'Amour dont elle semblait vouloir elever le culte sur les ruines de tous les principes, que les heures de la nuit s'envolerent pour moi comme un songe. La parole de celle femme me subjuguait; la laideur de son deguisement, l'effroi que m'inspirait son masque, et jusqu'a l'eclat lugubre de la fete ou elle m'avait entraine, tout cela disparaissait autour de moi. Toute son ame, tout son etre semblaient etre passes dans cette parole ardente, et cette voix feinte, qu'elle maintenait avec art pour ne pas se faire reconnaitre, cette voix de masque qui m'avait blesse le tympan d'abord, prenait pour moi des inflexions etranges, quelque chose d'incisif, de penetrant, qui agissait sur mes nerfs, si ce n'est sur mon ame. Je me sentais vaincu, modifie et comme transforme dans mes opinions en l'ecoutant. Je lui demandai grace. Je suis trop agite pour repondre, lui dis-je, je veux rentrer en moi-meme, et savoir si a l'abri de votre eloquence je dois vous admirer ou vous plaindre. --Eh bien, dit-elle en se levant, consulte l'oracle! Demande a Julie ce qu'elle doit penser du caquet de sa _femme de chambre_. Je te donne rendez-vous ici, a cette place et a cette heure, d'aujourd'hui en huit. Si tu n'y viens pas, je te regarderai comme vaincu, et je regretterai le temps que j'aurai perdu a provoquer un adversaire si faible. Elle disparut. J'etais si accable, que je ne songeai pas a la suivre. Puis je le regrettai aussitot, et me mis a sa recherche, mais inutilement. Il y avait dans le bal plus de cent dominos a noeuds roses. Une ouvreuse de loges, avec qui je sus engager une conversation, m'apprit que les femmes comme il faut ne portaient jamais aucun ornement, et que leur costume etait uniformement noir comme la nuit. Cette femme m'a bouleverse le cerveau. 0 Julie! j'ai besoin de vous revoir et de vous entendre pour effacer ce mauvais reve, pour me rattacher a l'adoration fervente et inviolable de la clarte sans ombre et de la pudeur sans trouble. 8 janvier. Un mauvais genie a preside au destin de la semaine. Une fois je suis alle au jardin, elle n'a point paru; une autre fois j'ai essaye de penetrer dans l'enclos par le rez-de-chaussee; les portes etaient replacees, les serrures posees et fermees. J'ai fait une tentative desesperee aupres de madame Germain; j'ai humblement demande la permission de prendre un peu d'air et de mouvement dans ce jardin inoccupe. Elle m'a aigrement refuse. "De l'air et du mouvement, Monsieur n'en manque pas, puisqu'il passe les nuits a courir!" J'ai offert de l'argent; mais je ne suis pas assez riche pour corrompre. "Monsieur n'en aura pas de trop pour acquitter les dettes des locataires insolvables. D'ailleurs, c'est ma consigne: le jardin n'est ouvert a personne." J'irai au bal de l'Opera ce soir: je ferai cette folie. J'interrogerai ce masque, je saurai si Julie est malade ou si elle a quelque chagrin. Je ferai semblant d'etre galant pour me rendre favorable cette femme etrange qui pretend la connaitre... et qui m'a peut-etre trompe. Comment Julie pourrait-elle se lier d'amitie avec un, caractere si different du sien? 10 janvier Me voila brise, aneanti! Non, je n'aurai pas le courage de me raconter a moi-meme ce que j'ai decouvert, ce que je souffre depuis cette nuit maudite! 10 janvier Essayons d'ecrire. Les souvenirs qu'on se retrace en les redigeant echappent au vague de la reverie devorante. A minuit j'etais la, ou elle m'avait dit de la rejoindre, et je l'attendais. Elle parait enfin, me serre convulsivement la main, et se jette, essoufflee, sur une chaise au fond de la loge, apres s'y etre fait renfermer avec moi par l'ouvreuse. Au bout de quelques moments de silence, ou elle paraissait veritablement suffoquee par l'emotion: "J'ai encore ete poursuivie aujourd'hui, me dit-elle, par un homme qui me hait et que je meprise. Oh! candide et honnete Jacques! vous ne savez pas ce que c'est qu'un homme du monde, a quelle lache fureur, a quels ignobles ressentiments peuvent se porter ces gens de bonne compagnie, quand le despotisme fanatique de leur amour-propre est blesse!" Je la plaignais, mais je ne trouvais pas d'expression pour la consoler. --Vous le voyez, lui dis-je, cette vie d'enivrement et de plaisir egare celles qui s'y abandonnent. Ces illusions d'un instant dont vous me parliez mettent l'amour d'une femme, peut-etre belle et bonne, aux bras d'un homme indigne d'elle, et capable de tout pour se venger du retour de sa raison. --Qu'est-ce que cela prouve, Jacques? me dit-elle vivement. C'est qu'apparemment il faut s'abstenir de chercher et de rever l'amour dans ce monde-ci. Creez-en donc un meilleur, ou l'on puisse estimer ce qu'on aime, et, en attendant, croyez-moi, ne prenez pas parti pour le bourreau contre la victime. En ce moment, la porte de la loge voisine s'ouvrit. Un fort bel homme, qui avait un air de grand seigneur et des fleurs a sa boutonniere, entra, et, se penchant vers ma compagne par-dessus la cloison basse qui le separait de nous: "C'est donc vous enfin, _belle Isidora_ lui dit-il d'un ton acerbe. Pourquoi fuir et vous cacher? Je ne pretends pas troubler vos plaisirs, mais voir seulement la figure de notre heureux successeur a tous, afin de le designer aux remerciments de _mon ami Felix_." Quoiqu'il eut parle a voix basse, je n'avais pas perdu un mot de son compliment. Ma compagne m'avait saisi le bras, et je la sentais trembler comme une feuille au vent d'orage. Je pris vite mon parti. "Monsieur, dis-je en me levant, je ne sais point ce que c'est que mademoiselle Isidora. Je ne sais pas davantage ce que c'est que votre ami Felix, et je ne vois pas trop ce que peut etre un homme qui s'en vient insulter une femme au bras d'un autre homme. Mais ce que je sais, mordieu fort bien, c'est que je reviens de mon village, et que j'en ai rapporte des poings qui, pour parler le langage du lieu ou nous sommes, pourraient bien vous faire piquer une tete dans le parterre, si votre gout n'etait pas de nous laisser tranquilles." Puis, comme je le voyais hesiter, et qu'il me paraissait trop facile de me debarrasser de ce beau fils par la force, il me prit envie de le persifler par un mensonge. --Sachez, d'ailleurs, lui dis-je, que madame est... ma femme, et tenez-vous pour averti. --Votre femme! repondit le dandy avec ironie, quoique cependant il ne fut pas certain de ne pas s'etre grossierement trompe.--Votre femme!... Eh bien! Monsieur, vous defendez peu courtoisement son honneur; mais j'ai tort, et je merite un peu votre mercuriale. Que madame me pardonne, ajouta-t-il en saluant ma pretendue femme, c'est une meprise qui n'a rien de volontaire. --Je te remercie, bon Jacques, reprit-elle, aussitot qu'il se fut eloigne, tu m'as rendu un grand service; mais si tu veux que je te le dise, il y a dans ta maniere de me defendre Quelque chose qui me blesse profondement. Tu n'aurais donc pas consenti a defendre le nom et la personne d'Isidora, dans la crainte de passer pour, l'amant d'une femme qu'on peut outrager ainsi? --Rien de semblable ne m'est venu a l'esprit; je n'ai songe qu'a vous debarrasser d'un fou ou d'un ennemi, qui m'eut, a coup sur, force de traverser par quelque scandale le plaisir que j'eprouve a causer avec vous. --Mais si j'avais ete cette Isidora fameuse dont on dit tant de mal, et dont vous avez sans doute la plus parfaite horreur, et si l'ennemi s'etait acharne a me prendre pour elle, nonobstant notre mariage improvise?... --D'abord je ne m'inquiete pas de cette Isidora, et je ne la connais pas. Je ne suis pas un homme du monde, je n'ai point de rapports avec ce genre de femmes celebres. Ensuite, Isidora ou non, je vous prie de croire que je ne suis pas assez de mon village pour ne pas savoir qu'on doit protection a la femme qu'on accompagne. --Ah! mon cher villageois, avoue que c'est une triste necessite que le devoir d'un honnete homme en pareil cas! Risquer sa vie pour une fille! --Je n'ai jamais su ce que c'etait qu'une fille, je le sais moins que jamais, et je suis tente, depuis huit jours, de croire qu'il n'y a point de femmes qui meritent reellement cette epithete infamante. Si Isidora est une de ces femmes, et si vous etes cette Isidora, j'eprouve pour vous... --Eh bien, qu'eprouves-tu pour moi? Dis donc vite! --Le meme sentiment qu'un devot aurait pour une relique qu'il verrait foulee aux pieds dans la fange. Il la releverait, il s'efforcerait de la purifier et de la replacer sous la chasse. --Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n'es pas plus grand! Tu vois toujours dans l'amour l'idee de pardon et de correction, tu ne vois pas que ton role de purificateur, c'est le prejuge du pedagogue qui croit sa main plus pure que celle d'autrui, et que la chasse ou tu veux replacer la relique, c'est l'eteignoir, c'est la cage, c'est le tombeau de ta possession jalouse? --Femme orgueilleuse! m'ecriai-je, tu ne veux pas meme de pardon? --Le pardon est un reproche muet, le mepris subsiste apres. Je donnerais une vie de pardon pour un instant d'amour. --Mais le mepris revient aussi apres cet instant-la! --On l'a eu, cet instant! Avec le pardon on ne l'a pas. Mepris pour mepris, j'aime mieux celui de la haine que celui de la pitie. Je ne sais comment il se fit que l'accent dont elle dit ces paroles me causa une sorte de vertige. Je fus comme tente de me jeter a ses pieds et de lui demander pardon a elle-meme. Mais un reste d'effroi et peut-etre de degout me retint. "Allons-nous-en, me dit-elle, nous ne nous entendrons pas, mon philosophe!" Je la suivis machinalement. Nous fimes un tour de foyer. J'y etais etourdi et comme etouffe par le feu croise des agaceries et des epigrammes. Tout a coup ma compagne quitta mon bras comme pour m'echapper. Je ne la perdis pas de vue, et, voyant qu'elle quittait le bal, je decidai de le quitter aussitot, tout en protegeant sa retraite. Je descendais l'escalier sur ses pas, et elle atteignait la derniere marche, lorsque le beau jeune homme dont je l'avais debarrassee, et qui rentrait, se trouve face a face avec elle. Il s'arrete, sourit avec un mepris inexprimable, et, levant les yeux vers moi: --C'est donc l'habitude dans votre province, me dit-il, de suivre sa femme comme un jaloux, et de l'observer a distance? Mon cher monsieur, vous vous etes moque de moi, mais je vous le pardonne, si bien que je veux vous donner un petit avis. La dame que vous escortez est la plus belle femme de Paris, vous avez raison d'en etre vain; mais, comme c'est la plus meprisable et la plus meprisee, vous auriez grand tort d'en etre fier. --Et vous, repondis-je, voua devriez etre honteux de parler comme vous faites. Si vous dites un mot de plus, je vous en rendrai tres-repentant. Un flot de monde qui rentrait nous separa, et il monta l'escalier assez rapidement. Quand il fut en haut du premier palier, il se retourna. Je m'etais empare du bras d'Isidora, et je m'etais arrete en bas pour le regarder aussi. Il haussa legerement les epaules. Je lui fis un signe imperatif pour qu'il eut a disparaitre ou a redescendre. Il prit le premier parti, couvrant d'un air de dedain ironique sa retraite prudente. Je me sentais le sang echauffe plus que de raison; je voulais remonter et le forcer a prendre d'autres airs. Ma compagne se cramponna apres moi. "Vous me perdez si vous faites du scandale, me dit-elle. Suivez-moi, j'ai a vous parler." Elle m'entraina vers un fiacre, donna son adresse tout bas au cocher, et me dit: "Jacques, vous allez me suivre chez moi. Ce n'est pas une aventure; je sais qu'elle ne serait pas de votre gout, et il n'est pas certain qu'elle fut du mien." Que ce fut la colere dont j'etais a peine remis, ou la pitie pour elle, ou quelque interet subit plus tendre que je ne voulais me l'avouer, je ne me sentais plus sous l'empire de la raison. Il faut que j'avoue aussi que la crainte de decouvrir la vieillesse et la laideur sous son masque avait agi a mon insu sur mon imagination. Le dandy, qui croyait me degouter d'elle en m'apprenant (ce qu'il ne supposait pas que je pusse ignorer), qu'elle etait la plus belle femme de Paris, avait etrangement manque sa vengeance. Le prestige de la beaute, lors meme qu'il n'agit pas encore sur les yeux, est tout puissant sur un cerveau aussi impressionnable que le mien. J'entourai de mes bras ma tremblante conquete, et perdant tout mon orgueil de pedagogue, je la suppliai de ne pas me croire indigne d'un de ces moments d'amour qu'elle m'avait fait rever si doux et si terribles. Elle tressaillit et s'arracha de mes bras a plusieurs reprises; enfin elle me dit: "Prenez garde, Jacques, que ma figure ne soit pour vous la tete de Meduse!... Vous allez me voir, helas! ne parlez pas d'amour et de joie. Je touche au terme de mon agonie, et je sens la vie quitter mon sein, peut-etre pour la derniere fois." Le fiacre s'arreta a une petite porte, dans une ruelle sombre. J'en franchis le seuil sans savoir dans quel quartier de Paris je pouvais etre: j'avais fait cette course comme un somnambule. Nous traversames plusieurs pieces mysterieuses, eclairees seulement par des feux mourants de cheminee qui faisaient scintiller dans l'ombre quelques dorures. Enfin nous entrames dans un boudoir a la fois chaste et delicieux, au milieu duquel brulait une lampe de bronze antique. Ma compagne ferma soigneusement les portes, alluma plusieurs bougies, et, tout a coup arrachant son masque avec un mouvement de colere et de desespoir, elle me montra... 0 ciel! ecrirai-je son nom sans defaillir!... les traits purs et divins de Julie! --Julie! m'ecriai-je... --Non pas Julie, dit-elle avec amertume, mais Isidora, _la femme la plus meprisee, sinon la plus meprisable de Paris._ Je restai longtemps altere, et, lorsque j'osai relever les yeux sur elle, je vis qu'elle observait mon visage avec une profonde anxiete. --Jacques, reprit-elle alors, voyant que je n'avais pas la force de rompre le silence, vous avez aime _Julie_! Julie n'a pas joue de role devant vous: vous n'aviez point parle d'amour ensemble. Vous avez connu l'etat present de son ame, ses profonds ennuis et ses plus serieuses preoccupations depuis qu'elle a renonce au reve d'etre aimee. Mais elle vous eut trompe, si elle eut laisse la passion s'allumer en vous dans les circonstances pures et charmantes qui avaient preside a votre rencontre. Le hasard d'une autre rencontre a la porte de l'Opera l'a decidee a se faire connaitre sous son autre aspect. Celui-la, c'est le passe, mais un passe qui n'est pas assez loin pour etre oublie des hommes qui le connaissent... --Ne vous accusez pas, Julie, vous me faites trop de mal! --Que voulez-vous dire? --Je n'en sais rien, je souffre! --Je vous comprends mieux que vous-meme. C'est le moment de nous dire adieu, Jacques. Ne souffrez pas a cause de moi. Moi aussi, je souffre, et je dois souffrir plus longtemps que vous; car, moi aussi je vous aimais, alors que je me sentais aimee, et les raisons qui me feront combattre desormais votre souvenir ne sont terribles et humiliantes que pour moi seule. --Ne dites pas cela, Julie! Je vous aime, je vous aimerai toute ma vie. Je vous venerais comme un ange; a present, je vous aimerai autrement; mais ce ne sera pas moins, je vous le jure! --_Vous le jurez!_ donc vous ne le sentez plus. Je ne veux pas etre aimee _autrement_, moi, et je sais que mon ambition est insensee. Ainsi, adieu, noble et bon Jacques, adieu pour toujours, le dernier amour de ma vie! --Julie! Julie! ne mettez pas de l'orgueil a la place de l'amour. Ne repoussez pas cet amour vrai et profond, que je mets encore a vos pieds. 0 ciel! craindriez-vous de moi de laches reproches? ---Je vous l'ai dit, je crains le pardon! ce muet reproche, le plus noble, mais le plus implacable de tous! --Ne parlez pas de pardon, n'en parlons jamais! A Dieu seul le droit de pardonner; vous avez raison! Et que suis-je pour m'arroger celui de vous absoudre? Ma vie a ete pure et paisible, et je n'ai pas lieu d'en tirer gloire. A quelles seductions ai-je ete expose? quelles luttes ai-je subies! Non, adorable et infortunee creature, je ne te pardonne pas, je t'aime trop pour cela! --Tu as raison, Jacques, s'ecria-t-elle, c'est ainsi qu'il faut aimer, ou ne pas s'en meler! Et, se precipitant dans mes bras, elle m'etreignit contre son coeur avec passion. Mais cette femme avait trop souffert pour etre confiante. De sinistres previsions glacerent ses premiers transports. --Ecoute, Jacques, dit-elle, tu sais bien tout! Je suis une femme entretenue; tu le sais a present! Je suis la maitresse du comte Felix de ***; sais-tu cela? Nous sommes ici chez lui, il peut arriver et nous chasser l'un et l'autre; y songes-tu? En ce moment tu risques ton honneur, et moi mon opulence et la derniere planche de salut offerte a ma consideration, sinon comme femme estimable, du moins comme beaute desirable et puissante. --Que nous importe, Julie? Demain tu quitteras cette prison doree ou ton ame languit. Tu viendras partager la misere du pauvre reveur. Je travaillerai pour te faire vivre, je suspendrai mes reveries, je donnerai des lecons. Nous fuirons ensemble dans quelque ville de province, loin d'ici, loin de tes ennemis. Tu trouveras cette vie pure et simple a laquelle tu aspires... Tu ne connaitras plus cet ennui qui te ronge, cette oisivete que tu te reproches; demain, tu seras libre, ma belle captive. Et pourquoi pas tout de suite! Viens, partons, suis l'amant qui t'enleve! Une secrete terreur se peignit dans les traits de Julie. --Deja des conditions! dit-elle; deja le travail de ma rehabilitation qui commence! Jacques, tu vas croire que je t'ai trompe, que je me suis trompee moi-meme, quand je t'ai dit que je detestais mon luxe et mes plaisirs. Je t'ai dit la verite, je le jure... Et pourtant tes projets me font peur! Et si tu allais ne plus m'aimer! si je me trouvais seule, sans amour et sans ivresse, replongee dans cette affreuse misere que je n'ai pu supporter lorsque j'etais plus jeune, plus belle et plus forte! La misere sans l'amour! c'est impossible. Eh quoi! tu me demandes deja des sacrifices? tu n'attends pas que je te les offre! tu acceptes la pecheresse a condition que, des demain, des aujourd'hui, elle passera a l'etat de sainte! Oh! toujours l'orgueil et la domination de l'homme! Il n'y a donc pas un instant d'ivresse ou l'on puisse se refugier contre les exigences d'un contrat? L'amertume de Julie etait profondement injuste. Je fus effraye des blessures de cette ame meurtrie. J'esperai la guerir avec le temps et la confiance, et je voulus son amour sans condition. Je l'obtins, mais il y eut quelque chose de sinistre dans nos transports. Cela ressemblait a un eternel adieu dont nous avions tous deux le pressentiment. Quand le jour pale et tardif de l'hiver vint nous avertir de nous separer, je crus voir la Juliette de Shakspeare lisant dans le livre sombre du destin; sa paleur et ses cheveux epars la rendaient plus belle, mais les douleurs de son ame devastee la rendaient effrayante. Elle me donna une clef de son appartement, et rendez-vous pour le soir meme, mais elle ne put faire l'effort de sourire en recevant mon dernier baiser. Deux heures apres je recevais le billet suivant: "Ce que je prevoyais est arrive: le lache qui m'a insultee au bal a instruit le comte de mon escapade. Je viens d'avoir une scene affreuse avec ce dernier. Mais j'ai domine sa colere par mon audace. Je ne veux pas etre chassee par cet homme, je veux le quitter au moment ou il sera le plus courbe a mes pieds. Pour ecarter ses soupcons, je pars avec lui pour un de ses chateaux. Je serai bientot de retour, et alors, Jacques, je verrai si tu m'aimes." O Julie! votre immense et pauvre orgueil nous perdra! 15 janvier. Elle pouvait quitter cet homme et fuir le mal a l'instant meme. Elle ne l'a pas voulu!... Est-ce la crainte de la misere? Non, Julie, tu ne sais pas mentir, mais la crainte d'un mepris qui devait t'honorer pour la premiere fois de ta vie, t'a rejetee dans l'abime. Tu n'as pas compris que la raillerie des ames vicieuses allait cette fois te rehabiliter devant Dieu! Et comment n'aurais-tu pas perdu la notion du vrai et du juste sur ces choses delicates! Pauvre infortunee, ta vie a ete un long mensonge a tes propres yeux! Je l'attends toujours... Je l'aime toujours... Et pourtant elle a compte pour rien ma souffrance et ma honte. Elle subit l'amour avilissant de ce gentilhomme pour s'epargner le depit d'etre quittee, et pour se reserver la gloire de quitter la premiere! Dieu de bonte, ayez pitie d'elle et de moi! 29 janvier. Elle n'est pas revenue! Elle ne reviendra peut-etre pas! 30 janvier. _Billet de Julie_, du chateau de***. "Jacques, je pars pour l'Italie. Ne songez plus a moi. J'ai reflechi. Vous n'auriez jamais pu m'aimer sans vouloir me dominer et m'humilier. Je domine et j'humilie Felix. J'ai encore besoin de cette vengeance pendant quelque temps. Ne croyez pas que je sois heureuse: vingt fois par jour je suis comme prete a me tuer! Mais je veux mourir debout, vois-tu, et non pas vivre a genoux. J'ai trop bu dans cette coupe du repentir et de la penitence, je ne veux pas surtout que la main d'un amant la porte a mes levres." CAHIER N deg. 4.--TRAVAIL. 1er mai. Mon ouvrage est fort avance, et la question des femmes est a peu pres resolue pour moi. Etres admirables et divins, vous ne pouvez grandir que dans la vertu, et vous abjurez votre force en perdant la sainte pudeur. C'est un frein d'amour et de confiance qu'il fallait a votre expansion puissante, et nous vous avons forge un joug de crainte et de haine! Nous en recueillons les fruits. Oh! qu'ils sont amers a nos levres et aux votres! DEUXIEME PARTIE. ALICE. Dans un joli petit hotel du faubourg Saint-Germain, plusieurs personnes etaient reunies autour de madame de T... Que madame de T... fut comtesse ou marquise, c'est ce que je n'ai pas retenu et ce qui importe le moins. Elle avait un nom plus doux a prononcer qu'un titre quelconque: elle s'appelait Alice. Elle etait ce jour-la au milieu de ses nobles parents; aucun ne lui ressemblait. Ils etaient rogues et fiers. Elle etait simple, modeste et bonne. C'etait une femme de vingt-cinq ans, d'une beaute pure et touchante, d'un esprit mur et serieux, d'une tournure jeune et pleine d'elegance. Au premier abord, cette beaute avait un caractere peut-etre trop chaste et trop grave pour qu'il y eut moyen de mettre, comme on dit, un roman sur cette figure-la. L'extreme douceur du regard, la simplicite des manieres et des ajustements, le parler un peu lent, l'expression plus juste et plus sensee qu'originale et brillante, tous ces dehors s'accordaient parfaitement avec tout ce que le monde savait de la vie d'Alice de T... Un mariage de convenance, un veuvage sans essai et sans desir de nouvelle union, une absence totale de coquetterie, aucune ambition de paraitre, une conduite irreprochable, une froideur marquee et quelque peu hautaine avec les hommes a succes, une bienveillance desinteressee a l'egard des femmes, des amities serieuses sans intimite exclusive, c'etait la tout ce qu'on en pouvait dire. Lions et lionnes de salons la detestaient et la declaraient impertinente, bien qu'elle fut d'une politesse irreprochable, savante meme, et calculee comme l'est celle d'une personne fiere a bon droit, au milieu des sots et des sottes. Les gens de coeur et d'esprit, qui sont en minorite dans le monde, l'estimaient au contraire; mais ils lui eussent voulu plus d'abandon et d'elan. Quelques observateurs l'etudiaient, cherchant a decouvrir un secret de femme sous cette reserve inexplicable; mais ils y perdaient leur science. Cependant, disaient-ils, cet oeil noir si calme a des eclairs rapides presque insaisissables; ces levres qui parlent si peu ont quelquefois un tremblement nerveux, comme si elles refoulaient une pensee ardente; cette poitrine si belle et si froide a comme des tressaillements mysterieux. Puis tout cela s'efface avant qu'on ait pu l'etudier, avant qu'on puisse dire si c'est une aspiration violentee par la prudence, ou quelque baillement de profond ennui etouffe par le savoir-vivre. Revenue depuis peu de jours de la campagne, elle revoyait ses parents pour la premiere fois depuis six mois environ. Ils avaient remarque qu'elle etait changee, amincie, palie extremement, et que sa gravite ordinaire avait quelque chose d'une nonchalance chagrine. --Ma niece, lui disait sa vieille tante la marquise, la campagne ne vous a point profite cette annee. Vous y etes restee trop longtemps, vous y avez pris de l'ennui. --Ma chere, disait une cousine fort laide, vous ne vous soignez pas. Vous montez trop a cheval; j'en suis sure, vous lisez la soir, vous vous fatiguez. Vos levres sont blemes et vos yeux cernes. --Ma cousine, ajoutait un jeune fat, frere de la precedente, il faut vous remarier absolument. Vous vivez trop seule, vous vous degoutez de la vie. Alice repondait, avec un sourire un peu force, qu'elle ne s'etait jamais mieux portee, et qu'elle aimait trop la campagne pour s'y ennuyer un seul instant. --Et votre fils, ce cher Felix, arrive-t-il bientot? dit un un vieil oncle. --Ce soir ou demain, j'espere, dit madame de T...; je l'ai devance de quelques jours, son precepteur me l'amene. Vous le trouverez grandi, embelli, et fort comme, un petit paysan. --J'espere pourtant que vous ne l'elevez point tout a fait a la Jean-Jacques? reprit l'oncle. Etes-vous contente de ce precepteur que vous lui avez trouve la-bas. --Fort contente, jusqu'a present. --C'est un ecclesiastique? demanda la cousine. --Non, c'est un homme fort instruit. --Et ou l'avez-vous deterre? --Tout pres de moi, dans les environs de ma terre. --Est-ce un jeune homme? demanda le cousin d'un air qui voulait etre malin. --C'est un jeune homme, repondit tranquillement Alice; mais il a l'air plus grave que vous, Adhemar, et je le crois beaucoup plus raisonnable. Mais, ajouta-t-elle en regardant la pendule, le notaire va venir, et je crois, mon cher oncle et ma chere tante, que nous ferions mieux de nous occuper de l'objet qui nous rassemble. --Ah! c'est un objet bien triste! dit la tante avec un profond soupir. --Oui, dit gravement madame de T..., cela renouvelle pour moi surtout une douleur a peine surmontee. --Cet odieux mariage, n'est-ce pas? dit la cousine. --Je ne puis songer a autre chose, reprit Alice, qu'a la perte de mon frere. Et, comme ce souvenir fut accueilli froidement, le coeur d'Alice se serra et des larmes vinrent au bord de sa paupiere; mais elle les contint. Sa douleur n'avait pas d'echo dans ces coeurs altiers. Le notaire, un vieux notaire obsequieux en saluts, mais impassible de figure, entra, fut recu poliment par madame de T..., sechement par les autres, s'assit devant une table, deplia des papiers, lut un testament et fut ecoute dans un profond silence. Apres quoi, il y eut des reflexions faites a voix basse, un chuchotement de plus en plus agite autour d'Alice; enfin on entendit la voix de la noble tante s'elever sur un diapason assez aigre, et dire, sans pouvoir se contenir davantage: --Eh quoi, ma niece, vous ne dites rien? vous n'etes pas indignee! je ne vous concois pas! votre exces de bienveillance vous nuira dans le monde, je vous en avertis. --Je ne me vante d'aucune bienveillance pour la personne dont nous parlons, repondit madame de T...; je ne la connais pas. Mais je sais et je vois que mon frere l'a reellement epousee. --Oui! mais il est mort; et elle ne nous est de rien, s'ecria l'autre dame. --Vous tranchez lestement le noeud du mariage, ma cousine, reprit Alice. Demandez a monsieur le notaire s'il fait aussi bon marche de la question civile que vous de la question religieuse. --Les actes civils, le contrat, le testament, tout cela est en bonne forme, dit le notaire en se levant. J'ai fait connaitre mon mandat et mes pouvoirs; je me retire, s'il y a proces, ce que je regarde comme impossible... --Non, non! pas de proces, repondit gravement le vieux oncle: ce serait un scandale; et nous n'avons pas envie de proclamer cet etrange mariage, en lui donnant le retentissement des journaux de palais et des memoires a consulter. Sachez, monsieur, que, pour des gens comme nous, la question d'argent n'est pas digne d'attention. Mon neveu etait maitre de sa fortune; qu'il en ait dispose en faveur de son laquais, de son chien ou de sa maitresse, peu nous importe... Mais notre nom a ete souille par une alliance inqualifiable; et nous sommes prets a faire tous les sacrifices pour empecher cette fille de le porter. --Je ne me charge pas, moi, de porter une pareille proposition, dit le notaire; et mon ministere ici est rempli. La question de savoir si vous accueillerez madame la comtesse de S... comme une parente, ou si vous la repousserez comme une ennemie, n'est pas de mon ressort. Je vous laisse la discuter, d'autant plus que mon role de mandataire de cette personne semble augmenter l'esprit d'hostilite que je rencontre ici contre elle. Madame de T..., j'ai l'honneur de vous presenter mon profond respect; Mesdames... Messieurs... Et le vieux notaire sortit en faisant de grandes reverences a droite et a gauche; des reverences comme les jeunes gens n'en font plus. --Cet homme a raison, dit le jeune beau-fils en moustaches blondes, qui n'avait paru, pendant la lecture des papiers, occupe que du vernis de ses bottes et de sa canne a tete de rubis. Je crois qu'il eut mieux valu se taire devant lui. Il va reporter a sa cliente toutes nos reflexions... --Il est bon qu'elle les sache, mon fils, s'ecria la vieille tante. Je voudrais qu'elle fut ici, dans un coin, pour les entendre et pour se bien penetrer de notre mepris. --Vous ne connaissez pas ces femmes-la, maman, reprit le jeune homme d'un ton de pedantisme adorable et avec un sourire de judicieuse fatuite: elles triomphent du depit qu'elles causent, et toute leur gloire est de faire enrager les gens comme il faut. --Qu'elle vienne essayer de me narguer! dit la cousine d'une voix seche et mordante, et vous verrez comme je lui fermerai ma porte au nez! --Et vous, Alice, reprit la tante, comptez-vous donc lui ouvrir la votre, que vous ne protestiez pas avec nous? --Je n'en sais rien, repondit madame de T..., cela dependra tout a fait de sa conduite et de sa maniere d'etre; mais ce que je sais, c'est qu'il me serait beaucoup plus difficile qu'a vous de l'humilier et de l'outrager. Elle ne se trouve etre votre parente qu'a un certain degre, au lieu que moi... je suis sa belle-soeur! elle est la veuve de mon frere, d'un homme qu'elle a aime, que je cherissais, et pour lequel aucun de vous n'a eu, dans les dernieres annees de sa vie, beaucoup d'indulgence. Au mot de belle-soeur, un cri d'indignation avait retenti dans tout le salon, et la vieille tante s'etait vigoureusement frappe la poitrine de son eventail; la Cousine abaissa son voile sur sa figure; l'oncle soupira; le beau cousin se dandina et fit crier le parquet sous un leger trepignement d'ironie. D'autres parents, qui se trouvaient la, et qui jouaient convenablement, de l'oeil et du sourire, leur role de comparses, chuchoterent et se promirent les uns aux autres de ne pas imiter l'exemple de madame de T... "Ma chere niece, dit enfin l'oncle, je ne suis pas le partisan de vos idees philosophiques; je suis un peu trop vieux pour abjurer mes principes, quoique je pusse le faire avec vous en bonne compagnie. Je connais votre bonte excessive, et ne suis pas etonne de vous voir fermer l'oreille a la verite, quand cette verite est une condamnation sans appel. Vous esperez toujours justifier et sauver ceux qu'on accuse; mais ici, vous y perdrez vos bonnes intentions et tous vos genereux arguments. Renseignez-vous, informez-vous, et vous reconnaitrez que la clemence vous est impossible. Quand vous saurez bien quelle creature infame a ete appelee par votre frere a l'honneur de porter son nom et d'heriter de ses biens, vous ne nous exposerez pas a la remontrer chez vous, et vous nous dispenserez du penible devoir de l'en faire sortir." Cet avis fut adopte avec chaleur, et madame de T..., restee seule de son avis, se trouva bientot tete a tete avec son cousin. Les autres parents se retirerent, craignant de la confirmer dans sa resistance par une trop forte obsession. Ils la savaient courageuse et ferme, malgre ses habitudes de douceur. --Ah ca, ma cousine, dit le jeune fat lorsqu'ils furent tous sortis, est-ce serieusement que vous parlez d'admettre Isidora aupres de vous? --Je n'ai parle que d'examiner ma conscience et mon jugement sur le parti que j'aie prendre, Adhemar: mais, en attendant, je vous engage, par respect pour nous-memes, a oublier ce nom d'Isidora, sous lequel madame de S... vous est sans doute desavantageusement connue. Il me semble que, plus vous l'outragerez dans vos paroles, plus vous aggraverez la tache imprimee a notre famille. --_Desavantageusement_ connue? Non, je ne me servirai pas de ce mot-la, repartit le cousin en caressant sa barbe couleur d'ambre. C'etait une trop belle personne pour que l'_avantage_ de la connaitre ne fut pas recherche par les jeunes gens. Mais il en serait tout autrement dans les relations qu'une femme comme vous pourrait avoir avec une femme comme elle... Alors je presume que... --Tenez, mon cousin, je comprends ce que vous tenez a me faire entendre, et je vous declare que je ne trouve pas cela risible. C'est comme un affront que vous vous plaisez a imprimer a la memoire de mon frere, et votre gaiete, en pareil cas, me fait mal. --Ne vous fachez pas, ma chere Alice, et ne prenez donc pas les choses si serieusement. Eh! bon Dieu, ou en serions-nous si tous les ridicules de ce genre etaient de sanglants affronts? Dans notre vie de jeunes gens, lequel de nous n'a connu la mauvaise fortune de voir ou de _ne vas voir_ sa maitresse s'oublier un instant dans les bras d'un ami et meme d'un cousin? Peccadilles que tout cela! Vous ne pouvez pas vous douter de ce que c'est que la vie de jeune homme, ma cousine; vous, surtout, qui vous plaisez, avant le temps, a mener la vie d'une vieille femme: vous n'avez pas la moindre notion... ---Dieu merci! c'est assez, Adhemar, je ne tiens pas a vos enseignements. Je ne vous demande qu'un mot. Cette femme n'a-t-elle pas aime beaucoup mon frere, dites? --Beaucoup! c'est possible. Ces femmes-la aiment parfois l'homme qu'elles trompent cent fois le jour. Quand je vous dis que vous ne pouvez pas les juger! --Je le sais, et ce m'est une raison de plus de ne pas les condamner sans chercher a les comprendre. --Parbleu! ma chere, c'est une etude qui vous menera loin, si vous en avez le courage; mais je ne crois point que vous l'ayez. --Enfin, repondez-moi donc, Adhemar. Je sais que le passe de cette femme ete plein d'orages... --Le mot est benin. --D'egarements, si vous voulez; mais je sais aussi que, depuis plusieurs annees, elle s'est conduite avec dignite; et la marque de haute estime que mon frere a voulu lui donner en l'epousant a son lit de mort, en est une preuve. Parlez donc; pensez-vous, en votre ame et conscience, qu'elle ait epure sa conduite et ameliore sa vie par l'envie qu'elle avait de le rendre heureux, ou par un calcul interesse qu'elle aurait fait de l'epouser? --D'abord, Alice, je nie le principe; je suis donc force de nier la consequence. Cette femme avait pris l'habitude de l'hypocrisie: elle mettait plus d'art dans sa conduite; elle avait eloigne d'elle tous ses anciens amants; elle se tenait renfermee, ici a cote, dans le pavillon du jardin de votre frere; elle cultivait des fleurs; elle lisait des romans et de la philosophie aussi, Dieu me pardonne! elle faisait l'esprit fort, la femme blasee, la compagne melancolique la pecheresse convertie, et ce pauvre Felix se laissait prendre a tout cela. Mais quand je vous dirai, moi, que la veille de leur depart pour l'Italie, dans le temps ou cette fille passait, aux yeux de Felix, pour un ange, que je l'ai reconnue, au bal de l'Opera, en aventure non equivoque avec un joli garcon de province, maitre d'ecole ou clerc de procureur, a en juger par sa mine!... --Vous vous serez trompe! sous le masque et le domino!... --Sous le domino, a moins d'etre un ecolier, on reconnait toujours la demarche d'une femme qu'on a connue intimement. Ne rougissez pas, cousine; je m'exprime en termes convenables, moi, et je vous jure, non pas en mon ame et conscience mais plus serieusement, sur l'honneur! que cette aventure est certaine. Si vous voulez des preuves, je vous en fournirai, car j'ai ete aux informations. Ce villageois demeurait ici, sous les combles, dans cette maison, qui est a vous maintenant, et que votre frere faisait valoir pour vous, en meme temps que la sienne, situee mur mitoyen. C'etait un pauvre here, qui avait recu d'elle de l'argent pour s'acheter des bottes, je presume. Ils s'etaient vus deux ou trois fois dans la serie; la porte de votre jardin leur servait de communication. Je pourrais, si je cherchais bien, retrouver la femme de chambre qui m'a donne ces details, et le jockey qui porta l'argent. La derniere nuit qu'Isidora passa a Paris, elle recut cet homme dans le pavillon, dans l'appartement, dans les meubles de votre frere. Ce fut alors qu'averti par moi, il voulut la quitter. Ce fut alors qu'elle deploya toutes les ressources de son impudence pour le ressaisir. Ce fut alors qu'ils partirent ensemble pour ce voyage dont notre pauvre Felix n'est pas revenu, et qui s'est termine pour lui par deux choses extremement tristes: une maladie mortelle et un mariage avilissant. --Assez, Adhemar! tout cela me fait mal, et votre maniere de raconter me navre. Au revoir. Je reflechirai a ce que je dois faire. [Illustration 03.png: J'observais avec etonnement cette foule de masques noirs...] --Vous reflechirez! Vous tenez a vos reflexions, ma cousine! Apres cela, si vous accueillez Isidora, ajouta-t-il avec une fatuite amere, cela pourra rendre votre maison plus gaie qu'elle ne l'est, et si elle vous amene ses amis des deux sexes, cela jettera beaucoup d'animation dans vos soirees. Mon pere et ma tante vous bouderont peut-etre; mais, quant a moi, je ne ferai pas le rigoriste. Vous concevez, moi, je suis un jeune homme, et je m'amuserai d'autant mieux ici, qu'il me paraitra plus plaisant de voir votre gravite a pareille fete. Bonsoir, ma cousine. --Bonsoir, mon jeune cousin, repondit Alice; et elle ajouta mentalement en haussant les epaules, lorsqu'il se fut eloigne: "Vieillard!" Elle demeura triste et reveuse. Il y a de grandes bizarreries dans la societe, se disait-elle, et il est fort etrange que les lois de l'honneur et de la morale aient pour champions et pour professeurs gourmes des laides envieuses, des femmes devotes, d'un passe equivoque, des hommes debauches! Tout a coup la porte de son salon se rouvrit, et elle vit rentrer Adhemar. "Tenez, tenez, ma cousine, lui dit-il d'un air moqueur, vous allez voir le heros de l'aventure; c'est lui, j'en suis certain, car j'ai une memoire qui ne pardonne pas, et d'ailleurs, la femme de votre concierge l'a reconnu et l'a nomme." --Quelle aventure, quel heros? Je ne sais plus de quoi vous me parlez, Adhemar. --L'aventure du bal masque; le dernier amant d'Isidora a Paris, il y a trois ans: ah! c'est charmant, ma parole! Et le plus joli de l'affaire, c'est que vous rechauffiez ce serpent dans votre sein, cousine... Je veux dire dans le sein de votre famille! --Ne vous battez donc pas les flancs pour rire; expliquez-vous. --Je n'ai pas a m'expliquer: le voila qui arrive de province, frais comme une peche, et qui descend dans votre cour. --Mais qui? au nom du ciel! --Vous allez le voir, vous dis-je; je ne veux pas le nommer; je veux assister a ce coup de theatre. Je suis revenu sur mes pas bien vite, apres l'avoir nettement reconnu sous la porte cochere. Ah! le scelerat! le Lovelace! Et Adhemar se prit a rire de si bon coeur qu'Alice en fut impatientee. Mais bientot elle fit un cri de joie en voyant entrer son fils Felix, filleul du frere qu'elle avait perdu, et le plus beau garcon de sept ans qu'il soit possible D'imaginer. [Illustration 04.png: Il passa, dans l'antichambre, aupres de Jacques Laurent.] --Ah! te voila, mon enfant, s'ecria-t-elle en le pressant sur son coeur. Que le temps commencait a me paraitre long sans toi! Etais-tu impatient de revoir ta mere? N'es-tu pas fatigue du voyage? --Oh! non, je me suis bien amuse en route a voir courir les chevaux, repondit l'enfant; j'etais bien content d'aller si vite du cote de ma petite mere. --Quelle folle plaisanterie me faisiez-vous donc, Adhemar? reprit madame de T... Est-ce la le heros de votre si plaisante aventure? --Non pas precisement celui-ci, repondit Adhemar, mais celui-la. Et il fit un geste comiquement mysterieux pour designer le precepteur de Felix qui entrait en cet instant. Alice, se sentant sous le regard mechant de son cousin, ne fit pas comme les heroines de theatre, qui ont pour le public des _a parte_, des exclamations et des tressaillements si confidentiels que tous les personnages de la piece sont fort complaisants de n'y pas prendre garde. Elle se conduisit comme on se conduit dans le monde et dans la vie, meme sans avoir besoin d'etre fort habile. Elle demeura impassible, accueillit le precepteur de son fils avec bienveillance, et, apres quelques mots affectueusement polis, elle prit son enfant sur ses genoux pour le caresser a son aise. "Je vous laisse en trop bonne compagnie, lui dit Adhemar en se rapprochant d'elle et en lui parlant bas, pour craindre que vous preniez du souci de tout ce que j'ai pu vous dire. Dans tous les cas vous voici a la source des informations, et M. Jacques Laurent vous eclairera, si bon lui semble, sur les merites de celle qu'il vous plaisait tantot d'appeler votre belle-soeur. Mais prenez garde a vous, cousine: ce provincial-la est un fort beau garcon, et, avec les antecedents que je lui connais, il est capable de pervertir...... toutes vos femmes de chambre." Madame de T... ne repondit rien. Elle avait paru ne pas entendre. --Saint-Jean, dit-elle a un vieux serviteur qui apportait les paquets de Felix, conduisez M. Laurent a son appartement. Bonsoir, Adhemar... Toi, dit-elle a son fils, viens que je fasse ta toilette, et que je te delivre de cette poussiere. --Comment! ce don Juan de village va demeurer dans votre maison, Alice? reprit le cousin lorsque Jacques fut sorti. --En quoi cela peut-il vous interesser, mon cousin? --Mais je vous declare qu'il est dangereux. --Pour mes femmes de chambre, a ce que vous croyez? --Ma foi, pour vous, Alice, qui sait? On le remarquera, et on en parlera. --Qui en parlera, je vous prie? dit madame de T... avec une hauteur accablante, et en regardant son cousin en face: votre soeur et vous? --Vous etes en colere, Alice, repondit-il avec un sourire impertinent, cela se voit malgre tous. Je m'en vais bien vite, pour ne pas vous irriter davantage, et je me garderai bien de medire de votre precepteur si instruit, si raisonnable et si grave. Pardonnez-moi si, n'ayant fait connaissance avec lui qu'au bal masque et au bras d'une fille, j'en avais pris une autre idee... Je tacherai de tourner a la veneration sous vos auspices. Il passa, dans l'antichambre, aupres de Jacques Laurent, qui separait ses paquets d'avec ceux du jeune Felix, et il lui lanca des regards ironiques et meprisants, qui ne firent aucun effet: Jacques n'y prit pas garde. Il avait bien autre chose en l'esprit que le souvenir d'Isidora et du dandy qui l'avait insultee au bal masque, il y avait si longtemps! Il tourna a demi la tete vers ce beau jeune homme, dont chaque pas semblait fouler avec mepris la terre trop honoree de le porter. Voila une mine impertinente, pensa-t-il; mais il n'avait pas conserve cette figure dans ma memoire, et elle ne lui rappela rien dans le passe. Cependant Adhemar se retirait, frappe de la figure de Jacques Laurent, et se demandant avec humeur, lui qui, sans aimer Alice, etait blesse de ne lui avoir jamais plu, si ce blond jeune homme, a l'oeil doux et fier, ne se justifierait pas aisement des preventions suggerees contre lui a madame de T...; si, au lieu d'etre un timide pedagogue, traite en subalterne, comme il eut du l'etre dans les idees d'Adhemar, ce n'etait pas plutot un soupirant de rencontre, bon a la campagne pour un roman au clair de lune, et commode a Paris pour jouer le role d'un sigisbee mysterieux. Une heure apres, le jeune Felix, peigne, lave et parfume avec amour par sa mere, courait et sautillait dans le jardin comme un oiseau; Laurent se promenait a distance, passant et repassant d'un air reveur le long du grand mur qui longeait le jardin, et le separait d'un autre enclos ombrage de vieux arbres. Alice descendait lentement le perron du petit salon d'ete, qui formait une aile vitree avancant sur le jardin, et ou elle se tenait ordinairement pendant cette saison: car on etait alors en plein ete. Madame de T... avait passe l'hiver et le printemps a la campagne. Elle avait souhaite d'y passer une annee entiere, elle l'avait annonce; mais des affaires imprevues l'avaient forcee de revenir a Paris, elle ignorait pour combien de temps, disait-elle. Il y avait eu pourtant dans cette soudaine resolution quelque chose dont Jacques Laurent ne pouvait se rendre compte, et dont elle ne se rendait pas peut-etre compte a elle-meme. Peut-etre y avait-il eu dans la solitude de la campagne, et dans l'air enivrant des bois, quelque chose de trop solennel ou de trop emouvant pour une imagination habituee a se craindre et a se reprimer. Quoi qu'il en soit, elle marcha quelques instants, comme au hasard, dans le jardin, tantot s'amusant des jeux de son fils, tantot se rapprochant de Jacques, comme par distraction. Enfin ils se trouverent marchant tous trois dans la meme Allee, et, deux minutes apres, l'enfant, qui voltigeait de fleur eu fleur, laissa son precepteur seul avec sa mere. Ce precepteur avait dans le caractere une certaine langueur reservee, qui imprimait a sa physionomie et a ses manieres un charme particulier. Naturellement timide, il l'etait plus encore aupres d'Alice, et, chose etrange, malgre l'aplomb que devait lui donner sa position, malgre l'habitude qu'elle avait des plus delicates convenances, malgre l'estime bien fondee que le precepteur s'etait acquise par son merite, madame de T... etait encore plus embarrassee que lui dans ce tete-a-tete. C'etait un melange, ou plutot une alternative de politesse affectueuse et de preoccupation glaciale. On eut dit qu'elle voulait accueillir gracieusement et genereusement ce pauvre jeune homme qu'elle arrachait au repos de la province et a la nonchalance de ses modestes habitudes, en lui rendant agreable le sejour de Paris, mais on eut dit aussi quelle se faisait violence pour s'occuper de lui, tant sa conversation etait brisee, distraite et decousue. Saint-Jean lui apporta plusieurs cartes, qu'elle regarda a peine. --Je ne recevrai que la semaine prochaine, dit-elle, je ne suis pas encore reposee de mon voyage, et je veux, avant de laisser le monde envahir mes heures, mettre mon fils au courant de ce changement d'habitudes. Et puis, j'ai besoin de jouir un peu de lui. Savez-vous que huit jours de separation sont bien longs, monsieur Laurent? --Oui, Madame, pour une mere, toute absence est trop longue, repondit Jacques Laurent, comme s'il eut voulu l'aider a lui oter a lui-meme toute velleite de presomption. --Et puis, reprit-elle, il y avait six mois que mon fils et moi nous ne nous quittions pas d'un seul instant, et je m'en etais fait une douce habitude, que la vie de Paris va rompre forcement. Le monde est un affreux esclavage; aussi j'aspire a quitter ce monde... mais il est vrai que mon fils aspirera un jour peut-etre a s'y lancer, et que ma retraite serait alors en pure perte. Ah! monsieur Laurent, vous ne connaissez pas le monde, vous! vous ne dependez pas de lui, vous etes bien heureux! --Je suis effectivement tres-heureux, repondit Jacques Laurent du ton dont il aurait dit: Je suis parfaitement degoute de la vie. Cette intonation lugubre frappa madame de T...; elle tressaillit, le regarda, et, tout a coup detournant les yeux: --Trouvez-vous cette maison agreable? lui dit-elle, n'y regretterez-vous pas trop la campagne? --Cette maison est fort embellie, repondit Laurent, preoccupe; je crois pourtant que j'y regretterai beaucoup la campagne. --Embellie? reprit Alice; vous etiez donc deja venu ici? --Oui, Madame, je connaissais beaucoup cette maison pour y avoir demeure autrefois. --Il y a longtemps? --Il y a trois ans. --Ah oui! reprit Alice, un peu emue, c'est l'epoque du depart de mon frere pour l'Italie. --Je crois effectivement qu'a cette epoque, dit Laurent, un peu trouble aussi, M. de S... faisait regir cette maison, et qu'il habitait la maison voisine. --Qui lui appartenait, reprit Alice, et qui maintenant appartient a sa veuve. --J'ignorais qu'il fut marie. --Et nous aussi; je viens de l'apprendre, il y a un instant, par la declaration d'un homme de loi, et par de vives discussions qui se sont elevees dans ma famille a ce sujet. Vous entendrez necessairement parler de tout cela avant peu, monsieur Laurent, et je suis bien aise que vous l'appreniez de moi d'abord.... d'autant plus, ajouta-t-elle en observant la contenance du jeune homme, qu'il est fort possible que vous ayez quelque renseignement, peut-etre quelque bon conseil a me donner. --Un conseil? moi, Madame? dit Laurent, tout tremblant. --Et pourquoi non, reprit Alice avec une aisance fort bien jouee; vous avez le sentiment des veritables convenances, plus que ceux qui s'etablissent, dans ce monde, juges du point d'honneur. Vous avez dans l'ame le culte du beau, du juste, du vrai, vous comprendrez les difficultes de ma situation, et vous m'aiderez peut-etre a en sortir. Du moins votre premiere impression, aura une grande valeur a mes yeux. Sachez donc que mon frere a legue son nom et ses biens, en mourant, a une femme tout a fait deconsideree et dont le nom, malheureusement celebre dans un certain monde, est peut-etre arrive jusqu'a vous... --Il y a si longtemps que j'habite la province, dit Laurent avec le desir evident de se recuser, que j'ignore... --Mais; il y a trois ans, vous habitiez Paris, vous demeuriez dans cette maison; il est impossible que vous n'ayez pas entendu prononcer le nom d'_Isidora_. Jacques Laurent devint pale comme la mort; son emotion l'empecha de voir la paleur et l'agitation d'Alice. --Je crois, dit-il, qu'en effet... ce nom ne m'est pas inconnu, mais je ne sais rien de particulier... --Pourtant vous avez du rencontrer cette personne, monsieur Laurent; rappelez-vous bien! dans ce jardin, par exemple... --Oui, oui, en effet, dans ce jardin, repondit tout eperdu le pauvre Laurent, qui ne savait pas mentir, et sur qui la douce voix d'Alice exercait un ascendant dominateur. --Vous devez bien vous rappeler la serre du jardin voisin, reprit-elle: il y avait de si belles fleurs, et vous les aimez tant! --C'est vrai, c'est vrai, dit Laurent, qui semblait parler comme dans un reve, les camelias surtout... Oui, j'adore les camelias. --En ce cas, vous serez bien servi, car madame de S... les aime toujours, et j'ai vu, ce matin, qu'on remplissait la serre de nouvelles fleurs. Comme vous etes lie avec elle, vous la verrez, je presume... et vous pourrez alors servir d'intermediaire entre elle et moi, quelles que soient les explications que nous ayons a echanger ensemble. --Pardonnez-moi, Madame, reprit Jacques avec une angoisse melee de fermete. Je ne me chargerai point de cette negociation. Alice garda le silence; ce qu'elle souffrait, ce que souffrait Laurent etait impossible a exprimer. "La voila donc, cette passion cachee qui le devore, pensait Alice; voila la cause de sa tristesse, de son decouragement, de son abnegation, de son eternelle reverie? Il a aime cette femme dangereuse, il l'aime encore. Oh! comme son nom le bouleverse! comme l'idee de la revoir le charme et l'epouvante!" On annonca que le diner etait servi, et Laurent prit son chapeau pour s'esquiver. "Non, monsieur Laurent, lui dit Alice en posant sa main sur son bras, avec un de ces mouvements de courage desespere qui ne viennent qu'aux emotions craintives, vous dinerez avec nous; j'ai a vous parler." Ce ton d'autorite blessa le pauvre Jacques. Sa position subalterne, comme on se permet d'appeler dans les familles aristocratiques le role sacre de l'etre qui se consacre a la plus haute de toutes les fonctions humaines, en formant le coeur et l'esprit des enfants (de ce qu'on a de plus cher dans la famille), ce role de pedagogue, asservi parfois et domine jusqu'a un certain point par des exigences outrageantes, n'avait jamais frappe Laurent; madame de T... l'avait appele et accueilli dans sa maison, comme un nouveau membre de sa famille; elle l'avait traite comme l'ami le plus respecte, comme quelque chose entre le fils et le frere. Cependant, depuis quelques semaines, cette confiante intimite, au lieu de faire des progres naturels, s'etait insensiblement refroidie. La politesse et les egards avaient augmente a mesure qu'une certaine contrainte s'etait fait sentir. Laurent en avait beaucoup souffert. Dans sa modestie naive, il n'avait rien devine, et, maintenant qu'un elan de passion jalouse et desolee le retenait brusquement, il s'imaginait etre le jouet d'un caprice deraisonnable, inoui. Sa fierte n'etait pas seule en jeu, car lui aussi il aimait, le pauvre Jacques, il etait eperdument epris d'Alice, et son coeur se brisa au moment ou il eut du s'epanouir. "Vous voudrez bien me pardonner, dit-il d'un ton un peu altier; mais il m'est impossible, Madame, de ne rendre maintenant a votre desir." En disant cela, les larmes lui vinrent aux yeux. Trouver Alice cruelle lui semblait la plus grande des douleurs qu'il put supporter. Alice le comprit; et comme son fils revenait aupres d'elle; "Felix, lui dit-elle avec un doux sourire, engage donc notre ami a rester avec nous pour diner. Il me refuse; mais il ne voudra peut-etre pas te faire cette peine." L'enfant, qui cherissait Laurent, le prit par les deux mains avec une tendre familiarite, et l'entraina vers la table. Laurent se laissa tomber sur sa chaise, un regard d'Alice et le nom d'ami l'avaient vaincu. Cependant ils furent mornes et contraints durant tout le repas. L'expansive gaiete du jeune garcon pouvait a peine leur arracher un sourire. Laurent jetait malgre lui un regard distrait sur le jardin et sur la petite porte du mur mitoyen qu'on apercevait de sa place. Alice examinait et interpretait sa preoccupation dans le sens qu'elle redoutait le plus. Mais il faut dire, pour bien montrer la droiture et la fermete du penchant de cette femme, que si elle s'etait convaincue, des le premier mot de Laurent, qu'il etait bien le heros de l'aventure racontee par le beau cousin Adhemar, elle avait completement rejete de son souvenir les imputations outrageantes sur le caractere de Laurent. Laurent lui eut-il ete moins cher, elle connaissait deja bien assez son desinteressement et sa fierte d'ame pour regarder cette circonstance du recit d'Adhemar comme une calomnie gratuite; mais quand on aime, on n'a pas besoin d'opposer la raison a des soupcons de cette nature. La pensee d'Alice ne s'y arreta pas un instant. Mais par quelle bizarre et douloureuse coincidence ce dernier amant qu'Isidora avait eu a Paris, apres mille autres, se trouvait-il donc le seul homme que la tranquille et sage Alice eut aime en sa vie? Alice avait eu besoin d'appeler a son secours tout ce qu'elle avait de religion dans l'ame et de courage dans le caractere pour ne pas hair le mari froid et deprave auquel on l'avait unie a seize ans sans la consulter. Victime de l'orgueil et des prejuges de sa famille, elle avait pris le mariage en horreur et le monde en mepris. Elle avait tant souffert, tant rougi et tant pleure dans sa premiere jeunesse, elle avait ete si peu comprise, elle avait rencontre autour d'elle si peu de coeurs disposes a la respecter et a la plaindre, et du contraire tant de sots et de fats desireux de la fletrir en la consolant, qu'elle s'etait repliee sur elle-meme dans une habitude de desespoir muet et presque sauvage. Une violente reaction contre les idees de sa caste et contre les mensonges odieux qui gouvernent la societe s'etait operee en elle. Elle s'etait fait une vie de solitude, de lecture et de meditation, au milieu du monde. Lorsqu'elle y paraissait pale et belle, ornee de fleurs et de diamants, elle avait l'air d'une victime allant au sacrifice; mais c'etait une victime silencieuse et recueillie, qui ne faisait plus entendre une plainte, qui ne laissait plus echapper un soupir. La mort de son mari avait termine un lent et odieux supplice: mais a vingt ans, Alice etait deja si lasse de la vie, qu'elle l'abordait sans illusions, et qu'elle ne pouvait plus y faire un pas sans terreur. Les theories qu'on agitait autour d'elle soulevaient son ame de degout. Les hommes qu'elle voyait lui semblaient tous, et peut-etre qu'ils etaient tous, en effet, des copies plus ou moins effacees du type revoltant de l'homme qui l'avait asservie. Enfin, elle ne pouvait plus aimer, pour avoir ete forcee de hair et de mepriser, dans l'age ou tout devait etre confiance, abandon, respect. Ce ne fut que dix ans plus tard qu'elle rencontra enfin un homme pur et vraiment noble, et il fallut pour cela que le hasard amenat dans sa maison et jetat dans son intimite un plebeien pauvre, sans ambition, sans facultes eclatantes, mais fortement et severement epris des idees les meilleures et les plus vraies de son temps, il n'y avait rien de miraculeux dans ce fait, rien d'exceptionnel dans le genie de Jacques Laurent. Cependant ce fait produisit un miracle dans le coeur d'Alice, et ce bon jeune homme fut bientot a ses yeux le plus grand et le meilleur des etres. Ce sentiment l'envahit avec tant de charme et de douceur, qu'elle ne songea pas a y resister d'abord. Elle s'y livra avec delices, et si Jacques eut ete tant soit peu roue, vaniteux ou personnel, il se serait apercu qu'au bout de huit jours il etait passionnement aime. Mais Jacques etait particulierement modeste. Il avait trop d'enthousiasme naif et tendre pour les grandes ames et les grandes choses: il ne lui en restait pas assez pour lui-meme. Absorbe dans l'etude des plus belles oeuvres de l'esprit humain, plonge dans la contemplation du genie des maitres de l'eternelle doctrine de verite, il se regardait comme un simple ecolier, a peine digne d'ecouter ces maitres s'il eut pu les faire revivre, trop heureux de pouvoir les lire et les comprendre. Naturellement porte a la veneration, il admira le coeur et l'esprit d'Alice, ce coeur et cet esprit que le monde ignorait, et qui se revelaient a lui seul. Il l'aima, mais il persista a se croire si peu de chose aupres d'elle, que la pensee d'etre aime ne put entrer dans son cerveau. Sa position precaire acheva de le rendre craintif, car la fierte ne va pas braver les affronts, et il eut rougi jusqu'au fond de l'ame si quelqu'un eut pu l'accuser d'etre seduit par le titre et l'opulence d'une femme. L'homme le plus orgueilleux en pareil cas est le plus reserve, et, par la force des choses, il eut fallu, pour etre devinee, qu'Alice eut le courage de faire les premiers pas. Mais cela etait impossible a une femme dont toute la vie n'avait ete que douleur, refoulement et contrainte. Elle aussi doutait d'elle-meme, et a force d'avoir repousse les hommages et les flatteries, elle etait arrivee a oublier qu'elle etait capable d'inspirer l'amour. Elle avait tant de peur de ressembler a ces galantes effrontees qui l'avaient fait si souvent rougir d'etre femme! Ils ne se devinerent donc pas l'un l'autre, et malheur aux ames altieres qui appelleraient niaiserie la sainte naivete de leur amour! Ces ames-la n'auraient jamais compris la veneration qui accompagne l'amour veritable dans les jeunes coeurs, et qui fait qu'on s'annihile soi-meme dans la contemplation de l'etre qu'on adore. Rarement deux ames egalement eprises se rencontrent dans les romans plus ou moins complets dont la vie est traversee. C'est pourquoi celui-ci pourra paraitre invraisemblable a beaucoup de gens. C'est pourtant une histoire vraie, malgre la verite d'une foule d'histoires qui pourraient en combattre victorieusement la probabilite. Aussitot qu'Alice put voir clair dans son propre coeur, et cela ne fut pas bien long, elle interrogea avec effroi la maniere d'etre de Jacques avec elle. Elle y trouva une timidite qui augmenta la sienne et une tristesse qui lui fit craindre de se heurter contre un autre amour. La fierte legitime d'une ame completement vierge la mit des lors en garde contre elle-meme; elle veilla si attentivement sur ses paroles et sur sa contenance, que tout encouragement fut enleve au pauvre Jacques. Il fit comme Alice, dans la crainte de paraitre presomptueux et ridicule. Il aima en silence, et au lieu de faire des progres, leur intimite diminua insensiblement a mesure que la passion couvait plus profonde dans leur sein. L'intervention du personnage etrange d'Isidora dans cette situation fit porter a faux la lumiere dans l'esprit d'Alice. Elle avait pressenti ou plutot elle avait devine que Jacques avait beaucoup et longtemps aime une autre femme, elle se persuadait qu'il l'aimait encore, et, en supposant que cette femme etait Isidora, elle ne se trompait que de date. --Je veux tout savoir, se disait-elle; voici enfin l'occasion et le moyen de me guerir. N'ai-je pas desire ardemment et demande a Dieu avec ferveur la force de ne rien esperer, de ne rien attendre de mon fol amour? Ne me suis-je pas dit cent fois que le jour ou je serais certaine que ce n'est pas moi qu'il aime, je retrouverais le calme du desinteressement? Pourquoi donc suis-je si epouvantee de la decouverte qui s'approche? Pourquoi ai-je une montagne sur le coeur? --Vous trouvez ce lieu-ci tres-change? dit-elle en prenant le cafe avec lui sur la terrasse ornee de fleurs. Vous regrettez sans doute l'ancienne disposition? --Il y a beaucoup de changements en effet, repondit Jacques; les deux pavillons vitres qui forment des ailes au batiment n'existaient pas autrefois. Le jardin etait dans un etat complet d'abandon. C'est beaucoup plus beau maintenant, a coup sur. --Oui, mais cela vous plait moins, avouez-le. --Ce jardin desert et devaste avait son genre de beaute. Celui-ci a moins d'ombre et plus d'eclat. Je le crois moins humide desormais, et partant beaucoup plus sain pour Felix. --Le jardin d'a cote est plus vaste et lui conviendrait beaucoup mieux. Malheureusement la porte de communication est fermee; et il est a craindre qu'elle ne se rouvre jamais entre ma belle-soeur et moi. --Votre belle-soeur, Madame?... --Eh oui, mademoiselle Isidora, aujourd'hui comtesse de S... A quoi donc pensez-vous, monsieur Laurent? Je vous ai deja dit... --Ah! il est vrai; je vous demande pardon, Madame!... Et Laurent perdit de nouveau contenance. --Ecoutez, mon ami, reprit Alice apres l'avoir silencieusement examine a la derobee, vous avez, j'espere, quelque confiance en moi, et vous pouvez compter que vos aveux seront ensevelis dans mon coeur. Eh bien, il faut que vous me disiez en conscience ce que vous savez... ou du moins ce que vous pensez de cette femme. Ce n'est pas une vaine curiosite qui me porte a vous interroger: il s'agit pour moi de savoir si, a l'exemple de ma famille, je dois la repousser avec mepris, ou si, dirigee par des motifs plus eleves que ceux de l'orgueil et du prejuge, je dois l'admettre aupres de moi comme la veuve de mon frere. --Vous m'embarrassez beaucoup, repondit Jacques apres avoir hesite un instant; je ne connais pas assez le monde, je ne puis pas assez bien juger la personne... dont il est question pour me permettre d'avoir un avis. --Cela est impossible: si on n'a pas un avis formule, decisif, on a toujours, sur quelque chose que ce soit, un sentiment, un instinct, un premier mouvement. Si vous refusez de me dire votre impression personnelle, j'en conclurai naturellement que vous ne prenez aucun interet a ce qui me touche, et que vous n'avez pas pour moi l'amitie que j'ai pour vous; car, si vous m'adressiez une question relative a votre conscience et a votre dignite, je sens que je mettrais une extreme sollicitude a vous eclairer. Il y avait longtemps que madame de T... n'avait repris avec Jacques ce ton d'affectueux abandon, qui lui avait ete naturel et facile dans les commencements, et qui maintenant devenait de plus en plus l'effort d'une passion qui veut se donner le change en se retranchant sur l'amitie. Jacques etait si facile a tromper, qu'il crut l'amitie revenue; et lui qui se persuadait etre disgracie jusqu'a l'indifference, accueillit avec ivresse ce sentiment dont le calme l'avait cependant fait souffrir. Il palit et rougit; et ces alternatives d'emotion sur sa figure mobile et fraiche comme celle d'un enfant, l'embellissaient singulierement. Sa fine et abondante chevelure blonde, la transparence de son teint, la timidite de ses manieres, contrastaient avec une taille elevee, des membres robustes, un courage physique extraordinaire; sa main enorme, faite comme celle d'un athlete, et cependant blanche et modelee comme un beau marbre, eut ete d'une haute signification pour Lavater ou pour le spirituel auteur de la Chirognomonie[2]; son organisation douce et puissante, stoique et tendre, etait resumee tout entiere dans cet indice physiologique. [Note 2: M. d'Arpentigny a ecrit, comme on sait, un livre fort ingenieux sur la physionomie des mains. Nous croyons son systeme tres-vrai et ses observations tres-justes, d'autant plus qu'elles se rattachent a des formules de metaphysique tres-lucides et tres-ingenieuses. Mais nous ne croyons pas ce systeme plus exclusif que ceux de Gall et de Spurzheim. Lavater est le grand esprit qui a embrasse l'ensemble des indices revelateurs de l'etre humain. Il n'a pas seulement examine une portion de l'etre mais il a esquisse un vaste systeme, dont chaque portion, etudiee en particulier, est devenue depuis un systeme complet. La phrenologie et la chirognomonie sont traitees incidemment, mais avec largeur, dans Lavater. En s'appliquant aux particularites de la physionomie generale, chaque systeme amene au progres, des observations plus precises, des etudes plus approfondies, et de nouvelles recherches metaphysiques. C'est sous ce dernier point de vue que nous attachons de l'importance a de tels systemes. En general, le public n'y cherche qu'un..., une sorte d'horoscope. Nous y voyons bien autre chose a conclure de la relation de l'esprit avec la matiere. Mais ce n'est pas dans une note, et au beau milieu d'un roman, que nous pouvons developper nos idees a cet egard. L'occasion s'en retrouvera, ou d'autres le feront mieux. En attendant, l'ouvrage de M. d'Arpentigny est a noter comme important et remarquable.] Quand il osait lever ses limpides yeux bleus sur Alice, une flamme devorante allait s'insinuer dans le coeur de cette jeune femme; mais cet eclair d'audacieux desir s'eteignait aussi rapidement qu'il s'etait allume. La defiance de soi-meme, la crainte d'offenser, l'effroi d'etre repousse, abaissaient bien vite la blonde paupiere de Jacques; et son sang, allume jusque sur son front, se glacait tout a coup jusqu'a la blancheur de l'albatre. Alors sa timidite le rendait si farouche, qu'on eut dit qu'il se repentait d'un instant d'enthousiasme, qu'il en avait honte, et qu'il fallait bien se garder d'y croire. C'est qu'en se donnant sans reserve a toutes les heures de sa vie, il se reprenait malgre lui, et forcait les autres a se replier sur eux-memes. C'est ainsi qu'il repoussait l'amour de la timide et fiere Alice, cette ame semblable a la sienne pour leur commune souffrance. Ah! pourquoi, entre deux coeurs qui se cherchent et se craignent, un coeur ami, un pretre de l'amour divin, ou mieux encore une pretresse, car ce role delicat et pur irait mieux a la femme; pourquoi, dis-je, un ange protecteur ne vient-il pas se placer pour unir des mains qui tremblent et s'evitent, et pour prononcer a chacun le mot enseveli dans le sein de chacun? Eh quoi! il y a des etres hideux dont les fonctions sans nom consistent a former par l'adultere, par la corruption, ou par l'interet sordide du mariage, de monstrueuses unions, et la divine religion de l'amour n'a pas de ministres pour sonder les coeurs, pour deviner les blessures et pour unir ou separer sans appel ce qui doit etre lie ou beni dans le coeur de l'homme et de la femme? Mais ou est la place de l'amour dans notre societe, dans notre siecle surtout? Il faut que les ames fortes se fassent a elles-memes leur code moralisateur, et cherchent l'ideal a travers le sacrifice, qui est une espece de suicide; ou bien il faut que les ames troublees succombent, privees de guide et de secours, a toutes les tentations fatales qui sont un autre genre de suicide. Alice se sentit fremir de la tete aux pieds en rencontrant le regard enivre de Jacques; mais la femme est la plus forte des deux dans ce genre de combat; elle peut gouverner son sang jusqu'a l'empecher de monter a son visage. Elle peut souffrir aisement sans se trahir, elle peut mourir sans parler. Et puis cette souffrance a son charme, et les amants la cherissent. Ces palpitations brulantes, ces desirs et ces terreurs, ces elans immenses et ces strangulations soudaines, tout cela est autant d'aiguillons sous lesquels on se sent vivre, et l'on aime une vie pire que la mort. Il est doux, quand les voeux sont exauces, de se rencontrer, de se retracer l'un a l'autre ce qu'on a souffert, et parfois alors on le regrette! mais il est affreux de se le cacher eternellement et de s'etre aimes en vain. Entre l'ivresse accablante et la soif inassouvie il y a toujours un abime de douleur et de regret incommensurable. On y tombe de chaque rive. De quel cote est la chute la plus rude? Ainsi, lorsqu'on cherche a percer le nuage derriere lequel se tiennent cachees toutes les verites morales, on se heurte contre le mystere. La societe laisse la verite dans son sanctuaire et tourne autour. Mais lorsqu'une main plus hardie cherche a soulever un coin du voile, elle apercoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la societe, mais encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine, des souffrances infinies inherentes a notre propre coeur, des contradictions effrayantes, des faiblesses sans cause, des enigmes sans mot. Le chercheur de verites est le plus faible entre les faibles, parce qu'il est a peu pres seul. Quand tous chercheront et frapperont, ils trouveront et on leur ouvrira. La nature humaine sera modifiee et ennoblie par cet elan commun, par cette fusion de toutes les forces et de toutes les volontes, que decuplera la force et la volonte de chacun. Jusque-la que pouvez-vous faire, vous qui voulez savoir? L'ignorance est devant vous comme un mur d'airain, et vous la portez en vous-meme. Vous demandez aux hommes pourquoi ils sont fous, et vous sentez que vous-meme vous n'etes point sage. Helas! nous accusons la societe de langueur, et notre propre coeur nous crie: Tu es faible et malade! Mais je m'apercois que je traduis au lecteur le griffonnage obscur et fragmente des cahiers que Jacques Laurent entassait a cette epoque de sa vie, dans un coin, et sans les relire ni les coordonner, comme il avait toujours fait. Ses notes et reflexions nous ont paru si confuses et si mysterieuses, que nous avons renonce a en publier la suite. Vaincu par l'insistance d'Alice, il ouvrit son coeur du moins a l'amitie, et lui raconta toute l'histoire que l'on a pu lire dans la premiere partie de ce recit, mais en peu de mots et avec des reticences, pour ne pas alarmer la pudeur d'Alice. Elle etait bonne et charitable, dit-il, cela est certain. Elle m'envoya, sans me connaitre, de l'argent pour soulager la misere des malheureux qui ne pouvaient pas payer leur loyer au regisseur de cette maison. Le hasard me fit entrer dans ce jardin, alors abandonne, par cet appartement alors en construction. Un autre hasard me fit franchir la petite porte du mur et penetrer dans la serre de l'autre enclos. Un dernier hasard, je suppose, l'y amena; la je causai avec elle. La je retournai deux fois, et je fus attendri, presque fascine par le charme de son esprit, l'elevation de ses idees, la grandeur de ses sentiments. C'etait la femme la plus belle, la plus eloquente et, a ce qu'il me semblait, la meilleure que j'eusse encore rencontree. Ensuite... --Ensuite, dit Alice avec une impetuosite contenue. --Je la revis dans un bal.. --Au bal de l'Opera? --Il ne tiendrait qu'a moi de croire que j'y suis en cet instant, reprit Laurent avec un enjouement force, car vous m'intriguez beaucoup, Madame, par la revelation que vous me faites de mes propres secrets. --C'etait donc un secret, un rendez-vous? Vous voyez, mon ami, que je ne sais pas tout. --C'etait encore un hasard. Je fus raille par une femme impetueuse, hardie, eloquente autant que l'autre, mais d'une eloquence bizarre, pleine d'audace et d'effrayantes verites. --Comment _l'autre?_ Je ne comprends plus. --C'etait la meme. --Et laquelle triompha? --Toutes deux triompherent de mes sophismes philosophiques, toutes deux m'ouvrirent les yeux a certaines portions de la verite, et firent naitre en moi l'idee de nouveaux devoirs. --Expliquez-vous, monsieur Laurent, vous parlez par enigmes. --L'une, celle que j'avais vue vetue de blanc au milieu des fleurs, representait le sacrifice et l'abnegation; l'autre, celle qui se cachait sous un masque noir et que j'entrevoyais a travers la poussiere et le bruit, me representait la revolte de l'esclave qui brise ses fers et la rage heroique du blesse perce de coups qui ne veut pas mourir. Une troisieme figure m'apparut qui reunissait en elle seule les deux autres aspects: c'etait la force et l'accablement, le remords et l'audace, la tendresse et l'orgueil, la haine du mal avec la persistance dans le mal; c'etait Madeleine echevelee dans les larmes, et Catherine de Russie enfoncant sa couronne sur sa tete avec un terrible sourire. Ces deux femmes sont en elle: Dieu a fait la premiere, la societe a fait la seconde. --Vous m'effrayez et vous m'attendrissez en meme temps, mon ami, dit Alice en detournant son visage altere et en se penchant pour mediter. Cette femme n'est pas une nature vulgaire, puisqu'elle vous a fait une impression si profonde. --La trace en est restee dans mon esprit et je ne voudrais pas l'effacer. Le spectacle de cette lutte et de cette douleur m'a beaucoup appris. --Quoi, par exemple? --Avant tout, qu'il serait impie de mepriser les etres tombes de haut. --Et cruel de les briser, n'est-ce pas? --Oui, si en croyant briser l'orgueil on risque de tuer le repentir. --Mais elle n'aimait pas mon frere? --La question n'est pas la. --Helas! pensa la triste Alice, c'est la chose qui m'occupe le moins. Et, en effet, la question pour elle etait de savoir si Jacques aimait Isadora. "D'ailleurs, ajouta-t-elle, depuis trois ans que vous ne l'avez revue, elle a pu triompher des mauvais penchants; car il y a trois ans que vous ne l'avez vue?" --Oui, Madame. --Et sans doute elle vous a ecrit pendant cet intervalle? --Jamais, Madame. --Mais, vous avez pense a elle, vous avez pu etablir un jugement definitif?... --J'y ai pense souvent d'abord, et puis quelquefois seulement; je ne suis pas arrive a juger son caractere d'une maniere absolue; mais sa position, je l'ai jugee. --C'est la ce qui m'interesse, parlez. --Sa position a ete fausse, impossible; elle trouvait dans sa vie le contraste monstrueux qui reagissait sur son coeur et sa pensee: ici le faste et les hommages de la royaute, la le mepris et la honte de l'esclavage; au dedans les dons et les caresses d'un maitre asservi, au dehors l'outrage et l'abandon des courtisans furieux. D'ou j'ai conclu que la societe n'avait pas donne d'autre issue aux facultes de la femme belle et intelligente, mais nee dans la misere, que la corruption et le desespoir. La femme richement douee a besoin d'amour, de bonheur et de poesie. Elle n'en trouve que le semblant quand elle est forcee de conquerir ces biens par des moyens que la societe fletrit et desavoue. Mais pourquoi la societe lui rend-elle la satisfaction legitime impossible et les plaisirs illicites si faciles? Pourquoi donne-t-elle l'horrible misere aux filles honnetes et la richesse seulement a celles qui s'egarent? Tout cela fournit bien matiere a quelques reflexions, n'est-ce pas, Madame? --Vous avez raison, Laurent, dit madame de T... avec une expansion douloureuse. Je tacherai d'approfondir la verite; et s'il est vrai, comme on l'affirme, que, depuis trois ans, cette femme ait eu une conduite irreprochable, je l'aiderai a sa rehabiliter. Dans le cas contraire, je l'eloignerai sans rudesse et sans porter a son orgueil blesse le dernier coup. --A-t-elle donc essaye de se faire accueillir par vous, Madame? reprit Laurent, que cette idee jetait dans une veritable perplexite. --Il me le semble, repondit Alice. J'ai la un billet d'elle, fierement signe comtesse de S..., qu'elle m'a envoye ce matin, et ou elle me demande a remettre entre mes mains, et face a face, une lettre fort secrete de mon frere mourant. Je ne puis ni ne dois m'y refuser. Je vais donc la voir. --Vous allez la voir? --Dans un quart d'heure elle sera ici; je lui ai donne rendez-vous pour neuf heures. Vous voyez, monsieur Laurent, que j'avais besoin de reflechir a l'accueil que je dois lui faire, et je vous remercie de m'avoir eclairee. Ayez la bonte d'emmener coucher mon fils; il est bon qu'il ne voie pas cette femme, si moi-meme je ne dois point la revoir. Je vous avoue que sa figure et sa contenance vont m'influencer beaucoup dans un sens ou dans l'autre. Laurent s'etait leve avec effroi; il avait pris son chapeau. Pour la premiere fois il etait impatient de quitter Alice; mais, a sa grande consternation, elle ajouta; --Dans un quart d'heure mon enfant sera endormi; je vous prie alors de revenir me trouver, monsieur Laurent. --Permettez, Madame, que cela ne soit pas, dit Laurent avec plus de fermete qu'il n'en avait encore montre. --Laurent, reprit madame de T... en se levant et en lui saisissant la main avec une sorte de solennite, je sais que cela n'est pas convenable, et que cela doit vous embarrasser, vous emouvoir beaucoup. Mais une telle circonstance de ma vie me pousse en dehors de toute convenance, et je ne m'arreterais que devant la crainte de vous faire souffrir serieusement. Dites, devez-vous souffrir en revoyant Isadora? --Je ne souffrirai que pour elle; mais n'est-ce pas assez? repondit Laurent avec assurance. Ne serai-je pas aupres de vous en face d'elle, comme un accusateur, un delateur ou un juge? N'exigez pas de moi... --Eh bien? --N'exigez pas que j'ajoute a l'humiliation de son role devant vous. Je crois qu'elle ne s'attend pas a vous trouver telle que vous etes. Je crains que votre grandeur ne l'ecrase. --Ah! vous l'aimez encore, Laurent! s'ecria madame de T... Puis elle ajouta avec un sourire glace: Je ne vous en fais pas un crime. Moi, je vous demande, comme la premiere et peut-etre la derniere preuve d'une amitie serieuse, de revenir quand je vous ferai avertir. Laurent s'inclina et sortit. Il eut la tentation de courir bien loin de l'hotel pour se soustraire a cette etrange fantaisie si serieusement enoncee. Mais il ne se sentit pas la force d'offenser celle qu'il aimait quand elle invoquait l'amitie, une amitie qu'il croyait a peine reconquise! "Je les verrai ensemble, se disait Alice, je me convaincrai de ce que je sais deja. Il me sera enfin prouve qu'il l'aime, et alors je serai guerie. Quelle est la femme assez lache ou assez faible pour aimer un homme occupe d'une autre femme, pour songer a engager une lutte honteuse, a mediter une conquete incertaine, et qui ne s'achete que par la coquetterie, c'est-a-dire par le moyen le plus contraire a la dignite et a la droiture du coeur?" Elle s'etonnait d'avoir eu le courage de provoquer cette crise decisive et d'avoir ose vaincre la repugnance de Jacques. Mais elle s'en applaudissait, et remerciait Dieu de lui en avoir donne la force. Et puis cependant une douleur mortelle envahissait toutes ses facultes, et elle s'efforcait de desirer qu'Isidora fut assez indigne de l'amour de Jacques pour qu'elle-meme put mepriser un pareil amour et oublier l'homme capable de le porter dans son sein. Mais on sait combien sont peu solides ces resolutions de hater la fin d'un mal qu'on aime et d'une souffrance que l'on caresse. Un domestique annonca madame la comtesse de S..., et Alice sentit comme le froid de la mort passer dans ses veines. Elle se leva brusquement, se rassit pendant que son etrange belle-soeur avancait avec lenteur vers la porte du salon, et se releva avec effort lorsque l'apparition de cet etre problematique se fut tout a fait dessinee sur le seuil. Au premier coup d'oeil jete sur cette femme, Alice ne fut frappee que de son assurance, de la grace aisee de sa demarche et de sa miraculeuse beaute. Isidora n'etait plus jeune: elle avait trente-cinq ans; mais les annees et les orages de sa vie avaient passe impunement sur ce front de marbre et sur ce visage d'une blancheur immaculee. Tout en elle etait encore triomphant: l'oeil large et pur, la souplesse des mouvements, la main sans pli, les formes arrondies sans pesanteur, les plans du visage fermes et nets, les dents brillantes comme des perles et les cheveux noirs comme la nuit; on eut dit que la serenite du ciel s'etait laisse conquerir par la puissance de l'enfer; c'etait la Venus victorieuse, chaste et grave en touchant a ses armes, mais enveloppee de ce mysterieux sourire qui fait douter si c'est l'arc de Diane ou celui de l'amour dont il lui a plu de charger son bras voluptueux et fort. Elle paraissait d'autant plus blanche et fraiche qu'elle etait en noir, et ce deuil rigoureux etait ajuste avec autant de bon gout et de simplicite noble qu'eut pu l'etre celui d'une duchesse. Sa beaute avait d'ailleurs ce caractere de haute aristocratie que les patriciennes croient pouvoir s'attribuer exclusivement, en quoi elles se trompent fort. Alice fit rapidement ces remarques et avanca de quelques pas au-devant d'Isidora, d'autant plus decidee a etre parfaitement calme et polie, qu'elle se sentait plus de mefiance et de trouble interieur. Au fond de son ame, Isidora tremblait bien plus qu'Alice; mais le fond de cette ame etait, dans certains cas, un impenetrable abime, et elle savait rendre sa confusion imposante. Elle accepta le fauteuil qu'Alice lui montrait a quelque distance du sien; puis, se tournant d'un air quasi royal pour voir si elle etait bien seule avec madame de T..., elle lui presenta en silence une lettre cachetee de noir, en disant: "C'est lui-meme qui a mis la ce cachet de deuil, quatre heures avant de mourir." Alice, qui avait beaucoup aime son frere, fut tout a coup si emue qu'elle ne songea plus a observer la contenance de son interlocutrice. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante. C'etait bien l'ecriture, du comte Felix, quoique penible et confuse. "Ma soeur, avait-il ecrit, ils ont beau dire, je sens bien que je suis perdu, que rien ne me soulage, et que bientot, peut-etre, il faudra que je meure sans te revoir. Tu es le seul etre que je voudrais avoir aupres de moi pour adoucir un moment pareil... peut-etre affreux, peut-etre indifferent comme tant de choses dont on s'effraie et qui ne sont rien, J'aurais prefere mourir d'un coup de pistolet, d'une chute de cheval, de quelque chose dont je n'aurais pas senti l'approche et les langueurs.... Quoi qu'il en soit, je veux, pendant que j'ai bien ma tete et un reste de forces, te faire connaitre mes derniers sentiments, mes derniers voeux, je dirais presque mes dernieres volontes, si je l'osais. Alice, tu es un ange, et toi seule, dans ma famille et dans le monde, defendras ma memoire, je le sais. Toi seule comprendras ce que je vais t'annoncer. J'aime depuis six ans une femme envers laquelle je n'ai pas toujours ete juste, mais qui avait pourtant assez de droits sur mon estime pour que j'aie su cacher les torts que je lui supposais. Depuis trois ans que je voyage avec elle, mes soupcons se sont dissipes, sa fidelite, son devouement, ont satisfait a toutes mes exigences et triomphe de tous mes prejuges. Depuis un an que je suis malade, elle a ete admirable pour moi, elle ne m'a pas quitte d'un instant, elle n'a pas eu une pensee, un mouvement qu'elle ne m'ait consacres.... Il faut abreger, car je suis faible, et la sueur me coule du front tandis je t'ecris... une sueur bien froide!.... Depuis huit jours que j'ai epouse cette femme devant l'Eglise et devant la loi, et par un testament qu'elle ignore et qu'elle ne connaitra qu'apres ma mort, je lui legue tous les biens dont je peux disposer. Elle n'a pas songe un instant a assurer son avenir. Genereuse jusqu'a la prodigalite, elle m'a montre un desinteressement inoui. Je mourrais malheureux et maudit si je la laissais aux prises avec la misere, lorsqu'elle m'a sacrifie une partie de sa vie. Ah! si tu savais, Alice! que ne puis-je te voir... te dire tout ce que ma main raidie par un froid terrible m'empeche De...." "Ma soeur, je suis presque en defaillance, mais mon esprit est encore net et ma volonte inebranlable. Je veux que ma femme soit ta soeur; je te le demande au nom de Dieu; je te le demande a genoux, pres d'expirer peut-etre! Tous tes autres la maudiront! mais toi, tu lui pardonneras tout, parce qu'elle m'a veritablement aime. Adieu, Alice, je ne vois plus ce que j'ecris; mais je t'aime et j'ai confiance.... Adieu... ma soeur!..." "Ton frere, FELIX, comte de S..." Alice essuya ses joues inondees de larmes silencieuses et resta quelque temps comme absorbee par la vue de ce papier, de cette ecriture affaiblie, de cet adieu solennel et de ce nom de frere qui semblait exercer sur elle une majestueuse autorite d'affection. Elle se retourna enfin vers Isidora et la regarda attentivement. Isidora etait impassible et la regardait aussi, mais avec plus de curiosite que de bienveillance. Alice fut frappee de la clarte de ce regard sec et fier. Ah! pensa-t-elle, on dirait qu'elle ne le pleure plus, et il y a si peu de temps qu'elle l'a enseveli! on dirait meme qu'elle ne l'a pas pleure du tout! --Madame, dit-elle, est-ce que vous ne connaissez pas le contenu de cette lettre? --Non, Madame, repondit la veuve avec assurance: lorsque mon mari me la remit, il eut peine a me faire comprendre que je devais ne la remettre qu'a vous, et ce furent ses dernieres paroles." Et Isidora ajouta en baissant la voix comme si de tels souvenirs lui causaient une sorte de terreur: "Son agonie commenca aussitot, et quatre heures apres...." Elle se tut, ne pouvant se resoudre a rappeler l'image de la mort. --Mon frere vous avait-il quelquefois parle de moi, madame? reprit Alice, qui l'observait toujours. --Oui, Madame, souvent. --Et ne puis-je savoir ce qu'il vous disait? --Lorsqu'il etait malade d'irritation nerveuse, il avait de grands acces de scepticisme et presque de haine contre le genre humain tout entier... --Et, l'on m'a dit, contre notre sexe particulierement? Isidora se troubla legerement; puis elle reprit aussitot: --Dans ces moments-la, il exceptait une seule femme de la reprobation. --Et c'etait vous, sans doute, Madame? --Non, Madame, repondit Isidora, d'un accent de franchise courageuse! c'etait vous. Ma soeur est un ange, disait-il: ma soeur n'a jamais eu un seul instant, dans toute sa vie, la pensee du mal. --Mais, Madame... cet eloge exagere, sans doute, ne renfermait-il pas un reproche muet contre quelque autre femme? --Vous voulez dire contre moi? Ecoutez, Madame, reprit Isidora avec une audace presque majestueuse, je ne suis pas venue ici pour me confesser des reproches justes ou injustes que la passion d'un homme a pu m'adresser. Le recit de pareils orages epouvanterait peut-etre votre ame tranquille. Je me crois assez justifiee par la preuve de haute estime que votre frere m'a donnee en m'epousant. Je ne sais pas ce que contient cette lettre; j'en ai respecte le secret et j'ai rempli ma mission. Je n'ai jamais eu l'intention de me preter a un interrogatoire, quelque gracieux et bienveillant qu'il put sembler.... En parlant ainsi, Isidora se levait avec lenteur, ramenait son chale sur ses epaules, et se disposait a prendre conge."Pardon, Madame, reprit Alice, qui, choquee de sa raideur, voulait absolument tenter une derniere epreuve: soyez assez bonne pour prendre connaissance de cette lettre que vous m'avez remise." Elle presenta la lettre a Isidora, et approcha d'elle un gueridon et une bougie, voulant observer quelle impression cette lecture produirait sur son impenetrable physionomie. Isidora parut eprouver une vive repugnance a subir l'epreuve; elle etait venue armee jusqu'aux dents, elle craignait de s'attendrir en presence de temoins. Cependant, comme elle ne pouvait refuser, elle se rassit, posa la lettre sur le gueridon, et, baissant la tete sous son voile, comme si elle eut ete myope, elle deroba entierement son visage aux investigations d'Alice. L'idee de la mort etait si antipathique a cette nature vivace, le spectacle de la mort lui avait ete si redoutable, cette lettre lui rappelait de si affreux souvenirs, qu'elle ne put y jeter les yeux sans, frissonner. Des tressaillements involontaires trahirent son angoisse; et quand elle eut fini; "Pardon, Madame, dit-elle a Alice; je suis obligee de de recommencer, je n'ai rien compris, je suis trop troublee." _Troublee!_ pensait Alice; elle ne peut meme pas dire _emue!_ Si son ame est aussi froide que ses paroles, quelle ame de bronze est-ce la? [Illustration 05.png: Elle s'accouda sur la cheminee, l'oeil fixe sur la pendule.] Isidora relut la lettre avec un imperceptible tremblement nerveux; puis elle abaissa son voile sur son visage, se releva, et fit le geste de rendre le papier a sa belle-soeur; mais tout a coup elle chancela, retomba sur son fauteuil, et, joignant ses mains crispees, elle laissa echapper une sorte de cri, un sanglot sans larmes, qui revelait une angoisse profonde, une mysterieuse douleur. La bonne Alice n'en demandait pas davantage. Des qu'elle la vit souffrir, elle s'approcha d'elle, prit ses deux mains, qu'elle eut quelque peine a desunir, et, se penchant vers elle avec un reste d'effroi: --Pardonnez-moi d'avoir rouvert cette plaie, lui dit-elle d'une voix caressante; mais n'est-ce pas devant moi et avec moi que vous devez pleurer? --Avec vous? s'ecria la courtisane effaree. Puis, la regardant en face, elle vit cette douce et bienfaisante figure qui s'efforcait de lui sourire a travers ses larmes. Ce fut comme un choc electrique. Il y avait peut-etre vingt ans qu'Isidora n'avait senti l'etreinte affectueuse, le regard compatissant d'une femme pure; il y avait peut-etre vingt ans qu'elle raidissait son ame orgueilleuse contre tout insultant dedain, contre toute humiliante pitie. Malgre ce que Felix lui avait dit de la bonte de sa soeur, et peut-etre meme a cause de ce respect enthousiaste qu'il avait pour Alice, Isidora etait venue la trouver, le coeur dispose a la haine. On ne sait pas ce que c'est que le mepris d'une femme pour une femme. Pour la premiere fois depuis qu'elle etait tombee dans l'abime de la corruption, Isidora recevait d'une femme honnete (comme ses pareilles disent avec fureur) une marque d'interet qui ne l'humiliait pas. Tout son orgueil tomba devant une caresse. La glace dont elle s'etait cuirassee se fondit en un instant. Toutes les facultes aimantes de son etre se reveillerent; et, passant d'un exces de reserve a un exces d'expansion, ainsi qu'il arrive a ceux qui luttent depuis longtemps, elle se laissa tomber aux pieds d'Alice, elle embrassa ses genoux avec transport, et s'ecria a plusieurs reprises, au milieu de sanglots et de cris etouffes: "Mon Dieu! que vous me faites de bien! Mon Dieu! que je vous remercie!" [Illustration 06.png: Je vais attendre Monsieur?] En voyant enfin des torrents de larmes obscurcir ces beaux yeux, dont l'audacieuse limpidite l'avait consternee, Alice sentit s'envoler toutes ses repugnances. Elle releva la pecheresse et, la pressant sur son sein, elle osa baiser ses joues inondees de pleurs. L'effusion d'Isidora ne connut plus de bornes; elle etait comme ivre, elle devorait de baisers les mains de sa jeune soeur, comme elle l'appelait deja interieurement. "Une femme, disait-elle avec une sorte d'egarement, une amie, un ange! o mon Dieu! j'en mourrai de bonheur, mais je serai sauvee!" Son enthousiasme etait si violent qu'il effraya bientot Alice. Dans ces ames sombres, la joie a un caractere febrile, que les ames tendres et chastes ne peuvent pas bien comprendre. Et cependant rien n'etait plus chaste que la subite passion de cette courtisane pour l'angelique soeur qui lui rouvrait le chemin du ciel. Mais ce brusque retour a l'attendrissement et a la confiance, bouleversait son ame trop longtemps froissee. Elle ne pouvait passer de l'amer desespoir a la foi souriante qu'en traversant un acces de folie. Elle en fut tout a coup comme brisee, et se jetant sur un sopha: "J'etouffe, dit-elle, je ne suis pas habituee aux larmes, il y a si longtemps que je n'ai pleure! Et puis, je ne croyais pas pouvoir jamais sentir un instant de joie... Il me semble que je vais mourir." En effet, elle devint d'une paleur livide, et Alice fut effrayee de voir ses dents serrees et sa respiration suspendue. Elle craignit une attaque de nerfs, et sonna precipitamment sa femme de chambre. La femme de chambre, au lieu de venir, courut a l'appartement du jeune Felix, ou se tenait Jacques Laurent dans l'attente de son sort. L'enfant dormait, Jacques agite s'efforcait de lire. La femme de chambre le pria de se rendre aupres de madame. Tel etait l'ordre qu'elle avait recu de sa maitresse un quart d'heure auparavant; et, dans son emotion, Alice avait oublie que le coup de sonnette devait etre le signal de cet avertissement donne a Jacques. Voila pourquoi au bout de cinq minutes, au lieu de voir entrer sa femme de chambre, elle vit entrer Laurent. Ou plutot elle ne le vit pas. Il s'avancait timidement, et Alice tournait le dos a la porte par ou il entra. Agenouillee pres de sa belle-soeur, elle essayait de ranimer ses mains glacees. Cependant Isidora n'etait point evanouie. Morne, l'oeil fixe, et le sein oppresse, il semblait qu'elle fut retombee dans le desespoir, faute de puissance pour la joie. La douce Alice semblait la supplier de faire un nouvel effort pour chasser le demon Elle semblait prier pour elle, tout en la priant elle-meme de se laisser sauver. Jacques s'attendait si peu a un tel resultat de l'entrevue de ces deux femmes, qu'il resta comme petrifie de surprise devant l'admirable groupe qu'elles formaient devant lui. Toutes deux en deuil, toutes deux pales: l'une toute semblable a un ange de misericorde, l'autre a l'archange rebelle qui mesure l'espace entre l'abime et le firmament. Cependant l'habitude de s'observer et de se contraindre etait si forte chez cette derniere qu'elle y obeissait encore machinalement. Elle fut la premiere a s'apercevoir du leger bruit que fit l'entree de Jacques, et, sortant de sa torpeur par un grand effort, elle recouvra la parole. "Je suis insensee, dit-elle a voix basse a sa belle-soeur. L'etat ou je suis me rendrait importune si je restais plus longtemps. Permettez-moi de m'en aller tout de suite. Il vous arrive du monde, et je ne veux pas, qu'on, me voie chez vous. Oh! a present que je vous connais, je vous aime, et je ne veux pas vous exposer a des chagrins pour moi; j'aimerais mieux ne vous revoir jamais, Mais je vous reverrai, n'est-ce pas? Oh! permettez-moi de revenir en secret! je vous le demanderais a genoux si nous etions seules." --Je veux que vous reveniez, repondit Alice en l'aidant a se lever, "et bientot j'espere que ce ne sera plus en secret. Pendant quelques jours encore permettez-moi de causer seule, librement avec vous. --Quand ordonnez-vous que je revienne? dit Isidora, soumise comme un enfant. --Si je croyais vous trouver seule chez vous... --Vous me trouverez toujours seule. --A certaines heures? lesquelles? --A toutes les heures. Avec l'esperance de vous voir un instant, je fermerai ma porte toute la journee. --Mais quels jours? --Tous les jours de ma vie s'il le faut, pour vous voir un seul jour. --Mon Dieu! que vous me touchez! que vous me paraissez aimante! --Oh! je l'ai ete, et je le deviendrai si vous voulez m'aimer un peu. Mais ne dites rien encore; ce serait de la pitie peut-etre. Tenez, vous ne pouvez pas venir chez moi ostensiblement, cela peut attirer sur vous quelque blame. Je sais qu'on a une detestable opinion de moi dans votre famille. Je croirais que je la merite si vous la partagiez. Mais je ne veux pas que mon bon ange souffre pour le bien qu'il veut me faire. Venez chez moi par les jardins. Il y a une petite porte de communication dans votre mur; pres de la porte une serre remplie de fleurs, ou vous pouvez vous tenir sans que personne vous voie, et ou vous me trouverez toujours occupee a vous aimer et a vous attendre. Malgre tout ce qu'il y avait d'affectueux dans ces paroles, le souvenir de cette petite porte, de ce mur mitoyen et de cette serre fut un coup de poignard qui reveilla les douleurs personnelles d'Alice. Elle se rappela Jacques Laurent, tourna brusquement la tete, et le vit au fond de l'appartement ou il s'etait timidement refugie, tandis qu'elle conduisait lentement Isidora vers l'issue opposee, en parlant bas avec elle. Elle promit, mais sans s'apercevoir cette fois de la joie et de la reconnaissance d'Isidora. Enfin, voyant que celle-ci sortait et se soutenait a peine, tant l'emotion l'avait brisee, elle appela Jacques avec un sentiment de grandeur et de jalousie indefinissable. --Mon ami, lui dit-elle, donnez donc le bras a ma belle-soeur, qui est souffrante, et conduisez-la a sa voiture. --Sa belle-soeur! pensa la courtisane. Elle ose m'appeler ainsi devant un de ses amis! elle n'en rougit pas! et elle revint vers Alice pour la remercier du regard et saisir une derniere fois sa main qu'elle porta a ses levres. Dans son emotion delicieuse, elle vit Jacques confusement, sans le regarder, sans le reconnaitre, et accepta son bras, sans pouvoir detacher ses yeux du visage d'Alice. Et comme Jacques, embarrasse de sa preoccupation, lui rappelait qu'il la conduisait a sa voiture. --Je suis a pied, dit-elle. Quand on demeure porte a porte! Et, tenez, si la petite porte du jardin n'est pas condamnee, ce sera beaucoup plus court par la. --Je vais sonner pour qu'on aille ouvrir, dit Alice; et elle sonna en effet. Mais son ame se brisa en voyant Isidora, appuyee sur le bras de Jacques, descendre le perron du jardin, et se diriger vers le lieu de leurs anciens rendez-vous. Elle eut la pensee de les suivre. Rien n'eut ete plus simple que de reconduire elle-meme sa belle-soeur par ce chemin; rien ne lui parut plus monstrueux, plus impossible que cet acte de surveillance, tant il lui repugna, Elle ne pouvait pas supposer qu'Isidora n'eut pas reconnu Jacques. "Comme elle se contient jusqu'au milieu de l'attendrissement!" se disait-elle. "Et lui, comme il a paru calme! Quelle puissance dans une passion qui se cache ainsi! Ne sais-je pas moi-meme que plus l'ame est perdue, plus l'apparence est sauvee? Elle s'accouda sur la cheminee, l'oeil fixe sur la pendule, l'oreille tendue au moindre bruit, et comptant les minutes qui allaient s'ecouler entre le depart et le retour de Jacques. Isidora et Jacques marchaient sans se parler. Elle etait plongee dans un attendrissement profond et delicieux, et ne songeait pas plus a regarder l'homme qui lui donnait le bras que s'il eut ete une machine. Il s'applaudissait d'avoir echappe a l'embarras d'une reconnaissance, et, pensant a la bonte d'Alice, lui aussi, il se gardait bien de rompre le silence; mais un hasard devait dejouer cette heureuse combinaison du hasard. Le domestique qui marchait devant eux s'etait trompe de clef, et lorsqu'il l'eut vainement essayee dans la serrure, il s'accusa d'une meprise, posa sur le socle d'un grand vase de terre cuite, destine a contenir des fleurs, la bougie qu'il tenait a la main, et se prit a courir a toutes jambes vers la maison pour rapporter la clef necessaire. Jacques Laurent resta donc tete a tete avec son ancienne amante sous l'ombrage de ces grands arbres qu'il avait tant aimes, devant cette porte qui lui rappelait leur premiere entrevue, et dans une situation tout a faite embarrassante pour un homme qui n'aime plus. L'air d'un soir charge d'orage, c'est-a-dire lourd et chaud, ne faisait pas vaciller la flamme de la bougie, et son visage se trouvait, si bien eclaire qu'au premier moment Isidora devait le reconnaitre, a moins que, dans la foule de ses souvenirs, le souvenir d'un amour si promptement satisfait, si promptement brise, put ne pas trouver place parmi tant d'autres. Il affectait de detourner la tete, cherchant ce qu'il avait a dire, ou plutot ce qu'il pouvait se dispenser de dire pour ne pas manquer a la bienseance. Offrir a sa compagne preoccupee de la conduire a un banc en attendant le retour du domestique, lui demander pardon de ce contre-temps, rien ne pouvait se dire en assez peu de mots pour que sa voix ne risquat pas de frapper l'attention. Il crut sortir d'embarras en apercevant une de ces chaises de bois qu'on laisse dans les jardins, et il fit un mouvement pour quitter le bras de madame de S... afin d'aller lui chercher ce siege. Ce pouvait etre une politesse muette. Il se crut sauve. Mais tout a coup il sentit son bras retenu par la main d'Isidora qui lui dit avec vivacite: --Mais, Monsieur, je vous connais, vous etes... Mon Dieu, n'etes-vous pas... "Je suis Jacques Laurent", repondit avec resignation le timide jeune homme, incapable de soutenir aucune espece de feinte, et jugeant d'ailleurs qu'il etait impossible d'eviter plus longtemps cette crise delicate. Puis, comme il sentit le bras d'Isidora presser le sien impetueusement, un sentiment de mefiance, et peut-etre de ressentiment, lui rendit le courage de sa fierte naturelle. --Probablement, Madame, lui dit-il, ce nom est aussi vague dans vos souvenirs que les traits de l'homme qui le porte. --Jacques Laurent, s'ecria madame de S..., sans repondre a ce froid commentaire, Jacques Laurent ici, chez madame de T....! et dans cet endroit!... Ah! cet endroit qui m'a fait vous reconnaitre, je ne l'ai pas revu sans une emotion terrible, et j'ai ete comme forcee de vous regarder, quoique... Jacques, vous ici avec moi?... Mais comment cela se fait-il?... Que faisiez-vous chez madame de T...? Vous la connaissez donc?... Oui: elle vous a appele son ami.... Vous etes son ami... Son amant peut-etre!... Ecoutez, Jacques, ecoutez, il faut que je vous parle, ajouta-t-elle avec precipitation en voyant revenir le serviteur avec la clef. --Non, pas maintenant, dit Jacques trouble et irrite: surtout pas apres le mot insense que vous venez de dire... --Ah! reprit-elle en baissant la voix a mesure que le domestique s'approchait, quel accent d'indignation! je crois entendre la voix de Jacques au bal masque lorsque, pour l'eprouver, je le supposais l'amant de Julie! Au nom de la pauvre Julie qui est morte dans tes bras, Jacques, ecoute-moi un instant, suis-moi. Mon avenir, mon salut, ma consolation sont dans vos mains, Monsieur... Si vous etes un homme juste et loyal comme vous l'etiez jadis... Si vous etes un homme d'honneur, parlez-moi, suivez-moi... ou je croirai que vous etes mon ennemi, un lache ennemi comme les autres! Eh bien! n'hesitez donc pas! dit-elle encore pendant que le domestique faisait crier la clef dans la serrure rouillee; rien de plus simple que vous me donniez le bras jusqu'a mes appartements. Rien de plus grossier que de me laisser traverser seule l'autre jardin." Et elle l'entraina. --Je vais attendre monsieur? dit le vieux Saint-Jean avec cet admirable accent de malicieuse betise qu'ont, en pareil cas, ces espions inevitables donnes par la civilisation. --Non, repondit Jacques avec sa douceur et sa bonhomie ordinaires, laissez la clef, je vais la rapporter en revenant. --En ce cas, je vais la mettre en dehors pour que monsieur puisse revenir. Jacques n'ecoutait plus. Emporte comme par le vent d'orage, il suivait Isidora, qui, parvenue au milieu du jardin, tourna brusquement du cote de la serre, et l'y fit entrer avec une sorte de violence. Elle ne s'arreta qu'aupres de la cuvette de marbre, et de ce banc garni de velours bleu, sur lequel elle s'etait assise pres de lui pour la premiere fois. "Ne dites rien, Jacques! s'ecria-t-elle en le forcant de s'asseoir a ses cotes, ne prejugez rien, ne pensez rien, jusqu'a ce que vous m'ayez entendue. Je vous connais, je sais que des questions ne vous arracheraient rien: je ne vous en ferai point. Je vois que vous avez de la repugnance a venir ici, de l'inquietude et de l'impatience a y rester!... Je ne vous retiendrai pas longtemps. Je crois deviner... mais peu importe. Ce que je dirai sera vrai ou faux, vous ne repondrez pas, mais voila ce que j'imagine, il faut que vous le sachiez pour comprendre ma situation et ma conduite. Vous etes intimement lie avec madame de T..., vous etes entre chez elle tout a l'heure sans etre annonce, comme un habitue de la maison... dans sa chambre... car c'etait sa chambre ou son boudoir, je n'ai pas bien regarde... Vous l'aimez! car vous tremblez; oui, je sens trembler votre main qui repousse en vain la mienne. Elle vous aime peut-etre! Bah! il est impossible qu'elle ne vous aime pas! Que ce soit amour ou amitie, elle vous estime, elle vous ecoute, elle vous croit! Vous lui avez parle de moi; elle vous a consulte! Vous lui avez dit... Mais non, vous ne lui avez pas dit de mal de moi, sa conduite me le prouve. Sa conduite envers moi est admirable, c'est dire que la votre entre elle et moi l'a ete aussi... Jacques, je vous remercie... Je parle comme dans un reve, et je comprends a mesure que je parle... Mon premier mouvement, en vous voyant, a ete la peur, chatiment d'une ame coupable! Mais mon second mouvement est celui de ma vraie nature, nature confiante et droite, que l'on a faussee et torturee. Aussi mon second mouvement est la confiance, la gratitude... une gratitude enthousiaste! Jacques! vous etes toujours le meilleur des hommes, et vous avez pour maitresses la meilleure des femmes! Ce bonheur vous etait du; en homme genereux, vous avez voulu me donner du bonheur aussi, et, grace a vous, cette femme est mon amie! Oh! que vous etes grands tous les deux!" Et, dans un elan irresistible, Isidora pencha son visage baigne de larmes jusqu'a effleurer de ses levres tremblantes les mains du craintif jeune homme. "Laissez, Madame, laissez, repondit-il effraye de l'emotion qui le gagnait et en faisant un effort pour s'eloigner d'elle, autant que le permettait la largeur du siege de marbre; vous etes dangereuse jusque dans vos meilleurs mouvements, et je ne peux pas vous ecouter sans frayeur. Vous etes hardie et vous aimez a profaner, jusque dans vos elans d'amour pour les choses saintes. Otez de votre imagination audacieuse l'idee de cette liaison intime avec madame de T... Sachez, en un mot, que je suis le precepteur de son fils, et, par consequent, le commensal et l'habitue necessaire de sa maison. Je venais lui parler de son enfant, quand je suis entre etourdiment dans son petit salon. Je ne me permets pas d'autres sentiment envers elle qu'un devouement respectueux, et l'estime qu'on doit a une femme eminemment vertueuse: et, quant a celui qu'elle peut avoir pour moi, c'est la confiance en mes principes et la bonne opinion qu'une personne sensee doit avoir de l'homme a qui elle confie l'ame de son enfant. Quel demon vous pousse a batir un roman extravagant, impossible? Est-ce la le respect et l'amour que vous temoigniez tout a l'heure a madame de T... par vos humbles caresses? A peine l'emotion que sa bonte vous cause est-elle dissipee, que deja vous l'assimilez a toutes les femmes que vous connaissez; apprenez a connaitre, Madame, apprenez a respecter, si vous voulez apprendre a aimer." Sauf l'amour avoue, sauf le bonheur des deux amants, la pauvre Isidora, dans sa candeur cynique, avait devine juste, et c'etait en effet un bon mouvement qui l'avait poussee a penser tout haut; mais elle ne savait pas qu'en s'exprimant ainsi, elle mettait la main sur des plaies vives. L'indignation de Jacques lui fit un mal affreux, et la haine de la pudeur et de la vertu lui revint au coeur plus amere, plus douloureuse que jamais. --Quel langage! quelle colere et quel mepris! dit-elle en se levant et en regardant Jacques avec un sombre dedain. Vous niez l'amour et vous exprimez un pareil respect! Le nom de votre idole vous parait souille dans ma bouche, et son image dans ma pensee! Vous n'etes pas habile, Jacques; vous ne savez pas que les femmes comme moi sont impossibles a tromper sur ce point. Le respect, c'est l'amour! En vain vous faites une distinction affectee de ces deux mots: quiconque n'aime pas, meprise, quiconque aime venere; il n'y a pas deux poids et deux mesures pour connaitre le veritable amour. Moi aussi j'ai ete aimee une fois dans ma vie; est-ce que vous l'avez oublie, Jacques? Et comment l'ai-je su? c'est parce qu'on ne le disait pas, c'est parce qu'on n'eut jamais ose me l'avouer, c'est enfin parce qu'on me respectait. Et cela se passait ici, il y a trois ans; c'est ici que, sur ce banc, osant a peine effleurer mon vetement, et fremissant de crainte quand, en touchant ces fleurs, votre main rencontrait la mienne, vous seriez mort plutot que de vous declarer, vous seriez devenu fou plutot que de vous avouer a vous-meme que vous m'aimiez... Mais voila que vous etes devenu un homme civilise a mon egard, c'est-a-dire que vous me meprisez, et que vous exaltez devant moi une autre femme! C'est tout simple, Jacques, c'est tout simple, vous ne m'aimez plus et vous l'aimez.. Je m'en doutais, je le sais a present. En verite, Jacques, vous etes bien maladroit, et le secret d'une femme _vertueuse_, comme vous dites, est en grand danger dans vos mains. --Est-ce la tout ce que vous aviez a me dire? reprit Jacques irrite, en se levant a son tour. Je croyais benir le jour ou je vous retrouverais digne d'une noble et fidele amitie; mais je vois bien que Julie est morte, en effet, comme vous le disiez tout a l'heure, et qu'il ne me reste plus qu'a pleurer sur elle. --Ah! malheureux, ne blaspheme pas! s'ecria-t-elle en se tordant les mains; que ne peux-tu dire la verite? pourquoi Julie n'est-elle pas morte et ensevelie a jamais au fond de ton coeur et du mien? mais l'infortunee ne peut pas mourir. Cette ame pure et genereuse s'agite toujours dans le sein meurtri et souille d'Isidora; elle s'y agite en vain, personne ne veut lui rendre la vie; elle ne peut ni vivre ni mourir. Vraiment je suis un tombeau ou l'on a enferme une personne vivante. Ah! philosophe sans intelligence et sans entrailles, tu ne comprends rien a un pareil supplice, et cette agonie te fait sourire de pitie. Sois maudit, toi que j'ai tant aime, toi que seul parmi tous les hommes, je croyais capable d'un grand amour! puisses-tu etre puni du meme supplice! puisses-tu te survivre a toi-meme et conserver le desir du bien, apres avoir perdu la foi! Son voile noir etait tombe sur ses epaules, et sa longue chevelure, deroulee par l'humidite de la nuit, flottait eparse sur sa poitrine agitee. La lune, en frappant sur le vitrage de la serre, semait sur elle de pales clartes dont le reflet bleuatre la faisait paraitre plus belle et plus effrayante. Elle ressemblait a lady Macbeth evoquant dans ses maledictions et dans ses terreurs les esprits malfaisants de la nuit. Le coeur de Jacques se rouvrit a la pitie et a une sorte d'admiration pour ce principe d'amour et de grandeur qu'une vie funeste n'avait pu etouffer en elle; une ame vulgaire ne pouvait pas souffrir ainsi. "Julie, lui dit-il, en lui prenant le bras avec energie, reviens donc a toi-meme; s'il ne faut pour cela que rencontrer un coeur ami, ne l'as-tu pas trouve aujourd'hui? N'etais-tu pas tout a l'heure affectueusement pressee dans les bras d'un etre genereux, excellent entre tous? Cette femme qui, en depit des prejuges du monde, t'a nommee sa soeur et t'a promis de venir ici pour te consoler et te benir, n'est-ce donc pas un secours que le ciel t'envoie? n'est-ce donc pas un messager de consolation qui doit briser la pierre de ton cercueil? Ta fierte implacable, qui repoussait jadis le pardon de l'amour, refusera-t-elle la nouvelle alliance de l'amitie? Ne m'attribuez pas les genereux mouvements de cette noble femme. Son coeur n'a pas besoin d'enseignement; mais sachez bien que si elle en avait besoin, et si j'avais sur elle l'influence qu'il vous a plu tout a l'heure de m'attribuer, je voudrais que vous dussiez le repos de votre conscience et la guerison de vos blessures a cette main de femme, plutot qu'a celle d'aucun homme." L'exasperation d'Isidora etait deja tombee, comme le vent capricieux de l'orage lorsqu'il s'abat sur les plantes et semble s'endormir en touchant la terre. Mobile comme l'atmosphere, en effet, elle ecoutait Jacques d'un air moitie soumis, moitie incredule. --Tu as peut-etre raison, dit-elle, peut-etre! Je n'en sais rien encore, j'ai besoin de me recueillir, de m'interroger. Je suis partagee entre deux elans contraires: l'un, qui me pousse aux genoux de cette femme au front d'ange, l'autre, qui me fait hair et craindre la protection de cette dame a la voix de sirene. Une devote, peut-etre! qui veut me mener a l'eglise et me presenter au monde des sacristies, comme un trophee de sa beate victoire. Ah! que sais-je? En Italie aussi, des femmes de qualite ont voulu me convertir. Elles m'appelaient dans leur oratoire, et m'eussent chassee de leur salon. Faudrait-il passer par le confessionnal et la communion pour entrer chez ma belle-soeur? Ah! jamais! jamais de bassesse! de l'insolence, de la haine, des outrages, je le veux bien, mais de l'hypocrisie et de la honte, jamais! --Et vous avez raison, reprit Jacques; a ces craintes, je vois que vous etes toujours injuste; mais, a ces resistances, je vois que vous avez la vraie fierte. Mais me croyez-vous donc enrole parmi les jesuites de salons, que vous me supposez capable de vous engager dans de si laches intrigues? sachez que madame de T... n'est pas devote. "Pardonnez-moi tout ce que je dis, Jacques, vous voyez bien que je n'ai pas ma tete. Ma pauvre tete que, ce matin, je croyais si forte et si froide, elle a ete brisee, ce soir, par trop d'emotions. Cette femme m'a enivree avec sa bonte et ses caresses, et toi, tu m'as tuee avec ta figure douce et tes blonds cheveux, m'apparaissant tout a coup comme le spectre du passe devant cette porte, dans ce lieu fatal ou je t'ai vu pour ne jamais t'oublier. Ah! que je t'ai aime, Jacques! Tu ne l'as jamais su, et tu as pu ne pas le croire. Ma conduite avec toi t'a paru odieuse. Elle etait sage, elle etait devouee; je sentais que je n'etais pas digne de toi, que tu ne pourrais jamais oublier ma vie, qu'en devenant passionne tu allais devenir le plus malheureux des hommes. Je n'ai pas voulu changer en une vie de larmes ce souvenir d'une nuit de delices. Et, qu'est-ce que je dis? ce n'est pas cette nuit-la que je me suis rappelee avec le plus de bonheur et de regrets. C'est ce premier amour enthousiaste et timide que tu avais pour moi lorsque tu ne me connaissais que sous le nom de Julie, lorsque tu me croyais une femme pure, lorsque tu venais ici tout tremblant, et que, n'osant me parler de ton amour, tu me parlais de mes camelias. Ah! ne m'ote pas ce souvenir, Jacques, et quelque coupable que tu m'aies jugee depuis, quelque insensee que je te paraisse encore, ne me reprends pas le passe, ne me dis pas que tu n'as pas senti pour moi un veritable amour; c'est le seul amour de ma vie, vois-tu, c'est mon reve, c'est mon roman de jeune fille, commence a trente ans, fini en moins de deux semaines...! fini! oh non! ce reve ne m'a jamais quittee. Il ne finira qu'avec ma vie; je n'ai aime qu'une fois, je n'ai aime qu'un seul homme, et cet homme c'est toi, Jacques: ne le savais-tu point, ne le vois-tu pas? Je t'ai emporte dans le secret de mon coeur, et je t'y ai garde comme mon unique tresor. Depuis trois ans, il ne s'est pas passe un jour, une heure, ou je n'aie ete plongee dans le ravissement de mon souvenir. C'est la ce qui m'a fait vivre, c'est la ce qui m'a donne la force d'etre irreprochable dans mes actions depuis trois ans, comme j'etais irreprochable dans mes pensees. Je voulais me purifier par une vie reguliere, par des habitudes de fidelite. J'ai essaye d'aimer Felix de S... comme on aime un mari quand on n'a pas d'amour pour lui et qu'on respecte son honneur. Et lui, le credule jeune homme, s'est cru aime du jour ou j'ai eu une veritable passion dans l'ame pour un autre. Mais il a eu raison de m'estimer et de me respecter au point de vouloir me donner son nom. Ne lui avais-je pas sacrifie la satisfaction du seul amour que j'aie veritablement senti? Aussi, quand j'ai accepte ce nom et cette formalite significative du mariage, j'ai songe a toi, Jacques, je me suis dit: Si Felix revient a la vie, du moins Jacques saura que j'ai merite d'etre rehabilitee; s'il succombe, Jacques me reverra purifiee, ce ne sera plus une courtisane qu'il pressera en frissonnant contre sa poitrine, ce sera la comtesse de S..., la veuve d'un honnete homme, une femme independante de tout lien honteux, une maitresse fidele, eprouvee par trois ans d'absence et libre de se donner apres un combat de trois ans contre les hommes et contre lui-meme... Oh! Jacques, c'est ainsi que je t'ai aime, et je reviens ici, je me berce depuis vingt-quatre heures des plus doux reves. Je caresse mille projets, je m'endors dans les delices de mon imagination en attendant que je fasse des demarches pour te chercher et te retrouver; et tout a coup le roman infernal de ma destinee s'accomplit: tu parais devant moi, tu sembles sortir de terre, juste a l'endroit ou je t'ai vu pour la premiere fois! Je t'enleve, je t'entraine ici, parmi ces fleurs, ou pour la premiere fois tu m'as parle... Nous sommes seuls... je suis encore belle... je t'aime avec passion... et toi tu ne m'aimes plus! oh! c'est horrible, et voila toute ma vie expiee dans ce seul instant." La pale traduction que nous venons de donner des paroles d'Isidora ne saurait donner une idee de son eloquence naturelle. Ce don de la parole, quelques femmes, meme les femmes vulgaires en apparence, le possedent a un degre remarquable et l'exercent jusque sur des sujets frivoles. La profession d'avocat conviendrait merveilleusement a certaines femmes du peuple que vous avez du rencontrer aussi bien que moi, et sur les levres desquelles le discours venait de lui-meme s'arranger a propos du moindre objet de negoce ou du moindre recit de l'evenement du quartier. Les Parisiennes ont particulierement cette faculte oratoire, cette propension a enoncer leur pensee sous des formes pittoresques ou litteraires et avec une pantomime animee, gracieuse ou plaisante, minaudiere ou passionnee, emphatique ou naive. Isidora etait une de ces enfants du peuple de Paris, une de ces mobiles et saisissantes imaginations qui se repandent en expressions aussi vite qu'elles s'impressionnent. Elle avait donne a son propre esprit, par la lecture et le spectacle des arts, une education recherchee, brillante et presque solide, dans les loisirs de la richesse; et l'elocution facile qu'elle avait eue pour la repartie mutine et l'apostrophe mordante, elle l'avait conservee, pour l'analyse de ses sentiments et le recit de ses emotions passionnees. Jacques avait deja ete frappe de cette eloquence feminine, deja il en avait subi diversement l'influence, lorsqu'elle avait ete tour a tour la divine Julie et l'audacieux domino de l'Opera. Il se sentit de nouveau sous le charme, et ce ne fut pas sans une terreur melee de plaisir. Il ne se piquait pas d'etre un stoique, et son amour pour Alice n'ayant jamais recu d'encouragement, n'ayant pu nourrir aucune esperance, n'etait pas un preservatif a l'epreuve du feu d'une passion expansive et provocante comme l'etait celle d'Isidora. Nous essaierions en vain de faire deviner l'expression de sa physionomie si calme et si hautaine a l'habitude, si puissante de persuasion lorsqu'elle revelait tout a coup des orages caches; ni les accents de sa voix eteinte dans les discours sans interet, flexible, saccadee, penetrante, dechirante dans l'abandon du desespoir et de l'amour. Jacques sentit qu'il tremblait, qu'il avait alternativement chaud et froid, qu'il retombait sous l'empire de la fascination, et Isidora qui, par instants, jetait ses bras autour de lui avec ivresse et les retirait avec crainte, sentit, elle aussi, que Jacques perdait la tete. Et pourtant, helas! tout ce qu'elle venait de lui dire etait-il bien vrai? Sincere, oui; mais veridique, non. Qu'elle crut, dans cet instant, ne rien raconter que d'historique dans sa vie, et que dans sa vie il y eut, depuis trois ans, beaucoup de reveries, de regrets et d'elans vers ce pur amour de Jacques, unique, en effet, dans ses souvenirs, par sa nature confiante et naive, rien de plus certain; qu'elle eut ete fidele au comte de S..., quelle eut desire se rehabiliter par le mariage, par besoin d'honneur plus que par desir d'une fortune assuree, cela etait encore vrai; mais qu'elle ne se fut pas laisse distraire un seul instant de la passion de Jacques par les jouissances du faste, qu'elle l'eut quitte dans le seul dessein de ne pas le rendre malheureux, plutot que pour n'etre pas honteusement delaissee par Felix; qu'enfin, elle n'eut songe qu'a Jacques en se faisant epouser, et que l'amour des richesses certaines n'eut pas ete mele, a l'insu d'elle-meme, au desir ambitieux d'un titre et d'une vaine consideration; voila ce qui n'etait qu'a moitie vrai. Il ne faut pas oublier qu'il y avait une bonne et une mauvaise puissance, agissant, a forces egales, sur l'ame naturellement grande mais fatalement corrompue de cette femme. En revoyant Jacques, elle retrouva toute la poetique et brulante energie du roman qu'elle avait caresse en secret dans sa pensee depuis trois ans; secret tour a tour douloureux et charmant, selon la disposition de son ame impressionnable et changeante, et qui l'avait aidee, en effet, a vivre sagement, mais qui n'eut pas ete suffisant pour une telle reforme de conduite, sans l'esperance et la volonte de dominer et de soumettre le comte de S... Alors elle se plut a s'expliquer a elle-meme sa propre vie par ce miracle de l'amour, qui lui plaisait davantage, parce qu'en effet il etait davantage dans ses bons instincts; et l'imagination, cette maitresse toute-puissante de son cerveau, qui lui tenait lieu du coeur eteint et des sens blases, deploya ses ailes pour l'emporter loin du domaine de la realite. Jacques, entraine dans son tourbillon, perdait pied et se sentait comme souleve par l'ouragan dans ce monde rempli de fantomes et d'abimes. Cette Isidora si seduisante, si belle et si violemment eprise de lui, n'etait elle pas la meme femme qu'il avait aimee avec enthousiasme, puis avec delire, puis enfin avec de profonds dechirements de coeur, longtemps encore apres avoir ete brusquement separe d'elle? Nous n'oserions pas dire que six mois encore avant cette nouvelle rencontre, Jacques, au moment d'aimer Alice, qu'il connaissait a peine, n'eut pas eprouve d'energiques retours de l'ancienne et unique passion. C'etait bien plutot lui qui eut pu, s'il eut ete dispose a se vanter de sa fidelite, raconter a Isidora qu'il avait langui et souffert pour elle durant presque toute cette absence, et ce roman de son coeur eut ete beaucoup plus authentique que celui qu'elle venait de faire sortir de son propre cerveau. Pourtant je ne sais quel doute obstine se melait a l'ivresse croissante de Jacques. Tout etait vrai dans l'expression d'Isidora; sa voix sonore, son regard humide, son sein agite; mais son exaltation, pour etre sentie, n'en etait pas moins appliquee a une assertion peu vraisemblable, et la sagesse, la modestie du jeune homme, se debattaient encore contre les seductions d'un genre de flatterie ou les femmes sont toutes-puissantes. son humble fortune, son nom ignore, son exterieur timide, rien en lui ne pouvait tenter la cupidite ou la vanite d'une telle femme. Et puis, s'il est vrai que les femmes sont credules aux doux mensonges de l'amour, il faut bien avouer que, par nature et par position, les hommes le sont bien davantage. La lutte etait engagee. Isidora voulait ardemment la victoire, non qu'elle eut conserve les moeurs de la galanterie. Il n'est rien de plus froid a cet egard que la femme qui a abuse de la liberte, rien de plus chaste, peut-etre, que celle qui rougit d'avoir mal vecu. Mais il y a dans ces ames-la, et il y avait dans la sienne en particulier, un insatiable orgueil. Elle ne pouvait se resoudre a perdre Jacques malgre elle, elle qui avait eu la force de le quitter. Le danger d'echouer, l'etonnement de sa resistance, etaient des stimulants a cette passion moitie sentie, moitie factice. Dans l'excitation nerveuse qu'elle eprouvait, elle pouvait, sans efforts et sans faussete, parcourir tous les tons, et s'identifier, a la maniere des grands artistes, avec toutes les nuances de son improvisation brulante. Elle frappa le dernier coup en s'humiliant devant Jacques: "Ne me hais pas; oh! je t'en prie, ne me hais pas! lui dit-elle en courbant presque sur son sein les flots de sa noire chevelure. Ne crois pas que je sois indigne de ta pitie. Vois ou l'amour m'a reduite! moi qui la repoussais si fierement autrefois, quand tu me l'offrais, cette pitie sainte, je te la demande aujourd'hui. Je te la demande au nom de cette femme que j'ai calomniee tout a l'heure, si c'est calomnier le plus pur des anges de supposer qu'il t'aime. Mais si ta modestie farouche repousse cette idee comme un crime, je la retracte et je desavoue les paroles que la jalousie m'a arrachees. Oui, la jalousie, je le confesse. Cette femme que j'adorais, que j'adore toujours dans sa bonte simple et courageuse, j'etais au moment de la hair en songeant... Mais je ne veux meme pas repeter les mots qui t'offensent. Sois sur que le bon principe est assez fort en moi pour triompher, et qu'il triomphe deja. J'etoufferai, s'il le faut, l'amour qui me devore, pour rester digne de l'amitie qu'elle m'offre. Eusse-je encore d'insolents soupcons, je les refoulerai dans mon sein, je la respecterai comme tu la respectes. Seras-tu content, Jacques, et croiras-tu que je t'aime?" Jacques vit a ses pieds l'orgueilleuse Isidora, et soit que l'homme devienne plus faible que la femme quand il s'agit de donner le change a un veritable amour, soit qu'a bout de souffrance dans ses desirs ignores pour Alice, il esperat guerir un mal inutile et funeste en s'enivrant de voluptes puissantes, il chercha l'oubli du present dans le delire du passe. Isidora eut souhaite des emotions plus douces et plus profondes. Ce ne ne fut pas sans douleur et sans effroi qu'elle accepta son facile triomphe. Elle fut sur le point de le repousser en echange d'un mot et d'un regard adresses a la Julie d'autrefois. Elle arracha bien a son amant ce doux nom qui, pour elle, resumait tout son reve de bonheur; mais la familiarite d'un amour accepte lui ota tout son prestige. Elle se livra sans confiance et sans transport, a travers des larmes ameres qu'elle interpreta comme des larmes de joie; mais elle sentit avec un affreux desespoir qu'elle mentait et qu'elle n'avait pas de plus noble plaisir que celui de rendre Jacques infidele a une femme austere et plus desirable qu'elle. Car elle devina tout en sentant battre contre son coeur ce coeur rempli d'une autre affection, et bientot elle eprouva l'invincible besoin de pleurer seule et de constater que sa victoire etait la plus horrible defaite de sa vie, "Va-t'en, dit-elle a Jacques lorsque minuit sonna dans le lointain. Tu ne m'aimes plus, ou tu ne m'aimes pas encore. Un abime s'est creuse entre nous. Mais je le comblerai peut-etre, Jacques, a force de repentir et de devouement." Elle s'etait montree douce et resignee malgre son angoisse. Jacques ne sentait encore que de l'attendrissement et de la reconnaissance. Il essaya de ramener la paix dans son ame en lui parlant de l'avenir et des affections durables. Mais, lui aussi, il sentit tout a coup qu'il mentait. La peur et les remords le saisirent, et la parole expira sur ses levres. Isidora avait ete vingt fois sur le point de lui dire: "Tais-toi, ceci est un sermon!" Mais elle se contint, soit par stoicisme, soit par decouragement, et elle trouva des pretextes pour se separer de lui sans lui devoiler, comme autrefois, la profonde et altiere douleur de son ame impuissante et inassouvie. Jacques, confus et tremblant, rentra dans le jardin de l'hotel de T.., comme un larron qui voudrait se cacher de lui-meme. Il referma, sans bruit, la petite porte et jeta un regard craintif sur l'allee deserte et les massifs silencieux. Les volets du rez-de-chaussee, habite par Alice, etaient fermes, nulle trace de lumiere, aucun bruit a l'exterieur. Sans doute elle etait couchee. "Ah! repose en paix, ame tranquille et sainte, pensa-t-il en approchant de ces fenetres sans reflets et de cette facade morne d'une maison endormie sous le froid et fixe regard de la lune. Dors la nuit, et que tes jours s'envolent en sereines reveries. Que l'orage, que la honte, que les luttes vaines et coupables, que les inutiles desirs et les remedes empoisonnes, que la douleur et le mal soient pour moi seul! Maintenant me voila condamne par ma conscience a me taire eternellement, et je ne pourrai plus meme maudire ma timidite!" Il fallait traverser l'antichambre de madame de T... pour rentrer dans la maison. Et qu'allait devenir Jacques si cette porte etait fermee! Mais a peine l'eut-il touchee, que Saint-Jean vint la lui ouvrir. "Ne faites pas de bruit, monsieur Laurent, madame est _retiree_," lui dit le bonhomme qui l'avait attendu sur ce banc classique en velours d'Utrecht, ou les serviteurs du riche, victimes de ses caprices ou de ses habitudes, perdent de si longues heures entre un mauvais sommeil ou une oisivete d'esprit plus mauvaise encore. Jacques lui exprima ses regrets de l'avoir fait veiller. "Pardi, Monsieur, dit le bonhomme avec un sourire moitie bienveillant, moitie goguenard, il le fallait bien, a moins de vous faire coucher a la belle etoile, ou a l'hotel de S...! Rendez-moi ma clef? Eh! eh! vous l'emportez par megarde!" Jacques avait ete mis, dans l'apres-dinee, en possession de la chambre qu'il devait occuper desormais a l'hotel de T... Ce n'etait pas son ancienne mansarde; c'etait un petit appartement beaucoup plus confortable, situe au second, mais ayant vue aussi sur le jardin. En examinant ce local, Jacques fut frappe du gout et de la grace aimable avec lesquels il avait ete decore. Tout etait simple; mais, par un etrange hasard, il semblait que la personne chargee de ce soin eut devine ses gouts, ses paisibles habitudes de travail, le choix des livres qui pouvaient le charmer, et jusqu'aux couleurs de teinture qu'il aimait. La pensee ne lui vint pourtant pas que madame de T... eut daigne s'occuper elle-meme de ces details. Dans les commencements de son sejour a la campagne il avait ete l'objet des attentions les plus delicates et les plus affectueuses dans ce qui concernait les douceurs de son installation. Mais depuis qu'Alice, preoccupee d'une pensee grave qu'il ne devinait pas, semblait s'etre refroidie pour lui, il ne se flattait plus de lui inspirer ces prevenantes bontes. Agite et craignant de reflechir, il se jeta sur son lit, esperant trouver dans le sommeil l'oubli momentane de la tristesse invincible qui le gagnait. Mais il n'eut qu'un sommeil entrecoupe et des reves insenses. Il pressait Alice dans ses bras, et tout a coup, son visage divin devenant le visage desole d'Isidora, ses caresses se changeaient en maledictions, et la courtisane etranglait sous ses yeux la femme adoree. Obsede de ces folles visions, il se leva et s'approcha de sa fenetre. Les menaces d'orage s'etaient dissipees: il n'y avait plus au firmament qu'une vague blancheur, des nuees transparentes, floconneuses, et l'argent mat du clair de la lune sur un fond de moire. Laurent jeta les yeux sur ce jardin funeste qui ne lui rappelait que des regrets ou des remords. Mais bientot son attention fut fixee sur un objet inexplicable. Tout au fond du jardin, sur une espece de terrasse relevee de trois gradins de pierre blanche, et fermee de grands murs, marchait lentement une forme noire qu'il lui etait impossible de distinguer, mais dont le mouvement regulier et impassible pouvait etre compare a celui d'un pendule. Qui donc pouvait ainsi veiller dans la solitude et le silence de la nuit? D'abord un soupcon terrible, une acre jalousie, s'empara du cerveau affaibli de Jacques. Comme s'il avait eu, lui, le droit d'etre jaloux! Alice attendait-elle quelqu'un a cette heure solennelle et mysterieuse? Mais etait-ce bien Alice? Isidora aussi portait un vetement de deuil. Aurait-elle eu la fantaisie de venir rever dans ce jardin plutot que dans le sien? elle pouvait en avoir conserve une clef. Mais comment expliquer le choix de cette promenade? D'ailleurs Alice etait mince, et il lui semblait voir une forme elancee. Une demi-heure s'ecoula ainsi. L'ombre paraissait infatigable, et elle etait bien seule. Elle disparaissait derriere de grands vases de fleurs et quelques touffes de rosiers disposes sur le rebord de la terrasse. Puis elle se montrait toujours aux memes endroits decouverts, suivant la meme ligne, et avec tant d'uniformite, qu'on eut pu compter par minutes et secondes les ailees et venues de son invariable exercice. Elle marchait lentement, ne s'arretait jamais, et paraissait bien plutot plongee dans le recueillement d'une longue meditation qu'agitee par l'attente d'un rendez-vous quelconque. Jacques fatigua son esprit et ses yeux a la suivre, jusqu'a ce que, cedant a la lassitude, et voulant se persuader que ce pouvait etre la femme de chambre de madame de T..., attendant quelque amant pour son propre compte, il alla se recoucher. Apres deux heures de cauchemar et de malaise, il retourna a la fenetre. L'ombre marchait toujours. Etait-ce une hallucination? Cela faisait croire a quelque chose de surnaturel. Un spectre ou un automate pouvaient seuls errer ainsi pendant de si longues heures sans se lasser. Ou un etre humain eut-il pris tant de perseverance et d'insensibilite physique? L'horizon blanchissait, l'air devenait froid, et les feuilles se dilataient a l'approche de la rosee. "Je resterai la, se dit Jacques, jusqu'a ce que la vision s'evanouisse ou jusqu'a ce que cette femme quitte le theatre de sa promenade obstinee. A moins de passer par-dessus le mur, il faudra bien qu'elle se rapproche, que je la voie ou que je la devine." Cette curiosite, melee d'angoisse, fit diversion a ses maux reels. Cache derriere la mousseline du rideau colle a ses vitres, il s'obstina a son tour a regarder, jusqu'a ce que le jour, s'epurant peu a peu, lui permit de reconnaitre Alice. A n'en pouvoir douter, c'etait elle qui, depuis une heure du matin jusqu'a quatre, avait ainsi marche sans relache, sans distraction, et sans qu'aucune impression exterieure eut pu la deranger du probleme interieur qu'elle semblait occupee a resoudre. A mesure que le jour net et transparent qui precede le lever du soleil lui permettait de discerner les objets, Jacques voyait son attitude, sa demarche, les details de son vetement. Rien en elle n'annoncait le desordre de l'ame. Elle avait la meme toilette de deuil qu'il lui avait vue la veille; elle n'avait pas songe a mettre un chale: elle avait la tete nue. Ses cheveux bruns, separes sur son beau front, ne paraissaient pas avoir ete deroules pour une tentative de sommeil. Son pas etait encore ferme quoique un peu ralenti, ses bras croises sur sa poitrine sans raideur et sans contraction violente. Enfin, lorsque le premier rayon du soleil vint dorer les plus hautes branches, elle s'arreta au milieu de la terrasse et parut regarder attentivement la facade de la maison. Puis elle descendit les trois degres et se dirigea vers la porte du petit salon d'ete, sans avoir apercu Jacques qui se cachait soigneusement. Lorsqu'elle fut assez pres de la maison pour qu'il put distinguer sa physionomie, il remarqua avec etonnement qu'elle etait calme, pale, il est vrai, comme l'aube, mais aussi sereine, et a peine alteree par la fatigue d'une si solennelle et si etrange veillee. Et, cependant, que n'avait-il pas fallu souffrir pour remporter une telle victoire sur soi-meme "Oh! quelle femme etes-vous donc? s'ecria Jacques interieurement, quand il lui eut entendu doucement refermer la porte vitree de son boudoir; quelle enigme vivante, quelle ame celeste nourrie des plus hautes contemplations, ou quel coeur a jamais brise par un morne desespoir? Vous n'aimez pas, non, vous n'aimez pas, car vous semblez ne pouvoir pas souffrir; mais vous avez aime, et vous vivez peut-etre d'un souvenir du mort!" Et Jacques ne se doutait pas que ce mort c'etait lui. "J'ai aime!" pensait Alice en se deshabillant avec lenteur et en s'etendant sur sa couche chaste et sombre. Jacques fut bien abattu et bien preoccupe durant la lecon du matin qu'il donnait ordinairement avec tant de zele et d'amour au fils d'Alice. Il s'en fit, des reproches. Nos fautes ont ainsi toutes sortes de retentissements imprevus, petits ou grands, mais qui en raniment l'amertume par mille endroits. A la campagne, Alice avait l'habitude de venir toujours, vers la fin de la lecon, ecouter le resume du precepteur ou de l'enfant. Jacques se dit que toute cette vie allait changer a Paris, et qu'il ne verrait peut-etre pas Alice de la journee. On lui monta son dejeuner dans sa chambre, et le vieux serviteur lui dit que madame avait commande que son couvert fut mis tous les jours a sa table a l'heure du diner. Jacques attendit cette heure avec anxiete. Mais il dina tete-a-tete avec son eleve. "Madame a la migraine, dit le bonhomme Saint-Jean, une forte migraine, a ce qui parait; elle n'a rien pris de la journee." Et il secoua la tete d'un air chagrin. Nous laisserons Jacques Laurent a ses anxietes, et nous rendrons compte au lecteur de la journee d'Alice. Apres quelques heures d'un sommeil calme, elle s'habilla avec le meme soin qu'a l'ordinaire, et se fit apporter la clef de la petite porte du jardin. "Je la laisserai dans la serrure, dit-elle a Saint-Jean, et vous ne l'oterez jamais." Puis elle se dirigea avec une lenteur tranquille vers le jardin d'Isidora, et elle alla s'asseoir dans la serre, ou elle voulut rester seule quelques instants avant de la faire avertir. Il y avait la quelque desordre, un coussin de velours tombe dans le sable, quelques belles fleurs brisees autour de la fontaine. Alice eut un frisson glace; mais aucun soupir ne trahit, meme dans la solitude, l'emotion de son ame profonde. Elle allait sa diriger enfin vers le pavillon, lorsque Isidora parut devant elle, en robe blanche sous une legere mante noire. Isidora etait fiere de porter en public ce deuil qui la faisait epouse et veuve; mais elle haissait cette sombre couleur et ce souvenir de mort. N'attendant pas si tot la visite de sa belle-soeur, elle cachait a peine sous sa mante cette toilette du matin, molle et fraiche, dans laquelle elle se sentait renaitre. Pourtant le visage de la superbe fille etait fort altere. Sa beaute n'en souffrait pas; elle y gagnait peut-etre en expression; mais il etait facile de voir a son oeil plombe et a sa riche chevelure a peine nouee, qu'elle avait peu dormi et qu'elle avait eu hate de se retremper dans l'air du matin. Il etait a peine neuf heures. Elle fit un leger cri de surprise, puis, comme charmee, elle s'elanca vers Alice; mais, dans son rapide regard, je ne sais quelle farouche inquietude se trahit en chemin. Alice, clairvoyante et forte, lui sourit sans effort et lui lendit une main qu'Isidora porta a ses levres avec un mouvement convulsif de reconnaissance, mais sans pouvoir detacher son oeil, noir et craintif comme celui d'une gazelle, du placide regard d'Alice. Alice etait bien pale aussi; mais si paisible et si souriante, qu'on eut dit qu'elle etait l'amante victorieuse en face de l'amante trahie. "Elle ne se doute de rien!" pensa l'autre; et elle reprit son aplomb, d'autant plus qu'Alice ne parut pas faire la moindre attention a son joli peignoir de mousseline blanche. --Vous ne m'attendiez pas si matin, lui dit madame de T...; mais vous m'aviez dit que vous defendriez votre porte et que vous ne sortiriez pas tant que je ne serais pas venue; je n'ai pas voulu vous condamner a une longue reclusion, et, en attendant voire reveil, je prenais plaisir a faire connaissance avec vos belles fleurs. --Mes plus belles fleurs sont sans parfum et sans purete aupres de vous, repondit Isidora, et ne prenez pas ceci pour une metaphore apportee de l'Italie, la terre classique des rebus. Je pense naivement ce que je vous dis d'une facon ridicule; c'est assez le caractere de l'enthousiasme italien. Il parait exagere a force d'etre sincere. Ah! Madame, que vous etes belle au jour, que votre air de bonte me penetre, et que votre maniere d'etre avec moi me rend heureuse! Vous ne partagez donc pas l'animosite de votre famille contre moi? Vous n'avez donc pas le sot et feroce orgueil des femmes du grand monde? --Ne parlons ni de ma famille, ni des femmes du monde: vous ne les connaissez pas encore, et peut-etre n'aurez-vous pas tant a vous en plaindre que vous le croyez. Que vous importe, d'ailleurs, l'opinion de ceux qui, de leur cote, vous jugeraient ainsi sans vous connaitre? Oubliez un peu tout ce qui se meut eu dehors de votre veritable vie, comme je l'oublie, moi aussi; meme quand je suis forcee de le traverser. Pensez un peu a moi, et laissez-moi ne penser qu'a vous. Dites-moi, croyez-vous que vous pourrez m'aimer? Cette question etait faite avec une sorte de severite ou la franchise imperieuse se melait a la cordiale bienveillance. Isidora essaya de se recrier sur la cruaute d'un tel doute; mais le regard ferme et bon d'Alice semblait lui dire: _Pas de phrase je merite mieux de vous._ Et Isidora, sentant tout a coup le poids de cette ame superieure tomber sur la sienne, fut saisie d'un malaise qui ressemblait a la peur. Cette peur devint de l'epouvante lorsque Alice ajouta, en retenant fortement sa main dans la sienne: "Repondez-moi, repondez-moi donc hardiment, Julie!" --Julie? s'ecria la courtisane hors d'elle-meme. Quel nom me donnez-vous la? --Permettez-moi de vous le donner toujours, reprit Alice avec une grande douceur; un de nos amis communs vous a connue sous ce nom, qui est sans doute le veritable, et qui m'est plus doux a prononcer. --C'est mon nom de bapteme, en effet, dit Isidora avec un triste sourire; mais je n'ai pas voulu le porter apres que j'ai eu quitte ma famille et mon humble condition. C'est mon nom d'ouvriere, car vous savez que j'etais une pauvre enfant du peuple. --C'est votre titre de noblesse a mes yeux. --Vraiment? --Vraiment oui! Ne croyez donc pas que les idees ne penetrent pas jusque dans les tetes coiffees en naissant d'un hochet blasonne. Ne soyez pas plus fiere que moi; nommez-moi Alice, et reprenez pour moi votre nom de Julie. --Ah! il me rappelle tant de choses douces et cruelles! ma jeunesse, mon ignorance, mes illusions, tout ce que j'ai perdu! Oui, donnez-le-moi, ce cher nom, pour que j'oublie tout ce qui s'est passe pendant que je m'appelais Isidora... Car celui-la vous fait mal aussi a prononcer, n'est-ce pas? Et en disant ces derniers mots, Isidora regarda a son tour Alice avec une sincerite imperative. [Illustration 07.png: Isidora.] Alice eleva sa belle main delicate, et la posant sur le front de la courtisane: "Je vous jure, par votre rare intelligence, lui dit-elle, que si votre coeur est aussi bon que votre beaute est puissante, quoi qu'il y ait eu dans votre vie, je ne veux ni le savoir, ni le juger. Que de vous a moi, ce qui peut vous faire souffrir dans le passe soit comme s'il n'avait jamais existe. Si vous etes grande, genereuse et sincere, Dieu a du vous absoudre, et aucune de ses creatures n'a le droit de trouver Dieu trop indulgent. Repondez-moi donc, car je ne vous demande pas autre chose. Votre coeur est-il bien vivant? Etes-vous bien capable d'aimer? Car si cela est, vous valez tout autant devant Dieu que moi qui vous interroge." Isidora, entierement vaincue par l'ascendant de la justice et de la bonte, mit ses deux mains sur son visage et garda le silence. Son enthousiasme d'habitude avait fait place a un attendrissement profond, mais douloureux il lui fallait bien aimer Alice, et elle sentait qu'elle l'aimait plus encore que durant l'acces d'exaltation qu'elle avait eprouve la veille en recevant les premieres ouvertures de son amitie. Mais le fantome de Jacques Laurent avait passe entre elles deux, et il y avait eu de la haine melee a ce premier elan de son coeur vers une rivale. Maintenant le respect brisait la jalousie. L'orgueil abattu ne trouvait plus d'ivresse dans la reconnaissance. Alice n'etait plus la comme une fee qui l'enlevait a la terre, mais comme une soeur de la Charite qui sondait ses plaies. La fiere malade ne pouvait repousser cette main genereuse; mais elle avait honte d'avouer qu'elle avait plus besoin de secours et de pardon que de justice. Alice ecarta avec une sorte d'autorite les mains de la courtisane et vit la confusion sur ce front que les outrages reunis de tous les hommes n'eussent pas pu faire rougir. "Eh bien, lui dit-elle, si vous n'etes pas sure de vous-meme, attendez pour me repondre. J'aurai du courage et je ne me rebuterai pas." --Je ne venais pas pour vous imposer la confiance et l'amitie. Je venais vous les offrir et vous les demander. --Et moi, je vous donne toute mon ame, lui repondit enfin Isidora en devorant des larmes brulantes. --Ne sentez-vous pas que vous me dominez et que ma foi vous appartient? --Mais ne voyez-vous pas aussi que je ne suis pas aussi bien avec Dieu et avec moi-meme que vous l'esperiez? Ne voyez-vous pas que j'ai honte de faire un pareil aveu? Ne soyez pas cruelle, et n'abusez pas de votre ascendant, car je ne sais pas si je pourrai le subir longtemps sans me revolter. Ah! je suis une ame malheureuse, j'ai besoin de pitie a cause de ce que je souffre; mais la pitie m'humilie, et je ne peux pas l'accepter! [Illustration 08.png: Ecoutez, ecoutez, s'ecria Julie...] --De la pitie! Dieu seul a le droit de l'exercer; mais les hommes! Oh! Vous avez raison de repousser la pitie de ces etres qui en ont tous besoin pour eux-memes. J'en serais bien digne, chere Julie, si je vous offrais la mienne. --Que m'offres-tu donc, noble femme? suis-je digne de ton affection? --Oui, Julie, si vous la partagez. --Eh! ne vois-tu pas que je l'implorerais a genoux s'il le fallait! Oh! belle et bonne creature de Dieu que vous etes, prenez garde a ce que vous allez faire en m'ouvrant le tresor de votre affection; car si vous vous retirez de moi quand vous aurez vu le fond de mon coeur, vous aurez frappe le dernier coup, et je serai forcee de vous maudire. --Pourquoi melez-vous toujours quelque chose de sinistre a votre expansion? On vous a donc fait bien du mal? Et cependant un homme vous a rendu justice, un homme vous a aimee. --De quel homme parlez-vous? --De mon frere. --Ah! ne parlons pas de lui, Alice, car c'est la que notre lien, a peine forme, va peut-etre se rompre, a moins que ma franchise ne me fasse absoudre!... --Pas de confession, ma chere Julie. Je sais de vous certaines choses que je comprends sans les approuver. Mais trois annees de devouement et de fidelite les ont expiees. --Ecoutez, ecoutez, s'ecria Julie en se pliant sur le coussin de velours reste a terre aux pieds d'Alice, dans une attitude a demi familiere, a demi prosternee: je ne veux pas que vous me croyiez meilleure que je ne le suis. J'aimerais mieux que vous me crussiez pire, afin d'avoir a conquerir votre estime, que je ne veux ni surprendre ni extorquer. Je veux vous dire toute ma vie. Et comme Alice fit involontairement un geste d'effroi, elle ajouta avec abattement: --Non, je ne vous raconterai rien; je ne le pourrais pas non plus; mais je tacherai de me faire connaitre, en parlant au hasard, car mon coeur est plein de trouble, et je ne puis recevoir en silence un bienfait que je crains de ne pas meriter. --Oh! Madame, on n'est pas belle et pauvre impunement dans notre abominable societe de pauvres et de riches, et ce don de Dieu, le plus magique de tous, la beaute de la femme, la femme du peuple doit trembler de le transmettre a sa fille. --Je me rappelle un dicton populaire que j'entendais repeter autour de moi dans mon enfance: _Elle a des yeux a la perdition de son ame_, disaient, les commeres du voisinage, en me prenant des mains de ma mere pour m'embrasser. Ah! que j'ai bien compris, depuis, cette naive et sinistre prediction! "C'est que la beaute et la misere forment un assemblage si monstrueux! La misere laide, sale, cruelle, le travail implacable, devorant, les privations obstinees, le froid, la faim, l'isolement, la honte, les haillons, tout cela est si surement mortel pour la beaute! Et la beaute est ambitieuse; elle sent qu'elle est une puissance; qu'un regne lui serait devolu si nous vivions selon les desseins de Dieu; elle sent qu'elle attire et commande l'amour, qu'elle peut elever une mendiante au-dessus d'une reine dans le coeur des hommes; elle souffre et s'indigne du neant et des fers de la pauvrete. "Elle ne veut pas servir, mais commander; elle veut monter, et non disparaitre; elle veut connaitre et posseder; mais, helas! a quel prix la societe lui accorde-t-elle ce regne funeste et cette ivresse d'un jour! "Et moi aussi, j'ai voulu regner, et j'ai trouve l'esclavage et la honte. Vous pensez peut-etre qu'il y a des ames faites pour le vice, et condamnees d'avance; d'autres ames faites pour la vertu et incorruptibles. Vous etes peut-etre fataliste comme les gens heureux qui croient a leur etoile. Ah! sachez qu'il n'y a de fatal pour nous en ce monde que le mal qui nous environne, et que nous ne pouvons pas le conjurer. S'il nous etait donne de le juger et de le connaitre, la peur tiendrait lieu de force aux plus faibles. Mais que sait-on du mal quand on ne le porte pas en soi? Nos bons instincts ne sont-ils pas legitimes, et, par cela meme, invincibles? A qui la faute si nous sommes condamnees a perir ou a les etouffer? "Ton ambition t'a perdue, me disait ma pauvre mere en courroux, apres mes premieres fautes. Cela etait vrai; mais quelle etait donc cette ambition si coupable? Helas! je n'en connaissais pas d'autre que celle d'etre aimee! Suis-je donc criminelle pour n'avoir pas trouve l'amour, pour moins encore, pour n'avoir pas su qu'il n'existait pas? "Et, ne trouvant pas la realite de l'amour, il a fallu me contenter du semblant. Des hommages et des dons, ce n'est pas l'amour, et pourtant la plupart des femmes qui portent le meme nom que moi dans la societe n'en demandent pas davantage. Mais le plus grand malheur qui puisse echoir a une femme comme moi, c'est de n'etre pas stupide. Une courtisane intelligente, douee d'un esprit serieux et d'un coeur aimant! mais c'est une monstruosite! Et pourtant je ne suis pas la seule. Quelques unes d'entre nous meurent de douleur, de degout et de regrets, au milieu de cette vie de plaisir, d'opulence et de frivolite qu'elles ont acceptee. "Ce n'est pas la cupidite, ce n'est pas le libertinage, qui les ont conduites a ce que la societe considere comme un etat de degradation. "Il est vrai qu'elles ont commis, comme moi, des fautes, et qu'elles ont caresse aussi de dangereuses, de coupables erreurs. Elles ont accepte leur opulence de mains indignes, et lachement recu comme un dedommagement de leur esclavage ou de leur abandon, des richesses qu'elles auraient du hair et repousser. "Il y a beaucoup d'intrigantes, qui, pour s'assurer ces richesses, jouent avec la passion, menacent d'une rupture, feignent la jalousie, poursuivent de leurs transports etudiee un amant qui les quitte, enfin trafiquent de l'amour d'une maniere honteuse. A celles-la rien de sacre, rien de vrai. Elles n'aiment jamais; elles quittent un amant par la seule raison qu'un amant plus riche se presente. Ces femmes-la me font horreur, et je me surprends a les mepriser, comme si j'etais irreprochable. Mais quelques-unes d'entre nous valent mieux, sans qu'on s'en apercoive, sans qu'on leur en sache aucun gre. Elles ne calculent pas, elles ne comptent pas avec la richesse. "Le hasard seul a voulu que le premier objet de leur passion fut riche, et elles n'ont pas prevu qu'en se laissant combler, elles seraient regardees bientot comme vendues. "Puis, dans l'habitude de luxe ou elles vivent, avec les besoins factices qu'on leur cree, avec l'entourage de riches admirateurs qui fait leurs relations, leur ame s'amollit, leur constitution s'enerve, le travail et la misere leur deviennent des pensees de terreur. Si elles changent d'amant, c'est un riche qui se presente, c'est un riche qui est accepte. "Devenues futiles et aveugles, un homme simple et modeste n'est plus un homme a leurs yeux; il n'exerce pas de seduction sur elles; un habit mal fait le rend ridicule, le defaut d'usage, la simplicite des manieres le font paraitre deplaisant, et nous serions humiliees d'avoir un tel protecteur, et de paraitre avec lui en public. Nous devenons plus aristocratiques, plus patriciennes que les duchesses de l'ancienne cour et les reines modernes de la finance. "Et puis, l'oisivete est une autre cause de demoralisation, et c'est encore par la que nous en venons a ressembler aux grandes dames. Nous avons pris l'habitude de donner tant d'heures a la toilette, a la promenade, a de frivoles entretiens, nous tronons avec tant de nonchalance sur nos ottomanes ou dans nos avant-scenes, qu'il nous devient bientot impossible de nous occuper avec suite a rien de serieux. "Nos sots plaisirs nous excedent, mais la solitude nous effraie, et nous ne pouvons plus nous passer de cette vie de representation stupide, qui est a la fois un fardeau et un besoin pour nous. "Et puis encore l'orgueil! cette sorte d'orgueil particulier aux etres qu'on s'est efforce d'avilir, qui ont donne des armes contre eux, et qui, ne pouvant retrouver le vrai chemin de l'honneur, se font gloire de leur contenance intrepide. Oh! cet orgueil-la, pour etre illegitime, n'en est pas moins jaloux, ombrageux et despotique a l'exces. On pourrait le comparer a celui de certains hommes politiques qui se drapent dans leur impopularite. "Jugez donc de ce que doit souffrir une tete douee d'intelligence et de raison, quand, poussee par la fatalite dans cette voie sans issue, elle arrive a perdre la puissance de se rehabiliter sans en voir perdu le besoin. "Ah! Madame, vous n'etes pas, vous, une femme vulgaire, vous avez un grand coeur, une grande intelligence. Il est impossible que vous ne me compreniez pas. Vous ne voudriez pas m'insulter en me mettant sous les yeux les pretendus elements de mon bonheur, le nom et le titre que je porte, la securite de ma fortune, de ma liberte, ma beaute encore florissante; et mon esprit generalement vante et apprecie par de pretendus amis. "Mon nom de patricienne et mon titre de comtesse, je les dois a l'amour aveugle et obstine d'un homme que je ne pouvais pas aimer, et que j'ai souvent trompe, avide et insatiable que j'etais d'un instant d'amour et de bonheur impossibles a trouver! "Cet homme excellent, mais homme du monde, malgre tout, jaloux sans passion et genereux sans misericorde, n'eut jamais ose faire de moi sa femme, s'il eut du survivre a la maladie qui l'a emporte. "A son lit de mort, il a voulu, par un etrange caprice, me laisser dans le monde un rang auquel je ne songeais pas, et que j'ai eu la faiblesse d'accepter sans comprendre que ce serait la encore une fausse dignite, une puissance illusoire, une comedie de rehabilitation, un masque sur l'infamie de mon nom de fille. "La famille du comte de S... n'a pas voulu me disputer le legs considerable dont je jouis, et cette crainte du scandale est la marque de dedain la plus incisive qu'elle m'ait donnee. Je sais bien que, dans le temps ou nous vivons, je pourrais braver ce dedain, me pousser par l'intrigue dans les salons, y reussir, y tourner la tete d'un lord excentrique ou d'un Francais sceptique, faire encore un riche, peut-etre un illustre mariage, qui sait! aller a la cour citoyenne comme certaines filles publiques, bien autrement avilies que moi, s'y sont poussees et installees a force d'impudence ou d'habilete. Mais je n'ai pas la ressource d'etre vile, et ce genre d'ambition m'est impossible. "Mon orgueil est trop eclaire pour aller affronter des mepris qui me font souffrir par la seule pensee qu'ils existent au fond des coeurs, quelque part, chez des gens que je ne connais meme pas. Je ne pourrais pas, je n'ai jamais pu m'entourer de ces femmes equivoques, qui ont fait justement comme moi, par les memes hasards, mais avec d'autres intentions et d'autres moyens. J'abhorre l'intrigue, et j'eprouve une sorte de consolation a ecraser ces femmes-la du mepris qu'elles m'inspirent. "Mais, helas! pour valoir mieux qu'elles, je n'en suis que plus malheureuse. "Ne pouvant m'amuser a la possession des bijoux et des voitures, a la conquete des reverences et a l'exhibition d'une couronne de comtesse sur mes cartes de visite, j'ai l'ame remplie d'un ideal que je n'ai jamais pu, et que, moins que jamais, je puis atteindre. "Le manque d'amour me tue, et le besoin d'etre aimee me torture... Et pourtant je ne suis pas sure de n'avoir pas perdu moi-meme, au milieu de tant de souffrances, la puissance d'aimer. "Ah! la voila, cette revelation gui vous effraie et a laquelle vous n'osiez pas vous attendre! Je vous ai devinee, Alice, et je sais bien ce qui a dispose votre grand coeur a m'absoudre de toute ma vie. Dans votre vie de reserve et de pudeur, a vous, vous vous etes dit avec l'humilite d'un ange, que les femmes comme moi avaient une sorte de grandeur incomprise, qu'elles se rachetaient devant Dieu par la puissance de leurs affections, et que, comme a Madeleine, il leur serait beaucoup pardonne, parce qu'elles ont beaucoup aime. Helas! vous n'avez pas compris que Dieu serait trop indulgent, s'il permettait aux ames qui abusent de ses dons de ne pas arriver a la satiete et a l'impuissance. "Le chatiment est la pour le coeur de la femme, comme pour les sens du debauche. "Et ce malheur incommensurable n'est pas l'expiation des ames vulgaires, sachez-le bien. J'ai ete frappee, en Italie, de la difference qui existait entre moi et presque toutes ces femmes d'une organisation a la fois riche et grossiere. "Elles avaient bien aussi des alternatives d'illusion et de deception, mais leurs sens sont si actifs, que leur illusion n'est pas tuee par ses nombreuses defaites. J'ai connu a Rome une jeune fille de vingt ans, qui me disait tranquillement, en comptant sur ses doigts: "J'ai aime trois fois, et j'ai toujours ete trompee; mais, cette fois-ci, je suis bien sure d'etre aimee, et de l'etre pour toujours." "Huit jours apres, elle etait trahie; elle fut d'abord folle, puis malade a mourir; puis, quand elle fut guerie, il se trouva qu'elle etait passionnement eprise du medecin qui l'avait soignee, et qu'elle disait encore: "Cette fois-ci, c'est pour toujours." "J'ignore la suite de ses aventures; mais je gagerais qu'elle est aujourd'hui a son dixieme amour, et qu'elle ne desespere de rien. Pourtant cette fille etait honnete, sincere, elle donnait toute son ame, elle se devouait sans mesure, elle etait admirable de confiance, de misericorde et de folie. C'etait une mobile et puissante organisation. "Nous ne sommes point ainsi, nous autres Francaises, nous autres Parisiennes surtout. Nous n'avons peut-etre pas moins de coeur qu'elles; mais nous avons beaucoup plus d'intelligence, et cette intelligence nous empeche d'oublier. Notre fierte est moins audacieuse; elle est plus delicate, elle ne se releve pas aussi aisement d'un affront; elle raisonne; elle voit le nouveau coup qui la menace dans la recente blessure dont elle saigne. Ce n'est pas une force egaree qui cherche aveuglement le remede dans l'oubli du mal et dans de nouveaux biens. C'est une force brisee, qui ne peut se consoler de sa chute, et qui se regrette amerement elle-meme. "En bien, Alice, voila longtemps que je parle, et je ne vous ai encore rien dit, rien fait comprendre, peut-etre. C'est que je suis une enigme pour moi-meme. Malade d'amour, Je n'aime pas. Une fois, dans ma vie, j'ai cru aimer... j'ai longtemps caresse ce reve comme une realite dont le souvenir faisait toute ma richesse, et, a present?... Eh bien, a present, helas! je ne suis pas meme sure de n'avoir pas reve. Ah! si je pouvais, si j'osais raconter! Tenez, c'est comme pour aimer: _Vorrei e non vorrei_." --Eh bien, Julie, repondit Alice en etouffant un profond soupir; car les paroles d'Isidora l'avaient remplie d'effroi et navree de tristesse: parlez et racontez. Vous en avez trop dit, et j'en ai trop entendu pour en rester la. Oubliez que vous parlez a la soeur de votre mari. Et pourquoi, d'ailleurs, ne serait-elle pas votre confidente? Lui vivant, vous eussiez pu chercher en elle un soutien contre votre propre faiblesse, un refuge dans vos courageux repentirs. A present que je ne peux plus lui conserver ou lui rendre les bienfaits de votre affection, je peux, du moins, accomplir son dernier voeu, en remplissant, aupres de vous, le role d'une soeur. --Appelez-moi votre soeur! dites ce mot adorable, _ma soeur_, s'ecria Isidora en embrassant avec energie les genoux d'Alice. Oh! s'il est possible que vous m'aimiez ainsi, oui, je jure a Dieu que, moi, je pourrai encore aimer et croire! En cet instant Isidora parlait avec l'elan de la conviction, et tout ce qu'elle avait encore de pur et de bon dans l'ame rayonnait dans son beau regard. Alice l'embrassa et lui donna le nom de soeur, en appelant sur elle la benediction de la grace divine. --Et maintenant, dit Julie tout en pleurs, je raconterai le fait le plus cache et le plus important de ma vie, mon seul amour!... C'est un homme que vous connaissez... qui demeure chez vous... qui vous a sans doute parle de moi... --Oui, c'est Jacques Laurent, repondit Alice avec un calme heroique. Ce nom, dans la bouche de madame de T..., fit frissonner Isidora. Elle redevint farouche un instant et plongea son regard dans celui d'Alice; mais elle ne put penetrer dans cette ame invincible, et la courtisane jalouse et soupconneuse fut trompee par la femme sans experience et sans ruse. C'est peut-etre la plus grande victoire que la pudeur ait jamais remportee. "Elle ne l'aime pas, je peux tout dire, pensa Isidora, et elle dit tout, en effet. Elle raconta son histoire et celle de Jacques, dans les plus chauds details. Elle n'omit des evenements de la nuit que les soupcons qu'elle avait eus sur sa rivale; elle les oublia plutot qu'elle ne les voulut celer. Ne les ressentant plus, heureuse d'aimer Alice sans avoir a lutter contre de mauvais sentiments, elle devoila, avec son eloquence animee, ce triste roman qu'elle voyait enfin se dessiner nettement dans ses souvenirs. Elle confessa meme que, sans le vouloir, sans le savoir, entrainee par un prestige de l'imagination, elle avait exagere a Jacques la passion qu'elle avait conservee pour lui; et, quand elle eut fait cette confession courageuse, elle ajouta: "C'est la le dernier trait de ce malheureux caractere que je ne peux plus gouverner, le plus evident symptome de cette maladie incurable a laquelle je succombe. "Le besoin d'etre aimee m'a fait croire a moi-meme que j'aimais eperdument, et je l'ai affirme de bonne foi; j'en ai proteste avec ardeur. "Il l'a cru, lui: comment ne l'eut-il pas fait, quand je le croyais moi-meme? "Eh bien, j'ai gate mon roman en voulant le reprendre et le denouer. Le premier denouement, brusque dans la souffrance, l'avait laisse complet dans ma pensee. A present, il me semble qu'il ne vaut guere mieux que tous les autres, et que le heros ne m'est plus aussi cher. "Il me semble que j'ai fait une mauvaise action en voulant prendre possession de son ame malgre lui. "A coup sur, j'ai manque a ma fierte habituelle, a mon role de femme, en n'ayant pas la patience d'attendre qu'il se renflammat de lui-meme. "Quel doux triomphe c'eut ete pour moi de voir peu a peu revenir a mes pieds, en suppliant, cet homme que j'avais si rudement abandonne au plus fort de sa passion, et qui a du me maudire tant de fois! Et ne croyez pas que ce regret soit un pur orgueil de coquette: oh! non. Je ne demande a inspirer l'amour que pour reussir a y croire ou a le partager. "J'ai donc empeche cet amour de renaitre en voulant le rallumer precipitamment. La encore ma soif maladive m'a fait renverser la coupe avant de boire, ou, pour employer une comparaison plus vraie, le froid mortel qui me gagne et m'epouvante m'a forcee a me jeter dans le feu, ou je me suis brulee sans me rechauffer. "Ah! condamnez-moi, noble Alice, et reprochez-moi sans pitie ce desordre et cette fievre d'abuser, qui, de mon ancienne vie de courtisane, a passe jusque dans mes plus purs sentiments; ou plutot plaignez moi, car je suis bien cruellement punie! punie par ma raison, que je ne puis ni reprendre ni detruire; par la delicatesse de mon intelligence, qui condamne ses propres egarements; par mon orgueil de femme, qui fremit d'etre si souvent compromis par ma vanite de fille. "J'etais jalouse, cette nuit.....jalouse, sans savoir de qui!... "J'aurais accuse Dieu meme de s'etre mis contre moi pour m'enlever l'amour de cet homme! et j'ai cru qu'en le rendant infidele a sa nouvelle amante, je le reprendrais; mais je crains de l'avoir perdu davantage, car c'est bien par la que Dieu devait me chatier. Jacques ne m'aime plus..., cela est trop evident. Il me plaint encore; il est capable de me sermonner, de me proteger au besoin, de mettre toute sa science et toute sa vertu a me sauver. Il est si bon et si genereux! Mais qu'ai-je besoin d'un pretre? c'est un amant que je voulais. J'en retrouve un distrait et sombre... Je ne suis pas aimee. "Pour la centieme et derniere fois de ma vie, je ne suis pas aimee!... O mon Dieu! et, alors, comment faire pour que j'aime? "Voila mon coeur, helas! chere Alice, ce coeur qui agonise et qui ne peut vous repondre de lui-meme. --Vous croyez que Jacques ne vous aime pas? dit Alice, plongee tout a coup dans une meditation etrange; serait-ce possible?... Puis elle ajouta, en secouant la tete, comme pour en chasser une idee importune: "Non, ce n'est pas possible, Julie, Jacques est absorbe par une grande passion, j'en ai la certitude, et, vous seule, pouvez en etre l'objet. Il a trop souffert pour que son premier transport ne soit pas douloureux. "Mais aimez-le, ma pauvre soeur, au nom du ciel, aimez-le, et vous le sauverez, en vous sauvant vous-meme. "Oh! ne laissez pas tomber dans la poussiere ce poeme, ce roman de votre vie, comme vous l'appelez. Si vous avez jamais rencontre une ame capable de connaitre et d'inspirer de l'amour veritable, c'est celle de Jacques; je le connais peut-etre plus que vous-meme, continua-t-elle avec un calme et melancolique sourire. Depuis plusieurs mois que je le vois tous les jours, et que je l'entends expliquer a mon fils les elements du beau et du bon, je me suis assuree que c'etait un noble caractere et une noble intelligence. Et puis, ce n'est pas un homme du monde; sa vie est pure: la solitude, la pauvrete l'ont forme au courage et au renoncement. "Il a sur la religion et la morale des idees plus elevees que celles d'aucun homme que j'aie connu. Ne le craignez pas, acceptez de lui la lumiere de la sagesse, et rendez-lui le feu sacre de l'amour. "Vous pouvez encore etre heureuse par lui, et lui par vous, Julie; que votre enthousiasme mutuel ne soit pas une faute et un egarement dans votre double existence. Vous vous etes plu, maintenant aimez-vous; et si cet amour ne peut devenir eternel et partait, faites-le durer assez, ennoblissez-le assez pour qu'il vous soit salutaire a tous deux et vous dispose a mieux comprendre l'ideal de l'amour. --Et pourquoi donc, Alice, reprit Isidora avec une sorte d'anxiete, ne garderiez-vous pas ce tresor pour vous-meme? Oh! pardonnez moi si mon langage est trop hardi; mais qui doit connaitre l'ideal de l'amour, si ce n'est une ame comme la votre? qui doit mepriser les differences de rang et de fortune, si ce n'est vous. --Il ne s'agit pas de moi, Julie, repondit Alice d'un ton de douceur sous lequel percait une solennelle fierte; si je souffrais, je vous consulterais a mon tour; mais je ne souffre pas de mon repos, et l'heure d'aimer n'est apparemment pas venue pour moi, puisque je vous supplie d'aimer noblement le noble Jacques. --Vous ne l'aimez pas, je le vois bien, Alice, car il n'est pas d'amour sans exclusivisme et sans un peu de jalousie. Et pourtant, voyez combien je vous prefere a toute la terre! J'ai regret maintenant que vous n'ayez pas envie d'aimer Jacques, tant je serais heureuse de vous faire ce sacrifice. --Qui ne vous couterait pas beaucoup, helas! dans ce moment-ci, dit tristement Alice, puisque vous n'etes pas sure de l'aimer! --Ah! quand meme je l'aimerais comme le premier jour ou je le vis, comme je me figurais l'aimer hier soir! Mais, si vous ordonnez que je l'aime, Dieu fera ce miracle pour moi. Si mon salut est la, selon vous, je vous promets, je vous jure de ne point le chercher ailleurs. --Oui, jurez-le-moi, Julie! --Par quoi jurerai-je? par le nom de ma soeur Alice? Je n'en connais pas qui me soit plus sacre. --Oui, jurez par mon nom de soeur, repondit madame de T... en se levant pour se retirer et en lui serrant fortement la main. Jurez aussi par le nom de Felix, a la memoire duquel vous devez d'aimer un homme qui respectera dans votre passe la trace de l'affection de mon frere. Julie promit, et elles se quitterent en faisant le projet de se revoir le lendemain. Alice rentra aussi calme en apparence qu'elle etait sortie, et elle s'enferma chez elle. Au bout d'une heure, elle sonna sa femme de chambre. "Laurette, dit-elle a cette jeune Allemande, je me sens tres malade. Je suis comme prise de fievre, et je ne comprends pas bien ce que je vois autour de moi. Ecoute, ma fille, tu m'aimes, et tu sais que je ferais pour toi ce que tu vas faire pour moi-meme. Tu es pieuse, jure-moi sur ta Bible protestante que si j'ai le delire, tu n'entendras rien, tu ne retiendras rien. Tu ne rediras a personne, pas meme a moi... (et surtout a moi) les paroles qui pourront m'echapper... "N'aie pas peur, ce ne sera peut-etre rien; mais enfin il faut tout prevoir; arme-toi de courage et de devouement: jure!" Laurette jura. "Ce n'est pas tout. Jure-moi aussi que tu m'enfermeras si bien, que personne ne me soupconnera malade d'autre chose que d'une migraine. Jure que tu n'appelleras pas le medecin tant que je serai dans le delire, si j'ai le delire. Jure que tu me laisseras mourir plutot que de me laisser trahir un secret que j'ai sur le coeur et que Dieu seul doit connaitre." La simple fille jura malgre son epouvante. Pale et consternee, elle deshabilla sa maitresse qu'un frisson glacial venait de saisir et dont les dents contractees claquaient deja avec un bruit sinistre. Alice resta etendue sur son lit, sans mouvement, pendant vingt-quatre heures. Ses apprehensions ne se realiserent pas. Elle n'eut pas de delire. Les ames habituees a se dompter et a se contenir portent le silence et le mystere jusque dans le tombeau. Alice fut plus en danger de mourir durant cette effroyable crise nerveuse que Laurette ne put le comprendre. Elle ne faisait pas entendre une plainte. Froide, raide et pale comme une statue de marbre blanc, les yeux ouverts et fixes, elle n'avait aucune connaissance, aucun sentiment de sa situation; si Laurette ne l'eut sentie respirer faiblement, elle l'eut crue morte: mais comme elle respirait et ne pouvait exprimer sa souffrance, la bonne Allemande s'imagina parfois qu'elle dormait les yeux ouverts. Heureusement l'affection fait parfois deviner aux etres les plus simples ce qui peut nous sauver. Laurette sentant le corps d'Alice si froid et si contracte, ne songea qu'a la rechauffer, el elle finit par amener une legere transpiration. Peu a peu Alice revint a elle-meme, et le premier mot qu'elle put articuler, fut pour demander a son humble amie si elle avait parle. "Helas! Madame, repondit Laurette, vous en etiez bien empechee. Voyons si vous n'avez point la langue coupee ou les dents cassees; car je n'ai jamais pu vous faire avaler une seule goutte d'eau. "Dieu soit loue! votre belle bouche n'a rien de moins, et maintenant que vous voila mieux, il vous faut le medecin et du bouillon. --Tout ce que tu voudras, Laurette. A present, j'ai ma tete, je vois clairement. Je souffre beaucoup, mais je suis en possession de ma volonte. --Embrasse-moi, ma bonne creature, et va te reposer. Envoie-moi mon fils el les autres femmes. Si je me sens redevenir folle, je le ferai rappeler bien vite. --Eh! Madame, vous n'avez ete que trop sage, dit Laurette naivement. Le medecin s'etonna de trouver Alice si faible, et s'emerveilla des terribles effets de la migraine chez les femmes. Vingt-quatre heures apres, Alice etait levee et prenait du chocolat au lait d'amandes dans son petit salon, avec son fils, qui la rejouissait de ses caresses, et qui la regardait de temps en temps en lui disant: "Petite mere, pourquoi donc vous etes toute blanche, toute blanche?" Alice avait la paleur d'un spectre. Vingt-quatre heures encore s'ecoulerent avant qu'Alice voulut se montrer a Jacques Laurent. Les ravages de la douleur et de la volonte etaient encore visibles sur son visage, mais deja ils etaient moins effrayants, et le calme profond qui suit de telles victoires residait sur son large front encadre de bandeaux soigneusement lisses par Laurette. Ce jour-la a six heures, Jacques, averti que le diner etait servi, entra dans la salle a manger avec la meme preoccupation inquiete que les jours precedents. Mais en voyant Alice assise sur son fauteuil ou l'avait apportee le vieux Saint-Jean, un cri de joie lui echappa, cri si profond, si expressif, qu'Alice en tressaillit legerement. "J'ai ete assez souffrante, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Mais ce n'etait rien de grave, et me voila guerie. Je sais que vous avez veille sur mon enfant comme l'eut fait sa propre mere. Je ne vous en remercie pas, Laurent, mais je vous en aime davantage." Pour la premiere fois, Jacques porta la main d'Alice a ses levres; il ne pouvait parler, il craignait de s'evanouir. Pour la premiere fois aussi, Alice devina qu'elle etait aimee. Mais il etait trop tard, et une pareille decouverte ne pouvait qu'augmenter sa souffrance. Qu'etait-ce donc qu'un amour si different du sien, un amour complique, flottant, partage deja dans le present et dans le passe, dans l'avenir peut-etre? Toute sa puissance sur le coeur de Jacques s'etait donc reduite, et devait probablement se reduire encore a le rendre infidele parfois a un souvenir adore, a une passion toute puissante dans ses acces et ses retours! Peut-etre qu'Alice eut pardonne si elle eut compris qu'elle n'etait point la rivale d'Isidora, mais qu'au contraire Isidora etait la sienne dans le coeur de Jacques; qu'elle n'avait pas cause l'infidelite, mais que l'infidelite avait ete commise contre elle. Mais elle en jugea autrement, et elle s'etait d'ailleurs trop engagee avec Julie pour ne pas prendre en horreur l'idee de lui disputer son amant. Elle frissonna comme quelqu'un qui se reveille au bord d'un abime, et elle fit un immense effort de courage et de dignite pour s'eloigner a jamais du danger d'y tomber. Pourtant, chose etrange, mais que toute femme comprendra, a partir de cet instant ce courage lui parut plus facile. Jacques avait ignore, ainsi que tout le monde, la gravite du mal qu'elle qualifiait d'indisposition. Il fut effraye de sa paleur. Cependant, comme il n'y avait pas d'autre alteration profonde dans ses traits, comme l'expression en etait sereine, plus sereine meme qu'a l'ordinaire, il ne soupconna pas qu'elle eut ete vingt-quatre heures aux prises avec la mort. Il osa a peine la questionner sur ses souffrances, et quoiqu'il eut resolu de lui reprocher, au nom de son fils et de ses amis, l'imprudence qu'elle avait commise en passant toute une nuit a se promener nu-tete dans le jardin, il ne put jamais avoir cette hardiesse. Le souvenir de cette promenade etrange le frappait de respect et d'une sorte de terreur. Il avait cru decouvrir la qu'un grand secret remplissait la vie de cette femme silencieuse et contenue. Mais quelle pouvait etre la nature d'un tel secret? Etait-ce une douleur de l'ame ou une souffrance physique soigneusement cachee? Peut-etre, helas! l'acces d'un mal mortel etouffe avec stoicisme depuis longtemps. Depuis six mois, il remarquait bien qu'Alice palissait et maigrissait d'une maniere sensible; mais comme elle ne se plaignait jamais et paraissait d'une constitution robuste, il n'en avait pas encore pris de l'inquietude. Que croire maintenant? Sa veillee solitaire dans une si profonde absorption etait-elle le resultat ou la cause du mal? Quoi que ce fut, il y avait la dedans quelque chose de solennel et de mysterieux que Jacques n'osait pas dire avoir surpris. A peine put-il se hasarder a demander si madame de T.... n'avait pas pris un rhume. "Non pas, que je sache, repondit-elle simplement. Ce n'est pas la saison des rhumes." Et tout fut dit. Jacques ne devait pas savoir qu'il avait assiste au suicide d'une passion profonde, el qu'il etait la cause de ce suicide, l'objet de cette passion. Le repas fini, Alice voulut se lever pour retourner au salon. Mais il y avait un reste de paralysie dans ses jambes, et il lui fut impossible de faire un pas. Elle pria Jacques d'aller lui chercher un livre dans la chambre de son fils, et l'enfant ayant suivi son precepteur, elle se fit reporter sur son fauteuil: elle ne voulait pas que ces deux etres se doutassent de ce qu'elle avait souffert. "Mon ami, dit-elle a Jacques lorsqu'il fut de retour, nous sommes encore seuls ce soir. Je ne rouvrirai ma porte que demain. Je veux utiliser celle soiree en la consacrant a ma belle-soeur, a laquelle j'avais donne, pour avant-hier, un rendez-vous dans son jardin. "J'ai ete forcee d'y manquer, et elle doit etre inquiete de moi; car elle a de l'affection pour moi, j'en suis certaine, et, moi, j'en ai pour elle, beaucoup...mais beaucoup! Vous aviez raison, Jacques, condamner sans appel est odieux, juger sans connaitre est absurde. "Madame de S... n'est une femme ordinaire en rien. Je serais heureuse de la voir maintenant; mais je suis encore un peu faible pour marcher. "Voulez-vous avoir l'obligeance d'aller chez elle, de vous informer si elle est seule, si elle est maitresse de sa soiree, et, dans ce cas, de me l'amener? "Vous pouvez passer par les jardins. La petite porte est et sera desormais toujours ouverte." Jacques obeit. Isidora se preparait a monter en voiture pour aller se promener au bois avec quelques personnes. A peine sut-elle l'objet de la mission de Jacques, par un billet ecrit au crayon dans l'antichambre, qu'elle congedia son monde, fit deteler sa voiture, et jetant son voile sur sa tete, elle s'elanca vers lui et prit son bras avec une vivacite touchante. "Ah! que je vous remercie! lui dit-elle en courant avec lui, comme une jeune fille, a travers les jardins. Quelle bonne mission vous remplissez la! Je croyais qu'elle m'avait deja oubliee, et je ne vivais plus. --Elle a ete malade, dit Jacques. --Serieusement; mon Dieu? --Je ne pense pas; cependant elle est fort changee. Le pressentiment de la verite traversa l'esprit penetrant d'Isidora. Lorsqu'elle songeait a la conduite d'Alice, elle etait pres de tout deviner; mais, lorsqu'elle la voyait, ses soupcons s'evanouissaient. C'est ce qui lui arriva encore, lorsque Alice la recut avec un rayon de bonheur dans les yeux et les bras loyalement ouverts a ses tendres caresses. L'impetueuse et indomptee Isidora ne pouvait elever sa pensee jusqu'a comprendre la fermete patiente d'un tel martyre, la sublime generosite d'un tel effort. Et cependant Isidora n'etait pas incapable d'un aussi grand sacrifice; mais elle l'eut accompli autrement, et l'orage de sa passion vaincue eut fait trembler la terre sous ses pieds. Quel orage pourtant, que celui qui avait passe sur la tete d'Alice! quelle tempete avait bouleverse tous les elements de son etre durant cette longue nuit dont le calme avait tant effraye Jacques! et il n'en avait pourtant pas coute la vie a un brin d'herbe. Les sanglots d'Alice n'etaient pas sortis de sa poitrine; ses soupirs n'avaient fait tomber aucune feuille de rose autour d'elle. Je ne me suis pas promis d'ecrire des evenements, mais une histoire intime. Je ne finirai par aucun coup de theatre, par aucun fait imprevu. Alice, Isidora, Jacques, reunis ce soir-la, et souvent depuis, tantot dans le petit salon, tantot sur la terrasse du jardin, tantot dans la belle serre aux camelias, se guerirent peu a peu de leurs secretes blessures. Isidora fut, chaque jour, plus belle, plus eloquente, plus vraie, plus rajeunie par un amour senti et partage. Jacques fut, chaque jour, plus frappe et plus penetre de cet amour qu'il avait tant pleure, et qui lui revenait, suave et doux comme dans les premiers jours, aupres de Julie, ardent et fort comme il l'avait ete aux heures de l'ivresse et de la douleur. Elle aima, par reconnaissance d'abord, puis par entrainement, et, enfin, par enthousiasme; car Julie retrouvait, avec la confiance, la jeunesse et la puissance de son ame. Alice fut le lien entre eus. Elle fut la confidente des dernieres souffrances et des dernieres luttes d'Isidora. Elle s'attacha a la rendre digne de Jacques, et, sans jamais parler avec lui de leur amour, elle sut lui faire voir et comprendre quel tresor etait encore intact au fond de cette ame dechiree. Quant a lui, le noble jeune homme, il le savait bien deja, puisqu'il avait pu l'aimer alors qu'elle le meritait moins. Mais il avait concu un ideal plus parfait de l'amour et de la femme en voyant Alice. Par quelle fatalite, etant aime d'elle, ne put-il jamais le savoir? Et elle, par quel exces de modestie et de fierte fut-elle trop longtemps aveuglee sur les veritables sentiments qu'elle lui avait inspires? Ces deux ames etaient trop pudiques et trop naives, et, disons-le encore une fois, trop eprises l'une de l'autre, pour se deviner et se posseder. Leur amour n'etait, pas de ce monde; il n'y put trouver place. Une nature toute d'expansion, d'audace et de flamme s'empara de Jacques: et, ne le plaignez pas, il n'est point trop malheureux. Mais qu'il ignore a jamais le secret d'Alice, car Isidora serait perdue! Rassurez-vous, il l'ignorera. Fiez-vous a la dignite d'une ame comme celle d'Alice. Elle a trop souffert pour perdre le fruit d'une victoire si cherement achetee. Et ce serait bien en vain qu'elle apprendrait maintenant toute la verite. Le soir ou elle compta, en regardant la pendule, les minutes et les heures que son amant passait aux pieds d'une rivale, elle s'etait fait ce raisonnement: S'il ne m'aime pas, je ne puis vivre de honte et d'humiliation: S'il m'aime et qu'il se laisse distraire seulement une heure, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Dans tous les cas, il faut que je guerisse. Ne la trouvez pas trop orgueilleuse. A vingt-cinq ans, elle n'avait jamais aime, et elle s'etait fait de l'amour un ideal divin. Elle ne pouvait pas comprendre les faiblesses, les entrainements, les defaillances des amours de ce monde. A la voir si indulgente, si genereuse, si etrangere par consequent aux passions des autres, on jurerait qu'elle n'essaiera plus d'aimer. Vous me direz que c'est invraisemblable, et qu'on ne peut pas finir si follement un roman si serieux. Et si je vous disais qu'Alice est si bien guerie qu'elle en meurt? vous ne le croiriez pas; personne ne s'en doute autour d'elle, son medecin moins que personne. Cependant elle n'est pas condamnee a mort comme malade, dans ma pensee. Isidora a-t-elle donc embrasse dans Jacques son dernier amour? Un jour ne peut-il pas venir ou celui d'Alice renaitra de ses cendres? celui de Jacques est-il eteint ou assoupi? n'y aura-t-il jamais entre eux une heure d'eloquente explication? Qui sait? ces romans-la ne sont jamais absolument termines. En effet, ce roman ne devait pas finir la, et lorsque nous racontions ce qu'on vient de lire, nous ne connaissions pas bien les pensees de Jacques Laurent. Un an plus tard, nous recumes de nouvelles confidences, et les papiers qui tomberent entre nos mains nous forcent de donner une troisieme partie a son histoire. TROISIEME PARTIE. Ce manuscrit serait un peu obscur si le lecteur n'etait au courant du double amour qui s'agitait dans le coeur de notre heros. Nous avons pourtant cru devoir conserver les lettres initiales qu'il avait tracees en tete de chaque paragraphe, selon que ses pensees le ramenaient a Isidora, ou l'emportaient vers Alice. CAHIER Nš 1. Je me croyais jadis un grand philosophe, et je n'etais encore qu'un enfant. Aujourd'hui je voudrais etre un homme, et je crains de n'etre qu'un mince philosophe, un _philosopheur_, comme dit Isidora. Et pourquoi cet invincible besoin de soumettre toutes les emotions de ma vie a la froide et implacable logique de la vertu? La vertu! ce mot fait bondir d'indignation la rebelle creature que je ne puis ni croire, ni convaincre. Monstrueux hymenee que nos ames n'ont pu et ne pourront jamais ratifier! Ce sont les fiancailles du plaisir: rien de plus! --La vertu! oui, le mot est pedantesque, j'en conviens, quand il n'est pas naif. Mon Dieu, vous seul savez pourtant que pour moi c'est un mot sacre. Non, je n'y attache pas ce risible orgueil qu'elle me suppose si durement; non, pour aimer et desirer la vertu, je ne me crois pas superieur aux autres hommes, puisque, plus j'etudie les lois de la verite, plus je me trouve egare loin de ses chemins, et comme perdu dans une vie d'illusion et d'erreur. Funeste erreur que celle qui nous entraine sans nous aveugler! Illusions deplorables que celles qui nous laissent entrevoir la realite derriere un voile trop facile a soulever! Et j'ecrivais sur la philosophie! et je pretendais composer un traite, formuler le code d'une societe ideale, et proposer aux hommes un nouveau contrat social!... Eh bien, oui, je pretendais, comme tant d'autres, instruire et corriger mes semblables, et je n'ai pu ni m'instruire ni me corriger moi-meme. Heureusement mon livre n'a pas ete fini; heureusement il n'a point paru; heureusement je me suis apercu a temps que je n'avais pas recu d'en haut la mission d'enseigner, et que j'avais tout a apprendre. Je n'ai pas grossi le nombre de ces ecoliers superbes, qui, tout gonfles des lecons de leurs maitres s'en vont endoctrinant le siecle, sans porter en eux-memes la lumiere et la force qu'ils aspirent a repandre! Cela m'a sauve d'un ridicule aux yeux d'autrui. Mais, a mes propres yeux, en suis-je purge? Triste coeur, tu es mecontent de toi-meme dans le passe, parce que tu es honteux de toi-meme dans le present. Et pourtant tu valais mieux, en effet, alors que tu te croyais meilleur. Tu etais sincere, tu n'avais rien a combattre; tu aimais le beau avec passion; tu te nourrissais de contemplations ideales; tu le croyais de la race des fanatiques... Tu ne te savais pas faible; tu ne savais pas que tu ne savais pas souffrir!... CAHIER I. Et pourquoi n'ai-je pas su souffrir? pourquoi ai-je voulu etre heureux en etant juste? Mon Dieu, supreme sagesse, supreme bonte! vous qui pardonnez a nos faibles aspirations et qui ne condamnez pas sans retour vous savez pourtant que je demandais peu de chose sur la terre. Je ne voulais ni richesses, ni gloire, ni plaisirs, ni puissance: oh! vous le savez, je ne soupirais pas apres les vanites humaines; j'acceptais la plus humble condition, la plus obscure influence, les privations les plus austeres. Quand la misere ployait mon pauvre corps, je ne sentais d'amertume dans mon coeur que pour la souffrance de mes freres... Tout ce que je me permettais d'esperer, c'etait de trouver dans mon abnegation sa propre recompense, une ame calme, des pensees toujours pures, une douce joie dans la pratique du bien... Et quand l'amour est venu s'emparer de ma jeunesse, quand une femme m'est apparue comme le resume des bienfaits de votre providence, quand j'ai cru qu'il suffisait d'aimer de toute la puissance de mon etre pour etre aime avec droiture et abandon, il s'est trouve que cet etre si fier et si beau etait maudit, que cette fleur si suave avait un ver rongeur dans le sein, et que je ne serais aime d'elle qu'a la condition de souffrir mortellement. Eh bien, mon Dieu, j'ai accepte cela encore! Elle s'est arrachee de mes bras, et je l'ai perdue sans amertume, sans ressentiment; j'ai consenti a l'attendre, a la retrouver, et, pendant des annees, je l'ai aimee dans la douleur et dans la pitie, sans certitude... que dis-je? sans espoir d'etre aime? Et pendant ces sombres et lentes annees, abattu, mais non brise, triste, mais non irrite, j'elevais mon ame selon mes forces, a la contemplation des verites eternelles. Je vivais dans la purete, j'essayais de repandre autour de moi l'amour du bien, je ne cherchais la recompense de mes humbles travaux que dans les charmes enthousiastes de l'etude. Et puis, lorsque de secretes douleurs, ignorees de tous, a peine avouees par moi-meme, sont venues me troubler, j'ai refoule mon mal bien avant dans ma poitrine, je ne me suis pas plaint, j'ai respecte le calme sublime d'un autre coeur dont la possession m'eut fait oublier toute ma pale et morne existence, en vain immolee a une femme orgueilleuse et coupable... Cette fois encore j'ai aime en silence, et l'indifference ne m'a pas trouve plus audacieux et plus vain que n'avait fait le parjure et l'ingratitude... CAHIER A. Mais je ne veux pas me rappeler cela... cela doit etre comme n'existant pas, et mes yeux ne liront point ici ce nom que ma main n'a jamais ose tracer... Je goutais, d'ailleurs, dans ce mystere de mes pensees, une sorte de volupte navrante. Je sacrifiais mes agitations au repos d'une ame sublime. CAHIER A. Toujours ce souvenir secret, toujours ce voeu etouffe!... Ecartons-le a jamais! mon ame n'est plus un sanctuaire digne de le contenir; elle est trop troublee, trop endolorie. Il faut un lac aussi pur que le ciel pour refleter la figure d'un ange. CAHIER IV. Quand j'ai retrouve cette femme terrible et funeste, qui avait eu mes premiers transports, je ne l'aimais plus. Helas! non. Je chercherais vainement a vous tromper, o verite increee! Je ne l'aimais plus, je ne la desirais plus; son apparition a ete pour moi comme un chatiment celeste pour des fautes que je n'ai pourtant pas conscience d'avoir commises. Elle a cru m'aimer encore, elle croit m'avoir toujours aime, elle veut que je l'aime; elle le dit, du moins, elle se le persuade peut-etre, et elle me le persuade a moi-meme. Ma destinee bizarre la jette dans ma vie comme un devoir, et je l'accepte. Ne dit-elle pas que si je l'abandonne elle est perdue, rendue a l'egarement du vice, au mal du desespoir? Et a voir comme cette belle ame est agitee, je ne saurais douter des perils qui la menacent si je ne lui sers pas d'egide!... Eh bien, mon Dieu, faites donc que dans l'accomplissement d'un devoir il y ait une joie, un repos, du moins, quelque chose qui nous donne la force de perseverer et qui nous avertisse que vous etes content de nous! _Malheureux humains que nous sommes!_[3] si nous sentions cela, du moins! si nos pensees pouvaient s'elever assez par l'exaltation de la priere, pour arracher a la verite eternelle un reflet de sa clarte, un rayon de sa chaleur, une etincelle de sa vie! Mais nous ne savons rien! nous nous trainons dans les tenebres, incertains si c'est le mal ou le bien qui s'accomplit en nous et par nous. Nous n'avons pas plus tot renonce a un objet de nos desirs, que l'objet du sacrifice nous semble celui qu'il aurait fallu sacrifier. Nous nous depouillons pour donner, et la main qui nous implorait se ferme et nous repousse. Nous arrosons de nos pleurs une terre qui promettait des fleurs et des fruits; elle se seche et produit des ronces! Epouvantes, nous nous laissons dechirer par ses epines, et nous nous demandons s'il faut la maudire ou l'arroser de notre sang jusqu'a ce qu'il n'en reste plus! Sombre image de la parabole du bon grain! 0 semeurs opiniatres et inutiles que nous sommes! Les rochers se dressent dans le desert, et nous tombons epuises avant la fin du jour! [Note 3: On sait que c'est le premier vers du fameux quatrain de J.J. Rousseau,] CAHIER A. Pourquoi donc sa vie semble-t-elle s'epuiser comme une coupe que le soleil pompe et desseche, sans qu'il s'en soit repandu une seule goutte au dehors? Mais silence, o mon coeur! ce n'est pas pour elle que tu dois souffrir; ton martyre lui est etranger, inutile... Il lui serait indifferent, sans doute... C'est pour une autre que tu dois saigner sans relache. Oh! qu'il serait doux de souffrir pour sauver ce qu'on aime! CAHIER I. Souffrir pour sauver ce qu'on n'aime plus... oh! c'est un martyre que les victimes des religions d'autrefois n'ont pas connu, et qu'elles n'auraient pas compris. Leur immolation avait un but, un resultat clair et vivifiant comme le soleil; et moi je souffre dans la nuit lugubre, seul avec moi-meme, aupres d'un etre qui ne me comprend pas, ou qui peut-etre me comprend trop. Pourquoi, mon Dieu, n'avez-vous pas fait notre coeur assez genereux ou assez soumis pour qu'il put s'attacher avec passion aux objets de notre devouement? Vous avez fait le coeur de la mere inepuisable et sublime en ce genre; et j'ai cru que je pourrais aimer une femme comme la mere aime son enfant, sans s'inquieter de donner mille fois plus qu'elle ne recoit; sans chercher d'autre recompense que le bien qu'il doit retirer de son amour? L'amour! c'est un mot generique, et qui embrasse tant de sentiments divers! L'amour divin, l'amour maternel, l'amour conjugal, l'amour de soi-meme, tout cela n'est point l'amour de l'amant pour sa maitresse. Helas! si j'osais encore me croire philosophe, je tacherais de me definir a moi-meme ce sentiment que je porte en moi pour mon supplice et qui n'a jamais ete satisfait. O eternelle aspiration, desir de l'ame et de l'esprit, que la volupte ne fait qu'exciter en vain! Tous les hommes sont-ils donc maudits comme moi? sont-ils donc condamnes a posseder une femme qu'ils voudraient voir transformee en une autre femme? Est-ce la femme qu'on ne possede pas, qui, seule, peut revetir a nos yeux ces attraits qui devorent l'imagination! Est-ce la jouissance d'un bien reel qui nous rassassie et nous rend ingrats? CAHIER A. Comme _elle_ est pale! comme sa demarche est lente et affaissee! Quel mal inconnu ronge donc ainsi cette fleur sans tache? Oh! du moins c'est une noble passion, c'est un chaste souvenir ou un desir celeste; c'est le besoin inassouvi de l'ideal et non le degout impie et insolent des joies de la terre. Tu n'as abuse de rien, _toi_! tu meriterais le bonheur. Quel est donc l'insense qui ne l'a pas compris, ou l'infame qui te le refuse? Si je le connaissais, j'irais le chercher au bout du monde, pour l'amener a tes pieds ou pour le tuer!... Je suis fou!... Et toi, tu es si calme! CAHIER I. I.--Non, je ne suis pas de ces etres stupides et orgueilleux qui se lassent du bonheur. Si j'avais le bonheur, je le savourerais comme jamais homme ne l'a savoure. Je ne me defends pas d'aimer. Je livre mon etre et ma vie a quelqu'un qui ne veut pas ou ne peut pas s'en emparer: voila tout. L'amour est un echange d'abandon et de delices; c'est quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu'il faut une reciprocite complete, une fusion intime des deux ames; c'est une trinite entre Dieu, l'homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et miserables, qui luttent en vain pour entretenir le feu sacre, et qui l'eteignent en se le disputant, influence divine, ce n'est, pas moi qui t'ai chassee du sanctuaire! c'est _elle_, c'est son orgueil insatiable; c'est son inquietude jalouse, qui t'eloignent sans cesse. CAHIER A. Oh! si tu pouvais me donner un jour, une heure, du calme divin que ton ame renferme, et que reflete ton front pale, je serais dedommage de toute ma vie de reves devorants et de tourments ignores. Le calme! sans doute, tu ne peux ou ne veux pas donner autre chose. D'ou vient que ton amitie ne me l'a pas donne? Il est des pensees terribles dont l'ivresse n'oserait s'elever jusqu'a toi. Mais, si l'on pouvait s'asseoir a tes pieds, plonger, sans fremir, dans ton regard, respirer une heure, sans temoins opportuns et sans crainte de t'offenser, l'air qui t'environne... serait-ce trop demander a Dieu? et n'ai-je pas assez souffert pour qu'il me soit permis de me representer une si respectueuse et si enivrante volupte? CAHIER I. Non, l'amour ne peut pas etre l'infatigable exercice de l'indulgence et de la compassion. Dieu n'a pas voulu que la plus chere esperance de l'homme vint aboutir a l'abjuration de toute esperance. Philosophes austeres moralistes sans pitie, vous mentez si vous pretendez que l'amour n'a que des devoirs a remplir et point de joies pures a exiger. Et vous autres, sceptiques materialistes qui pretendez que le plaisir est tout, et qu'on peut adorer ce qu'on n'admire pas, vous mentez encore plus. Vous mentez tous, aucun de vous n'aima jamais. Je ne peux pas aimer sans bonheur, et je ne veux pas de plaisirs sans amour. Elle a raison, elle qui devine ma soif et les tourments de mon ame! elle sent, elle sait que je ne l'aime pas comme elle veut etre aimee, comme elle ne peut pas aimer elle-meme. Ambitieuse effrenee, qui veut qu'on lui donne ce qu'elle n'a plus, et qu'on l'adore comme une divinite quand elle ne croit plus elle-meme!... O malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes, pourquoi faut-il que tu sois a jamais punie des erreurs qui t'ont brisee et du mal que tu detestes! CAHIER A. Et vous, qui n'aimez pas, qui n'avez peut-etre jamais aime, qui semblez vouloir n'aimer jamais, quelle pensee d'ineffable melancolie peut donc vous tenir lieu de ce qui n'est pas, et vous preserver de ce qui pourrait etre? Mais qui donc saura jamais... Ici le journal de Jacques Laurent parait avoir ete brusquement abandonne; nous en avons vainement cherche la suite. Une lettre d'Isidora, datee de trois mois plus tard, nous explique cette interruption. LETTRE PREMIERE. ISIDORA A MADAME DE T... "Alice, revenez a Paris, ou rappelez aupres de vous le precepteur de votre fils. Ses vacances ont dure assez longtemps, et Felix ne peut se passer des lecons de son ami. Quant a vous, ma soeur, cette solitude vous tuera. Je ne crois pas a ce que vous m'ecrivez de votre sante et de votre tranquillite d'esprit. Moi, je pars, ma belle et chere Alice; je quitte la France, je quitte a jamais Jacques Laurent. Lisez ces papiers que je vous envoie et que je lui ai derobes a son insu. Sachez donc enfin que c'est vous qu'il aime; efforcez-vous de le guerir ou de le payer de retour. Je sais que son coeur genereux va s'effrayer et s'affliger pour moi de mon sacrifice. Je sais qu'il va me regretter, car s'il n'a pas d'amour pour moi, il me porte du moins une amitie tendre, un interet immense. Mais que vous l'aimiez ou non, pourvu qu'il vous voie, pourvu qu'il vive pres de vous, je crois qu'il sera bientot console. Et puis il faut vous avouer que je l'ai rendu cruellement malheureux. Vous vous etiez trompee, noble Alice! nous ne pouvions pas associer des caracteres et des existences si opposees. Voila pres d'une annee que nous luttons en vain pour accepter ces differences. L'union d'un esprit austere avec une ame bouleversee par les tempetes etait un essai impossible. C'est une femme comme vous que Jacques devait aimer, et moi j'aurais du le comprendre des le premier jour ou je vous ai vue. Je vous ferai ma confession entiere. Depuis trois mois que j'ai surpris et comme vole le secret de Jacques, j'ai mis tout en oeuvre pour le detacher de vous. Excepte de lui dire du mal de vous, ce qui m'eut ete impossible, j'ai tout tente pour vaincre l'obstacle, pour triompher de la passion que vous lui inspirez, et qui me causait une jalousie effrenee. Cette ambition avait reveille mon amour, qui commencait a perir de fatigue et de souffrance; je suis redevenue coquette, habile, tour a tour humble et emportee, boudeuse et soumise, ardente et dedaigneuse. Rien ne m'a reussi; votre absence lui avait ote, je crois, jusqu'au sentiment de la vie. Il n'etait plus aupres de moi qu'une victime du devouement qu'il s'etait imposee, et je suis presque certaine que, sans la crainte de vous sembler coupable et d'etre blame par vous, son courage ne se serait pas soutenu. Mais je suis sure aussi que, pour conquerir votre estime, il eut fait le sacrifice de sa vie entiere, et qu'en souffrant mille tortures, il ne se serait jamais detache de moi. [Illustration 09.png: Petite mere, pourquoi vous etes toute blanche?] "Eh bien, ne soyez pas effrayee de ma resolution, Alice! je la prends enfin avec calme. Hier encore, Jacques, plus pale qu'un spectre, plus beau qu'un saint, me jurait qu'il ne me quitterait jamais, qu'il ne me manquerait jamais de parole. En voyant tant d'abnegation et de vertu, j'ai ete prise tout a coup d'un acces de courage et de desinteressement, et je lui ai dit a jamais adieu dans mon coeur. Je vous ecris de ma premiere station, station sur la route d'Italie, et probablement il ignore encore, a l'heure qu'il est, que j'ai quitte Paris et brise sa chaine! Voyez combien je suis guerie! Je desire qu'il l'apprenne avec joie, et la seule tristesse que j'eprouve, c'est la crainte de lui laisser quelque regret. "Pourquoi donc tardons-nous tant a faire ce qui est juste et bon? Quelle fausse idee nous attachons a l'importance de nos sacrifices et a la difficulte de notre courage! Il y a plus d'un an que je regarde comme une angoisse mortelle le detachement que je porte aujourd'hui dans mon coeur avec une sorte de volupte. Je ne savais pas que la conscience d'un devoir accompli pouvait offrir tant de consolation. Ma naivete a cet egard doit vous faire sourire. Helas! c'est apparemment la premiere fois que je cede a un bon mouvement sans arriere-pensee. Puisse-je tirer de cette premiere et grande experience la force d'abjurer dans l'avenir mon aveugle et imperieuse personnalite! "Pourquoi ne m'avez-vous pas aidee, chere Alice, a entrer dans cette voie? Ah! si vous aviez aime Jacques, avec quel enthousiasme je l'aurais rendu a la liberte!... Et pourtant, hier encore, je luttais contre vous... mais c'est que vous ne l'aimez pas... Pourtant, que sais-je? votre langueur, votre melancolie, cachent peut-etre le meme secret.... Pardonnez-moi, je n'en dirai pas davantage, je vous respecte desormais au point de vous craindre. Voyez a quel point vous m'etes sacree! La passion de Jacques pour vous etait, pour moi, comme un reflet de votre image dans son ame, et, quoique je fusse en possession de son secret, jamais je n'ai ose le lui dire, jamais je n'ai ose vous combattre ouvertement et vous nommer a lui. "Revoyez-le sans crainte et sans confusion. Il croit que le vieux Saint-Jean a brule son journal par megarde. Il ne se doutera jamais que sa confession est entre vos mains. Ah! c'est la confession d'un ange. Quel noble sentiment, Alice! quelle ferveur mysterieuse, quel pieux respect! n'en serez-vous pas touchee quelque jour? J'aurais donne, moi, dix ans de jeunesse et de beaute pour etre aimee ainsi, eusse-je du ne l'apprendre jamais de sa bouche, et n'en recevoir meme jamais un baiser furtif sur le bord de mon vetement! "C'en est fait! je n'inspirerai jamais cette flamme sainte que j'ai follement revee. Autrefois je m'indignais contre mon sort, j'accusais le coeur de l'homme d'injustice, d'orgueil et de cruaute; mais j'ai bien change depuis un an! Si quelque jour vous parlez de moi librement avec Jacques, dites-lui de ne pas se reprocher mes souffrances; elles m'ont ete salutaires, elles ont porte leurs fruits amers et fortifiants. J'ai reconnu enfin qu'il n'etait pas au pouvoir du coeur le plus genereux et le plus sublime de donner toute sa flamme a un etre trouble et malade comme moi.....J'ai reconnu le sceau de la justice divine et le prix de la vertu... la vertu que j'ai tant haie et blasphemee dans mes desespoirs! Ou seraient donc le bien et le mal ici-bas, si les coeurs coupables pouvaient etre recompenses des cette vie, et s'il n'y avait pas d'inevitables expiations! Ah! cette parole est vraie: _Tu seras puni par ou tu as peche!_ Cela est vrai pour toutes les erreurs, pour toutes les folles passions de l'humanite. Ceux qui ont abuse des bienfaits de Dieu ne le trouveront plus et seront condamnes a le chercher sans cesse! La femme sans frein et sans retenue mourra consumee par le reve d'une passion qu'elle n'inspirera jamais. "Et pourtant l'Evangile nous montre les ouvriers de la derniere heure du jour recompenses comme ceux de la premiere...; mais le maitre qui paie ainsi, c'est Dieu. Il n'est pas au pouvoir de l'homme de tout donner en echange de peu. Si l'ouvrier tardif et lache avait le droit d'exiger une part complete, celui qui retribue serait frustre, et c'est en amour surtout que l'egalite a besoin d'etre respectee comme l'amour meme; car l'amour est aussi beau que la vertu, ou plutot la vertu, c'est l'amour. Il impose les plus grands devoirs, et ces devoirs-la, partages egalement, sont les plus vives jouissances. Celui qui croit pouvoir meriter seul, presume trop de lui-meme; celui qui se croit dispense de meriter, ne recueille rien. "C'est en Dieu seul que je me refugie, ses tresors a lui sont inepuisables. Si le catholicisme n'etait pas une fausse doctrine pour les hommes d'aujourd'hui, je sens que je me ferais carmelite ou trappiste a l'heure qu'il est; mais le Dieu des nonnes est encore un homme, une sorte d'egal, un jaloux, un amant; le Dieu qui peut me sauver, c'est celui qui ne punit pas sans retour. Il me semble que j'ai assez expie, et que je merite d'entrer dans le repos des justes, c'est-a-dire de ne plus connaitre les passions. "Mais vous, Alice, vous avez droit a la coupe de la vie, vous vous en etes trop abstenue; pourquoi donc craindriez-vous d'y porter vos levres pures? il est impossible qu'il y ait une goutte de fiel pour vous... Je n'ose nommer Jacques, et pourtant, ma belle sainte, je ne puis m'empecher de rever que quelque jour... un beau soir d'ete plutot, Jacques vous surprendra a la campagne, lisant ce paragraphe ecrit de sa main: "Si l'on pouvait s'asseoir a tes pieds!..." "Quand vous m'ecrirez que ce moment est venu, je reviendrai pres de vous, j'y reviendrai calme et purifiee; et, a mon tour, Alice, je gouterai ce bonheur d'avoir fait des heureux, que vous vouliez garder pour vous seule! "ISIDORA." La lettre qui suit est de dix ans posterieurs a celle qu'on vient de lire. LETTRE DEUXIEME. ISIDORA A MADAME DE T... Non, je ne suis pas malheureuse. J'ai accompli pour vous, Alice, un sacrifice que je croyais bien grand alors... Pardonnez-moi si je vous dis aujourd'hui que, dans mes souvenirs, ce grand acte de courage me parait chaque jour moins sublime, et qu'enfin j'arrive a me trouver assez peu heroique... Que Jacques me pardonne de parler ainsi! Et vous surtout, ma soeur cherie, pardonnez-moi de ne pas le pleurer... Il n'y a rien d'injurieux pour lui dans le calme avec lequel je puis parler a present d'un sujet jadis si brulant, et naguere encore si delicat. Ce n'est pas de Jacques que je suis guerie, c'est de l'amour! Oui, vraiment, j'en suis guerie a jamais, Alice, et, pour m'avoir fait cette grace, Dieu a ete trop bon pour moi, il m'a trop largement recompensee d'un moment de force. Je vous dis cela ce soir, au bord du plus beau lac de la terre, par un coucher de soleil splendide, sous le ciel de la paisible et riante Lombardie, et je parle ainsi dans la sincerite de mon coeur. Il me semble, tant je suis tranquille, que je ne puis plus souffrir.... Peut-etre si le ciel etait orageux, l'air acre, et que le paysage, au lieu de l'eglogue des prairies bordant de fleurs des flots placides, m'offrit le drame d'un volcan qui gronde et d'une nature qui menace... peut-etre mon ame serait-elle moins sereine, peut-etre vous exprimerais-je le vide delicieux de mon ame en des termes plus resignes que triomphants.... Je ne sais, je n'ose chanter victoire, dans la crainte de tomber dans le peche d'orgueil et d'en etre punie; mais il est certain que, depuis quelques mois, depuis ma derniere lettre, je ressens une joie interieure qui me semble durable et profonde. A quoi l'attribuerai-je? Sera-ce simplement a cet inappreciable bienfait du repos dont je ne me souvenais plus d'avoir joui? peut-etre! O bonheur des ames blessees et fatiguees, que tu es humble et modeste! tu te contentes de ne pas souffrir, tu ne demandes rien que l'absence d'un exces de souffrance; tu te replies sur toi-meme, comme une pauvre plante qui, apres l'orage, n'a besoin que d'un grain de sable et d'une goutte d'eau; bien juste de quoi ne pas mourir et se sentir faiblement vivre.... le plus faiblement possible! Pas de funestes presages, Alice! ne croyez pas me consoler et m'egayer en me disant que je suis encore jeune et que j'aimerai encore! Non, je ne suis plus jeune! si mes traits disent le contraire, ils mentent. C'est dans l'ame que les annees marquent leur passage et laissent leur empreinte; c'est notre coeur, c'est notre imagination qui vieillissent promptement ou resistent avec vaillance. --... Je relis ce que je vous ecrivais tout a l'heure, aux dernieres clartes d'un soleil mourant; on m'apporte une lampe, je m'eloigne de la fenetre... Mes idees prennent un autre cours. Pourquoi confondais-je le coeur avec l'imagination? Dans la jeunesse, c'est peut-etre une seule et meme chose; mais, en vieillissant, les elements de notre etre deviennent plus distincts. Les sens s'eteignent d'un cote, le cerveau de l'autre; mais le coeur est-il donc condamne a mourir avec eux? Oh non! grace a la divine bonte de la Providence, la meilleure partie de nous-meme survit a la plus fragile, et il arrive qu'on se trouve heureux de vieillir. 0 mystere sublime! Vraiment la vie est meilleure qu'on ne croit! L'injuste et superbe jeunesse recule avec effroi devant la pensee d'une transformation qui lui semble pire que la mort, mais qui est peut-etre l'heure la plus pure et la plus sereine de notre penible carriere. Avec quelle terreur j'avais toujours pense a la vieillesse! Dans la fleur de ma jeunesse, je n'y croyais pas. "Moi, vieillir! me disais-je en me contemplant: devenir grasse, lourde, desagreable a voir! Non, c'est impossible, cela n'arrivera pas. Je mourrai auparavant; ou bien, quand je me sentirai decliner, quand une femme me regardera sans envie, et un homme sans desir, je me tuerai!" Il n'y a pas longtemps encore qu'en consultant mon miroir, ce conseiller severe, sur lequel les hommes ont dit et ecrit tant de lieux communs satiriques, je m'effrayais d'une ride naissante et de quelques cheveux qui blanchissaient; nais, tout d'un coup, j'en ai pris mon parti, je n'ai meme plus songe a m'assurer des ravages du temps, et, le jour ou je me suis dit que j'etais vieille, je me suis trouvee jeune pour une vieille. Et puis, je crois que, precisement, toutes ces railleries de l'autre sexe, a propos des beautes qui s'en vont et qui se pleurent, m'ont donne un acces de fierte victorieuse. J'ai compris profondement cette ingratitude des hommes qui, apres avoir adule notre puissance, l'insulte et la raille des qu'elle nous echappe. Et j'ai trouve qu'il fallait etre bien avilie pour regretter ce vain hommage dont la fumee dure si peu. Enfin, raison ou lassitude, je me sens reconciliee avec la _vieille femme_. La vieille femme! Eh bien, oui, c'est une autre femme, un autre _moi_ qui commence, et dont je n'ai pas encore a me plaindre. Celle-la est innocente de mes erreurs passees; elles les ignore parce qu'elle ne les comprend plus, et qu'elle se sent incapable de les imiter. Elle est douce, patiente et juste, autant que l'autre etait irritable, exigeante et rude. Elle est redevenue simple et quasi naive, comme un enfant, depuis qu'elle n'a plus souci de vaincre et de dominer. Elle repare tout le mal que l'autre a fait, et, par-dessus le marche, elle lui pardonne ce que l'autre, agitee de remords, ne pouvait plus se pardonner a elle-meme. La jeune tremblait toujours de retomber dans le mal, elle le sentait sous ses pieds et n'osait faire un pas. La vieille marche en liberte et sans craindre les chutes, car rien ne l'attire plus vers les precipices. Ne croyez pourtant pas, mes amis, que je vais me composer un role, une figure, un costume, un esprit de circonstance. Il y a un genre de coquetterie que je deteste plus que la pire coquetterie des jeunes femmes, c'est celle des vieilles, Je veux parler de ces ex-beautes qui se refugient dans la grace, dans l'esprit, dans l'amenite caressante. Je connais ici une marquise de soixante ans dont l'eternel sourire et la banale bienveillance me font l'effet d'une prostitution de l'ame. Certes c'est la une grande comedienne et qui dissimule bien ses regrets. Elle affecte d'aimer les jeunes gens des deux sexes d'une tendre affection, d'etre la maman a tout le monde, de faire tous les frais de gaiete des reunions, d'amener des rencontres, de nouer des mariages, de se rendre indispensable en recevant toutes les confidences, en rendant mille petits services: et, au fond du coeur, cette excellente femme est plus seche et plus egoiste qu'on ne pense. Elle fait toutes choses en vue d'elle-meme et du role qu'elle s'est impose. Elle n'a pas pu rompre avec le succes, et elle poursuit sa carriere de reine des coeurs sous une forme nouvelle. Elle est jalouse de quiconque fait quelque bien, et j'ai failli etre brouillee avec elle pour avoir adopte Agathe. Elle voulait l'accaparer, en faire l'ornement de son salon, frapper les esprits par la production au grand jour de cette modeste fille, pour arriver a la marier sottement a quelque vieux patricien, ex-comparse dans son cortege d'adorateurs. Elle eut trouve moyen de faire grana bruit avec cela, et d'abandonner la pauvrette, comme elle a fait de tant d'autres, quand elles ont eu assez brille pres d'elle, a son profit. Non, non, jamais je n'imiterai cette marquise, et quand, d'un air doucereusement cruel, elle m'honore de ses avis et me cite son propre exemple pour m'engager a vieillir agreablement, je me detourne pour ne pas respirer son souffle glace. Oh! je ne prendrai pas votre petit sentier parfume de roses fanees, ma charmante vieille! Je suis vieille tout de bon, je le sens, je m'en rejouis, J'en triomphe tranquillement au fond de l'ame. Je n'ai pas besoin dejouer votre comedie. Je n'aime plus les hommes, moi! Je n'ai plus besoin de leurs louanges, j'en ai eu assez, et je sais ce qu'elles valent. Je trouve la vieillesse bonne et acceptable, mais elle m'arrive serieuse et recueillie, non folatre et remuante. J'ai encore du coeur, et je veux conserver ce bon reste en ne le gaspillant pas dans de feintes amities. Pardonnez-moi une metaphore qui me vient. Je me figure la jeunesse comme un admirable paysage des Alpes. Tout y est puissant, grandiose, heurte. A cote d'une verdure etincelante, un bloc de pales neiges et de glaces aigues a coule dans le vallon, et les fleurs qui viennent d'eclore la, meurent au sein de l'ete, frappees au coeur par une gelee soudaine et intempestive. Des roches formidables pendent sur de ravissantes oasis et les menacent incessamment. De limpides ruisseaux coulent silencieusement sur la mousse; puis, tout a coup, le torrent furieux qu'ils rencontrent, les emporte avec lui et les precipite avec fracas dans de mysterieux abimes. La clochette des troupeaux et le chant du patre sont interrompus par le tonnerre de la cascade ou celui de l'avalanche: partout le precipice est au bord du sentier fleuri, le vertige et le danger accompagnent tous les pas du voyageur, que les beautes incomparables du site enivrent et entrainent. Une nature si sublime est sans cesse aux prises avec d'effroyables cataclysmes; ici le glacier ouvre ses terribles flancs de saphir et engloutit l'homme qui passe; la les montagnes s'ecroulent, comblent le lac et la plaine, et, de tout ce qui souriait ou respirait hier a leurs pieds, il ne reste plus ni trace ni souvenir aujourd'hui... Oui, c'est la l'image de la jeunesse, de ses forces dereglees, de ses bonheurs enivrants, de ses impetueux orages, de ses desespoirs mortels, de ses combats, et de toute cette violente destruction d'elle-meme qu'enfante l'exces de sa vie. Mais la vieillesse! je me la figure comme un vaste et beau jardin bien plante, bien uni, bien noble a l'ancienne mode... un peu froid d'aspect, quoique situe a l'abri des coups de vent. C'est encore assez grand pour qu'on y essaie une longue promenade, mais on apercoit les limites au bout des belles allees droites, et il n'y a point la de sentiers sinueux pour s'egarer. On y voit encore des fleurs; mais elles sont cultivees et soignees, car le sol ne les produit point sans les secours de la science et du gout. Tout y est d'un style simple et severe, point de statues immodestes, point de groupes lascifs. On ne s'y poursuit plus les uns les autres pour s'etreindre et pour lutter: on s'y rencontre, on s'y salue, on s'y serre la main sans rancune et sans regret. On n'y rougit point, car on a tout expie en passant le seuil de cette noble prison dont on ne doit plus sortir; et l'on s'y promene ou l'on s'y repose, console et purifie, jouissant des tiedes bienfaits d'un soleil d'automne. Si, du haut de la terrasse abritee, le regard plonge dans la region terrible et magnifique ou s'agite la jeunesse, on se souvient d'y avoir ete, et on comprend ce qui se passe la d'admirable et d'insense; mais malheur a qui veut y redescendre et y courir: car les railleries ou les maledictions l'y attendent! Il n'est permis aux hotes du jardin que d'etendre les mains vers ceux qui dansent sur les abimes, pour tacher de les avertir; et encore, cela ne sert-il pas a grand'chose, car on ne s'entend pas de si loin. Voila mon apologue. Passez-m'en la fantaisie, je me sens plus a l'aise depuis que je me suis plante ce jardin. Mais c'est bien assez philosopher et rever, Il faut que je vous parle d'Agathe, de cette pauvre orpheline que j'ai adoptee, qui entrait chez moi comme femme de chambre, et dont j'ai fait ma fille, ni plus ni moins. Je vous ai deja dit qu'elle etait fille d'un pauvre artiste qui l'avait fort bien elevee, mais qui, en mourant, l'avait laissee dans le plus complet abandon, dans la plus profonde misere. Je n'avais jamais songe a adopter un enfant, je n'avais jamais regrette de n'en point avoir. Il ne me semblait point que j'eusse le coeur maternel, et peut-etre eusse-je manque de tendresse ou de patience pour soigner un petit enfant; Lorsque cette Agathe est entree chez moi, j'etais a cent lieues de prevoir que je me prendrais pour elle d'une incroyable affection. Je fus frappee de sa jolie figure, de son air modeste, de son accent distingue, et je me promis d'en faire une heureuse soubrette, libre autant que possible, et traitee avec bienveillance. Puis, au bout de quelque temps, en courant avec elle, je decouvris un tresor de raison, de droiture et de bonte; et bientot, je la retirai de l'office pour la faire asseoir a mes cotes, non comme une demoiselle de compagnie, mais comme la fille de mon coeur et de mon choix. Pourtant si vous nous voyiez ensemble, vous seriez surprise, chere Alice, de l'apparente froideur de notre affection; du moins, vous nous trouveriez bien graves, et vous vous demanderiez si nous sommes heureuses l'une par l'autre. Il faut donc que je vous explique ce qui se passe entre nous. Des le principe, j'ai examine attentivement Agathe, je l'ai meme beaucoup interrogee. J'ai retire de cet examen et de ces interrogatoires, la certitude que c'etait la un ange de purete, et en meme temps une ame assez forte: un caractere absolument different du mien, a la fois plus humble et plus fier, etranger par nature aux passions qui m'ont bouleversee, difficile, impossible peut-etre a egarer, prudente et reflechie, non par secheresse et calcul personnel, mais par instinct de dignite et par amour du vrai. La docilite semblait etre sa qualite dominante, lorsque je lui commandais en qualite de maitresse. Mais en l'observant, je vis bientot que cette docilite n'etait qu'une muette adhesion a la regle qu'elle acceptait: l'amour de l'ordre, et surtout une noble fierte qui voulait se soustraire par l'exactitude rigoureuse a l'humiliation du commandement. C'etait cela bien plutot qu'une soumission aveugle et servile pour ma personne. Le silence profond qui protegeait ce caractere grave et recueilli m'empechait de savoir si les passions genereuses pourraient y fermenter, si la haine de l'injustice et le mepris de la stupidite seraient capables d'en troubler la paix. A present encore, quoique j'aie lu aussi avant dans son coeur qu'elle-meme, quoique je sache bien qu'elle adore la bonte, j'ignore si elle peut hair la mechancete Peut-etre qu'il y a la trop de force pour que l'indignation s'y souleve, pour que le dedain y penetre. Etonnement et pitie, voila, ce me semble, toute l'alteration que cette serenite pourrait subir. Agathe a vecu dans le travail et la retraite, sans rien savoir, sans rien deviner du monde, sans rien desirer de lui, sans songer qu'elle put jamais sortir de l'obscurite qu'elle aime, non-seulement par habitude, mais par instinct. Elle ne connait pas l'amour, elle en pressent encore si peu les approches, que je me demande avec terreur si elle est capable d'aimer, et si elle n'est pas trop parfaite pour ne pas rester insensible. Et pourtant, je ne puis concevoir la jeunesse d'une femme sans amour, et je suis epouvantee du mystere de son avenir. Aimera-t-elle, d'amitie seulement, un compagnon de toute la vie, un mari? Elevera-t-elle des enfants, sans passion, sans faiblesse, avec la rigide pensee d'en faire des etres sages et honnetes? Quelle rectitude admirable et effrayante! Sera-t-elle heureuse sans souffrir? est-ce possible! Et pourtant, qu'ai-je retire, moi, de mes angoisses et de mes tourments? Quand j'avais seize ans, l'age d'Agathe, je n'avais deja plus de sommeil, ma beaute me brulait le front, de vagues desirs d'un bonheur inconnu me devoraient le sein. Rien dans cette enfant ne me rappelle mon passe. Je l'admire, je m'etonne, et je n'ose pas juger. Quand j'ai change la condition d'Agathe si soudainement, si completement, elle a ete fort peu surprise, nullement etourdie ou enivree, et j'ai aime cette noble fierte qui acceptait tout naturellement sa place. L'expression de sa reconnaissance a ete vraie, mais toujours digne. Elle me promettait de meriter ma tendresse, mais elle n'a pas plie le genou, elle n'a pas courbe la tete, et c'est bien. En voyant ce noble maintien, moi, j'ai ete saisie d'un respect etrange, et une seule crainte m'a tourmentee, c'est de n'etre pas digne d'etre la bienfaitrice et la providence d'Agathe. Son air imposant ma fait comprendre la grandeur du role que je m'imposais, et, depuis ce moment, je m'observe avec elle, comme si je craignais de manquer au devoir que j'ai contracte. Cela fait une amitie qui m'est plus salutaire que delicieuse. Il ne s'agit point d'adopter une telle orpheline pour s'en faire une societe, une distraction, un appui. Agathe prend le contrat au serieux. Elle semble me dire dans chaque regard: "Vous avez voulu avoir l'honneur d'etre mere, songez que ce n'est pas peu de chose, et qu'une mere doit etre l'image de la perfection." Moi, je ne sais pas me contraindre, et, si quelque folle passion pouvait encore me traverser le cerveau, je ne jouerais pas la comedie. J'eloignerais Agathe plutot que de la tromper. Mais est-ce donc la pensee que le moindre egarement de ma part troublerait notre intimite, qui fait que je me sens si bien fortifiee dans mon _jardin de vieillesse_? Peut-etre! peut-etre Agathe m'a-t-elle ete envoyee par la bonte divine pour me faire aimer l'ordre, le calme, la dignite, et la convenance. Il est certain que tout cela est personnifie en elle, et que rompre avec ces choses la, ce serait rompre avec Agathe. Il etait donc dans ma destinee que les hommes me perdraient et que je ne pourrais etre sauvee que par les femmes? Vous avez commence ma conversion, chere Alice; vous l'avez voulue, vous y avez mis tout votre coeur, toute votre force. Agathe, qui vous ressemble a tant d'egards, l'acheve sans se donner la moindre peine, sans se douter meme de ce qu'elle fait; car la douce enfant ignore ma via, et ne la comprendrait pas si elle lui etait racontee. Minuit. Agathe m'a forcee de m'interrompre, mais je veux vous dire bonsoir, a present qu'elle me quitte. J'ai passe solennellement la soiree aupres d'elle, et je me sens comme exaltee par mes propres pensees. Quelle nuit magnifique! la terre alteree ouvrait tous ses pores a la rosee, les fleurs la recevaient dans leurs coupes immaculees. Enivres d'amour, de parfum et de liberte, les rossignols chantaient, et, du fond humide de la vallee, leurs intarissables melodies montaient comme un hymne vers les etoiles brillantes. Appuyee sur l'epaule d'Agathe, que je depasse de toute la tete, je marchais d'un pas egal et lent, m'arretant quelquefois quand nous atteignions ta limite de la balustrade. La terrasse de cette _villa_ est magnifiquement situee; absorbees dans la contemplation du paysage vague et profond, et plus encore de l'infini deroule sur nos tetes, nous ne songions point a nous parler. Peu a peu ce silence amene naturellement par la reverie, nous devint impossible a rompre. Du moins, pour ma part, je n'eusse rien trouve a dire qui ne m'eut semble oiseux ou coupable au milieu d'une telle nuit, solennelle et mysterieuse comme la beaute parfaite. Agathe respectait-elle ma meditation, ou bien eprouvait-elle le meme besoin de recueillement? Agathe aussi est mysterieuse comme la perfection. Son ame sans tache me semblait si naturellement a la hauteur de la beaute des choses exterieures, que j'eusse, craint d'affaiblir, par mes reflexions, le charme qu'elle y trouvait Avait-elle besoin de moi pour admirer la voute celeste, pour aspirer l'infini, pour se prosterner en esprit devant la main qui sema ces innombrables soleils comme une pluie de diamants dans l'Ocean de l'Ether? Et quelles expressions eussent pu rendre ce qu'elle eprouvait sans doute mieux que moi? De quel autre sujet eusse-je pu l'entretenir qui ne fut un outrage a la beaute des cieux, une profanation de ces grandes heures et de ces lieux sublimes? Quand l'echange de la parole n'est pas necessaire il est rarement utile. J'en suis venue a croire que tous les discours humains ne sont que vanite, temps perdu, corruption du sentiment et de la pensee. Notre langage est si pauvre que quand il veut s'elever, il s'egare le plus souvent, et que quand il veut trop bien peindre, il denature. Toujours la parole procede par comparaison, et les poetes sont forces, pour decrire la nature, d'assimiler les grandes choses aux petites. Par exemple ils font du ciel une coupole; de la lune une lampe; des fleuves sinueux, les anneaux d'un serpent; des grandes lignes de l'horizon et des grandes masses de la vegetation, les plis et les couleurs d'un vetement. Les poetes ont peut-etre raison: interpretes et confidents de la nature, charges de l'expliquer au vulgaire, de communiquer aux aveugles un peu de cette vue immense que Dieu leur a donnee, ils se servent de figures pour se faire entendre, a la maniere des oracles. Ils mettent les soleils dans le creux de ces mains d'enfants sous la figure d'un rubis ou d'une fleur, parce que le vulgaire ne peut concevoir que ce qu'il peut mesurer. Et tous tant que nous sommes, nous avons pris une telle habitude de ce procede de comparaison, que nous ne savons pas nous expliquer autrement quand nous voulons parler. Mais quand l'ame poetique est seule, elle ne compare plus: elle voit et elle sent. L'intelligence n'explique pas au coeur pourquoi et comment l'univers est beau; dans aucune langue humaine le veritable poete ne saurait rendre la veritable impression qu'il recoit du spectacle de l'infini. Qu'il se taise donc et qu'il jouisse, celui qui n'a rien a demeler avec le monde, rien a lui enseigner ou a recevoir de lui: l'amour d'une vaine gloire dicte trop souvent ces pretendus epanchements. Celui qui parle veut produire de l'effet sur celui qui ecoute, et s'il ne cherche point a l'eblouir par l'eclat des mots, du moins il travaille a s'emparer de ses emotions, a lui imposer les siennes, a se poser comme un prisme entre lui et la beaute des choses. Alors, sous l'oeil de Dieu, au lieu de deux ames prosternees, il n'y a plus qu'un cerveau agissant sur un autre cerveau, triste echange de facultes bornees et de misere orgueilleuse! Mais ce n'est pas cela seulement qui me fermait la bouche aupres d Agathe: quelle parole de ma bouche fletrie si longtemps par la plainte et l'imprecation, ne fut tombee comme une goutte de limon impur dans cette source limpide, ou l'image de Dieu se reflete dans toute sa beaute? Entre elle et moi, helas! il y a un abime infranchissable: c'est mon passe. Mes doutes, mes vains desirs, mes angoisses furieuses, mes amertumes, mon impiete, ma vaine science de la vie, mes ennuis, tout ce que j'ai souffert! Cette ame vierge de toute souillure et de toute tristesse doit a jamais l'ignorer. Il y a en elle une infinie mansuetude qui l'empecherait de me retirer son affection. Peut-etre meme m'aimerait-elle davantage; si elle avait a me plaindre! Peut-etre trouverais-je dans sa piete filiale des consolations puissantes. Mais de meme que la mere, forcee de traverser un champ de bataille, cache dans son sein la tete de son enfant pour l'empecher de voir la laideur des cadavres et de respirer l'odeur dela corruption, de meme ma tendresse pour Agathe m'empechera de lever jamais ce voile virginal qui lui cache les miseres et les tortures de cette vie dereglee. Cette ligne invisible tracee entre elle et moi est un lien, bien plus qu'un obstacle. C'est la que se manifeste, a son insu, ma tendresse pour elle; c'est la que git sa confiance en moi. Je lui sacrifie le plaisir que j'aurais parfois a epancher mes pensees: elle s'appuie sur moi comme sur une force dont elle croit avoir besoin et qui ne reside qu'en elle. Si je me sens triste et agitee, ce qui arrive bien rarement desormais, je l'eloigne de moi quelques instants, pour ne la rappeler que lorsque mon ame a repris son calme et sa joie silencieuse. Agathe est blanche comme un beau marbre de Carrare au sortir de l'atelier. L'incarnat de la jeunesse ne colorera jamais vivement ce lis eclos dans l'ombre du travail el de la pauvrete; et cependant un leger embonpoint annonce cette sante particuliere aux recluses, sante plus paisible que brillante, plus egale que vigoureuse, apte aux privations, impropre a la douleur et a la fatigue. Trois jours de mon ancienne vie briseraient cette plante frele et suave, qui, dans la paix d'un cloitre, resisterait longtemps a la vieillesse et a la mort. Aupres de cette fleur sans tache, aupres de ce diamant sans defaut, je sens mon ame s'elever et se fortifier. D'autres jeunes filles ont plus de beaute, une intelligence plus vive et plus brillante, un sentiment des arts plus chaud et plus prononce. Agathe ne ressemble pas a une statue grecque. C'est la vierge italienne dans toute sa douceur, vierge sans extase et sans transport, accueillant le monde exterieur sans l'embrasser, attentive, douce et un peu froide a force de candeur, telle enfin que Raphael l'eut placee sur l'autel, le regard fixe sur le pecheur, et semblant ne pas comprendre la confession qu'elle ecoute. Il y a, certes, dans toutes les creatures humaines, un fluide magnetique, impenetrable aux organisations epaisses, mais vivement perceptible aux organisations exquises par elles-memes, ou a celles qui sont developpees par la souffrance. La presence d'Agathe agit sur moi d'une maniere magique. L'atmosphere se rafraichit ou s'attiedit autour d'elle. Quelquefois, quand le spectre du passe m'apparait, une sueur glacee m'inonde, et je crois entrer dans mon agonie. Mais si Agathe vient s'asseoir pres de moi, l'oeil noir et grave et la bouche a demi souriante, elle me communique immediatement sa force et son bien-etre. Il y a donc en elle quelque chose de mysterieux pour moi, comme je vous le disais; quelque chose que je n'eusse pas su demander, si l'on m'eut offert de choisir une compagne et une fille selon mes predilections instinctives. Probablement, j'aurais fait la folie de desirer une fille semblable a moi sous plusieurs rapports. J'aurais voulu qu'elle fut ardente et spontanee, qu'elle connut ces agitations de l'attente, ces bouleversements subits, ces enthousiasmes et ces illusions ou j'ai trouve quelques heures d'ivresse au milieu d'un eternel supplice. Et probablement aussi, au lieu de la preserver du malheur par mon experience, j'eusse augmente son irascibilite par la mienne et developpe sa faculte de souffrir. Mais un caprice du hasard que je ne puis m'empecher de benir superstitieusement comme une faveur providentielle, a jete dans mes bras un etre qui ne me comprend pas du tout et que je comprends a peine. Ce contraste nous a sauvees l'une et l'autre. J'eusse voulu etre adoree de ma fille, et c'eut ete la un souhait egoiste, un voeu contraire a la nature. Agathe m'aime, et c'est tout; et moi, l'ame la plus exigeante et la plus jalouse qui fut jamais, je m'habitue a l'idee qu'il est bon d'etre celle des deux qui aime le plus. C'est la un miracle, n'est-ce pas? un miracle que j'eusse en vain demande a l'amour d'un homme et qu'a su operer l'amitie d'une enfant. Vous me demandez si j'aime toujours le luxe, et, me cherchant des consolations ou vous supposez que j'en puis trouver, vous vous imaginez que j'ai du me creer, dans ma villa italienne, une existence toute d'or et de marbre, toute d'art et de splendeur. Il n'en est rien; tout ce qui me rappelle la courtisane m'est devenu odieux. Je suis degoutee, non de la beaute des oeuvres de gout, mais de la possession et de l'usage de ces choses la. J'ai fait cadeau, a divers musees de cette province, des statues et des tableaux que je possedais. Je trouve qu'un chef-d'oeuvre doit etre a tous ceux qui peuvent le comprendre et l'apprecier, et que c'est une profanation que de l'enfermer dans la demeure d'un particulier, lorsque ce particulier s'est voue a la retraite, et a ferme sa porte aux amateurs et aux curieux, comme je l'ai fait definitivement. J'ai vendu tous mes diamants, et j'ai fait batir presque un village autour de moi, ou je loge gratis de pauvres familles. Je ne m'occupe plus de ma parure, et je n'ai meme pas ose m'occuper de celle d'Agathe, quoique j'eusse trouve du plaisir a embellir mon idole; mais la voyant si simple et si etrangere a celle longue et couteuse preoccupation, j'ai respecte son instinct, et je l'ai subi pour moi-meme peu a peu, sans m'en apercevoir. Agathe aime et cultive avec distinction la peinture et la la musique. Son pere l'avait destinee a donner des lecons. Mais ce pauvre artiste, imprevoyant et deregle comme la plupart de ceux de ce pays-ci, l'avait laissee sans clientele et sans protections. Ses talents, du moins, lui servent a charmer les loisirs que sa nouvelle position lui procure, et je suis sortie, grace a elle, de ma longue et accablante oisivete. Je me suis remise au piano pour raccompagner quand elle chante, et nous lisons ensemble tous ces chefs-d'oeuvre que je savais par coeur a force de les entendre, mais sans les avoir jamais veritablement compris. Quand elle dessine, je lui fais la lecture, et quand elle lit, je brode au metier. Moi, broder! je vois d'ici votre surprise! Eh bien, je suis revenue a ces choses-la que j'ai tant meprisees et raillees, et je reconnais qu'elles sont bonnes. Il y a tant de moments ou l'ame est affaissee sur elle-meme, ou le travail de l'esprit nous ecrase, ou la reverie nous torture ou nous egare, qu'il est excellent de pouvoir se refugier dans une occupation manuelle. C'est affaire d'hygiene morale, et je comprends maintenant comment, vous, qui avez une si haute intelligence, vous pouvez remplir un meuble au petit point. Agathe a les gouts d'une campagnarde, quoiqu'elle ait toujours vecu enfermee dans la mansarde d'une petite ville. Sa plus grande joie d'etre riche consiste a voir et a soigner des animaux domestiques. Et ne croyez pas que la pauvrette se soit prise d'admiration et d'affection pour les plus nobles: elle a peu compris la grace et la noblesse du cheval, l'elegance du chevreuil, la fierte du cygne. Tout cela lui est trop nouveau, trop etranger; a elle qui n'avait jamais nourri que des moineaux sur sa fenetre, un pigeon blanc est un objet d'admiration. Le mouton fait ses delices, et l'autre jour j'ai cru qu'elle sortirait de son caractere, et ferait des extravagances pour une perdrix qu'on lui a apportee avec ses petits. J'avais un peu envie d'abord de dedaigner des gouts aussi puerils. Et puis, je me suis laisse faire, je me suis sentie faible comme un enfant, comme une mere; je me suis attendrie sur les poules et sur les agneaux, non pas a cause d'eux, je l'avoue, mais a cause de la tendresse qu'Agathe leur porte, et des soins assidus qu'elle leur rend sans se lasser du silence et de la stupidite de ses eleves. Agathe comprend le Dante, Mozart et le Titien. Et pourtant elle comprend sa poule et son chevreau! Il faut bien que le chevreau et la poule en vaillent la peine. Je me dis cela, et je la suis a la bergerie et au poulailler avec une complaisance qui arrive a me faire du bien, a me distraire, a me charmer... sans que veritablement je puisse m'en rendre compte! Je me sens devenir naive avec un enfant naif, et je ne saurais dire ou est le beau et le bon de cette naivete, a mon age. Cela m'arrive: je me transforme, un enfant me gouverne, et j'ai du bonheur a me laisser aller! Nous avons eu moins de peine a nous mettre a l'unisson, a propos des fleurs. Il me semble que les fleurs nous permettent de devenir puerils envers elles, sang qu'elles cessent d'etre sublimes pour nous. Voua savez comme je les ai toujours aimees, ces incomparables emblemes de l'innocence et de la purete. Agathe voit le ciel dans une fleur, et quand je la vois au milieu des jasmins et des myrtes, il me semble qu'elle est la dans son element, et que les fleurs sont seules dignes de meler leur parfum a son haleine. Et alors il me vient une pensee dechirante: Quoi! cette enfant, cette Agathe de mon ame, cette fleur plus pure que toutes celles de la terre, cette perle fine, celle beaute virginale, sera infailliblement la proie d'un homme! et de quel homme? L'amant de cent autres femmes, qui ne verra sans doute en elle qu'une femme de plus, trop froide a son gre, et bientot dedaignee, si elle reste telle qu'elle est aujourd'hui; trop precieuse, si elle se transforme, pour ne pas etre jalousement asservie et torturee.--Oh! mon Dieu! je conserve cette candeur sacree avec une sollicitude passionnee, je veille sur elle, je la couve d'un regard maternel; je la respecte comme une relique, jusqu'a ne pas oser lui parler de moi, jusqu'a ne pas oser penser quand je suis aupres d'elle; et un etranger viendra la fletrir sous ses aveugles caresses! un homme, un de ces etres dont je sais si bien les vices et l'orgueil, et l'ingratitude, et le mepris, viendra l'arracher de mon sein pour la dominer ou la corrompre!... Cette idee trouble tout mon present et rembrunit tout mon avenir! LETTRE TROISIEME. ISIDORA A MADAME DE T... Dimanche, 15 juin 1845. Je ne me croyais pas destinee a de nouvelles aventures, et pourtant, mes amis, en voici une bien conditionnee que j'ai a vous raconter. Il y a quinze jours, j'etais allee a Bergame pour quelque affaire, et je revenais seule dans ma voiture, impatiente de revoir Agathe, que j'avais laissee un peu souffrante a la villa, je n'etais plus qu'a cinq ou six lieues de mon gite, et le soleil brillait encore sur l'horizon. Un cavalier me suivait ou suivait le meme chemin que moi: il est certain que, soit qu'il me laissat en arriere en prenant le galop, et se mit au pas lorsque mes postillons le rejoignaient, soit qu'il se laissat depasser et se hatat bientot pour regagner le terrain, pendant assez longtemps je ne le perdis pas de vue. Enfin il me parut clair que c'etait a moi qu'il en voulait, car il renonca a toutes ces petites feintes, et se mit a suivre tranquillement l'allure de mes chevaux. Tony etait sur le siege de ma voiture, toujours le meme Tony, ce fidele jockey que Jacques connait bien, et qui est devenu un excellent valet de chambre. Il a conserve sa naivete d'autrefois et ne se gene point pour adresser la parole aux passants, quand il est ennuye du silence et de la solitude. Nous montions au pas une forte cote, et j'etais absorbee dans quelque reverie, lorsque je m'apercus que Tony avait lie conversation avec le jeune cavalier, qui paraissait ne pas demander mieux, quoiqu'il appartint evidemment a une classe beaucoup plus relevee que celle de mon domestique. J'ai dit le jeune cavalier, et, effectivement, celui-la etait dans la premiere Heur de la jeunesse: dix-huit ans au plus, une taille elancee des plus gracieuses, une figure charmante, un air de distinction incomparable, des cheveux noirs, abondants, fins et boucles naturellement, un duvet de peche sur les joues, et des yeux... des yeux qui me rappelerent tout a coup les votres, Alice, tant ils etaient grands et beaux, des yeux de ce gros noir de velours, qui devraient etre durs en raison de leur teinte sombre, et qui ne sont qu'imposants, parce que de longues paupieres et un regard lent leur donnent un fonds de douceur et de tendresse extreme. Ce bel enfant me fut tout sympathique a la premiere vue, car ce fut alors seulement que je songeai a regarder ses traits, sa tournure et la grace parfaite avec laquelle il gouvernait son cheval, J'ecoutai aussi le son de sa voix, qui etait doux et plein comme son regard; son accent, qui etait pur et frais comme sa bouche. De plus, c'etait un accent francais, ce qui fait toujours plaisir a des oreilles francaises, fut-ce dans la contree _ou resonne le si_. Dans celles-ci, c'est l'_u_ lombard qui resonne; et Tony, qui est tres fier de parler couramment un affreux melange de dialecte et d'italien, s'imaginait que son interlocuteur pouvait s'y tromper. Mais, au bout d'un instant, e jeune homme, voyant bien qu'il avait affaire a un compatriote, se mit tout simplement a lui parler francais, et Tony lui repondit bientot dans la meme langue, sans s'en apercevoir. Leur conversation, que j'entendais par lambeaux, roulait sur les chevaux, les voitures, les chemins et les distances du pays. Certes un jeune homme aussi distingue que ce cavalier ne pouvait pas trouver un grand plaisir a echanger des paroles oiseuses avec un jeune valet assez simple et passablement familier. Pourtant il y mettait une bonne grace qui me parut cacher d'autres desseins; car, bien qu'il n'osat pas se tenir precisement a ma portiere, il se retournait souvent et cherchait a plonger ses regards dans ma voiture, et jusque sous le voile que j'avais baisse pour me preserver de la poussiere. Je m'amusai quelques instants de sa curiosite: puis j'en eus bientot des remords. "A quoi bon, me dis-je, laisser prendre un torticolis a ce bel adolescent? quand il verra les traits d'une femme qui pourrait fort bien etre la mere de son frere aine, il sera tout honteux et tout mortifie d'avoir pris tant de peine." Nous touchions au faite de la montee; je resolus de ne pas le condamner a descendre le versant au trot, et, certaine qu'apres avoir vu ma figure, il allait decidement renoncer a me servir d'escorte, je laissai tomber, comme par hasard, mon voile sur mes epaules, et fis un petit mouvement vers la portiere, comme pour regarder le pays. Mais quelle surprise, dirai-je agreable ou penible, fut la mienne, lorsque cet enfant, au lieu de reculer comme a l'aspect de la Gorgone, me lanca un regard ou se peignait naivement la plus vive admiration? Non, jamais, lorsque j'avais moi-meme dix-huit ans, je ne vis un oeil d'homme me dire plus eloquemment: "Vous etes belle comme le jour." Soyons franche, car, aussi bien, vous ne pouvez pas me prendre pour une sainte; le plaisir l'emporta sur le depit, et ma vertu de matrone ne put tenir contre ce regard de limpide extase et ce demi-sourire ou se peignait, au lieu de l'ironie dedaigneuse sur laquelle j'avais malicieusement compte, une effusion de sympathie soudaine et de confiance affectueuse. L'enfant avait faiblement rougi en me voyant le regarder, de mon cote, avec quelque bienveillance maternelle, mais ce leger embarras ne pouvait vaincre le plaisir evident qu'il avait a attacher ses yeux sur les miens. Il retenait la bride de son cheval pour ne pas s'ecarter de la portiere, et son trouble mele de hardiesse, semblait attendre une parole, un geste, un leger signe qui l'autorisat a m'adresser la parole. Enfin, voyant que je commencais a l'examiner avec un peu de severite feinte, il se decida a me saluer fort respectueusement. On salue beaucoup et a tout propos dans ce pays-ci, surtout les dames, lors meme qu'on ne les connait pas. Je rendis legerement le salut, et me retirai dans le fond de ma voiture, un peu emue, je le confesse: car, au premier moment de la surprise, toute femme sent que le plaisir de plaire est invincible en depit du serment... qui sait? peut-etre a cause du serment qu'ella a fait d'y renoncer; mais cette bouffee de jeunesse et de vanite ne dura point. Je pensai tout de suite a ma fille Agathe, je me dis que je la volais, et que le pur regard d'un si beau jeune homme lui fut revenu de droit, si elle s'etait trouvee a mes cotes. Je remis mon voile, je levai la glace et j'arrivai au relais ou je devais quitter la poste, sans avoir voulu m'assurer de la suite de l'aventure. Le cavalier me suivait-il encore? je n'en savais vraiment rien. Mon cocher et mes chevaux m'attendaient la pour me conduire jusque chez moi. En payant les postillons, je vis Tony a quelque distance, parlant bas et avec beaucoup de vivacite au jeune cavalier, qui avait mis pied a terre. Tony riait, frappait dans ses mains, et l'autre paraissait chercher a contenir cette petulance. Je crus meme voir qu'il lui donnait de l'argent, et cela me parut fort suspect, d'autant plus que, lorsque je rappelai Tony pour partir, je le vis tenir l'etrier de son nouveau protecteur, et prendre conge de lui en lui faisant des signes d'intelligence. Nous nous remimes en route pour cette derniere etape, et l'etranger nous suivit a quelque distance. Je m'avancai sur la banquette de devant, et, frappant sur le bras de Tony, place sur le siege: "Quel est ce jeune homme a qui vous avez parle, et d'ou le connaissez-vous?" lui demandai-je d'un ton severe. La tete de Tony depassant l'imperiale, je ne pus voir si sa figure se troublait; mais je l'entendis me repondre avec assez d'assurance:--Je ne les connais point, Madame, mais ca a l'air d'un brave jeune homme; il a des lettres de recommandation pour madame: mais il a dit qu'il ne se permettrait point de les lui remettre sur le chemin. Il vient avec nous, il descendra a l'auberge du village, et il viendra voir ensuite au chateau si madame veut bien recevoir sa visite. --C'etait donc la ce qu'il te disait? --Oui, et il me demandait si je pensais que madame serait visible en rentrant, ou seulement demain matin. J'ai dit que je n'en savais rien, mais qu'il pouvait bien essayer, que nous n'avions pas fait une longue route, et que madame ne se couchait pas ordinairement de bonne heure. --Et c'est pour donner de si utiles renseignements, que vous recevez de l'argent, Tony? --Oh! non, Madame, je venais d'entrer dans un bureau de tabac pour lui acheter des cigares, et il m'en remettait l'argent. Ces explications me parurent assez plausibles, et je me tranquillisai tout a fait. Neanmoins, un reste de curiosite me decida a recevoir cette visite aussitot que je fus rentree, et apres avoir pris seulement le temps d'embrasser Agathe. Le jeune homme fut introduit, et, des que j'eus jete les yeux sur l'adresse de la lettre qu'il me presenta, je lui fis amicalement signe de s'asseoir. Quelles mefiances et quels scrupules eussent pu tenir contre votre ecriture, ma chere Alice? Et comment celui qui m'apporte un mot de vous ne serait-il pas recu a bras ouverts? Mais quel singulier petit billet que le votre, et pourquoi avez-vous semble favoriser l'espece de mystere dont il plait a votre protege de s'entourer? Qu'est-ce qu'un _jeune homme qui va avoir le bonheur de me voir en Italie, et qui tachera de se recommander de lui-meme? Vous desirez_ que je sois _bonne pour lui_, et vous ne me dites pas son nom? Il faut qu'il me le declare lui-meme, qu'il m'apprenne qu'il est _l'ami de votre fils, un peu votre parent_, qu'il ne _vous connait pourtant pas beaucoup_, qu'il avait un grand desir de m'etre presente, et qu'il me supplie de ne pas le juger trop defavorablement d'apres son embarras et sa gaucherie? J'ai d'abord accepte tout cela sans examen, mais maintenant que j'y songe, et que je vois votre protege si peu au courant de ce qui vous concerne, je commence a m'inquieter un peu et a me demander si la personne a laquelle vous avez donne ou envoye une lettre pour moi (car ceci meme n'est pas bien clair) est reellement celle qui me l'a remise. Voyons, m'avez-vous adresse un M. Charles de Verrieres, brun, joli, age de dix-huit ou dix-neuf ans, parfaitement eleve, quoique un peu bizarre parfois, peu fortune et encore sans etat, a ce qu'il dit; voyageant, au sortir du college, pour se former l'esprit et le coeur, apparemment? Repondez-moi, ma tres-chere, car je suis intriguee. Pour que vous en jugiez, ou que vous connaissiez un peu mieux ce protege qui vous connait si peu, je reprends ma narration. Gagnee et vaincue par votre recommandation, et apprenant qu'il etait venu de Milan expres pour me voir, j'ai envoye chercher son cheval et ses effets a l'auberge, j'ai installe chez moi mon jeune hote, et nous avons passe ensemble dans la salle a manger, ou Agathe nous attendait pour souper. Jusque la, nous avions ete entre _chien et loup_; lorsque nous nous retrouvames en face, les bougies allumees, je retrouvai l'etrange et profond regard de l'enfant toujours attache sur moi, avec un melange de crainte, d'admiration, de curiosite, et parfois aussi de doute et de tristesse. Jamais physionomie d'amoureux, enflamme a la premiere vue, n'exprima mieux les angoisses et l'entrainement d'une passion soudaine. Pourtant ma raison rejetait et rejettera toujours une si absurde hypothese. Le premier etonnement etait passe, et, avec lui, la sotte satisfaction dont je n'avais pu me defendre. Ce jeune homme m'avait servi de miroir pour me dire que j'etais belle encore; mais quel rapport pouvait s'etablir entre son age et le mien? La presence d'Agathe me communiquait d'ailleurs ce calme souverain qui emane d'elle et qui reagit sur moi. Quand Agathe est la, il n'y a point de folle pensee qui puisse approcher du cercle magique qu'elle trace autour de nous deux. Je me disais donc que ce jeune homme avait quelque grace importante a me demander, qu'il attendait de moi son bonheur ou son salut; et la pensee qu'il connaissait Agathe, qu'il etait epris d'elle, et chastement favorise en secret, commencait a me venir. [Illustration 10.png: Appuyee sur l'epaule d'Agathe...] Mais la tranquillite d'Agathe me detrompa bientot. Elle ne le connaissait pas, elle ne l'avait jamais vu; et lui, cet enfant si impressionnable, si avide d'admirer la beaute, si soudain dans l'expression muette de son penchant secret, il ne regardait point Agathe, il ne la voyait pas. Il ne voyait que moi. Celle luxuriante jeunesse de ma fille, ces yeux purs, cette bouche fraiche, cet air angelique, tout cela ne lui disait rien. Il semblait qu'il n'eut pas le loisir de s'apercevoir de sa presence. Je ne savais que penser de ce jeune homme: son excessive: politesse, ce raffinement d'egards et de menues attentions pour les femmes, qui, en France, appartient aux patriciens exclusivement, me donnait la certitude qu'il etait ce qu'autour de vous, Alice, on appelle _bien ne_: mais, en meme temps, il montrait une instruction solide, et complete, une maturite de jugement et une absence de pretentions, qui, vous le savez bien, et vous me permettez bien de vous le dire, sont extremement rares chez les enfants de votre caste. L'instruction des classes moyennes est plus precoce, a cet egard, plus speciale, et j'ai toujours remarque, entre les bacheliers de la bourgeoisie et ceux de la noblesse, la difference qu'il y a entre une education imposee comme necessaire et celle qui n'est reputee que d'agrement. Notre Charles (ou plutot votre Charles), avait donc l'esprit d'un roturier et les manieres d'un gentilhomme, et cela en fait un personnage original et frappant, a cet age ou les adolescents de l'une ou de l'autre classe portent tous le meme cachet, ou de gaucherie sauvage, ou de confiance ridicule. Celui-ci n'a rien de lourd et rien de frivole, rien de pedant et rien d'evente. Il parle quelquefois comme un homme mur qui parle bien, et, en le faisant, il ne perd rien de la grace et de l'ingenuite de son age. Il est reflechi a l'habitude, etourdi par eclairs, serieux d'esprit, gai de caractere, retenu avec bon gout, expansif avec entrainement. Enfin, il faut le dire, Alice, et voila ce qui me desole, il est charmant, il est accompli, et si j'avais seize ou dix sept ans, j'en serais folle. Et pourquoi et comment ne l'est-_elle_ pas? Est-ce parce qu'elle est vivement frappee au coeur, qu'elle cache si bien sa folie? Ou, si elle ne sent rien pour lui, est-ce qu'elle serait egoiste et insensible? Je m'y perds! [Illustration 11.png: Je vis Tony a quelque distance, parlant bas...] Voila encore mon recit interrompu par des reflexions et des exclamations auxquelles vous ne comprenez rien. Je renonce a raconter avec detail et, en trois mots, vous allez m'entendre. Le lendemain, il a enfin tres-bien remarque Agathe. Au grand soleil du matin, grace a Dieu, j'ai apparemment repris mon aspect de matrone romaine. Le regard de mon hote n'etait plus si brillant; il etait plus doux, et le respect semblait temperer la sympathie. Au grand soleil du matin aussi, ces pales jasmins qui eclosent sur les joues suaves et fines d'Agathe exhalaient un irresistible parfum d'innocence. Charles a senti cette fleur passer entre lui et moi dans l'atmosphere. Il a releve la, tete, et ce qui etait logique et legitime est arrive; il a ete frappe, charme, doucement et delicieusement penetre. J'ai vu ce retour vers le cours naturel des choses, la jeunesse attirant la jeunesse, et je ne m'en suis pas alarmee. Qu'est-ce qu'un souffle qui passe? Qu'est-ce qu'un voyageur qui arrive la veille et part le lendemain? Mais il ne partit pas le lendemain. Je ne sais comment la chose se fit, il se rendit necessaire pour le jour suivant. Nous devions entreprendre une grande promenade sur le lac. J'ignore si le ruse connaissait le lac, mais il eut l'air de ne pas le connaitre, de nous demander l'itineraire de la tournee pittoresque qu'il projetait de faire en nous quittant; et moi, avec cette candeur qui porte les habitants d'un beau pays a en faire les honneurs aux etrangers, je lui appris que nous serions par la, je lui donnai rendez-vous vers certains rochers, et, peu a peu, on se fit si bien a l'idee de passer la journee ensemble, qu'on trouva plus sur, pour se rencontrer a point, de partir et d'arriver dans la meme barque. Cette journee fut charmante, un temps magnifique, des sites delicieux, un enjouement expansif qui alla presque jusqu'a l'intimite, et ces mille petits incidents champetres qui rapprochent et lient plus qu'on ne l'avait prevu. Tony etait notre gondolier et nous egayait comme a dessein, par sa bonne humeur et ses lazzis naifs. Le soir, quand nous rentrames, nous etions tous trop fatigues pour que Charles se remit en route, et il prit conge de nous, pour le lendemain matin. Il devait partir avec le jour; mais, a midi, il etait encore a l'auberge. Le marechal avait encloue son cheval; il en cherchait un autre, et n'en trouvait pas. Il fallut bien songer a lui en offrir un, et l'inviter a venir dejeuner en attendant; mais, le lendemain, nous allions a quelque distance sur la route de Milan, et nous pouvions le conduire jusque la. Agathe fit cette reflexion avec un naturel parfait: je n'y vis pas d'objection. Une affaire survint et retarda notre voyage......Que vous dirai-je? Charles passa huit jours avec nous, sans que le hasard nous amenat aucune visite, et, durant toute cette semaine, voyant Agathe a toute heure, ecoutant sa voix charmante, faisant de la musique et de la peinture avec elle, il en devint amoureux, du moins je le crois, et il m'est impossible d'expliquer autrement la douleur visible et profonde avec laquelle il nous quitta, la joie enthousiaste qu'il eprouva lorsqu'il se fut fait autoriser a revenir au bout d'un mois, epoque a laquelle il devait repasser pour aller a Venise. Et, au lieu de repasser au bout d'un mois, il vient de repasser, comme il dit, au bout de huit jours. De pretendues affaires l'ont oblige d'abreger son sejour a Milan, il n'a pas pu traverser la vallee sans s'arreter pour nous saluer, et voila encore huit jours qu'il nous salue et nous fait ses adieux. De tout cela il resulte, Alice, que ma fille a un amoureux terriblement amoureux, je vous jure, et qui s'est tellement donne a nous, coeur et ame que je ne sais pas du tout comment je vais le decider a nous quitter. Il faut pourtant s'y resoudre, car les pretextes vont manquer mutuellement, et la vie est si bizarrement arrangee, qu'il ne suffit pas de se plaire et de se convenir parfaitement les uns aux autres pour rester ensemble indefiniment: il faut des pretextes; les convenances, qui sont un admirable systeme de prudence destine a nous faire toujours sacrifier le present a l'avenir, le certain a l'incertain, la joie a l'ennui, et la sympathie a la defiance, les convenances exigent que nous eloignions celui que nous voudrions garder, de peur qu'un jour ne vienne ou nous regretterions de l'avoir retenu. Et pourtant alors, ces pretextes ne manqueraient pas; car l'usage autorise les pretextes menteurs et desobligeants. Il ne demande d'art et de vraisemblance qu'a ceux qui donneraient du bonheur. Et pourtant aussi, ce jour ou on voudrait l'eloigner n'arrivera peut-etre jamais... Peut-etre que sa presence nous serait a jamais douce et bienfaisante... Alors, raison de plus pour qu'il s'en aille; car, si on l'aime, il ne faut pas qu'il s'en doute; et, s'il s'en doute deja, il ne faut a aucun prix le lui dire sincerement. La loyaute gaterait tout, elle inspirerait bien vite la mefiance a celui qui, de son cote, est au desespoir d'en inspirer... Et voila les cercles vicieux qui se deroulent a l'infini, lorsqu'on met aux prises, dans la premiere circonstance venue, les lois d'un noble instinct et celles d'un monde hypocrite et froid. Et, apres tout, il se trouve qu'en fait, le monde a raison quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et que les cas ou on lui sacrifie quelque chose de vraiment regrettable sont des cas exceptionnels. Ce n'est pas la froide mefiance du monde qui a fait la corruption et la perversite: c'est la perversite et la corruption des moeurs qui ont rendu necessaires les lois glacees de la convenance. Au fait, pourquoi, dans cette occasion-ci, serait-il prouve qu'on doit ecouter sa sympathie et se revolter contre l'usage? ce jeune homme nous plait enormement, cela est certain. Il est d'un commerce exquis, sa figure et ses manieres ont un charme qui tournerait la tete d'une jeune fille un peu romanesque et qui ferait battre d'amour et d'orgueil le coeur d'une mere. Si je consulte mon instinct, je dois m'imaginer que c'est la le fils de mon choix et desirer ardemment qu'il plaise a ma fille, qu'ils se voient, qu'ils s'entendent, et qu'un jour arrive, ou, un peu moins enfants l'un et l'autre, ils s'engagent l'un a l'autre. Il me semble bien que nous nous convenons tous les trois, qu'il est et serait a jamais heureux avec nous, et que, lui, completerait notre vie. C'est pour le coup que je serais calme et guerie de tout le passe, en voyant naitre et en surveillant maternellement ces innocentes amours; j'aurais une famille, et chaque annee, ajoutee a ma vieillesse, au lieu de m'apporter l'effroi de l'abandon et de l'isolement, me donnerait l'espoir et la certitude de voir s'agrandir le cercle de mes saintes affections. Mais tout cela peut n'etre qu'un reve et une dangereuse illusion. Cet enfant, quand il nous reviendra dans quelques annees, sera peut-etre corrompu; et peut-etre alors rougirais-je d'avoir songe a lui faire esperer le coeur et la main d'Agathe. Et, des a present, quel est-il, apres tout? Il me semble que je le connais, que je l'ai toujours connu, que je lis dans son ame, que je n'y vois rien que de pur et de beau; mais ne me trompe-je point? Ne suis-je pas prevenue par quelque attrait romanesque, par cette seduction de la beaute a laquelle je suis encore trop sensible, par l'isolement ou je vis, et un certain besoin d'illusions qui se reporte sur l'avenir d'Agathe, faute de pouvoir s'exercer sur moi-meme? Et d'ailleurs, quoi de plus fragile que cette beaute d'une ame a peine ouverte aux impressions de la vie? Il est certain, d'ailleurs, qu'il y a en lui quelque chose de mysterieux, et qu'il a de puissants motifs pour ne nous parler ni de sa famille, ni de ses amis, ni de sa position dans le monde, ni d'aucune de ses relations. Quand je cherche a l'interroger, ses reponses sont laconiques, evasives. Quelquefois meme elles ne sont pas d'accord avec ses precedentes reponses, et il se trouble quand j'en fais la remarque, comme s'il y avait a son nom quelque malheur on quelque honte attaches fatalement. Mais l'instant d'apres il rit de son embarras, et alors son regard et ses manieres ont une franchise, une confiance, une spontaneite d'affection, qui semblent protester contre la reserve de ses paroles et attester que son ame est a l'abri de tout reproche et de tout soupcon. On dirait alors qu'il se moque tendrement de mes inquietudes, et qu'il se sent le maitre de les faire cesser. Moi, j'ai dans l'idee que c'est un enfant de l'amour, le fils ignore de quelque noble et pieuse dame dont il a devine et veut garder fidelement le secret. S'il en est ainsi, et que par-dessus le marche il soit pauvre, raison de plus pour qu'il m'interesse et que je caresse le reve de devenir sa mere. On dirait qu'il devine cela, qu'il y compte, et c'est peut-etre pour cette confiance que je l'aime tant. Au milieu de toutes mes perplexites, Agathe reste calme comme Dieu meme. Elle l'aime pourtant, je le crois; car elle parait plus heureuse quand il est la: elle pense, voit et parle comme lui sur tous les points. Elle l'apprecie et l'admire meme avec une naivete incroyable; mais la tranquillite de ce bonheur et l'incurie de cette affection me surpassent. Il semble qu'elle ne se doute point qu'ils vont se quitter pour longtemps, peut-etre pour toujours, ou bien qu'elle s'imagine que le regret et l'absence ne font point de mal. Cette fille si sage et si sensee aurait-elle l'imprevoyance d'un enfant? ou bien son courage est-il si bien trempe, son enthousiasme si cache et si profond, qu'elle soit invulnerable au doute et a la souffrance? Moi, qui aime ce jeune homme pour elle, et a cause d'elle, je suis mille fois plus agitee. Et ne doit-il pas en etre ainsi? Agathe est un enfant gate, a qui le bien est venu en dormant, et qui se repose sur ma prudence et ma tendresse. Elle s'imagine peut-etre serieusement que c'est la le fiance que je lui destine, et sa superbe indolence de petite fille adoree accepte ce bonheur comme elle a accepte la fortune, la liberte et mon amour, sans surprise et sans transport. Oui, c'est a moi d'etre vigilante et soucieuse; c'est a moi, qui ai foule aux pieds l'opinion pour mon propre compte, de faire bonne garde pour que la _fille de Cesar_ ne soit pas meme soupconnee; c'est a moi d'etudier en tremblant les jeunes gens qui passent le seuil de notre sanctuaire, et d'empecher qu'un souffle malfaisant n'y penetre. Etrange fille qui m'impose des devoirs si etrangers a mes habitudes et a mon caractere, qui ne se doute point que cela soit si difficile et si grave pour moi! Il faut pourtant sortir de cette position. Il ne m'arrive pas de lettre de vous; Charles ne parait pas dispose a partir si je ne l'y force, et je vous en demande bien pardon, ma soeur, mais je vais mettre votre protege tout doucement dehors, car je ne veux pas qu'il croie si aise d'etre l'amant et le fiance de ma fille. LETTRE QUATRIEME. ISIDORA A MADAME DE T... Lundi 16. --Je relis tout ce que je vous ecrivais hier, et je pense que mon cerveau avait un peu de fievre, car je trouve, aujourd'hui, qu'il n'y avait pas du tout lieu a m'inquieter si fort. Je vois les choses tout autrement ce matin. Il ne me semble plus que Charles soit amoureux d'Agathe, ni qu'Agathe ait encore pense a la possibilite d'avoir une inclination. Ils sont, il est vrai, plus gais, plus intimes, plus camarades, si l'on peut ainsi dire, qu'ils ne l'ont encore ete. On croirait voir le frere et la soeur; mais cette amitie enjouee, a la veille de se quitter, ne ressemble pas a l'amour. Non, ils sont trop jeunes, et c'est ma vieille tete, remplie de souvenirs brulants et fletrie par l'experience, qui a construit tout ce roman, auquel, dans leur candeur, ces enfants ne songent point. Hier soir, Agathe a eu envie de dormir a neuf heures; elle a ete tranquillement se coucher en folatrant avec nonchalance, On n'a pas envie de dormir quand on aime et qu'on peut rester jusqu'a minuit aupres de son amant. Et lui, au lieu d'etre triste, ou de ressentir quelque depit, lui a souhaite un bon somme avec d'innocentes plaisanteries. Il n'a pas paru s'ennuyer le moins du monde de rester tete a tete avec moi tandis que je faisais de la tapisserie; et comme je l'engageais a aller dormir aussi, il m'a suppliee d'un ton caressant de ne pas l'envoyer coucher de si bonne heure. "Je serai bien sage, me disait-il, je ne vous fatiguerai pas de mon babil; si vous voulez rever ou reflechir en travaillant, je ne ferai pas le moindre bruit. Je me tiendrai la dans un coin comme votre chat. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut pour passer une bonne et chere soiree." C'est par de semblables calineries d'une delicatesse incroyable que cet enfant-la trouve le moyen de se faire cherir. Elles sont si vives parfois que si Agathe n'etait pas ici, je m'imaginerais peut-etre qu'il est epris de mes quarante-cinq ans. "Charles, lui ai-je dit, vous avez une mere, n'est-ce pas?--Certainement, tout le monde a une mere.--Eh bien, si j'etais votre mere, je serais jalouse.--On voit bien que vous n'etes pas mere, les meres ne sont pas jalouses.--La votre ne l'est pas? Elle est donc bien calme ou bien preoccupee?--Une mere est l'image de Dieu, et Dieu n'est pas jaloux de ses enfants." Et apres cette reponse, pour detourner mes questions, il s'est mis a me parler de vous, et a me questionner sur votre compte, disant qu'il avait eu peu d'occasions de vous voir, et qu'il savait seulement que vous etiez une personne des plus respectables. --Respectable est peu dire; ai-je repondu: vous pourriez dire adorable et ne rien dire de trop. Je lui appliquerais ce que vous disiez tout a l'heure des meres en general. Les femmes comme madame de T... sont l'image de Dieu sur la terre. --En verite? En ce cas, son fils doit bien l'aimer! --Comment ne savez-vous pas a quel point, si vous etes son ami? --Oh! son camarade plus peut-etre que son ami. Cet enfant-la d'ailleurs est un etourdi qui ne vaut probable ment pas sa mere. --Ce n'est pas ce que sa mere m'ecrit de lui. Elle dit que c'est un ange, et je le crois. --Vraiment, elle dit cela de Felix, cette bonne madame de T...? Vous voyez bien que les meres sont des etres divins! --Mais je ne suis pas contente de votre maniere de parler du fils d'Alice... --Alice? madame de T...? Dites-moi, je vous en prie si vous la trouvez belle autant qu'on le dit? --Comment, vous ne l'avez donc jamais vue? --Oui, elle m'a semble belle! autant que je puis m'en souvenir. --Tenez, lui ai-je dit, en tirant de mon sein votre portrait que je ne quitte jamais, la voila, mais cent fois moins belle, moins angelique, moins parfaite qu'elle n'est en realite. Il a pris votre portrait, et l'a tenu dans ses mains, le regardant sans cesse en m'ecoutant parler. Il eprouvait une sorte d'emotion etrange, et je crois vraiment, Alice, qu'il devenait amoureux de vous. Cet enfant est impressionnable a un point extraordinaire. Ou c'est quelque genie de peintre qui va prendre son essor et que la beaute tourmente et subjugue, ou c'est une organisation d'artiste, mobile, enthousiaste, prete a s'enflammer a toutes les etincelles qui courent dans l'atmosphere. Il me questionnait toujours: affectant une legerete badine, et, pourtant, je voyais une ardente curiosite percer sous cette petite feinte. Il souriait, rougissait, et, a mesure que je m'animais en parlant de vous avec passion, il devenait si tremblant que je craignais d'avoir ete trop loin, et je m'arretai tout d'un coup, pour lui retirer votre portrait qu'il serrait convulsivement contre sa poitrine... Pardonnez-moi, Alice, mais j'ai cru un instant que cet enfant me faisait un mystere de sa passion pour vous, et qu'il avait menti en disant vous connaitre a peine, de peur qu'a sa maniere de parler de vous je ne vinsse a le deviner. Vous etes encore assez jeune pour inspirer un violent amour; vous avez eloigne le jeune Charles en voyant les ravages que vous causiez involontairement; et, en me le recommandant, vous n'avez pas trop ose vous expliquer sur son compte... Voila, du moins, le nouveau roman que, pendant quelques minutes, j'ai improvise sur vous et sur lui! Mais la scene a change, et j'ai failli encore une fois me croire l'objet de cette flamme que je reve en lui, et qui n'y est, en realite, qu'a l'etat de vague aspiration pour toutes les femmes. En me rendant votre portrait, il a pris impetueusement mes mains, et y a porte ses levres, baisant a la fois et mes mains et votre image; et alors, se pliant sur ses genoux d'une maniere enfantine et gracieuse, moitie fils, moitie amant: "Vous etes la plus admirable des femmes! s'est-il ecrie: oui! apres une autre femme, que je sais, il n'y a rien, de plus vrai, de plus aimant et de plus parfait que vous sur la terre. On me l'avait bien dit que vous etiez d'une beaute divine et d'une eloquence irresistible! mais il y avait des gens qui pretendaient que vous n'etiez pas bonne et qu'il fallait se mefier de votre puissance; moi, des le premier regard que j'ai jete sur votre figure divine, j'ai senti que ces gens-la en avaient menti; et depuis, chaque parole que vous avez dite m'a penetre au fond du coeur. Aussi, je le repete, apres une autre femme a laquelle j'ai donne mon coeur et mon ame, il n'en est point que j'aime et que je venere plus que vous. --Et cette femme, mon cher enfant, ne serait-ce point Agathe? lui ai-je dit, entrainee a cette imprudence par l'emotion puissante qu'il me communiquait. --Agathe! s'est-il ecrie avec une surprise evidente. Agathe?... Pourquoi donc Agathe?... Ah! oui, il est certain que mademoiselle Agathe est charmante. Elle est belle, elle est bonne, elle a de l'intelligence et du coeur. Oui, oui, je l'aime bien tendrement, permettez-moi de vous dire cela. Je voudrais etre son frere! Si j'avais age d'homme, je voudrais etre son mari. Mais a l'heure qu'il est, ce n'est pas elle que je vous prefere, c'est une autre... c'est ma mere! Il a dit cela avec tant d'effusion, et il y avait quelque chose de si angelique en lui, que j'ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je l'ai embrasse au front, et je lui ai demande de me parler de sa mere; mais voila ou je me confirme dans l'idee qu'il n'est pas fils legitime: c'est qu'apres cet elan passionne pour la femme qui lui a donne le jour, il n'a plus voulu ajouter un mot, remettant a une autre fois une confidence qu'il pretend avoir a me faire. LETTRE CINQUIEME. ISIDORA A MADAME DE T... Mardi 17. Oh! Alice, quel denouement a notre aventure! et que mon roman me plait mieux ainsi! Comme vous avez du rire, malicieuse amie, depuis le commencement de cette longue et absurde lettre! Mais je ne la dechirerai pas: car, au milieu de mes extravagances, je vous ai dit tout ce que je pense de lui, tout ce que je sens pour lui, et vous verrez bien que mon coeur avait devine ce que mon esprit, incroyablement obtus en cette circonstance, ne pouvait pas penetrer. Je suis sure qu'il vous a ecrit en meme temps que moi tout ce qui se passait entre nous, et que vous allez recevoir nos deux versions a la fois. Je veux continuer la mienne afin que vous compariez; et, si ce petit demon vous fait quelque mensonge, soyez sure que c'est moi qui dis la verite. Ce matin, Charles devait decidement partir. Il nous avait dit adieu; mais un adieu si tranquille et si enjoue meme, que j'en etais blessee, et j'en revenais a penser que cet enfant, admirablement doue sous le rapport de la figure et de l'esprit, avait le coeur volage et personnel des futurs grands artistes. Il part en effet, il monte a cheval, il disparait; je me sentais mal. Je n'osais regarder Agathe, je craignais de la voir tout a coup pale et consternee, et de deviner son amour trop tard pour y porter remede. Je la regarde enfin. Elle etait tranquille, belle, reposee; elle avait bien dormi, elle n'avait pas verse une larme, elle souriait a sa perdrix! Cela me fit plus de mal encore. Les enfants d'aujourd'hui sont bien forts, me disais, et bien froids! L'amour n'est plus de ce siecle; je l'ai cherche toute ma vie sans le trouver, et cette jeune generation ne se donnera meme pas la peine de le chercher. C'est mieux, a coup sur, c'est plus sage et plus heureux; mais je ne comprends plus rien a la vie! Tony arrive la-dessus; il avait une figure inouie. Il riait, rougissait, balbutiait et tournait une lettre dans ses mains "Qu'as-tu donc? Est-ce que M. de Verrieres a oublie quelque chose? --Non, non, Madame, ce n'est pas lui, c'est un autre, a present! --Comment? quel autre? Donne donc! --C'est M. Felix qui arrive, M. Felix de T..., le neveu a feu M. le comte! J'ouvre la lettre. "Ma chere tante, voulez-vous permettre a un neveu, dont vous vous souvenez sans doute a peine, mais qui ne vous a jamais oubliee, de venir vous embrasser de la part de sa mere? Il est a votre porte. FELIX DE T..." Eh bien! Alice, je ne sais ou j'ai l'esprit; mais il parait que, hors les cas, aujourd'hui oublies, d'amour et de jalousie, je ne possede aucune penetration. Me voila eperdue de joie, courant au-devant de ce neveu, dont je n'ai jamais recu un signe de souvenir et d'affection, ce qui me blessait un peu, quoique je ne vous en aie jamais parle, mais que j'adore deja, parce qu'il est votre fils et parce qu'il m'ecrit un si aimable billet. Je m'elance. Agathe me suit, Tony rit et saute comme un fou. Un tourbillon de poussiere vient a nous. Un homme descend de cheval au milieu de ce nuage et se precipite dans mes bras... C'est Charles de Verrieres, c'est-a dire, c'est Felix de T...! Oh! quel etre que votre fils, Alice! Quel adorable enfant cela fait aujourd'hui, et quel homme irresistible ca sera un jour! Vous seule pouviez mettre au monde et developper un pareil naturel! Comment n'ai-je pas compris, des la premiere vue, qu'il n'y avait pas d'enfant comme lui, a moins que ce ne fut l'enfant d'Alice! Alors, me prenant un peu a part, apres les premieres effusions, il m'a confesse la cause de toute cette petite comedie. Il avait, malgre vous, malgre lui-meme, quelques preventions contre moi. Il avait entendu parler de moi si diversement! Dans votre famille, il y a encore de vieux parents si acharnes contre la pauvre Isidora, et on vous fait un crime si grave, ma divine amie, de me traiter comme votre soeur! L'enfant croyait a vous plus qu'aux autres; mais, quand on lui disait que je vous trompais, que je ne vous aimais pas, que j'etais un genie infernal, un esprit de tenebres et de perdition, il etait effraye et n'osait vous le dire. Enfin, envoye par vous a Milan, avec un parent qui voulait lui montrer une partie de l'Italie, il a resolu de me voir sans se faire connaitre, et il m'a repete aujourd'hui ce qu'il me disait l'autre jour. D'abord, la voix publique lui apprenait sur son chemin que je n'etais pas une mauvaise femme; il a vu que je n'employais pas ma fortune a de mechantes actions. Sans doute, on lui aura dit aussi ce dont il a la delicatesse de ne point parler, le cher enfant! a savoir qu'a l'endroit des moeurs j'etais desormais _irreprochable!_ Enfin, il m'a vue, il m'a trouvee belle, et d'une beaute qui lui a plu. Il m'a dit cela comme il vous le disait, et maintenant je l'ecoute comme vous l'ecouteriez vous-meme. Et le reste, vous le savez: il s'est trouve si heureux, si a l'aise, si bien selon son coeur aupres de moi, que, si ce n'etait pour aller vous rejoindre, il ne voudrait jamais me quitter. Mais il peut rester encore quelques jours. Son parent est retenu a Milan par une affaire, et, d'apres vos intentions, il l'a autorise a passer ce temps pres de moi. Tony qui, enfant, a beaucoup joue avec lui, l'avait reconnu au relais ou il mit pied a terre la premiere fois a une petite cicatrice particuliere qu'il a a la main, et qui provient d'une blessure prise en jouant avec lui, precisement. Tony, sachant qu'on voulait me faire une agreable surprise, a garde le secret. Quant a Agathe, elle ne savait rien, sinon que Charles ne s'en allait pas pour tout de bon ce matin. S'aiment-ils? Ils s'aiment comme Felix me l'a dit, fraternellement; et un jour ils s'aimeront autrement, si nous le voulons toutes les deux, Alice. Vous le voudrez quand vous connaitrez Agathe, et ce sera une maniere, peut-etre, de faire accepter a votre fils la fortune de son oncle, qui lui serait revenue en grande partie un peu plus tard. Mais laissons au temps a regler le cours des choses; j'etais une folle de le devancer par mon inquietude; je ne comprenais pas que Charles put rester et se plaire autant ici a cause de moi, et j'etais forcee de supposer que c'etait a cause d'Agathe. A present, je sais que Felix etait chez sa tante pour l'amour d'elle, et si Agathe a aide a lui faire trouver le temps agreable, c'est par rencontre et par bonne chance. Oh! ma chere Alice, quelles belles fleurs croissent dans le jardin de la vieillesse quand on a de tels enfants! et qu'il est doux de vivre en eux quand on est degoute de vivre pour soi-meme! Que vous etes heureuse d'etre mere, et que je suis bien dedommagee de l'etre devenue de coeur et d'esprit! FIN D'ISIDORA. End of the Project Gutenberg EBook of Isidora, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIDORA *** ***** This file should be named 13744.txt or 13744.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/7/4/13744/ Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.