The Project Gutenberg EBook of La fille du capitaine, by Alexandre Pouchkine This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: La fille du capitaine Author: Alexandre Pouchkine Release Date: October 19, 2004 [EBook #13798] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DU CAPITAINE *** Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Alexandre Pouchkine LA FILLE DU CAPITAINE (1836) Table des matieres CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES CHAPITRE II LE GUIDE CHAPITRE III LA FORTERESSE CHAPITRE IV LE DUEL CHAPITRE V LA CONVALESCENCE CHAPITRE VI POUGATCHEFF CHAPITRE VII L'ASSAUT CHAPITRE VIII LA VISITE INATTENDUE CHAPITRE IX LA SEPARATION CHAPITRE X LE SIEGE CHAPITRE XI LE CAMP DES REBELLES CHAPITRE XII L'ORPHELINE CHAPITRE XIII L'ARRESTATION CHAPITRE XIV LE JUGEMENT CHAPITRE I _LE SERGENT AUX GARDES_ Mon pere, Andre Petrovitch Grineff, apres avoir servi dans sa jeunesse sous le comte Munich[1], avait quitte l'etat militaire en 17... avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait constamment habite sa terre du gouvernement de Simbirsk, ou il epousa Mlle Avdotia, 1ere fille d'un pauvre gentilhomme du voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survecus seul; tous mes freres et soeurs moururent en bas age. J'avais ete inscrit comme sergent dans le regiment Semenofski par la faveur du major de la garde, le prince B..., notre proche parent. Je fus cense etre en conge jusqu'a la fin de mon education. Alors on nous elevait autrement qu'aujourd'hui. Des l'age de cinq ans je fus confie au piqueur Saveliitch, que sa sobriete avait rendu digne de devenir mon menin. Grace a ses soins, vers l'age de douze ans je savais lire et ecrire, et pouvais apprecier avec certitude les qualites d'un levrier de chasse. A cette epoque, pour achever de m'instruire, mon pere prit a gages un Francais, M. Beaupre, qu'on fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et d'huile de Provence. Son arrivee deplut fort a Saveliitch. "Il semble, grace a Dieu, murmurait-il, que l'enfant etait lave, peigne et nourri. Ou avait-on besoin de depenser de l'argent et de louer un _moussie_, comme s'il n'y avait pas assez de domestiques dans la maison?" Beaupre, dans sa patrie, avait ete coiffeur, puis soldat en Prusse, puis il etait venu en Russie pour etre _outchitel_, sans trop savoir la signification de ce mot[2]. C'etait un bon garcon, mais etonnamment distrait et etourdi. Il n'etait pas, suivant son expression, ennemi de la bouteille, c'est-a-dire, pour parler a la russe, qu'il aimait a boire. Mais, comme on ne presentait chez nous le vin qu'a table, et encore par petits verres, et que, de plus, dans ces occasions, on passait _l'outchitel_, mon Beaupre s'habitua bien vite a l'eau-de-vie russe, et finit meme par la preferer a tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique. Nous devinmes de grands amis, et quoique, d'apres le contrat, il se fut engage a m'apprendre _le francais, l'allemand et toutes les sciences, _il aima mieux apprendre de moi a babiller le russe tant bien que mal. Chacun de nous s'occupait de ses affaires; notre amitie etait inalterable, et je ne desirais pas d'autre mentor. Mais le destin nous separa bientot, et ce fut a la suite d'un evenement que je vais raconter. Quelqu'un raconta en riant a ma mere que Beaupre s'enivrait constamment. Ma mere n'aimait pas a plaisanter sur ce chapitre; elle se plaignit a son tour a mon pere, lequel, en homme expeditif, manda aussitot cette _canaille de Francais_. On lui repondit humblement que le _moussie_ me donnait une lecon. Mon pere accourut dans ma chambre. Beaupre dormait sur son lit du sommeil de l'innocence. De mon cote, j'etais livre a une occupation tres interessante. On m'avait fait venir de Moscou une carte de geographie, qui pendait contre le mur sans qu'on s'en servit, et qui me tentait depuis longtemps par la largeur et la solidite de son papier. J'avais decide d'en faire un cerf-volant, et, profitant du sommeil de Beaupre, je m'etais mis a l'ouvrage. Mon pere entra dans l'instant meme ou j'attachais une queue au cap de Bonne-Esperance. A la vue de mes travaux geographiques, il me secoua rudement par l'oreille, s'elanca pres du lit de Beaupre, et, reveillant sans precaution, il commenca a l'accabler de reproches. Dans son trouble, Beaupre voulut vainement se lever; le pauvre _outchitel_ etait ivre mort. Mon pere le souleva par le collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le meme jour, a la joie inexprimable de Saveliitch. C'est ainsi que se termina mon education. Je vivais en fils de famille (_nedorossl_[3]), m'amusant a faire tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu avec les jeunes garcons de la cour. J'arrivai ainsi jusqu'au dela de seize ans. Mais a cet age ma vie subit un grand changement. Un jour d'automne, ma mere preparait dans son salon des confitures au miel, et moi, tout en me lechant les levres, je regardais le bouillonnement de la liqueur. Mon pere, assis pris de la fenetre, venait d'ouvrir _l'Almanach de la cour_, qu'il recevait chaque annee. Ce livre exercait sur lui une grande influence; il ne le lisait qu'avec une extreme attention, et cette lecture avait le don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mere, Qui savait par coeur ses habitudes et ses bizarreries, tachait de cacher si bien le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que l'_Almanach de la cour _lui tombat sous les yeux. En revanche, quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lachait plus durant des heures entieres. Ainsi donc mon pere lisait l'_Almanach de la cour _en haussant frequemment les epaules et en murmurant a demi- voix: "General!... il a ete sergent dans ma compagnie. Chevalier des ordres de la Russie!... y a-t-il si longtemps que nous...?" Finalement mon pere lanca l'Almanach loin de lui sur le sofa et resta plonge dans une meditation profonde, ce qui ne presageait jamais rien de bon. "Avdotia Vassilieva[4], dit-il brusquement en s'adressant a ma mere, quel age a Petroucha[5]? -- Sa dix-septieme petite annee vient de commencer, repondit ma mere. Petroucha est ne la meme annee que notre tante Nastasia Garasimovna[6] a perdu un oeil, et que... -- Bien, bien, reprit mon pere; il est temps de le mettre au service." La pensee d'une separation prochaine fit sur ma mere une telle impression qu'elle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et des larmes coulerent de ses yeux. Quant a moi, il est difficile d'exprimer la joie qui me saisit. L'idee du service se confondait dans ma tete avec celle de la liberte et des plaisirs qu'offre la ville de Saint-Petersbourg. Je me voyais deja officier de la garde, ce qui, dans mon opinion, etait le comble de la felicite humaine. Mon pere n'aimait ni a changer ses plans, ni a en remettre l'execution. Le jour de mon depart fut a l'instant fixe. La veille, mon pere m'annonca qu'il allait me donner une lettre pour non chef futur, et me demanda du papier et des plumes. "N'oublie pas, Andre Petrovitch, dit ma mere, de saluer de ma part le prince B...; dis-lui que j'espere qu'il ne refusera pas ses graces a mon Petroucha. -- Quelle betise! s'ecria mon pere en froncant le sourcil; pourquoi veux-tu que j'ecrive au prince B...? -- Mais tu viens d'annoncer que tu daignes ecrire au chef de Petroucha. -- Eh bien! quoi? -- Mais le chef de Petroucha est le prince B... Tu sais bien qu'il est inscrit au regiment Semenofski. -- Inscrit! qu'est-ce que cela me fait qu'il soit inscrit ou non? Petroucha n'ira pas a Petersbourg. Qu'y apprendrait-il? a depenser de l'argent et a faire des folies. Non, qu'il serve a l'armee, qu'il flaire la poudre, qu'il devienne un soldat et non pas un faineant de la garde, qu'il use les courroies de son sac. Ou est son brevet? donne-le-moi." Ma mere alla prendre mon brevet, qu'elle gardait dans une cassette avec la chemise que j'avais portee a mon bapteme, et le presenta a mon pere d'une main tremblante. Mon pere le lut avec attention, le posa devant lui sur la table et commenca sa lettre. La curiosite me talonnait. "Ou m'envoie-t-on, pensais-je, si ce n'est pas a Petersbourg?" Je ne quittai pas des yeux la plume de mon pere, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin sa lettre, la mit avec mon brevet sous le meme couvert, ota ses lunettes, n'appela et me dit: "Cette lettre est adressee a Andre Kinlovitch R..., mon vieux camarade et ami. Tu vas a Orenbourg[7] pour servir sous ses ordres." Toutes mes brillantes esperances etaient donc evanouies. Au lieu de la vie gaie et animee de Petersbourg, c'etait l'ennui qui m'attendait dans une contree lointaine et sauvage. Le service militaire, auquel, un instant plus tot, je pensais avec delices, me semblait une calamite. Mais il n'y avait qu'a se soumettre. Le lendemain matin, une _kibitka_ de voyage fut amenee devant le perron. On y placa une malle, une cassette avec un servie a the et des serviettes nouees pleines de petits pains et de petits pates, derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes parents me donnerent leur benediction, et mon pere me dit: "Adieu, Pierre; sers avec fidelite celui a qui tu as prete serment; obeis a tes chefs; ne recherche pas trop leurs caresses; ne sollicite pas trop le service, mais ne le refuse pas non plus, et rappelle- toi le proverbe: Prends soin de ton habit pendant qu'il est neuf, et de ton honneur pendant qu'il est jeune." Ma mere, tout en larmes, me recommanda de veiller a ma sante, et a Saveliitch d'avoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court _touloup_[8] de peau de lievre, et, par-dessus, une grande pelisse en peau de renard. Je m'assis dans la _kibitka_ avec Saveliitch, et partis -pour ma destination en pleurant amerement. J'arrivai dans la nuit a Sirabirsk, ou je devais rester vingt- quatre heures pour diverses emplettes confiees a Saveliitch. Je m'etais arrete dans une auberge, tandis que, des le matin, Saveliitch avait ete courir les boutiques. Ennuye de regarder par les fenetres sur une ruelle sale, je me mis a errer par les chambres de l'auberge. J'entrai dans la piece du billard et j'y trouvai un grand monsieur d'une quarantaine d'annees, portant de longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue a la main et une pipe a la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un verre d'eau-de-vie s'il gagnait, et, s'il perdait, devait passer sous le billard a quatre pattes. Je me mis a les regarder jouer; plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades a quatre pattes devenaient frequentes, si bien qu'enfin le marqueur resta sous le billard. Le monsieur prononca sur lui quelques expressions energiques, en guise d'oraison funebre, et me proposa de jouer une partie avec lui. Je repondis que je ne savais pas jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort etrange. Il me regarda avec une sorte de commiseration. Cependant l'entretien s'etablit. J'appris qu'il se nommait Ivan Ivanovitch[9] Zourine, qu'il etait chef d'escadron dans les hussards ***, qu'il se trouvait alors a Simbirsk pour recevoir des recrues, et qu'il avait pris son gite a la meme auberge que moi. Zourine m'invita a diner avec lui, a la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous envoie. J'acceptai avec plaisir; nous nous mimes a table; Zourine buvait beaucoup et m'invitait a boire, en me disant qu'il fallait m'habituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison qui me faisaient rire a me tenir les cotes, et nous nous levames de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de m'apprendre a jouer au billard. "C'est, dit-il, indispensable pour des soldats comme nous. Je suppose, par exemple, qu'on arrive dans une petite bourgade; que veux-tu qu'on y fasse? On ne peut pas toujours rosser les juifs. Il faut bien, en definitive, aller a l'auberge et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer." Ces raisons me convainquirent completement, et je me mis a prendre ma lecon avec beaucoup d'ardeur. Zourine m'encourageait a haute voix; il s'etonnait de mes progres rapides, et, apres quelques lecons, il me proposa de jouer de l'argent, ne fut-ce qu'une _groch_ (2 kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce qui etait, d'apres lui, une fort mauvaise habitude. J'y consentis, et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla d'en gouter, repetant toujours qu'il fallait m'habituer au service. "Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu'un service sans punch?" Je suivis son conseil. Nous continuames a jouer, et plus je goutais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fachais, je disais des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait comment; j'elevais l'enjeu, enfin je me conduisais comme un petit garcon qui vient de prendre la clef des champs. De cette facon, le temps passa tres vite. Enfin Zourine jeta un regard sur l'horloge, posa sa queue et me declara que j'avais perdu cent roubles[10]. Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains de Saveliitch. Je commencais a marmotter des excuses quand Zourine me dit "Mais, mon Dieu, ne t'inquiete pas; je puis attendre". Nous soupames. Zourine ne cessait de me verser a boire, disant toujours qu'il fallait m'habituer au service. En me levant de table, je me tenais a peine sur mes jambes. Zourine me conduisit a ma chambre. Saveliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il apercut les indices irrecusables de mon zele pour le service. "Que t'est-il arrive? me dit-il d'une voix lamentable. Ou t'es-tu rempli comme un sac? O mon Dieu! jamais un pareil malheur n'etait encore arrive. -- Tais-toi, vieux hibou, lui repondis-je en begayant; je suis sur que tu es ivre. Va dormir, ... mais, avant, couche-moi." Le lendemain, je m'eveillai avec un grand mal de tete. Je me rappelais confusement les evenements de la veille. Mes meditations furent interrompues par Saveliitch, qui entrait dans ma chambre avec une tasse de the. "Tu commences de bonne heure a t'en donner, Piotr Andreitch[11], me dit-il en branlant la tete. Eh! de qui tiens-tu? Il me semble que ni ton pere ni ton grand-pere n'etaient des ivrognes. Il n'y a pas a parler de ta mere, elle n'a rien daigne prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepte du _kvass_[12]. A qui donc la faute? au maudit _moussie_: il t'a appris de belles choses, ce fils de chien, et c'etait bien la peine de faire d'un paien ton menin, comme si notre seigneur n'avait pas eu assez de ses propres gens!" J'avais honte; je me retournai et lui dis: "Va-t'en, Saveliitch, je ne veux pas de the". Mais il etait difficile de calmer Saveliitch une fois qu'il s'etait mis en train de sermonner. "Vois-tu, vois-tu, Piotr Andreitch, ce que c'est que de faire des folies? Tu as mal a la tete, tu ne veux rien prendre. Un homme qui s'enivre n'est bon a rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre d'eau-de-vie, pour te degriser. Qu'en dis-tu?" Dans ce moment entra un petit garcon qui m'apportait un billet de la part de Zourine. Je le depliai et lus ce qui suit: "Cher Piotr Andreitch, fais-moi le plaisir de m'envoyer, par mon garcon, les cent roubles que tu as perdus hier. J'ai horriblement besoin d'argent. Ton devoue, "Ivan Zourine" Il n'y avait rien a faire. Je donnai a mon visage une expression d'indifference, et, m'adressant a Saveliitch, je lui commandai de remettre cent roubles au petit garcon. "Comment? pourquoi? me demanda-t-il tout surpris. -- Je les lui dois, repondis-je aussi froidement que possible. -- Tu les lui dois? repartit Saveliitch, dont l'etonnement redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareille dette? C'est impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, mais je ne donnerai pas cet argent." Je me dis alors que si, dans ce moment decisif, je ne forcais pas ce vieillard obstine a m'obeir, il me serait difficile dans la suite d'echapper a sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je lui dis: "Je suis ton maitre, tu es mon domestique. L'argent est a moi; je l'ai perdu parce que j'ai voulu le perdre. Je te conseille, de ne pas faire l'esprit fort et d'obeir quand on te commande." Mes paroles firent une impression si profonde sur Saveliitch, qu'il frappa des mains, et resta muet, immobile. "Que fais-tu la comme un pieu?" m'ecriai-je avec colere. Saveliitch se mit a pleurer. "O mon pere Piotr Andreitch, balbutia-t-il d'une voix tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumiere, ecoute-moi, moi vieillard; ecris a ce brigand que tu n'as fait que plaisanter, que nous n'avons jamais eu tant d'argent. Cent roubles! Dieu de bonte!... Dis-lui que tes parents t'ont severement defendu de jouer autre chose que des noisettes. -- Te tairas-tu? lui dis-je en l'interrompant avec severite; donne l'argent ou je te chasse d'ici a coups de poing." Saveliitch me regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher mon argent. J'avais pitie du pauvre vieillard; mais je voulais m'emanciper et prouver que je n'etais pas un enfant. Zourine eut ses cent roubles. Saveliitch s'empressa de me faire quitter la maudite auberge; il entra en m'annoncant que les chevaux etaient atteles. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquiete et des remords silencieux, sans prendre conge de mon maitre et sans penser que je dusse le revoir jamais. CHAPITRE II _LE GUIDE_ Mes reflexions pendant le voyage n'etaient pas tres agreables. D'apres la valeur de l'argent a cette epoque, ma perte etait de quelque importance. Je ne pouvais m'empecher de convenir avec moi- meme que ma conduite a l'auberge de Simbirsk avait ete des plus sottes, et je me sentais coupable envers Saveliitch. Tout cela me tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne, sur le devant du traineau, en detournant la tete et en faisant entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. J'avais fermement resolu de faire ma paix avec lui; mais je ne savais par ou commencer. Enfin je lui dis: "Voyons, voyons, Saveliitch, finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-meme que je suis fautif. J'ai fait hier des betises et je t'ai offense sans raison. Je te promets d'etre plus sage a l'avenir et de le mieux ecouter. Voyons, ne te fache plus, faisons la paix. -- Ah! mon pere Piotr Andreitch, me repondit-il avec un profond soupir, je suis fache contre moi-meme, c'est moi qui ai tort par tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans l'auberge? Mais que faire? Le diable s'en est mele. L'idee m'est venue d'aller voir la femme du diacre qui est ma commere, et voila, comme dit le proverbe: j'ai quitte la maison et suis tombe dans la prison. Quel malheur! quel malheur! Comment reparaitre aux yeux de mes maitres? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est buveur et joueur?" Pour consoler le pauvre Saveliitch, je lui donnai ma parole qu'a l'avenir je ne disposerais pas d'un seul kopek sans son consentement. Il se calma peu a peu, ce qui ne l'empecha point cependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la tete: "Cent roubles! c'est facile a dire". J'approchais du lieu de ma destination. Autour de moi s'etendait un desert triste et sauvage, entrecoupe de petites collines et de ravins profonds. Tout etait couvert de neige. Le soleil se couchait. Ma _kibitka_ suivait l'etroit chemin, ou plutot la trace qu'avaient laissee les traineaux de paysans. Tout a coup mon cocher jeta les yeux de cote, et s'adressant a moi: "Seigneur, dit-il en otant son bonnet, n'ordonnes-tu pas de retourner en arriere? -- Pourquoi cela? -- Le temps n'est pas sur. Il fait deja un petit vent. Vois-tu comme il roule la neige du dessus? -- Eh bien! qu'est-ce que cela fait? -- Et vois-tu ce qu'il y a la-bas? (Le cocher montrait avec son fouet le cote de l'orient.) -- Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein. -- La, la, regarde... ce petit nuage." J'apercus, en effet, sur l'horizon un petit nuage blanc que j'avais pris d'abord pour une colline eloignee. Mon cocher m'expliqua que ce petit nuage presageait un _bourane_[13]. J'avais oui parler des _chasse-neige_ de ces contrees, et je savais qu'ils engloutissent quelquefois des caravanes entieres. Saveliitch, d'accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort; j'avais l'esperance d'arriver a temps au prochain relais: j'ordonnai donc de redoubler de vitesse. Le cocher mit ses chevaux au galop; mais il regardait sans cesse du cote de l'orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientot une grande nuee blanche qui s'elevait lourdement, croissait, s'etendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commenca a tomber et tout a coup se precipita a gros flocons. Le vont se mit a siffler, a hurler. C'etait un _chasse-neige_. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. "Malheur a nous, seigneur! s'ecria le cocher; c'est un _bourane_." Je passai la tete hors de la _kibitka;_ tout etait obscurite et tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement feroce, qu'il semblait en etre anime. La neige s'amoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils s'arreterent bientot. "Pourquoi n'avances-tu pas? dis-je au cocher avec impatience. -- Mais ou avancer? repondit-il en descendant du traineau. Dieu seul sait ou nous sommes maintenant. Il n'y a plus de chemin et tout est sombre." Je me mis a le gronder, mais Saveliitch prit sa defense. "Pourquoi ne l'avoir pas ecoute? me dit-il avec colere. Tu serais retourne au relais; tu aurais pris du the; tu aurais dormi jusqu'au matin; l'orage se serait calme et nous serions partis. Et pourquoi tant de hate? Si c'etait pour aller se marier, passe." Saveliitch avait raison. Qu'y avait-il a faire? La neige continuait de tomber; un amas se formait autour de la _kibitka_. Les chevaux se tenaient immobiles, la tete baissee, et tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour d'eux, rajustant leur harnais, comme s'il n'eut eu autre chose a faire. Saveliitch grondait. Je regardais de tous cotes, dans l'esperance d'apercevoir quelque indice d'habitation ou de chemin; mais je ne pouvais voir que le tourbillonnement confus du _chasse-neige_... Tout a coup je crus distinguer quelque chose de noir. "Hola! cocher, m'ecriai-je, qu'y a-t-il de noir la-bas?" Le cocher se mit a regarder attentivement du cote que j'indiquais. "Dieu le sait, seigneur, me repondit-il en reprenant son siege; ce n'est pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit etre un loup ou un homme." Je lui donnai l'ordre de se diriger sur l'objet inconnu, qui vint aussi a notre rencontre. En deux minutes nous etions arrives sur la meme ligne, et je reconnus un homme. "Hola! brave homme, lui cria le cocher; dis-nous, ne sais-tu pas le chemin? -- Le chemin est ici, repondit le passant; je suis sur un endroit dur. Mais a quoi diable cela sert-il? -- Ecoute, mon petit paysan, lui dis-je; est-ce que tu connais cette contree? Peux-tu nous conduire jusqu'a un gite pour y passer la nuit? -- Cette contree? Dieu merci, repartit le passant, je l'ai parcourue a pied et en voiture, en long et en large. Mais vois quel temps? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut s'arreter ici et attendre; peut-etre l'ouragan cessera. Et le ciel sera serein, et nous trouverons le chemin avec les etoiles." Son sang-froid me donna du courage. Je m'etais deja decide, en m'abandonnant a la grace de Dieu, a passer la nuit dans la steppe, lorsque tout a coup le passant s'assit sur le banc qui faisait le siege du cocher: "Grace a Dieu, dit-il a celui-ci, une habitation n'est pas loin. Tourne a droite et marche. -- Pourquoi irais-je a droite? repondit mon cocher avec humeur. Ou vois-tu le chemin? Alors il faut dire: chevaux a autrui, harnais aussi, fouette sans repit." Le cocher me semblait avoir raison. "En effet, dis-je au nouveau venu, pourquoi crois-tu qu'une habitation n'est pas loin? -- Le vent a souffle de la, repondit-il, et j'ai senti une odeur de fumee, preuve qu'une habitation est proche." Sa sagacite et la finesse de son odorat me remplirent d'etonnement. J'ordonnai au cocher d'aller ou l'autre voulait. Les chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La _kibitka_ s'avancait avec lenteur, tantot soulevee sur un amas, tantot precipitee dans une fosse et se balancant de cote et d'autre. Cela ressemblait beaucoup aux mouvements d'une barque sur la mer agitee. Saveliitch poussait des gemissements profonds, en tombant a chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka[14], je m'enveloppai dans ma pelisse et m'endormis, berce par le chant de la tempete et le roulis du traineau. J'eus alors un songe que je n'ai plus oublie et dans lequel je vois encore quelque chose de prophetique, en me rappelant les etranges aventures de ma vie. Le lecteur m'excusera si je le lui raconte, car il sait sans doute par sa propre experience combien il est naturel a l'homme de s'abandonner a la superstition, malgre tout le mepris qu'on affiche pour elle. J'etais dans cette disposition de l'ame ou la realite commence a se perdre dans la fantaisie, aux premieres visions incertaines de l'assoupissement. Il me semblait que le _bourane_ continuait toujours et que nous errions sur le desert de neige. Tout a coup je crus voir une porte cochere, et nous entrames dans la cour de notre maison seigneuriale. Ma premiere idee fut la peur que mon pere ne se fachat de mon retour involontaire sous le toit de la famille, et ne l'attribuat a une desobeissance calculee. Inquiet, je sors de ma _kibitka_, et je vois ma mere venir a ma rencontre avec un air de profonde tristesse. "Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton pere est a l'agonie et desire te dire adieu." Frappe d'effroi, j'entre a sa suite dans la chambre a coucher. Je regarde; l'appartement est a peine eclaire. Pres du lit se tiennent des gens a la figure triste et abattue. Je m'approche sur la pointe du pied. Ma mere souleve le rideau et dit: "Andre Petrovitch, Petroucha est de retour; il est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta benediction." Je me mets a genoux et j'attache mes regards sur le mourant. Mais quoi! au lieu de mon pere, j'apercois dans le lit un paysan a barbe noire, qui me regarde d'un air de gaiete. Plein de surprise, je me tourne vers ma mere: "Qu'est-ce que cela veut dire? m'ecriai-je; ce n'est pas mon pere. Pourquoi veux-tu que je demande sa benediction a ce paysan? -- C'est la meme chose, Petroucha, repondit ma mere; celui-la est ton _pere assis_[15]_;_ baise-lui la main et qu'il te benisse." Je ne voulais pas y consentir. Alors le paysan s'elanca du lit, tira vivement sa hache de sa ceinture et se mit a la brandir en tous sens. Je voulus m'enfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de cadavres. Je trebuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan m'appelait avec douceur en me disant: "Ne crains rien, approche, viens que je te benisse". L'effroi et la stupeur s'etaient empares de moi... En ce moment je m'eveillai. Les chevaux etaient arretes; Saveliitch me tenait par la main. "Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrives. -- Ou sommes-nous arrives? demandai-je en me frottant les yeux. -- Au gite; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombes droit sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te rechauffer." Je quittai la _kibitka_. Le _bourane_ durait encore, mais avec une moindre violence. Il faisait si noir qu'on pouvait, comme on dit, se crever l'oeil. L'hote nous recut pres de la porte d'entree, en tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une _loutchina_[16] l'eclairait. Au milieu etaient suspendues une longue carabine et un haut bonnet de Cosaque. Notre hote, Cosaque du Iaik[17], etait un paysan d'une soixantaine d'annees, encore frais et vert. Saveliitch apporta la cassette a the, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je n'avais jamais en plus grand besoin. L'hote se hata de le servir. "Ou donc est notre guide? demandai-je a Saveliitch. -- Ici, Votre Seigneurie", repondit une voix d'en haut. Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et deux yeux etincelants. "Eh bien! as-tu froid? -- Comment n'avoir pas froid dans un petit cafetan tout troue? J'avais un _touloup;_ mais, a quoi bon m'en cacher, je l'ai laisse en gage hier chez le marchand d'eau-de-vie; le froid ne me semblait pas vif." En ce moment l'hote rentra avec le _somovar_[18] tout bouillant. Je proposai a notre guide une tasse de the. Il descendit aussitot de la soupente. Son exterieur me parut remarquable. C'etait un homme d'une quarantaine d'annees, de taille moyenne, maigre, mais avec de larges epaules. Sa barbe noire commencait a grisonner. Ses grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la physionomie une expression assez agreable, mais non moins malicieuse. Ses cheveux etaient coupes en rond. Il portait un petit _armak_[19] dechire et de larges pantalons tatars. Je lui offris une tasse de the, il en gouta et fit la grimace. "Faites- moi la grace, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verre d'eau-de-vie; le the n'est pas notre boisson de Cosaques." J'accedai volontiers a son desir. L'hote prit sur un des rayons de l'armoire un broc et un verre, s'approcha de lui, et, l'ayant regarde bien en face: "Eh! Eh! dit-il, te voila de nouveau dans nos parages! D'ou Dieu t'a-t-il amene?" Mon guide cligna de l'oeil d'une facon toute significative et repondit par le dicton connu: "Le moineau volait dans le verger; il mangeait de la graine de chanvre; la grand'mere lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vont les votres? -- Comment vont les notres? repliqua l'hotelier en continuant de parler proverbialement. On commencait a sonner les vepres, mais la femme du pope l'a defendu; le pope est alle en visite et les diables sont dans le cimetiere. -- Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais maintenant (il cligna de l'oeil une seconde fois), remets ta hache derriere ton dos[20]; le garde forestier se promene. A la sante de _Votre Seigneurie_!" Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et avala d'un trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans la soupente. Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce n'est que dans la suite que je compris qu'ils parlaient des affaires de l'armee du Iaik, qui venait seulement d'etre reduite a l'obeissance apres la revolte de 1772. Saveliitch les ecoutait parler d'un air fort mecontent et jetait des regards soupconneux tantot sur l'hote, tantot sur le guide. L'espece d'auberge ou nous nous etions refugies se trouvait au beau milieu de la steppe, loin de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup a un rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas meme penser a se remettre en route. L'inquietude de Saveliitch me divertissait beaucoup. Je m'etendis sur un banc; mon vieux serviteur se decida enfin a monter sur la voute du poele[21]; l'hote se coucha par terre. Ils se mirent bientot tous a ronfler, et moi-meme je m'endormis comme un mort. En m'eveillant le lendemain assez tard, je m'apercus que l'ouragan avait cesse. Le soleil brillait; la neige s'etendait au loin comme une nappe eblouissante. Deja les chevaux etaient atteles. Je payai l'hote, qui me demanda pour mon ecot une telle misere, que Saveliitch lui-meme ne le marchanda pas, suivant son habitude constante. Ses soupcons de la veille s'etaient envoles tout a fait. J'appelai le guide pour le remercier du service qu'il nous avait rendu, et dis a Saveliitch de lui donner un demi-rouble de gratification. Saveliitch fronca le sourcil. "Un demi-rouble! s'ecria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as daigne toi-meme l'amener a l'auberge? Que ta volonte soit faite, seigneur; mais nous n'avons pas un demi-rouble de trop. Si nous nous mettons a donner des pourboires a tout le monde, nous finirons par mourir de faim.". Il m'etait impossible de disputer contre Saveliitch; mon argent, d'apres ma promesse formelle, etait a son entiere discretion. Je trouvais pourtant desagreable de ne pouvoir recompenser un homme qui m'avait tire, sinon d'un danger de mort, au moins d'une position fort embarrassante. "Bien, dis-je avec sang-froid a Saveliitch, si tu ne veux pas donner un demi-rouble, donne-lui quelqu'un de mes vieux habits; il est trop legerement vetu. Donne-lui mon _touloup_ de peau de lievre. -- Aie pitie de moi, mon pere Piotr Andreitch, s'ecria Saveliitch; qu'a-t-il besoin de ton _touloup_? il le boira, le chien, dans le premier cabaret. -- Ceci, mon petit vieux, ce n'est plus ton affaire, dit le vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie me fait la grace d'une pelisse de son epaule[22]; c'est sa volonte de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais d'obeir. -- Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Saveliitch d'une voix fachee. Tu vois que l'enfant n'a pas encore toute sa raison, et te voila tout content de le piller, grace a son bon coeur. Qu'as-tu besoin d'un _touloup_ de seigneur? Tu ne pourrais pas meme le mettre sur tes maudites grosses epaules. -- Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je a mon menin; apporte vite le _touloup_. -- Oh! Seigneur mon Dieu! s'ecria Saveliitch en gemissant. Un _touloup_ en peau de lievre et completement neuf encore! A qui le donne-t-on? A un ivrogne en guenilles." Cependant le _touloup_ fut apporte. Le vagabond se mit a l'essayer aussitot. Le _touloup_, qui etait deja devenu trop petit pour ma taille, lui etait effectivement beaucoup trop etroit. Cependant il parvint a le mettre avec peine, en faisant eclater toutes les coutures. Saveliitch poussa comme un hurlement etouffe lorsqu'il entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il etait tres content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu'a ma _kibitka_, et il me dit avec un profond salut: "Merci, Votre Seigneurie; que Dieu vous recompense pour votre vertu. De ma vie je n'oublierai vos bontes." Il s'en alla de son cote, et je partis du mien, sans faire attention aux bouderies de Saveliitch. J'oubliai bientot le _bourane_, et le guide, et mon _touloup_ en peau de lievre. Arrive a Orenbourg, je me presentai directement au general. Je trouvai un homme de haute taille, mais deja courbe par la vieillesse. Ses longs cheveux etaient tout blancs. Son vieil uniforme use rappelait un soldat du temps de l'imperatrice Anne, et ses discours etaient empreints d'une forte prononciation allemande. Je lui remis la lettre de mon pere. En lisant son nom, il me jeta un coup d'oeil rapide: Mon Tieu, dit-il, il y a si peu de temps qu'Andre Petrovich etait de ton ache; et maintenant, quel peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps..." Il ouvrit la lettre et si mit a la parcourir a demi-voix, en accompagnant sa lecture de remarques: "Monsieur, "J'espere que Votre Excellence..." Qu'est-ce que c'est que ces ceremonies? Fi! comment n'a-t-il pas de honte? Sans doute, la discipline avant tout; mais est-ce ainsi qu'on ecrit a son vieux camarate?... "Votre Excellence n'aura pas oublie!..." Hein!... "Eh!... quand... sous feu le feld-marechal Munich...pendant la campagne... de meme que... nos bonnes parties de cartes." Eh! eh! _Bruder_! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines? "Maintenant parlons affaires... Je vous envoie mon espiegle..." "Hum!... le tenir avec des gants de porc-epic..." Qu'est-ce que cela, gants de porc-epic? ce doit etre un proverbe russe... Qu'est-ce que c'est, tenir avec des gants de porc-epic? reprit-il en se tournant vers moi. -- Cela signifie, lui repondis-je avec l'air le plus innocent du monde, traiter quelqu'un avec bonte, pas trop severement, lui laisser beaucoup de liberte. Voila ce que signifie tenir avec des gants de porc-epic. -- Hum! je comprends... "Et ne pas lui donner de liberte..." Non, il parait que gants de porc-epic signifie autre chose... "Ci-joint son brevet..." Ou donc est-il? Ah! le voici... "L'inscrire au regiment de Semenofski..." C'est bon, c'est bon; on fera ce qu'il faut... "Me permettre de vous embrasser sans ceremonie, et... comme un vieux ami et camarade." Ah! enfin, il s'en est souvenu... Etc., etc... Allons, mon petit pere, dit-il apres avoir acheve la lettre et mis mon brevet de cote, tout sera fait; tu seras officier dans le regiment de***; et pour ne pas perdre de temps, va des demain dans le fort de Belogorsk, ou tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnete homme. La, tu serviras veritablement, et tu apprendras la discipline. Tu n'as rien a faire a Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourd'hui, je t'invite a diner avec moi." "De mal en pis, pensai-je tout bas; a quoi cela m'aura-t-il servi d'etre sergent aux gardes des mon enfance? Ou cela m'a-t-il mene? dans le regiment de*** et dans un fort abandonne sur la frontiere des steppes kirghises-kaisaks." Je dinai chez Andre Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La severe economie allemande regnait a sa table, et je pense que l'effroi de recevoir parfois un hote de plus a son ordinaire de garcon n'avait pas ete etranger a mon prompt eloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris conge du general et partis pour le lieu de ma destination. CHAPITRE III _LA FORTERESSE_ La forteresse de Belogorsk etait situee a quarante verstes d'Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpes du Iaik. La riviere n'etait pas encore gelee, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi s'etendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes reflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne m'offrait pas beaucoup d'attraits; je tachais de me representer mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je m'imaginais un vieillard severe et morose, ne sachant rien en dehors du service et pret a me mettre aux arrets pour la moindre vetille. Le crepuscule arrivait; nous allions assez vite. "Y a-t-il loin d'ici a la forteresse? demandai-je au cocher. -- Mais on la voit d'ici", repondit-il. Je me mis a regarder de tous cotes, m'attendant a voir de hauts bastions, une muraille et un fosse. Mais je ne vis rien qu'un petit village entoure d'une palissade en bois. D'un cote s'elevaient trois ou quatre tas de foin, a demi recouverts de neige; d'un autre, un moulin a vent penche sur le cote, et dont les ailes, faites de grosse ecorce de tilleul, pendaient paresseusement. "Ou donc est la forteresse? demandai-je etonne. -- Mais la voila", repartit le cocher en me montrant le village ou nous venions de penetrer. J'apercus pres de la porte un vieux canon en fer. Les rues etaient etroites et tortueuses; presque toutes les _isbas_[23] etaient couvertes en chaume. J'ordonnai qu'on me menat chez le commandant, et presque aussitot ma _kibitka_ s'arreta devant une maison en bois, batie sur une eminence, pres de l'eglise, qui etait en bois egalement. Personne ne vint a ma rencontre. Du perron j'entrai dans l'antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, etait occupe a coudre une piece bleue au coude d'un uniforme vert. Je lui dis de m'annoncer. "Entre, mon petit pere, me dit l'invalide, les notres sont a la maison." Je penetrai dans une chambre tres propre, arrangee a la vieille mode. Dans un coin etait dressee une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplome d'officier pendait encadre et sous verre. Autour du cadre etaient ranges des tableaux d'ecorce[24], qui representaient la _Prise de Kustrin _et _d'Otchakov_, le _Choix de la fiancee_ et l'_Enterrement du chat par les souris_. Pres de la fenetre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tete enveloppee d'un mouchoir. Elle etait occupee a devider du fil que tenait, sur ses mains ecartees, un petit vieillard borgne en habit d'officier. "Que desirez-vous, mon petit pere?" me dit-elle sans interrompre son occupation. Je repondis que j'etais venu pour entrer au service, et que, d'apres la regle, j'accourais me presenter a monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que j'avais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que j'avais prepare a l'avance. "Ivan Kouzmitch[25] n'est pas a la maison, dit-elle. Il est alle en visite chez le pere Garasim. Mais c'est la meme chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grace[26]. Assieds-toi, mon petit pere." Elle appela une servante et lui dit de faire venir _l'ouriadnik_[27]_._ Le petit vieillard me regardait curieusement de son oeil unique. "Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel regiment vous avez daigne servir?" Je satisfis sa curiosite. "Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez daigne passer de la garde dans notre garnison?" Je repondis que c'etait par ordre de l'autorite. "Probablement pour des actions peu seantes a un officier de la garde? reprit l'infatigable questionneur. -- Veux-tu bien cesser de dire des betises? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigue de la route. Il a autre chose a faire que de te repondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit pere, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne t'afflige pas trop de ce qu'on t'ait fourre dans notre bicoque; tu n'es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on s'habitue. Tenez, Chvabrine, Alexei Ivanitch[28], il y a deja quatre ans qu'on l'a transfere chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui etait arrive. Voila qu'un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils avaient pris des epees, et ils se mirent a se piquer l'un l'autre, et Alexei Ivanitch a tue le lieutenant, et encore devant deux temoins. Que veux-tu! contre le malheur il n'y a pas de maitre." En ce moment entre l_'ouriadnik_, jeune et beau Cosaque. "Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement a monsieur l'officier, et propre. -- J'obeis, Vassilissa Iegorovna[29], repondit l'_ouriadnik_ Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Polejaieff? -- Tu radotes, Maximitch, repliqua la commandante; Polejaieff est deja loge tres a l'etroit; et puis c'est mon compere; et puis il n'oublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur l'officier... Comment est votre nom, mon petit pere? -- Piotr Andreitch. -- Conduis Piotr Andreitch chez Simeon Kouzoff. Le coquin a laisse entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre, Maximitch? -- Grace a Dieu, tout est tranquille, repondit le Cosaque; il n'y a que le caporal Prokoroff qui s'est battu au bain avec la femme Oustinia Pegoulina pour un seau d'eau chaude. -- Ivan Ignatiitch[30], dit la femme du capitaine au petit vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, et punis-les tous deux. -- C'est bon, Maximitch, va-t'en avec Dieu. -- Piotr Andreitch, Maximitch vous conduira a votre logement." Je pris conge; l'_ouriadnik_ me conduisit a une _isba_ qui se trouvait sur le bord escarpe de la riviere, tout au bout de la forteresse. La moitie de l'_isba_ etait occupee par la famille de Simeon Kouzoff, l'autre me fut abandonnee. Cette moitie se composait d'une chambre assez propre, coupee en deux par une cloison. Saveliitch commenca a s'y installer, et moi, je regardai par l'etroite fenetre. Je voyais devant moi s'etendre une steppe nue et triste; sur le cote s'elevaient des cabanes. Quelques poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le perron et tenant une auge a la main, appelait des cochons qui lui repondaient par un grognement amical. Et voila dans quelle contree j'etais condamne a passer ma jeunesse!... Une tristesse amere me saisit; je quittai la fenetre et me couchai sans souper, malgre les exhortations de Saveliitch, qui ne cessait de repeter avec angoisse: "O Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait ma maitresse si l'enfant allait tomber malade?" Le lendemain, a peine avais-je commence de m'habiller, que la porte de ma chambre s'ouvrit. Il entra un jeune officier, de petite taille, de traits peu reguliers, mais dont la figure basanee avait une vivacite remarquable. "Pardonnez-moi, me dit-il en francais, si je viens ainsi sans ceremonie faire votre connaissance. J'ai appris hier votre arrivee, et le desir de voir enfin une figure humaine s'est tellement empare de moi que je n'ai pu y resister plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vecu ici quelque temps." Je devinai sans peine que c'etait l'officier renvoye de la garde pour l'affaire du duel. Nous fimes connaissance. Chvabrine avait beaucoup d'esprit. Sa conversation etait animee, interessante. Il me depeignit avec beaucoup de verve et de gaiete la famille du commandant, sa societe et en general toute la contree ou le sort m'avait jete. Je riais de bon coeur, lorsque ce meme invalide, que j'avais vu rapiecer son uniforme dans l'antichambre du capitaine, entra et m'invita a diner de la part de Vassilissa Iegorovna. Chvabrine declara qu'il m'accompagnait. En nous approchant de la maison du commandant, nous vimes sur la place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues queues et des chapeaux a trois cornes. Ils etaient ranges en ligne de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton. Des qu'il nous apercut, il s'approcha de nous, me dit quelques mots affables, et se remit a commander l'exercice. Nous allions nous arreter pour voir les manoeuvres, mais il nous pria d'aller sur-le-champ chez Vassilissa Iegorovna, promettant qu'il nous rejoindrait aussitot. "Ici, nous dit-il, vous n'avez vraiment rien a voir." Vassilissa Iegorovna nous recut avec simplicite et bonhomie, et me traita comme si elle m'eut des longtemps connu. L'invalide et Palachka mettaient la nappe. "Qu'est-ce qu'a donc aujourd'hui mon Ivan Kouzmitch a instruire si longtemps ses troupes? dit la femme du commandant. Palachka, va le chercher pour diner. Mais ou est donc Macha[31]?" A peine avait-elle prononce ce nom, qu'entra dans la chambre une jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les cheveux lisses en bandeau et retenus derriere ses oreilles que rougissaient la pudeur et l'embarras. Elle ne me plut pas extremement au premier coup d'oeil; je la regardai avec prevention. Chvabrine m'avait depeint Marie, la fille du capitaine, sous les traits d'une sotte. Marie Ivanovna alla s'asseoir dans un coin et se mit a coudre. Cependant on avait apporte le _chtchi_[32]. Vassilissa Iegorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka l'appeler. "Dis au maitre que les visites attendent; le _chtchi_ se refroidit. Grace a Dieu, l'exercice ne s'en ira pas, il aura tout le temps de s'egosiller a son aise." Le capitaine apparut bientot, accompagne du petit vieillard borgne. "Qu'est-ce que cela, mon petit pere? lui dit sa femme. La table est servie depuis longtemps, et l'on ne peut pas te faire venir. -- Vois-tu bien, Vassilissa Iegorovna, repondit Ivan Kouzmitch, j'etais occupe de mon service, j'instruisais mes petits soldats. -- Va, va, reprit-elle, ce n'est qu'une vanterie. Le service ne leur va pas, et toi tu n'y comprends rien. Tu aurais du rester a la maison, a prier le bon Dieu; ca t'irait bien mieux. Mes chers convives, a table, je vous prie." Nous primes place pour diner. Vassilissa Iegorovna ne se taisait pas un moment et m'accablait de questions; qui etaient mes parents, s'ils etaient en vie, ou ils demeuraient, quelle etait leur fortune? Quand elle sut que mon pere avait trois cents paysans: "Voyez-vous! s'ecria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce monde! Et nous, mon petit pere, en fait d'_ames_[33], nous n'avons que la servante Palachka. Eh bien, grace a Dieu, nous vivons petit a petit. Nous n'avons qu'un souci, c'est Macha, une fille qu'il faut marier. Et quelle dot a-t-elle? Un peigne et quatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu qu'elle trouve quelque brave homme! sinon, la voila eternellement fille." Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna; elle etait devenue toute rouge, et des larmes roulerent jusque sur son assiette. J'eus pitie d'elle, et je m'empressai de changer de conversation. "J'ai oui dire, m'ecriai-je avec assez d'a-propos, que les Bachkirs ont l'intention d'attaquer votre forteresse. -- Qui t'a dit cela, mon petit pere? reprit Ivan Kouzmitch. -- Je l'ai entendu dire a Orenbourg, repondis-je. -- Folies que tout cela, dit le commandant; nous n'en avons pas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un peuple intimide, et les Kirghises aussi ont recu de bonnes lecons. Ils n'oseront pas s'attaquer a nous, et s'ils s'en avisent, je leur imprimerai une telle terreur, qu'ils ne remueront plus de dix ans. -- Et vous ne craignez pas, continuai-je en m'adressant a la femme du capitaine, de rester dans une forteresse exposee a de tels dangers? -- Affaire d'habitude, mon petit pere, reprit-elle. Il y a de cela vingt ans, quand on nous transfera du regiment ici, tu ne saurais croire comme j'avais peur de ces maudits paiens. S'il m'arrivait parfois de voir leur bonnet a poil, si j'entendais leurs hurlements, crois bien, mon petit pere, que mon coeur se resserrait a mourir. Et maintenant j'y suis si bien habituee, que je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les brigands rodent autour de la forteresse. -- Vassilissa Iegorovna est une dame tres brave, observa gravement Chvabrine; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose. -- Mais oui, vois-tu bien! dit Ivan Kouzmitch, elle n'est pas de la douzaine des poltrons. -- Et Marie Ivanovna, demandai-je a sa mere, est-elle aussi hardie que vous? -- Macha! repondit la dame; non, Macha est une poltronne. Jusqu'a present elle n'a pu entendre le bruit d'un coup de fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan Kouzmitch s'imagina, le jour de ma fete, de faire tirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, qu'elle manqua de s'en aller dans l'autre monde. Depuis ce jour-la, nous n'avons plus tire ce maudit canon." Nous nous levames de table; le capitaine et sa femme allerent dormir la sieste, et j'allai chez Chvabrine, ou nous passames ensemble la soiree. CHAPITRE IV _LE DUEL_ Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la forteresse de Belogorsk devint non seulement supportable, mais agreable meme. J'etais recu comme un membre de la famille dans la maison du commandant. Le mari et la femme etaient d'excellentes gens. Ivan Kouzmitch, qui d'enfant de troupe etait parvenu au rang d'officier, etait un homme tout simple et sans education, mais bon et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort a sa paresse naturelle. Vassilissa Iegorovna dirigeait les affaires du service comme celles de son menage, et commandait dans toute la forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientot de se montrer sauvage. Nous fimes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une fille pleine de coeur et de raison, Peu a peu je m'attachai a cette bonne famille, meme a Ivan Ignatiitch, le lieutenant borgne. Je devins officier. Mon service ne me pesait guere. Dans cette forteresse benie de Dieu, il n'y avait ni exercice a faire, ni garde a monter, ni revue a passer. Le commandant instruisait quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n'etait pas encore parvenu a leur apprendre quel etait le cote droit, quel etait le cote gauche. Chvabrine avait quelques livres francais; je me mis a lire, et le gout de la litterature s'eveilla en moi. Le matin je lisais, et je m'essayais a des traductions, quelquefois meme a des compositions en vers. Je dinais presque chaque jour chez le commandant, ou je passais d'habitude le reste de la journee. Le soir, le pere Garasim y venait accompagne de sa femme Akoulina, qui etait la plus forte commere des environs. Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi. Cependant d'heure en heure sa conversation me devenait moins agreable. Ses perpetuelles plaisanteries sur la famille du commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de Marie Ivanovna, me deplaisaient fort. Je n'avais pas d'autre societe que cette famille dans la forteresse, mais je n'en desirais pas d'autre. Malgre toutes les propheties, les Bachkirs ne se revoltaient pas. La tranquillite regnait autour de notre forteresse. Mais cette paix fut troublee subitement par une guerre intestine. J'ai deja dit que je m'occupais un peu de litterature. Mes essais etaient passables pour l'epoque, et Soumarokoff[34] lui-meme leur rendit justice bien des annees plus tard. Un jour, il m'arriva d'ecrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que, sous pretexte de demander des conseils, les auteurs cherchent volontiers un auditeur benevole; je copiai ma petite chanson, et la portai a Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait apprecier une oeuvre poetique. Apres un court preambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et lui lus les vers suivants[35]: _"Helas! en fuyant Macha, j'espere recouvrer ma liberte!_ _"Mais les yeux qui m'ont fait prisonnier sont toujours devant moi._ _"Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet etat cruel, prends pitie de ton prisonnier."_ "Comment trouves-tu cela?" dis-je a Chvabrine, attendant une louange comme un tribut qui m'etait du. Mais, a mon grand mecontentement, Chvabrine, qui d'ordinaire montrait de la complaisance, me declara net que ma chanson ne valait rien. "Pourquoi cela? lui demandai-je en m'efforcant de cacher mon humeur. -- Parce que de pareils vers, me repondit-il, sont dignes de mon maitre Trediakofski[36]." Il prit le feuillet de mes mains, et se mit a analyser impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me dechirant de la facon la plus maligne. Cela depassa mes forces; je lui arrachai le feuillet des mains, je lui declarai que, de ma vie, je ne lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas moins de cette menace. "Voyons, me dit-il, si tu seras en etat de tenir ta parole; les poetes ont besoin d'un auditeur, comme Ivan Kouzmitch d'un carafon d'eau-de-vie avant diner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna? -- Ce n'est pas ton affaire, repondis-je en froncant le sourcil, de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de tes suppositions. -- Oh! oh! poete vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de plus en plus. Ecoute un conseil d'ami: Macha n'est pas digne de devenir ta femme. -- Tu mens, miserable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un effronte!" Chvabrine changea de visage. "Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main fortement; vous me donnerez satisfaction. -- Bien, quand tu voudras!" repondis-je avec joie, car dans ce moment j'etais pret a le dechirer. Je courus a l'instant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une aiguille a la main. D'apres l'ordre de la femme de commandant, il enfilait des champignons qui devaient secher pour l'hiver. "Ah! Piotr Andreitch, me dit-il en m'apercevant, soyez le bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici? oserais-je vous demander." Je lui declarai en peu de mots que je m'etais pris de querelle avec Alexei Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch, d'etre mon second. Ivan Ignatiitch m'ecouta jusqu'au bout avec une grande attention, en ecarquillant son oeil unique. "Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexei Ivanitch, et que j'en suis temoin? c'est la ce que vous voulez dire? oserais-je vous demander. -- Precisement. -- Mais, mon Dieu! Piotr Andreitch, quelle folie avez-vous en tete? Vous vous etes dit des injures avec Alexei Ivanitch; eh bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un troisieme; et puis allez chacun de votre cote. Dans la suite, nous vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant... Est-ce une bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander. Encore si c'etait vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec lui, car je ne l'aime guere. Mais, si c'est lui qui vous perfore, vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots casses? oserais-je vous demander." Les raisonnements du prudent officier ne m'ebranlerent pas. Je restai ferme dans ma resolution. "Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous plaira; mais a quoi bon serai-je temoin de votre duel? Des gens se battent; qu'y a-t-il la d'extraordinaire? oserais-je vous demander. Grace a Dieu, j'ai approche de pres les Suedois et les Turcs, et j'en ai vu de toutes les couleurs." Je tachai de lui expliquer le mieux qu'il me fut possible quel etait le devoir d'un second. Mais Ivan Ignatiitch etait hors d'etat de me comprendre. "Faites a votre guise, dit-il. Si j'avais a me meler de cette affaire, ce serait pour aller annoncer a Ivan Kouzmitch, selon les regles du service, qu'il se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux interets de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait desirable qu'il avisat aux moyens de prendre les mesures necessaires..." J'eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au commandant. Je parvins a grand'peine a le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos. Comme d'habitude, je passai la soiree chez le commandant. Je m'efforcais de paraitre calme et gai, pour n'eveiller aucun soupcon et eviter les questions importunes. Mais j'avoue que je n'avais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvees dans la meme position. Toute cette soiree, je me sentis dispose a la tendresse, a la sensibilite. Marie Ivanovna me plaisait plus qu'a l'ordinaire. L'idee que je la voyais peut-etre pour la derniere fois lui donnait a mes yeux une grace touchante. Chvabrine entra. Je le pris a part, et l'informai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch. "Pourquoi des seconds? me dit-il sechement. Nous nous passerons d'eux." Nous convinmes de nous battre derriere les tas de foin, le lendemain matin, a six heures. A nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir. "Il y a longtemps que vous eussiez du faire comme cela, me dit-il d'un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle. -- Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui faisait une patience dans un coin; je n'ai pas bien entendu." Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que repondre. Chvabrine le tira d'embarras. "Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite. -- Et avec qui, mon petit pere, t'es-tu querelle? -- Mais avec Piotr Andreitch, et jusqu'aux gros mots. -- Pourquoi cela? -- Pour une veritable misere, pour une chansonnette. -- Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c'est-il arrive? -- Voici comment. Piotr Andreitch a compose recemment une chanson, et il s'est mis a me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Piotr Andreitch s'est fache. Mais ensuite il a reflechi que chacun est libre de son opinion et tout est dit." L'insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi ne comprit ses grossieres allusions. Personne au moins ne les releva. Des poesies, la conversation passa aux poetes en general, et le commandant fit l'observation qu'ils etaient tous des debauches et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de renoncer a la poesie, comme chose contraire au service et ne menant a rien de bon. La presence de Chvabrine m'etait insupportable. Je me hatai de dire adieu au commandant et a sa famille. En rentrant a la maison, j'examinai mon epee, j'en essayai la pointe, et me couchai apres avoir donne l'ordre a Saveliitch de m'eveiller le lendemain a six heures. Le lendemain, a l'heure indiquee, je me trouvais derriere les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas a paraitre. "On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hater." Nous mimes bas nos uniformes, et, restes en gilet, nous tirames nos epees du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derriere un tas de foin. Il nous intima l'ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obeimes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourerent, et nous suivimes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravite. Nous entrames dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit les portes a deux battants, et s'ecria avec emphase: "Ils sont pris!". Vassilissa Iegorovna accourut a notre rencontre: "Qu'est-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrets... Piotr Andreitch, Alexei Ivanitch, donnez vos epees, donnez, donnez... Palachka, emporte les epees dans le grenier... Piotr Andreitch, je n'attendais pas cela de toi; comment n'as-tu pas honte? Alexei Ivanitch, c'est autre chose; il a ete transfere de la garde pour avoir fait perir une ame. Il ne croit pas en Notre- Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?" Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant de repeter: "Vois-tu bien! Vassilissa Iegorovna dit la verite; les duels sont formellement defendus par le code militaire." Cependant Palachka nous avait pris nos epees et les avait emportees au grenier. Je ne pus m'empecher de rire; Chvabrine conserva toute sa gravite. "Malgre tout le respect que j'ai pour vous, dit-il avec sang-froid a la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant a votre tribunal. Abandonnez ce soin a Ivan Kouzmitch: c'est son affaire. -- Comment, comment, mon petit pere! repliqua la femme du commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la meme chair et le meme esprit? Ivan Kouzmitch, qu'est-ce que tu baguenaudes? Fourre-les a l'instant dans differents coins, au pain et a l'eau, pour que cette bete d'idee leur sorte de la tete. Et que le pere Garasim les mette a la penitence, pour qu'ils demandent pardon a Dieu et aux hommes." Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna etait extremement pale. Peu a peu la tempete se calma. La femme du capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous embrasser l'un l'autre. Palachka nous rapporta nos epees. Nous sortimes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous reconduisit. "Comment n'avez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colere, de nous denoncer au commandant apres m'avoir donne votre parole de n'en rien faire? -- Comme Dieu est saint, repondit-il, je n'ai rien dit a Ivan Kouzmitch; c'est Vassilissa Iegorovna qui m'a tout soutire. C'est elle qui a pris toutes les mesures necessaires a l'insu du commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!" Apres cette reponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec Chvabrine. "Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je. -- Certainement, repondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir." Et nous nous separames comme s'il ne se fut rien passe. De retour chez le commandant, je m'assis, selon mon habitude, pres de Marie Ivanovna; son pere n'etait pas a la maison; sa mere s'occupait du menage. Nous parlions a demi-voix. Marie Ivanovna me reprochait l'inquietude que lui avait causee ma querelle avec Chvabrine. "Le coeur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous alliez vous battre a l'epee. Comme les hommes sont etranges! pour une parole qu'ils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prets a s'entr'egorger et a sacrifier, non seulement leur vie, mais encore l'honneur et le bonheur de ceux qui... Mais je suis sure que ce n'est pas vous qui avez commence la querelle: c'est Alexei Ivanitch qui a ete l'agresseur. -- Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna? -- Mais parce que..., parce qu'il est si moqueur! Je n'aime pas Alexei Ivanitch, il m'est meme desagreable, et cependant je n'aurais pas voulu ne pas lui plaire, cela m'aurait fort inquietee. -- Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?" Marie Ivanovna se troubla et rougit: "Il me semble, dit-elle enfin, il me semble que je lui plais. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'il m'a fait des propositions de mariage. -- Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela? -- L'an passe, deux mois avant votre arrivee, -- Et vous n'avez pas consenti? -- Comme vous voyez. Alexei Ivanitch est certainement un homme d'esprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, a la seule idee qu'il faudrait, sous la couronne, l'embrasser devant tous les assistants... Non, non, pour rien au monde." Les paroles de Marie Ivanovna m'ouvrirent les yeux et m'expliquerent beaucoup de choses. Je compris la persistance que mettait Chvabrine a la poursuivre. Il avait probablement remarque notre inclination mutuelle, et s'efforcait de nous detourner l'un de l'autre. Les paroles qui avaient provoque notre querelle me semblerent d'autant plus infames, quand, au lieu d'une grossiere et indecente plaisanterie, j'y vis une calomnie calculee. L'envie de punir le menteur effronte devint encore plus forte en moi, et j'attendais avec impatience le moment favorable. Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j'etais occupe a composer une elegie, et que je mordais ma plume dans l'attente d'une rime, Chvabrine frappa sous ma fenetre. Je posai la plume, je pris mon epee, et sortis de la maison. "Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous observe plus. Allons au bord de la riviere; la personne ne nous empechera." Nous partimes en silence, et, apres avoir descendu un sentier escarpe, nous nous arretames sur le bord de l'eau, et nos epees se croiserent. Chvabrine etait plus adroit que moi dans les armes; mais j'etais plus fort et plus hardi; et M. Beaupre, qui avait ete entre autres choses soldat, m'avait donne quelques lecons d'escrime, dont je profitai. Chvabrine ne s'attendait nullement a trouver en moi un adversaire aussi dangereux. Pendant longtemps nous ne pumes nous faire aucun mal l'un a l'autre; mais enfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je l'attaquai vivement, et le fis presque entrer a reculons dans la riviere. Tout a coup j'entendis mon nom prononce a haute voix; je tournai rapidement la tete, et j'apercus Saveliitch qui courait a moi le long du sentier... Dans ce moment je sentis une forte piqure dans la poitrine, sous l'epaule droite, et je tombai sans connaissance. CHAPITRE V _LA CONVALESCENCE_ Quand je revins a moi, je restai quelque temps sans comprendre ni ce qui m'etait arrive, ni ou je me trouvais. J'etais couche sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Saveliitch se tenait devant moi, une lumiere a la main. Quelqu'un deroulait avec precaution les bandages qui entouraient mon epaule et ma poitrine. Peu a peu mes idees s'eclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que j'etais blesse. En cet instant, la porte gemit faiblement sur ses gonds: "Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit tressaillir. -- Toujours dans le meme etat, repondit Saveliitch avec un soupir; toujours sans connaissance. Voila deja plus de quatre jours." Je voulus me retourner, mais je n'en eus pas la force. "Ou suis-je? Qui est ici?" dis-je avec effort. Marie Ivanovna s'approcha de mon lit, et se pencha doucement sur moi. "Comment vous sentez-vous? me dit-elle. -- Bien, grace a Dieu, repondis-je d'une voix faible. C'est vous, Marie Ivanovna; dites-moi..." Je ne pus achever. Saveliitch poussa un cri, la joie se peignit sur son visage. "Il revient a lui, il revient a lui, repetait-il; graces te soient rendues, Seigneur! Mon pere Piotr Andreitch, m'as-tu fait assez peur? quatre jours! c'est facile a dire..." Marie Ivanovna l'interrompit. "Ne lui parle pas trop, Saveliitch, dit-elle: il est encore bien faible." Elle sortit et ferma la porte avec precaution. Je me sentais agite de pensees confuses. J'etais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus interroger Saveliitch; mais le vieillard hocha la tete et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mecontentement, et m'endormis bientot. En m'eveillant, j'appelai Saveliitch; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation delicieuse qui me penetra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en l'arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas..., et tout a coup je sentis sur ma joue l'impression humide et brulante de ses levres. Un feu rapide parcourut tout mon etre. "Chere bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez a mon bonheur." Elle reprit sa raison: "Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu otant sa main, tous etes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin de vous, ... ne fut-ce que pour moi." Apres ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur. Je me sentais revenir a la vie. Des cet instant je me sentis mieux d'heure en heure. C'etait le barbier du regiment qui me pansait, car il n'y avait pas d'autre medecin dans la forteresse; et grace a Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature haterent ma guerison. Toute la famille du commandant m'entourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la premiere occasion favorable pour continuer ma declaration interrompue, et, cette fois, Marie m'ecouta avec plus de patience. Elle me fit naivement l'aveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. "Mais pensez-y bien, me disait-elle; n'y aura-t-il pas d'obstacles de la part des votres?" Ce mot me fit reflechir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mere; mais, connaissant le caractere et la facon de penser de mon pere, je pressentais que mon amitie ne le toucherait pas extremement, et qu'il la traiterait de folie de jeunesse. Je l'avouai franchement a Marie Ivanovna; mais neanmoins je resolus d'ecrire a mon pere aussi eloquemment que possible pour lui demander sa benediction. Je montrai ma lettre a Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante qu'elle ne douta plus du succes, et s'abandonna aux sentiments de son coeur avec toute la confiance de la jeunesse. Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel: "Vois-tu bien, Piotr Andreitch, je devrais a la rigueur te mettre aux arrets; mais te voila deja puni sans cela. Pour Alexei Ivanich, il est enferme par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin a ble, et son epee est sous clef chez Vassilissa Iegorovna. Il aura le temps de reflechir a son aise et de se repentir." J'etais trop content pour garder dans mon coeur le moindre sentiment de rancune. Je me mis a prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit a lui rendre la liberte. Chvabrine vint me voir. Il temoigna un profond regret de tout ce qui etait arrive, avoua que toute la faute etait a lui, et me pria d'oublier le passe. Etant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon coeur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie l'irritation de la vanite blessee; je pardonnai donc genereusement a mon rival malheureux. Je fus bientot gueri completement, et pus retourner a mon logis. J'attendais avec impatience la reponse a ma lettre, n'osant pas esperer, mais tachant d'etouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne m'etais pas encore explique avec Vassilissa Iegorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les etonner: ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous etions assures d'avance de leur consentement. Enfin, un beau jour, Saveliitch entra chez moi, une lettre a la main. Je la pris en tremblant. L'adresse etait ecrite de la main de mon pere. Cette vue me prepara a quelque chose de grave, car, d'habitude, c'etait ma mere qui m'ecrivait, et lui ne faisait qu'ajouter quelques lignes a la fin. Longtemps je ne pus me decider a rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle: "A mon fils Piotr Andreitch Grineff, gouvernement d'Orenbourg, forteresse de Belogorsk". Je tachais de decouvrir, a l'ecriture de mon pere, dans quelle disposition d'esprit il avait ecrit la lettre. Enfin je me decidai a decacheter, et des les premieres lignes je vis que toute l'affaire etait au diable. Voici le contenu de cette lettre: "Mon fils Piotr, nous avons recu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre benediction paternelle et notre consentement a ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff[37]. Et non seulement je n'ai pas l'intention de te donner ni ma benediction ni mon consentement, mais encore j'ai l'intention d'arriver jusqu'a toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garcon, malgre ton rang d'officier, parce que tu as prouve que tu n'es pas digne de porter l'epee qui t'a ete remise pour la defense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espece. Je vais ecrire a l'instant meme a Andre Carlovitch pour le prier de te transferer de la forteresse de Belogorsk dans quelque endroit encore plus eloigne afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mere est tombee malade de douleur, et maintenant encore elle est alitee. Qu'adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu'il te corrige, quoique je n'ose pas avoir confiance en sa bonte. "Ton pere, "A. G." La lecture de cette lettre eveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon pere ne m'avait pas menagees me blessaient profondement; le dedain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malseant; enfin l'idee d'etre renvoye hors de la forteresse de Belogorsk m'epouvantait. Mais j'etais surtout chagrine de la maladie de ma mere. J'etais indigne contre Saveliitch, ne doutant pas que ce ne fut lui qui avait fait connaitre mon duel a mes parents. Apres avoir marche quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je m'arretai brusquement devant lui, et lui dis avec colere: "Il parait qu'il ne t'a pas suffi que, grace a toi, j'aie ete blesse et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mere". Saveliitch resta immobile comme si la foudre l'avait frappe. "Aie pitie de moi, seigneur, s'ecria-t-il presque en sanglotant; qu'est-ce que tu daignes me dire? C'est moi qui suis la cause que tu as ete blesse? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l'epee d'Alexei Ivanitch. La vieillesse maudite m'en a seule empeche. Qu'ai-je donc fait a ta mere? -- Ce que tu as fait? repondis-je. Qui est-ce qui t'a charge d'ecrire une denonciation contre moi? Est-ce qu'on t'a mis a mon service pour etre mon espion? -- Moi, ecrire une denonciation! repondit Saveliitch tout en larmes. O Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que m'ecrit le maitre, et tu verras si je te denoncais." En meme temps il tira de sa poche une lettre qu'il me presenta, et je lus ce qui suit: "Honte a toi, vieux chien, de ce que tu ne m'as rien ecrit de mon fils Piotr Andreitch, malgre mes ordres severes, et de ce que ce soient des etrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volonte de tes seigneurs? Je t'enverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir cache la verite et pour ta condescendance envers le jeune homme. A la reception de cette lettre, je t'ordonne de m'informer immediatement de l'etat de sa sante, qui, a ce qu'on me mande, s'ameliore, et de me designer precisement l'endroit ou il a ete frappe, et s'il a ete bien gueri." Evidemment Saveliitch n'avait pas en le moindre tort, et c'etait moi qui l'avais offense par mes soupcons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard etait inconsolable. "Voila jusqu'ou j'ai vecu! repetait-il; voila quelles graces j'ai meritees de mes seigneurs pour tous mes longs services! je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure! Non, mon pere Piotr Andreitch, ce n'est pas moi qui suis fautif, c'est le maudit _moussie;_ c'est lui qui t'a appris a pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si a force de pousser et de frapper on pouvait se garer d'un mauvais homme! C'etait bien necessaire de depenser de l'argent a louer le _moussie_!" Mais qui donc s'etait donne la peine de denoncer ma conduite a mon pere? Le general? il ne semblait pas s'occuper beaucoup de moi; et puis, Ivan Kouzmitch n'avait pas cru necessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupcons s'arretaient sur Chvabrine: lui seul trouvait un avantage dans cette denonciation, dont la suite pouvait etre mon eloignement de la forteresse et ma separation d'avec la famille du commandant. J'allai tout raconter a Marie Ivanovna: elle venait a ma rencontre sur le perron. "Que vous est-il arrive? me dit-elle; comme vous etes pale! -- Tout est fini", lui repondis-je, en lui remettant la lettre de mon pere. Ce fut a son tour de palir. Apres avoir lu, elle me rendit la lettre, et me dit d'une voix emue: "Ce n'a pas ete mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonte de Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il n'y a rien a faire, Piotr Andreitch; soyez heureux, vous au moins. -- Cela ne sera pas, m'ecriai-je, en la saisissant par la main. Tu m'aimes, je suis pret a tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels; ils nous donneront, eux, leur benediction, nous nous marierons; et puis, avec le temps, j'en suis sur, nous parviendrons a flechir mon pere. Ma mere intercedera pour nous, il me pardonnera. -- Non, Piotr Andreitch, repondit Marie: je ne t'epouserai pas sans la benediction de tes parents. Sans leur benediction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous a la volonte de Dieu. Si tu rencontres une autre fiancee, si tu l'aimes, que Dieu soit avec toi[38]. Piotr Andreitch, moi, je prierai pour vous deux." Elle se mit a pleurer et se retira. J'avais l'intention de la suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors d'etat de me posseder et je rentrai a la maison. J'etais assis, plonge dans une melancolie profonde, lorsque Saveliitch vint tout a coup interrompre mes reflexions. "Voila, seigneur, dit-il en me presentant une feuille de papier toute couverte d'ecriture; regarde si je suis un espion de mon maitre et si je tache de brouiller le pere avec le fils." Je pris de sa main ce papier; c'etait la reponse de Saveliitch a la lettre qu'il avait recue. La voici mot pour mot: "Seigneur Andre Petrovitch, notre gracieux pere, j'ai recu votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te facher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes maitres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidele, j'obeis aux ordres de mes maitres; et je vous ai toujours servi avec zele jusqu'a mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien ecrit de la blessure de Piotr Andreitch, pour ne pas vous effrayer sans raison; et voila que nous entendons que notre maitresse, notre mere, Avdotia Vassilievna, est malade de peur; et je m'en vais prier Dieu pour sa sante. Et Piotr Andreitch a ete blesse dans la poitrine, sons l'epaule droite, sous une cote, a la profondeur d'un _verchok_ et demi[39], et il a ete couche dans la maison du commandant, ou nous l'avons apporte du rivage: et c'est le barbier d'ici, Stepan Paramonoff, qui l'a traite; et maintenant Piotr Andreitch, grace a Dieu, se porte bien; et il n'y a rien que du bien a dire de lui: ses chefs, a ce qu'on dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iegorovna le traite comme son propre fils; et qu'une pareille _occasion_ lui soit arrivee, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez ecrire que vous m'enverrez garder les cochons; que ce soit votre volonte de seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu'a terre. "Votre fidele esclave, "Arkhip Savelieff." Je ne pus m'empecher de sourire plusieurs fois pendant la lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en etat d'ecrire a mon pere, et, pour calmer ma mere, la lettre de Saveliitch me semblait suffisante. De ce jour ma situation changea; Marie Ivanovna ne me parlait presque plus et tachait meme de m'eviter. La maison du commandant me devint insupportable; je m'habituai peu a peu a rester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iegorovna me fit des reproches; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service l'exigeait. Je n'avais que de tres rares entrevues avec Chvabrine, qui m'etait devenu d'autant plus antipathique que je croyais decouvrir en lui une inimitie secrete, ce qui me confirmait davantage dans mes soupcons. La vie me devint a charge. Je m'abandonnai a une noire melancolie, qu'alimentaient encore la solitude et l'inaction. Je perdis toute espece de gout pour la lecture et les lettres. Je me laissais completement abattre et je craignais de devenir fou, lorsque des evenements soudains, qui eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner a mon ame un ebranlement profond et salutaire. CHAPITRE VI _POUGATCHEFF_ Avant d'entamer le recit des evenements etranges dont je fus le temoin, je dois dire quelques mots sur la situation ou se trouvait le gouvernement d'Orenbourg vers la fin de l'annee 1773. Cette riche et vaste province etait habitee par une foule de peuplades a demi sauvages, qui venaient recemment de reconnaitre la souverainete des tsars russes. Leurs revoltes continuelles, leur impatience de toute loi et de la vie civilisee, leur inconstance et leur cruaute demandaient, de la part du gouvernement, une surveillance constante pour les reduire a l'obeissance. On avait eleve des forteresses dans les lieux favorables, et dans la plupart on avait etabli a demeure fixe des Cosaques, anciens possesseurs des rives du Iaik. Mais ces Cosaques eux-memes, qui auraient du garantir le calme et la securite de ces contrees, etaient devenus depuis quelque temps des sujets inquiet et dangereux pour le gouvernement imperial. En 1772, une emeute survint dans leur principale bourgade. Cette emeute fut causee par les mesures severes qu'avait prises le general Tranbenberg pour ramener l'armee a l'obeissance. Elles n'eurent d'autre resultat que le meurtre barbare de Tranbenberg, l'elevation de nouveaux chefs, et finalement la repression de l'emeute a force de mitraille et de cruels chatiments. Cela s'etait passe peu de temps avant mon arrivee dans la forteresse de Belogorsk. Alors tout etait ou paraissait tranquille. Mais l'autorite avait trop facilement prete foi au feint repentir des revoltes, qui couvaient leur haine en silence, et n'attendaient qu'une occasion propice pour recommencer la lutte. Je reviens a mon recit. Un soir (c'etait au commencement d'octobre 1773), j'etais seul a la maison, a ecouter le sifflement du vent d'automne et a regarder les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint m'appeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis a l'instant meme. J'y trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch et l'_ouriadnik_ des Cosaques. Il n'y avait dans la chambre ni la femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour d'un air preoccupe. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors _l'ouriadnik_, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et nous dit: "Messieurs les officiers, une nouvelle importante! ecoutez ce qu'ecrit le general." Il mit ses lunettes et lut ce qui suit: _"A monsieur le commandant de la forteresse de Belogorsk, capitaine Mironoff_ (secret). "Je vous informe par la presente que le fuyard et schismatique Cosaque du Don Iemeliane Pougatcheff, apres s'etre rendu coupable de l'impardonnable insolence d'usurper le nom du defunt empereur Pierre III, a reuni une troupe de brigands, suscite des troubles dans les villages du Iaik, et pris et meme detruit plusieurs forteresses, en commettant partout des brigandages et des assassinats. En consequence, des la reception de la presente, vous aurez, monsieur le capitaine, a aviser aux mesures qu'il faut prendre pour repousser le susdit scelerat et usurpateur, et, s'il est possible, pour l'exterminer entierement dans le cas ou il tournerait ses armes contre la forteresse confiee a vos soins." "Prendre les mesures necessaires, dit le commandant en otant ses lunettes et en pliant le papier; vois-tu bien! c'est facile a dire. Le scelerat semble fort, et nous n'avons que cent trente hommes, meme en ajoutant les Cosaques, sur lesquels il n'y a pas trop a compter, soit dit sans te faire un reproche, Maximitch." L'_ouriadnik_ sourit. "Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers; soyez ponctuels; placez des sentinelles, etablissez des rondes de nuit; dans le cas d'une attaque, fermez les portes et faites sortir les soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tes Casaques. Il faut aussi examiner le canon et le bien nettoyer, et surtout garder le secret; que personne dans la forteresse ne sache rien avant le temps." Apres avoir ainsi distribue ses ordres, Ivan Kouzmitch nous congedia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce que nous venions d'entendre. "Qu'en crois-tu? comment finira tout cela? lui demandai-je. -- Dieu le sait, repondit-il, nous verrons; jusqu'a present je ne vois rien de grave. Si cependant..." Alors il se mit a rever en sifflant avec distraction un air francais. Malgre toutes nos precautions, la nouvelle de l'apparition de Pougatcheff se repandit dans la forteresse. Quel que fut le respect d'Ivan Kouzmitch pour son epouse, il ne lui aurait revele pour rien au monde un secret confie comme affaire de service. Apres avoir recu la lettre du general, il s'etait assez adroitement debarrasse de Vassilissa Iegorovna, en lui disant que le pere Garasim avait recu d'Orenbourg des nouvelles extraordinaires qu'il gardait dans le mystere le plus profond. Vassilissa Iegorovna prit a l'instant meme le desir d'aller rendre visite a la femme du pope, et, d'apres le conseil d'Ivan Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur qu'elle ne la laissat s'ennuyer toute seule. Reste maitre du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya chercher sur- le-champ, et prit soin d'enfermer Palachka dans la cuisine, pour qu'elle ne put nous epier. Vassilissa Iegorovna revint a la maison sans avoir rien pu.tirer de la femme du pope; elle apprit en rentrant que, pendant son absence, un conseil de guerre s'etait assemble chez Ivan Kouzmitch, et que Palachka avait ete enfermee sous clef. Elle se douta que son mari l'avait trompee, et se mit a l'accabler de questions. Mais Ivan Kouzmitch etait prepare a cette attaque; il ne se troubla pas le moins du monde, et repondit bravement a sa curieuse moitie: "Vois-tu bien, ma petite mere, les femmes du pays se sont mis en tete d'allumer du feu avec de la paille: et comme cela peut etre cause d'un malheur, j'ai rassemble mes officiers et je leur ai donne l'ordre de veiller a ce que les femmes ne fassent pas de feu avec de la paille, mais bien avec des fagots et des broussailles. -- Et qu'avais-tu besoin d'enfermer Palachka? lui demanda sa femme; pourquoi la pauvre fille est-elle restee dans la cuisine jusqu'a notre retour?" Ivan Kouzmitch ne s'etait pas prepare a une semblable question: il balbutia quelques mots incoherents. Vassilissa Iegorovna s'apercut aussitot de la perfidie de son mari; mais, sure qu'elle n'obtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa ses questions et parla des concombres sales d'Akoulina Pamphilovna savait preparer d'une facon superieure. De toute la nuit, Vassilissa Iegorovna ne put fermer l'oeil, n'imaginant pas ce que son mari avait en tete qu'elle ne put savoir. Le lendemain, au retour de la messe, elle apercut Ivan Ignatiitch occupe a oter du canon des guenilles, de petites pierres, des morceaux de bois, des osselets et toutes sortes d'ordures que les petits garcons y avaient fourrees. "Que peuvent signifier ces preparatifs guerriers? pensa la femme du commandant. Est-ce qu'on craindrait une attaque de la part des Kirghises? mais serait-il possible qu'Ivan Kouzmitch me cachat une pareille misere?" Elle appela Ivan Ignatiitch avec la ferme resolution de savoir de lui le secret qui tourmentait sa curiosite de femme. Vassilissa Iegorovna debuta par lui faire quelques remarques sur des objets de menage, comme un juge qui commence un interrogatoire par des questions etrangeres a l'affaire pour rassurer et endormir la prudence de l'accuse. Puis, apres un silence de quelques instants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la tete: "Oh! mon Dieu, Seigneur! voyez quelle nouvelle! Qu'adviendra-t-il de tout cela? -- Eh! ma petite mere, repondit Ivan Ignatiitch, le Seigneur est misericordieux; nous avons assez de soldats, beaucoup de poudre; j'ai nettoye le canon. Peut-etre bien repousserons-nous ce Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, le loup ne mangera personne ici. -- Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff?" demanda la femme du commandant. Ivan Ignatiitch vit bien qu'il avait trop parle, et se mordit la langue. Mais il etait trop tard, Vassilissa Iegorovna le contraignit a lui tout raconter, apres avoir engage sa parole qu'elle ne dirait rien a personne. Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien a personne, si ce n'est a la femme du pope, et cela par l'unique raison que la vache de cette bonne dame, etant encore dans la steppe, pouvait etre enlevee par les brigands. Bientot tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits qui couraient sur son compte etaient fort divers. Le commandant envoya l'_ouriadnik_ avec mission de bien s'enquerir de tout dans les villages voisins. L'_ouriadnik_ revint apres une absence de deux jours, et declara qu'il avait dans la steppe, a soixante verstes de la forteresse, une grande quantite de feux, et qu'il avait oui dire aux Bachkirs qu'une force innombrable s'avancait. Il ne pouvait rien dire de plus precis, ayant craint de s'aventurer davantage. On commenca bientot a remarquer une grande agitation parmi les Cosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils s'assemblaient par petits groupes, parlaient entre eux a voix basse, et se dispersaient des qu'ils apercevaient un dragon ou tout autre soldat russe. On les fit espionner: Ioulai, Kalmouk baptise, fit au commandant une revelation tres grave. Selon lui, l'_ouriadnik_ aurait fait de faux rapports; a son retour, le perfide Cosaque aurait dit a ses camarades qu'il s'etait avance jusque chez les revoltes, qu'il avait ete presente a leur chef, et que ce chef, lui ayant donne sa main a baiser, s'etait longuement entretenu avec lui. Le commandant fit aussitot mettre l'_ouriadnik_ aux arrets, et designa Ioulai pour le remplacer. Ce changement fut accueilli par les Cosaques avec un mecontentement visible. Ils murmuraient a haute voix, et Ivan Ignatiitch, l'executeur de l'ordre du commandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire assez clairement: "Attends, attends, rat de garnison!" Le commandant avait eu l'intention d'interroger son prisonnier le meme jour; mais l'_ouriadnik_ s'etait echappe, sans doute avec l'aide de ses complices. Un nouvel evenement vint accroitre l'inquietude du capitaine. On saisit un Bachkir porteur de lettres seditieuses. A cette occasion, le commandant prit le parti d'assembler derechef ses officiers, et pour cela il voulut encore eloigner sa femme sous un pretexte specieux. Mais comme Ivan Kouzmitch etait le plus adroit et le plus sincere des hommes, il ne trouva pas d'autre moyen que celui qu'il avait deja employe une premiere fois. "Vois-tu bien, Vassilissa Iegorovna, lui dit-il en toussant a plusieurs reprises, le pere Garasim a, dit-on, recu de la ville... -- Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme; tu veux encore rassembler un conseil de guerre et parler sans moi de Iemeliane Pougatcheff; mais tu ne me tromperas pas cette fois." Ivan Kouzmitch ecarquilla les yeux: "Eh bien, ma petite mere, dit- il, si tu sais tout, reste, il n'y a rien a faire; nous parlerons devant toi. -- Bien, bien, mon petit pere, repondit-elle, ce n'est pas a toi de faire le fin. Envoie chercher les officiers." Nous nous assemblames de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut, devant sa femme, la proclamation de Pougatcheff, redigee par quelque Cosaque a demi lettre. Le brigand nous declarait son intention de marcher immediatement sur notre forteresse, invitant les Cosaques et les soldats a se reunir a lui, et conseillait aux chefs de ne pas resister, les menacant en ce cas du dernier supplice. La proclamation etait ecrite en termes grossiers, mais energiques, et devait produire une grande impression sur les esprits des gens simples, "Quel coquin! s'ecria la femme du commandant. Voyez ce qu'il ose nous proposer! de sortir a sa rencontre et de deposer a ses pieds nos drapeaux! Ah! le fils de chien! il ne sait donc pas que nous sommes depuis quarante ans au service, et que, Dieu merci, nous en avons vu de toutes sortes! Est-il possible qu'il se soit trouve des commandants assez laches pour obeir a ce bandit! -- Ca ne devrait pas etre, repondit Ivan Kouzmitch; cependant on dit que le scelerat s'est deja empare de plusieurs forteresses. -- Il parait qu'il est fort, en effet, observa Chvabrine. -- Nous allons savoir a l'instant sa force reelle, reprit le commandant; Vassilissa Iegorovna, donne-moi la clef du grenier. Ivan Ignatiitch, amene le Bachkir, et dis a Ioulai d'apporter des verges. -- Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en se levant de son siege; laisse-moi emmener Macha hors de la maison. Sans cela elle entendrait, les cris, et ca lui ferait peur. Et moi, pour dire la verite, je ne suis pas tres curieuse de pareilles investigations. Au plaisir de vous revoir..." La torture etait alors tellement enracinee dans les habitudes de la justice, que l'ukase bienfaisant[40] qui en avait prescrit l'abolition resta longtemps sans effet. On croyait que l'aveu de l'accuse etait indispensable a la condamnation, idee non seulement deraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matiere juridique; car, si le deni de l'accuse ne s'accepte pas comme preuve de son innocence, l'aveu qu'on lui arrache doit moins encore servir de preuve de sa culpabilite. A present meme, il m'arrive encore d'entendre de vieux juges regretter l'abolition de cette coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait de la necessite de la torture, ni les juges, ni les accuses eux- memes. C'est pourquoi l'ordre du commandant n'etonna et n'emut aucun de nous. Ivan Ignatiitch s'en alla chercher le Bachkir, qui etait tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu d'instants apres, on l'amena dans l'antichambre. Le commandant ordonna qu'on l'introduisit en sa presence. Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds des entraves en bois. Il ota son haut bonnet et s'arreta pres de la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais je n'oublierai cet homme: il paraissait age de soixante et dix ans au moins, et n'avait ni nez, ni oreilles. Sa tete etait rasee; quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il etait de petite taille, maigre, courbe; mais ses yeux a la tatare brillaient encore. "Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut a ces terribles indices un des revoltes punis en 1741, tu es un vieux loup, a ce que je vois; tu as deja ete pris dans nos pieges. Ce n'est pas la premiere fois que tu te revoltes, puisque ta tete est si bien rabotee. Approche-toi, et dis qui t'a envoye." Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air de complete imbecillite. "Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que tu ne comprends pas le russe? Ioulai, demande-lui en votre langue qui l'a envoye, dans notre forteresse." Ioulai repeta en langue tatare la question d'Ivan Kouzmitch. Mais le Bachkir le regarda avec la meme expression, et sans repondre un mot. "Iachki[41]! s'ecria le commandant; je te ferai parler. Voyons, otez-lui sa robe de chambre rayee, sa robe de fou, et mouchetez- lui les epaules. Voyons, Ioulai, houspille-le comme il faut." Deux invalides commencerent a deshabiller le Bachkir. Une vive inquietude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit a regarder de tous cotes comme un pauvre petit animal pris par des enfants. Mais lorsqu'un des invalides lui saisit les mains pour les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses epaules en se courbant, lorsque Ioulai prit les verges et leva la main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gemissement faible et puissant, et, relevant la tete, ouvrit la bouche, ou, au lieu de langue, s'agitait un court troncon. Nous fumes tous frappes d'horreur. "Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien tirer de lui. Ioulai, ramene le Bachkir au grenier; et nous, messieurs, nous avons encore a causer." Nous continuions a debattre notre position, lorsque Vassilissa Iegorovna se precipita dans la chambre, toute haletante, et avec un air effare. "Que t'est-il arrive? demanda le commandant surpris. -- Malheur! malheur! repondit Vassilissa Iegorovna: le fort de Nijneosern a ete pris ce matin; le garcon du pere Garasim vient de revenir. Il a vu comment on l'a pris. Le commandant et tous les officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers; les scelerats vont venir ici." Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde; le commandant de la forteresse de Nijneosern, jeune homme doux et modeste, m'etait connu. Deux mois auparavant il avait passe, venant d'Orenbourg avec sa jeune femme, et s'etait arrete chez Ivan Kouzmitch. La Nijneosernia n'etait situee qu'a vingt-cinq verstes de notre fort. D'heure en heure il fallait nous attendre a une attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se presenta vivement a mon imagination, et le coeur me manquait en y pensant. "Ecoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoir est de defendre la forteresse jusqu'au dernier soupir, cela s'entend. Mais il faut songer a la surete des femmes. Envoyez-les a Orenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans une forteresse plus eloignee et plus sure, ou les scelerat n'aient pas encore eu le temps de penetrer." Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme: "Vois-tu bien! ma mere; en effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelque part plus loin, jusqu'a ce que nous ayons reduit les rebelles? -- Quelle folie! repondit la commandante. Ou est la forteresse que les balles n'aient pas atteinte? En quoi la Belogorskaia n'est- elle pas sure? Grace a Dieu, voici plus de vingt et un ans que nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs et les Kirghises; peut- etre y lasserons-nous Pougatcheff! -- Eh bien, ma petite mere, repliqua Ivan Kouzmitch, reste si tu peux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais que faut- il faire de Macha? C'est bien si nous le lassons, ou s'il nous arrive un secours. Mais si les brigands prennent la forteresse?... -- Eh bien! alors..." Mais ici Vassilissa Iegorovna ne put que begayer et se tut, etouffee par l'emotion. "Non, Vassilissa Iegorovna, reprit la commandant, qui remarqua que ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme, peut-etre pour la premiere fois de sa vie; il ne convient pas que Macha reste ici. Envoyons-la a Orenbourg chez sa marraine. La il y a assez de soldats et de canons, et les murailles sont en pierre. Et meme a toi j'aurais conseille de t'en aller aussi la-bas; car, bien que tu sois vieille, pense a ce qui t'arrivera si la forteresse est prise d'assaut. -- C'est bien, c'est bien, dit la commandante, nous renverrons Macha; mais ne t'avise pas de me prier de partir, je n'en ferais rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieilles annees, de me separer de toi, et d'aller chercher un tombeau solitaire en pays etranger. Nous avons vecu ensemble, nous mourrons ensemble. -- Et tu as raison, dit le commandant. Voyons, il n'y a pas de temps a perdre. Va equiper Macha pour la route; demain nous la ferons partir a la pointe du jour, et nous lui donnerons meme un convoi, quoique, a vrai dire, nous n'ayons pas ici de gens superflus. Mais ou donc est-elle? -- Chez Akoulina Pamphilovna, repondit la commandante; elle s'est trouvee mal en apprenant la prise de Nijneosern! je crains qu'elle ne tombe malade. O Dieu Seigneur! jusqu'ou avons-nous vecu?" Vassilissa Iegorovna alla faire les apprets du depart de sa fille. L'entretien chez le commandant continua encore; mais je n'y pris plus aucune part. Marie Ivanovna reparut pour le souper, pale et les yeux rougis. Nous soupames en silence, et nous nous levames de table plus tot que d'ordinaire. Chacun de nous regagna son logis apres avoir dit adieu a toute la famille. J'avais oublie mon epee et revins la prendre; je trouvais Marie sous la porte; elle me la presenta. "Adieu, Piotr Andreitch, me dit-elle en pleurant; on m'envoie a Orenbourg. Soyez bien portant et heureux. Peut-etre que Dieu permettra que nous nous revoyions; si non..." Elle se mit a sangloter. "Adieu, lui dis-je, adieu, ma chere Marie! Quoi qu'il m'arrive, sois sure que ma derniere pensee et ma derniere priere seront pour toi." Macha continuait a pleurer. Je sortis precipitamment. CHAPITRE VII _L'ASSAUT_ De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai meme pas mes habits. J'avais eu l'intention de gagner de grand matin la porte de la forteresse par ou Marie Ivanovna devait partir, pour lui dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet. L'agitation de mon ame me semblait moins penible que la noire melancolie ou j'etais plonge precedemment. Au chagrin de la separation se melaient en moi des esperances vagues mais douces, l'attente impatiente des dangers et le sentiment d'une noble ambition. La nuit passa vite. J'allais sortir, quand ma porte s'ouvrit, et le caporal entra pour m'annoncer que nos Cosaques avaient quitte pendant la nuit la forteresse, emmenant de force avec eux Ioulai, et qu'autour de nos remparts chevauchaient des gens inconnus. L'idee que Marie Ivanovna n'avait pu s'eloigner me glaca de terreur. Je donnai a la hate quelques instructions au caporal, et courus chez le commandant. Il commencait a faire jour. Je descendais rapidement la rue, lorsque je m'entendis appeler par quelqu'un. Je m'arretai. "Ou allez-vous? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch en me rattrapant; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et m'envoie vous chercher. Le Pougatch[42] est arrive. -- Marie Ivanovna est-elle partie? demandai-je avec un tremblement interieur. -- Elle n'en a pas eu le temps, repondit Ivan Ignatiitch, la route d'Orenbourg est coupee, la forteresse entouree. Cela va mal, Piotr Andreitch." Nous nous rendimes sur le rempart, petite hauteur formee par la nature et fortifiee d'une palissade. La garnison s'y trouvait sous les armes. On y avait traine le canon des la veille. Le commandant marchait de long en large devant sa petite troupe; l'approche du danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire. Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une vingtaine de cavaliers qui semblaient etre des Cosaques; mais parmi eux se trouvaient quelques Bachkirs, qu'il etait facile de reconnaitre a leurs bonnets et a leurs carquois. Le commandant parcourait les rangs de la petite armee, en disant aux soldats: "Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourd'hui pour notre mere l'imperatrice, et faisons voir a tout le monde que nous sommes des gens braves, fideles a nos serments." Les soldats temoignerent a grands cris de leur bonne volonte. Chvabrine se tenait pres de moi, examinant l'ennemi avec attention. Les gens qu'on apercevait dans la steppe, voyant sans doute quelques mouvements dans le fort, se reunirent en groupe et parlerent entre eux. Le commandant ordonna a Ivan Ignatiitch de pointer sur eux le canon, et approcha lui-meme la meche. Le boulet passa en sifflant sur leurs tetes sans leur faire aucun mal. Les cavaliers se disperserent aussitot, en partant au galop, et la steppe devint deserte. En ce moment, parut sur le rempart Vassilissa Iegorovna, suivie de Marie qui n'avait pas voulu la quitter. "Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille? ou est l'ennemi? -- L'ennemi n'est pas loin, repondit Ivan Kouzmitch; mais, si Dieu le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur? -- Non, papa, repondit Marie; j'ai plus peur seule a la maison." Elle me jeta un regard, en s'efforcant de sourire. Je serrai vivement la garde de mon epee, en me rappelant que je l'avais recue la veille de ses mains, comme pour sa defense. Mon coeur brulait dans ma poitrine; je me croyais son chevalier; j'avais soif de lui prouver que j'etais digne de sa confiance, et j'attendais impatiemment le moment decisif. Tout a coup, debouchant d'une hauteur qui se trouvait a huit verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes d'hommes a cheval, et bientot toute la steppe se couvrit de gens armes de lances et de fleches. Parmi eux, vetu d'un cafetan rouge et le sabre a la main, se distinguait un homme monte sur un cheval blanc. C'etait Pougatcheff lui-meme. Il s'arreta, fut entoure, et bientot, probablement d'apres ses ordres, quatre hommes sortirent de la foule, et s'approcherent au grand galop jusqu'au rempart. Nous reconnumes en eux quelques-uns de nos traitres. L'un d'eux elevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet; un autre portait au bout de sa pique la tete de Ioulai, qu'il nous lanca par-dessus la palissade. La tete du pauvre Kaimouk roula aux pieds du commandant. Les traitres nous criaient: "Ne tirez pas: sortez pour recevoir le tsar; le tsar est ici. -- Enfants, feu!" s'ecria le capitaine pour toute reponse. Les soldats firent une decharge. Le Cosaque qui tenait la lettre vacilla et tomba de cheval; les autres s'enfuirent a toute bride. Je jetai un coup d'oeil sur Marie Ivanovna. Glacee de terreur a la vue de la tete de Ioulai, etourdie du bruit de la decharge, elle semblait inanimee. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna d'aller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut a voix basse et la dechira en morceaux. Cependant on voyait les revoltes se preparer a une attaque. Bientot les balles sifflerent a nos oreilles, et quelques fleches vinrent s'enfoncer autour de nous dans la terre et dans les pieux de la palissade. "Vassilissa Iegorovna, dit le commandant, les femmes n'ont rien a faire ici. Emmene Macha; tu vois bien que cette fille est plus morte que vive." Vassilissa Iegorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un regard sur la steppe, ou l'on voyait de grands mouvements parmi la foule, et dit a son mari: "Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la mort; benis Macha; Macha, approche de ton pere." Pale et tremblante, Marie s'approcha d'Ivan Kouzmitch, se mit a genoux et le salua jusqu'a terre. Le vieux commandant fit sur elle trois fois le signe de la croix, puis la releva, l'embrassa, et lui dit d'une voix alteree par l'emotion: "Eh bien, Macha, sois heureuse; prie Dieu, il ne t'abandonnera pas. S'il se trouve un honnete homme, que Dieu vous donne a tous deux amour et raison. Vivez ensemble comme nous avons vecu ma femme et moi. Eh bien, adieu, Macha. Vassilissa Iegorovna, emmene-la donc plus vite." Marie se jeta a son cou, et se mit a sangloter. "Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch; pardonne-moi si je t'ai jamais fache. -- Adieu, adieu, ma petite mere, dit le commandant en embrassant sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en a la maison, et, si tu en as le temps, mets un _sarafan_[43] a Macha." La commandante s'eloigna avec sa fille. Je suivais Marie du regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tete. Ivan Kouzmitch revint a nous, et toute son attention fut tournee sur l'ennemi. Les rebelles se reunirent autour de leur chef et tout a coup mirent pied a terre precipitamment. "Tenez-vous bien, nous dit le commandant, c'est l'assaut qui commence." En ce moment meme retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient a toutes jambes sur la forteresse. Notre canon etait charge a mitraille. Le commandant les laissa venir a tres petite distance, et mit de nouveau le feu a sa piece. La mitraille frappa au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cesse, redoublerent de nouveau. "Maintenant, enfants! s'ecria le capitaine, ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant! Suivez-moi pour une sortie!" Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvames en un instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidee, n'avait pas bouge de place. "Que faites-vous donc, mes enfants? s'ecria Ivan Kouzmitch; s'il faut mourir, mourons; affaire de service!" En ce moment les rebelles se ruerent sur nous, et forcerent l'entree de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses armes. On m'avait renverse par terre; mais je me relevai et j'entrai pele-mele avec la foule dans la forteresse. Je vis le commandant blesse a la tete, et presse par une petite troupe de bandits qui lui demandaient les clefs. J'allais courir a son secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lierent avec leurs _kouchaks_[44] en criant: "Attendez, attendez ce qu'on va faire de vous, traitres au tsar!" On nous traina le long des rues. Les habitants sortaient de leurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout a coup des cris annoncerent que le tsar etait sur la place, attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la foule se jeta de ce cote, et nos gardiens nous y trainerent. Pougatcheff etait assis dans un fauteuil, sur le perron de la maison du commandant. Il etait vetu d'un elegant cafetan cosaque, brode sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orne de glands d'or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l'entouraient. Le pere Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix a la main, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les victimes amenees devant lui. Sur la place meme, on dressait a la hate une potence. Quand nous approchames, des Bachkirs ecarterent la foule, et l'on nous presenta a Pougatcheff. Le bruit des cloches cessa, et le plus profond silence s'etablit. "Qui est le commandant?" demanda l'usurpateur. Notre _ouriadnik_ sortit des groupes et designa Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le vieillard avec une expression terrible et lui dit: "Comment as-tu ose t'opposer a moi, a ton empereur?" Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernieres forces et repondit d'une voix ferme: "Tu n'es pas mon empereur: tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!" Pougatcheff fronca le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitot plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et l'entrainerent au gibet. A cheval sur la traverse, apparut le Bachkir defigure qu'on avait questionne la veille; il tenait une corde a la main, et je vis un instant apres le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en l'air. Alors on amena a Pougatcheff Ivan Ignatiitch. "Prete serment, lui dit Pougatcheff, a l'empereur Piotr Fedorovitch[45]. -- Tu n'es pas notre empereur, repondit le lieutenant en repetant les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un usurpateur." Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan Ignatiitch fut pendu aupres de son ancien chef. C'etait mon tour. Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m'appretant a repeter la reponse de mes genereux camarades. Alors, a ma surprise inexprimable, j'apercus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu le temps de se couper les cheveux en rond et d'endosser un cafetan de Cosaque. Il s'approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots a l'oreille. "Qu'on le pende!" dit Pougatcheff sans daigner me jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis a reciter a voix basse une priere, en offrant a Dieu un repentir sincere de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui etaient chers a mon coeur. On m'avait deja conduit sous le gibet. "Ne crains rien, ne crains rien!" me disaient les assassins, peut-etre pour me donner du courage. Tout a coup un cri se fit entendre: "Arretez, maudits". Les bourreaux s'arreterent. Je regarde... Saveliitch etait etendu aux pieds de Pougatcheff. "O mon propre pere, lui disait mon pauvre menin, qu'as-tu besoin de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on t'en donnera une bonne rancon; mais pour l'exemple et pour faire peur aux autres, ordonne qu'on me pende, moi, vieillard." Pougatcheff fit un signe; on me delia aussitot. "Notre pere te pardonne", me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que j'etais tres heureux de ma delivrance, mais je ne puis dire non plus que je la regrettais. Mes sens etaient trop troubles. On m'amena de nouveau devant l'usurpateur et l'on me fit agenouiller a ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: "Baise la main, baise la main!" criait-on autour de moi. Mais j'aurais prefere le plus atroce supplice a un si infame avilissement. "Mon pere Piotr Andreitch, me soufflait Saveliitch, qui se tenait derriere moi et me poussait du coude, ne fais pas l'obstine; qu'est-ce que cela te coute? Crache et baise la main du bri... Baise-lui la main." Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant: "Sa Seigneurie est, a ce qu'il parait, toute stupide de joie; relevez-le". On me releva, et je restai en liberte. Je regardai alors la continuation de l'infame comedie. Les habitants commencerent a preter le serment. Ils approchaient l'un apres l'autre, baisaient la croix et saluaient l'usurpateur. Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la compagnie, arme de ses grands ciseaux emousses, leur coupait les queues. Ils secouaient la tete et approchaient les levres de la main de Pougatcheff; celui-ci leur declara qu'ils etaient pardonnes et recus dans ses troupes. Tout cela dura pres de trois heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richement harnache. Deux Cosaques le prirent par les bras et l'aiderent a se mettre en selle. Il annonca au pere Garasim qu'il dinerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigands trainaient sur le perron Vassilissa Iegorovna, echevelee et demi-nue. L'un d'eux s'etait deja vetu de son mantelet; les autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les services a the et toutes sortes d'objets. "O mes peres, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grace; mes peres, mes peres, menez-moi a Ivan Kouzmitch." Soudain elle apercut le gibet et reconnut son mari. "Scelerats, s'ecria-t-elle hors d'elle-meme, qu'en avez-vous fait? O ma lumiere, Ivan Kouzmitch, hardi coeur de soldat; ni les baionnettes prussiennes ne t'ont touche, ni les balles turques; et tu as peri devant un vil condamne fuyard. -- Faites taire la vieille sorciere!" dit Pougatcheff. Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tete, et elle tomba morte au bas des degres du perron. Pougatcheff partit; tout le peuple se jeta sur ses pas. CHAPITRE VIII _LA VISITE INATTENDUE_ La place se trouva vide. Je me tenais au meme endroit, ne pouvant rassembler mes idees troublees par tant d'emotions terribles. Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus que toute autre chose. "Ou est-elle? qu'est-elle devenue? a-t-elle eu le temps de se cacher? sa retraite est-elle sure?" Rempli de ces pensees accablantes, j'entrai dans la maison du commandant. Tout y etait vide. Les chaises, les tables, les armoires etaient brulees, la vaisselle en pieces. Un affreux desordre regnait partout. Je montai rapidement le petit escalier qui conduisait a la chambre de Marie Ivanovna, ou j'allais entrer pour la premiere fois de ma vie. Son lit etait bouleverse, l'armoire ouverte et devalisee. Une lampe brulait encore devant le _Kivot_[46], vide egalement. On n'avait pas emporte non plus un petit miroir accroche entre la porte et la fenetre. Qu'etait devenue l'hotesse de cette simple et virginale cellule? Une idee terrible me traversait l'esprit. J'imaginai Marie dans les mains des brigands. Mon coeur se serra; je fondis en larmes et prononcai a haute voix le nom de mon amante. En ce moment, un leger bruit se fit entendre, et Palachka, toute pale, sortit de derriere l'armoire. "Ah!-Piotr Andreitch, dit-elle en joignant les mains, quelle journee! quelles horreurs! -- Marie Ivanovna? demandai-je avec impatience; que fait Marie Ivanovna? -- La demoiselle est en vie, repondit Palachka; elle est cachee chez Akoulina Pamphilovna. -- Chez la femme du pope! m'ecriai-je avec terreur. Grand Dieu! Pougatcheff est la!" Je me precipitai hors de la chambre, je descendis en deux sauts dans la rue, et, tout eperdu, me mis a courir vers la maison du pope. Elle retentissait de chansons, de cris et d'eclats de rire. Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka m'avait suivi. Je l'envoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Un moment apres, la femme du pope sortit dans l'antichambre, un flacon vide a la main. "Au nom du ciel, ou est Marie Ivanovna? demandai-je avec une agitation inexprimable. -- Elle est couchee, ma petite colombe, repondit la femme du pope, sur mon lit, derriere la cloison. Ah! Piotr Andreitch, un malheur etait bien pres d'arriver. Mais, grace a Dieu, tout s'est heureusement passe. Le scelerat s'etait a peine assis a table, que la pauvrette se mit a gemir. Je me sentis mourir de peur. Il l'entendit: "Qui est-ce qui gemit chez toi, vieille?" Je saluai le brigand jusqu'a terre: "Ma niece, tsar; elle est malade et alitee il y a plus d'une semaine. -- Et ta niece est jeune? -- Elle est jeune, tsar. -- Voyons, vieille, montre-moi ta niece." Je sentis le coeur me manquer; mais que pouvais-je faire? "Fort bien, tsar; mais la fille n'aura pas la force de se lever et de venir devant Ta Grace. -- Ce n'est rien, vieille; j'irai moi-meme la voir." Et, le croiras-tu? le maudit est alle derriere la cloison. Il tira le rideau, la regarda de ses yeux d'epervier, et rien de plus; Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous etions deja prepares, moi et le pere, a une mort de martyrs? Par bonheur, la petite colombe ne l'a pas reconnu. O Seigneur Dieu! quelles fetes nous arrivent! Pauvre Ivan Kouzmitch, qui l'aurait cru? Et Vassilissa Iegorovna, et Ivan Ignatiitch! Pourquoi celui-la? Et vous, comment vous a-t-on epargne? Et que direz-vous de Chvabrine, d'Alexei Ivanitch? Il s'est coupe les cheveux en rond, et le voila qui bamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quand j'ai parle de ma niece malade, croiras-tu qu'il m'a jete un regard comme s'il eut voulu me percer de son couteau? Cependant il ne nous a pas trahis. Graces lui soient rendues, au moins pour cela!" En ce moment retentirent a la fois les cris avines des convives et la voix du pere Garasim. Les convives demandaient du vin, et le pope appelait sa femme. "Retournez a la maison, Piotr Andreitch, me dit-elle tout en emoi. J'ai autre chose a faire qu'a jaser avec vous. Il vous arrivera malheur si vous leur tombez maintenant sous la main. Adieu, Piotr Andreitch; ce qui sera sera; peut-etre que Dieu daignera ne pas nous abandonner." La femme du pope rentra chez elle; un peu tranquillise, je retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les bottes aux pendus. Je retins avec peine l'explosion de ma colere, dont je sentais toute l'inutilite. Les brigands parcouraient la forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai a la maison. Saveliitch me rencontra sur le seuil. "Grace a Dieu, s'ecria-t-il en me voyant, je croyais que les scelerats t'avaient saisi de nouveau. Ah! mon pere Piotr Andreitch, le croiras-tu? les brigands nous ont tout pris: les habits, le linge, les effets, la vaisselle; ils n'ont rien laisse. Mais qu'importe? Graces soient rendues a Dieu de ce qu'ils ne t'ont pas au moins ote la vie! Mais as-tu reconnu, maitre, leur _ataman_[47]? -- Non, je ne l'ai pas reconnu; qui donc est-il? -- Comment, mon petit pere! tu as deja oublie l'ivrogne qui t'a escroque le _touloup_, le jour du chasse-neige, un _touloup_ de peau de lievre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes les coutures en l'endossant." Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon guide etait frappante en effet. Je finis par me persuader que Pougatcheff et lui etaient bien le meme homme, et je compris alors la grace qu'il m'avait faite. Je ne pus assez admirer l'etrange liaison des evenements. Un _touloup_ d'enfant, donne a un vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les cabarets assiegeait des forteresses et ebranlait l'empire. "Ne daigneras-tu pas manger? me dit Saveliitch qui etait fidele a ses habitudes. Il n'y a rien a la maison, il est vrai; mais je chercherai partout, et je te preparerai quelque chose." Reste seul, je me mis a reflechir. Qu'avais-je a faire? Ne pas quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre a sa troupe, etait indigne d'un officier. Le devoir voulait que j'allasse me presenter la ou je pouvais encore etre utile a ma patrie, dans les critiques circonstances ou elle se trouvait. Mais mon amour me conseillait avec non moins de force de rester aupres de Marie Ivanovna pour etre son protecteur et son champion. Quoique je previsse un changement prochain et inevitable dans la marche des choses, cependant je ne pouvais me defendre de trembler en me representant le danger de sa position. Mes reflexions furent interrompues par l'arrivee d'un Cosaque qui accourait m'annoncer que le grand tsar m'appelait aupres de lui. "Ou est-il? demandai-je en me preparant a obeir. -- Dans la maison du commandant, repondit le Cosaque. Apres diner notre pere est alle au bain; il repose maintenant. Ah! Votre Seigneurie, on voit bien que c'est un important personnage; il a daigne manger a diner deux cochons de lait rotis; et puis il est monte au plus haut du bain[48], ou il faisait si chaud que Tarass Kourotchine lui-meme n'a pu le supporter; il a passe le balai a Bikbaieff, et n'est revenu a lui qu'a force d'eau froide. Il faut en convenir, toutes ses manieres sont si majestueuses, ... et dans le bain, a ce qu'on dit, il a montre ses signes de tsar: sur l'un des seins, un aigle a deux tetes grand comme un _petak_[49]_, _et sur l'autre, sa propre figure." Je ne crus pas necessaire de contredire le Cosaque, et je le suivis dans la maison du commandant, tachant de me representer a l'avance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment elle finirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que je n'etais pas pleinement rassure. Il commencait a faire sombre quand j'arrivai a la maison du commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et terrible; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le perron, pres duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui m'avait amene entra pour annoncer mon arrivee; il revint aussitot, et m'introduisit dans cette chambre ou, la veille, j'avais dit adieu a Marie Ivanovna. Un tableau etrange s'offrit a mes regards. A une table couverte d'une nappe, et toute chargee de bouteilles et de verres, etait assis Pougatcheff, entoure d'une dizaine de chefs cosaques, en bonnets et en chemises de couleur, echauffes par le vin, avec des visages enflammes et des yeux etincelants. Je ne voyais point parmi eux les nouveaux affides, les traitres Chvabrine et l'_ouriadnik_. "Ah! ah! c'est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant. Soyez le bienvenu. Honneur a vous et place au banquet!" Les convives se serrerent; je m'assis en silence au bout de la table. Mon voisin, jeune Cosaque elance et de jolie figure, me versa une rasade d'eau-de-vie, a laquelle je ne touchai pas. J'etais occupe a considerer curieusement la reunion. Pougatcheff etait assis a la place d'honneur, accoude sur la table et appuyant sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage, reguliers et agreables, n'avaient aucune expression farouche. Il s'adressait souvent a un homme d'une cinquantaine d'annees, en l'appelant tantot comte, tantot Timofeitch, tantot mon oncle. Tous se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune deference bien marquee pour leur chef. Ils parlaient de l'assaut du matin, du succes de la revolte et de leurs prochaines operations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et c'est dans cet etrange conseil de guerre qu'on prit la resolution de marcher sur Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien pres d'etre couronne de succes. Le depart fut arrete pour le lendemain. Les convives burent encore chacun une rasade, se leverent de table, et prirent conge de Pougatcheff. Je voulais les suivre, mais Pougatcheff me dit: "Reste la, je veux te parler." Nous demeurames en tete-a-tete. Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff me regardait fixement, en clignant de temps en temps son oeil gauche avec une expression indefinissable de ruse et de moquerie. Enfin, il partit d'un long eclat de rire, et avec une gaiete si peu feinte, que moi-meme, en le regardant, je me mis a rire sans savoir pourquoi. "Eh bien! Votre Seigneurie, me dit-il; avoue-le, tu as eu peur quand mes garcons t'ont jete la corde au cou? je crois que le ciel t'a paru de la grandeur d'une peau de mouton. Et tu te serais balance sous la traverse sans ton domestique. J'ai reconnu a l'instant meme le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pense, Votre Seigneurie, que l'homme qui t'a conduit au gite dans la steppe etait le grand tsar lui-meme?" En disant ces mots, il prit un air grave et mysterieux. "Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t'ai fait grace pour ta vertu, et pour m'avoir rendu service quand j'etais force de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand j'aurai recouvre mon empire. Promets-tu de me servir avec zele?" La question du bandit et son impudence me semblerent si risibles que je ne pus reprimer un sourire. "Pourquoi ris-tu? me demanda-t-il en froncant le sourcil; est-ce que tu ne crois pas que je sois le grand tsar? reponds-moi franchement." Je me troublai. Reconnaitre un vagabond pour empereur, je n'en etais pas capable; cela me semblait une impardonnable lachete. L'appeler imposteur en face, c'etait me devouer a la mort; et le sacrifice auquel j'etais pret sous le gibet, en face de tout le peuple et dans la premiere chaleur de mon indignation, me paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savais que dire. Pougatcheff attendait ma reponse dans un silence farouche. Enfin (et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction de moi- meme) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblesse humaine. Je repondis a Pougatcheff: "Ecoute, je te dirai toute la verite. Je t'en fais juge. Puis-je reconnaitre en toi un tsar? tu es un homme d'esprit; tu verrais bien que je mens. -- Qui donc suis-je d'apres toi? -- Dieu le sait; mais, qui que tu sois, tu joues un jeu perilleux." Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond: "Tu ne crois donc pas que je sois l'empereur Pierre? Eh bien! soit. Est-ce qu'il n'y a pas de reussite pour les gens hardis? est-ce qu'anciennement Grichka Otrepieff[50] n'a pas regne! Pense de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas. Qu'est-ce que te fait l'un ou l'autre? Qui est pope est pere. Sers-moi fidelement et je ferai de toi un feld-marechal et un prince. Qu'en dis-tu? -- Non, repondis-je avec fermete; je suis gentilhomme; j'ai prete serment a Sa Majeste l'imperatrice; je ne puis te servir. Si tu me veux du bien en effet, renvoie-moi a Orenbourg." Pougatcheff se mit a reflechir: "Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de ne pas porter les armes contre moi? -- Comment veux-tu que je te le promette? repondis-je; tu sais toi-meme que cela ne depend pas de ma volonte. Si l'on m'ordonne de marcher contre toi, il faudra me soumettre. Tu es un chef maintenant, tu veux que tes subordonnes t'obeissent. Comment puis- je refuser de servir, si l'on a besoin de mon service? Ma tete est dans tes mains; si tu me laisses libre, merci; si tu me fais mourir, que Dieu te juge; mais je t'ai dit la verite." Ma franchise plut a Pougatcheff. "Soit, dit-il en me frappant sur l'epaule; il faut punir jusqu'au bout, ou faire grace jusqu'au bout. Va-t'en des quatre cotes, et fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Et maintenant va te coucher; j'ai sommeil moi-meme." Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit etait calme et froide; la lune et les etoiles, brillant de tout leur eclat, eclairaient la place et le gibet. Tout etait tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il n'y avait plus que le cabaret ou se voyait de la lumiere et ou s'entendaient les cris des buveurs attardes. Je jetai un regard sur la maison du pope; les portes et les volets etaient fermes; tout y semblait parfaitement tranquille. Je rentrai chez moi et trouvai Saveliitch qui deplorait mon absence. La nouvelle de ma liberte recouvree le combla de joie. "Graces te soient rendues, Seigneur! dit-il en faisant le signe de la croix. Nous allons quitter la forteresse demain au point du jour, et nous irons a la garde de Dieu. Je t'ai prepare quelque petite chose; mange, mon pere, et dors jusqu'au matin, tranquille comme dans la poche du Christ... Je suivis son conseil, et, apres avoir soupe de grand appetit, je m'endormis sur le plancher tout nu, aussi fatigue d'esprit que de corps. CHAPITRE IX _LA SEPARATION_ De tres bonne heure le tambour me reveilla. Je me rendis sur la place. La, les troupes de Pougatcheff commencaient a se ranger autour de la potence ou se trouvaient encore attachees les victimes de la veille. Les Cosaques se tenaient a cheval; les soldats de pied, l'arme au bras; les enseignes flottaient. Plusieurs canons, parmi lesquels je reconnus le notre, etaient poses sur des affuts de campagne. Tous les habitants s'etaient reunis au meme endroit, attendant l'usurpateur. Devant le perron de la maison du commandant, un Cosaque tenait par la bride un magnifique cheval blanc de race kirghise. Je cherchai des yeux le corps de la commandante; on l'avait pousse de cote et recouvert d'une mechante natte d'ecorce. Enfin Pougatcheff sortit de la maison. Toute la foule se decouvrit. Pougatcheff s'arreta sur le perron, et dit le bonjour a tout le monde. L'un des chefs lui presenta un sac rempli de pieces de cuivre, qu'il se mit a jeter a pleines poignees. Le peuple se precipita pour les ramasser, en se les disputant avec des coups. Les principaux complices de Pougatcheff l'entourerent: parmi eux se trouvait Chvabrine. Nos regards se rencontrerent, il put lire le mepris dans le mien, et il detourna les yeux avec une expression de haine veritable et de feinte moquerie. M'apercevant dans la foule, Pougatcheff me fit un signe de la tete, et m'appela pres de lui. "Ecoute, me dit-il, pars a l'instant meme pour Orenbourg. Tu declareras de ma part au gouverneur et a tous les generaux qu'ils aient a m'attendre dans une semaine. Conseille-leur de me recevoir avec soumission et amour filial; sinon ils n'eviteront pas un supplice terrible. Bon voyage, Votre Seigneurie." Puis, se tournant vers le peuple, il montra Chvabrine: "Voila, enfants, dit-il, votre nouveau commandant. Obeissez-lui en toute chose; il me repond de vous et de la forteresse". J'entendis ces paroles avec terreur. Chvabrine devenu le maitre de la place, Marie restait en son pouvoir. Grand Dieu! que deviendra- t-elle? Pougatcheff descendit le perron; on lui amena son cheval; il s'elanca rapidement en selle, sans attendre l'aide des Cosaques qui s'appretaient a le soutenir. En ce moment, je vis sortir de la foule mon Saveliitch; il s'approcha de Pougatcheff, et lui presenta une feuille de papier. Je ne pouvais imaginer ce que cela voulait dire. "Qu'est-ce? demanda Pougatcheff avec dignite. -- Lis, tu daigneras voir", repondit Saveliitch. Pougatcheff recut le papier et l'examina longtemps d'un air d'importance. "Tu ecris bien illisiblement, dit-il enfin; nos yeux lucides[51] ne peuvent rien dechiffrer. Ou est mon secretaire en chef?" Un jeune garcon, en uniforme de caporal, s'approcha en courant de Pougatcheff. "Lis a haute voix", lui dit l'usurpateur en lui presentant le papier. J'etais extremement curieux de savoir a quel propos mon menin s'etait avise d'ecrire a Pougatcheff. Le secretaire en chef se mit a epeler d'une voix retentissante ce qui va suivre: "Deux robes de chambre, l'une en percale, l'autre en soie rayee: six roubles. -- Qu'est-ce que cela veut dire? interrompit Pougatcheff en froncant le sourcil. -- Ordonne de lire plus loin", repondit Saveliitch avec un calme parfait. Le secretaire en chef continua sa lecture: "Un uniforme en fin drap vert: sept roubles. "Un pantalon de drap blanc: cinq roubles. "Deux chemises de toile de Hollande, avec des manchettes: dix roubles. "Une cassette avec un service a the: deux roubles et demi. -- Qu'est-ce que toute cette betise? s'ecria Pougatcheff. Que me font ces cassettes a the et ces pantalons avec des manchettes?" Saveliitch se nettoya la voix en toussant, et se mit a expliquer la chose: "Cela, mon pere, daigne comprendre que c'est la note du bien de mon maitre emporte par les scelerats. -- Quels scelerats? demanda Pougatcheff d'un air terrible. -- Pardon, la langue m'a tourne, repondit Saveliitch; pour des scelerats, non, ce ne sont pas des scelerats; mais cependant tes garcons ont bien fouille et bien vole; il faut en convenir. Ne te fache pas; le cheval a quatre jambes, et pourtant il bronche. Ordonne de lire jusqu'au bout. -- Voyons, lis." Le secretaire continua: "Une couverture en perse, une autre en taffetas ouate: quatre roubles. "Une pelisse en peau de renard, couverte de ratine rouge: quarante roubles. "Et encore un petit _touloup_ en peau de lievre, dont on a fait abandon a Ta Grace dans le gite de la steppe: quinze roubles. -- Qu'est-ce que cela?" s'ecria Pougatcheff dont les yeux etincelerent tout a coup. J'avoue que j'eus peur pour mon pauvre menin. Il allait s'embarquer dans de nouvelles explications, lorsque Pougatcheff l'interrompit. "Comment as-tu bien ose m'importuner de pareilles sottises? s'ecria-t-il en arrachant le papier des mains du secretaire, et en le jetant au nez de Saveliitch. Sot vieillard! On vous a depouilles, grand malheur! Mais tu dois, vieux hibou, eternellement prier Dieu pour moi et mes garcons, de ce que toi et ton maitre vous ne pendez pas la-haut avec les autres rebelles... Un _touloup_ en peau de lievre! je te donnerai un _touloup_ en peau de lievre! Mais sais-tu bien que je te ferai ecorcher vif pour qu'on fasse des _touloups_ de ta peau. -- Comme il te plaira, repondit Saveliitch; mais je ne suis pas un homme libre, et je dois repondre du bien de mon seigneur." Pougatcheff etait apparemment dans un acces de grandeur d'ame. Il detourna la tete, et partit sans dire un mot. Chvabrine et les chefs le suivirent. Toute la troupe sortit en bon ordre de la forteresse. Le peuple lui fit cortege. Je restai seul sur la place avec Saveliitch. Mon menin tenait dans la main son memoire, et le considerait avec un air de profond regret. En voyant ma cordiale entente avec Pougatcheff, il avait cru pouvoir en tirer parti. Mais sa sage intention ne lui reussit pas. J'allais le gronder vertement pour ce zele deplace, et je ne pus m'empecher de rire. "Ris, seigneur, ris, me dit Saveliitch; mais quand il te faudra remonter ton menage a neuf, nous verrons si tu auras envie de rire." Je courus a la maison du pope pour y voir Marie Ivanovna. La femme du pope vint a ma rencontre pour m'apprendre une douloureuse nouvelle. Pendant la nuit, la fievre chaude s'etait declaree chez la pauvre fille. Elle avait le delire. Akoulina Pamphilovna m'introduisit dans sa chambre. J'approchai doucement du lit. Je fus frappe de l'effrayant changement de son visage. La malade ne me reconnut point. Immobile devant elle, je fus longtemps sans entendre le pere Garasim et sa bonne femme, qui, selon toute apparence, s'efforcaient de me consoler. De lugubres idees m'agitaient. La position d'une triste orpheline, laissee seule et sans defense au pouvoir des scelerats, m'effrayait autant que me desolait ma propre impuissance; mais Chvabrine, Chvabrine surtout m'epouvantait. Reste chef, investi des pouvoirs de l'usurpateur, dans la forteresse ou se trouvait la malheureuse fille objet de sa haine, il etait capable de tous les exces. Que devais-je faire? comment la secourir, comment la delivrer? Un seul moyen restait et je l'embrassai. C'etait de partir en toute hate pour Orenbourg, afin de presser la delivrance de Belogorsk, et d'y cooperer, si c'etait possible. Je pris conge du pope et d'Akoulina Pamphilovna, en leur recommandant avec les plus chaudes instances celle que je considerais deja comme ma femme. Je saisis la main de la pauvre jeune fille, et la couvris de baisers et de larmes. "Adieu, me dit la femme du pope en me reconduisant, adieu, Piotr Andreitch; peut-etre nous reverrons-nous dans un temps meilleur. Ne nous oubliez pas et ecrivez-nous souvent. Vous excepte, la pauvre Marie Ivanovna n'a plus ni soutien ni consolateur." Sorti sur la place, je m'arretai un instant devant le gibet, que je saluai respectueusement, et je pris la route d'Orenbourg, en compagnie de Saveliitch, qui ne m'abandonnait pas. J'allais ainsi, plonge dans mes reflexions, lorsque j'entendis tout d'un coup derriere moi un galop de chevaux. Je tournai la tete et vis un Cosaque qui accourait de la forteresse, tenant en main un cheval de Bachkir, et me faisant de loin des signes pour que je l'attendisse. Je m'arretai, et reconnus bientot notre _ouriadnik_. Apres nous avoir rejoints au galop, il descendit de son cheval, et me remettant la bride de l'autre: "Votre Seigneurie, me dit-il, notre pere vous fait don d'un cheval et d'une pelisse de son epaule." A la selle etait attache un simple _touloup_ de peau de mouton. "Et de plus, ajouta-t-il en hesitant, il vous donne un demi- rouble... Mais je l'ai perdu en route; excusez genereusement." Saveliitch le regarda de travers: "Tu l'as perdu en route, dit-il; et qu'est-ce qui sonne dans ta poche, effronte que tu es? -- Ce qui sonne dans ma poche! repliqua l'_ouriadnik_ sans se deconcerter, Dieu te pardonne; vieillard! c'est un mors de bride et non un demi-rouble. -- Bien, bien! dis-je en terminant la dispute; remercie de ma part celui qui t'envoie; tache meme de retrouver en t'en allant le demi-rouble perdu, et prends-le comme pourboire. -- Grand merci, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner son cheval; je prierai eternellement Dieu pour vous." A ces mots, il partit au galop, tenant une main sur sa poche, et fut bientot hors de la vue. Je mis le _touloup_ et montai a cheval, prenant Saveliitch en croupe. "Vois-tu bien, seigneur, me dit le vieillard, que ce n'est pas inutilement que j'ai presente ma supplique au bandit? Le voleur a eu honte; quoique cette longue rosse bachkire et ce _touloup_ de paysan ne vaillent pas la moitie de ce que ces coquins nous ont vole et de ce que tu as toi-meme daigne lui donner en present, cependant ca peut nous etre utile. D'un mechant chien, meme une poignee de poils." CHAPITRE X _LE SIEGE_ En approchant d'Orenbourg, nous apercumes une foule de forcats avec les tetes rasees et des visages defigures par les tenailles du bourreau[52]. Ils travaillaient aux fortifications de la place sous la surveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns emportaient sur des brouettes les decombres qui remplissaient le fosse; d'autres creusaient la terre avec des beches. Des macons transportaient des briques et reparaient les murailles. Les sentinelles nous arreterent aux portes pour demander nos passeports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteresse de Belogorsk, il nous conduisit tout droit chez le general. Je le trouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffle d'automne avait deja depouilles de leurs feuilles, et, avec l'aide d'un vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille. Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la sante. Il parut tres content de me voir, et se mit a me questionner sur les terribles evenements dont j'avais ete le temoin. Je le lui racontai. Le vieillard m'ecoutait avec attention, et, tout en m'ecoutant, coupait les branches mortes. "Pauvre Mironoff, dit-il quand j'achevai ma triste histoire! c'est tommage, il avait ete pon officier. Et matame Mironoff, elle etait une ponne tame, et passee maitresse pour saler les champignons. Et qu'est devenue Macha, la fille du capitaine?" Je lui repondis qu'elle etait restee a la forteresse, dans la maison du pope. "Aie! aie! aie! fit le general, c'est mauvais, c'est tres mauvais; il est tout a fait impossible de compter sur la discipline des brigands." Je lui fis observer que la forteresse de Belogorsk n'etait pas fort eloignee, et que probablement Son Excellence ne tarderait pas a envoyer un detachement de troupes pour en delivrer les pauvres habitants. Le general hocha la tete avec un air de doute. "Nous verrons, dit-il; nous avons tout le temps d'en parler. Je te prie de venir prendre le the chez moi. Il y aura ce soir conseil de guerre; tu peux nous donner des renseignements precis sur ce coquin de Pougatcheff et sur son armee. Va te reposer en attendant." J'allai au logis qu'on m'avait designe, et ou deja s'installait Saveliitch. J'y attendis impatiemment l'heure fixee. Le lecteur peut bien croire que je n'avais garde de manquer a ce conseil de guerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie. A l'heure indiquee, j'etais chez le general. Je trouvai chez lui l'un des employes civils d'Orenbourg, le directeur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petit vieillard gros et rouge, vetu d'un habit de soie moiree. Il se mit a m'interroger sur le sort d'Ivan Kouzmitch, qu'il appelait son compere, et souvent il m'interrompait par des questions accessoires et des remarques sentencieuses, qui, si elles ne prouvaient pas un homme verge dans les choses de la guerre, montraient en lui de l'esprit naturel et de la finesse. Pendant ce temps, les autres convies s'etaient reunis. Quand tous eurent pris place, et qu'on eut offert a chacun une tasse de the, le general exposa longuement et minutieusement en quoi consistait l'affaire en question. "Maintenant, messieurs, il nous faut decider de quelle maniere nous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement ou defensivement? Chacune de ces deux manieres a ses avantages et ses desavantages. La guerre offensive presente plus d'espoir d'une rapide extermination de l'ennemi; mais la guerre defensive est plus sure et presente moins de dangers. En consequence, nous recueillerons les voix suivant l'ordre legal, c'est-a-dire en consultant d'abord les plus jeunes par le rang. Monsieur l'enseigne, continua-t-il en s'adressant a moi, daignez nous enoncer votre opinion." Je me levai et, apres avoir depeint en peu de mots Pougatcheff et sa troupe, j'affirmai que l'usurpateur n'etait pas en etat de resister a des forces disciplinees. Mon opinion fut accueillie par les employes civils avec un visible mecontentement. Ils y voyaient l'impertinence etourdie d'un jeune homme. Un murmure s'eleva, et j'entendis distinctement le mot _suceur de lait_[53] prononce a demi-voix. Le general se tourna de mon cote et me dit en souriant: "Monsieur l'enseigne, les premieres voix dans les conseils de guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant nous allons continuer a recueillir les votes. Monsieur le conseiller de college, dites-nous votre opinion." Le petit vieillard en habit d'etoffe moiree se hata d'avaler sa troisieme tasse de the, qu'il avait melange d'une forte dose de rhum. "Je crois, Votre Excellence, dit-il, qu'il ne faut agir ni offensivement ni defensivement. -- Comment cela, monsieur le conseiller de college? repartit le general stupefait. La tactique ne presente pas d'autres moyens; il faut agir offensivement ou defensivement. -- Votre Excellence, agissez subornativement[54]. -- Eh! oh! votre opinion est tres judicieuse; les actions subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tete du coquin soixante-dix ou meme cent roubles a prendre sur les fonds secrets. -- Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un belier kirghise au lieu d'etre un conseiller de college, si ces voleurs ne nous livrent leur _ataman_ enchaine par les pieds et les mains. -- Nous y reflechirons et nous en parlerons encore, reprit le general. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans l'ordre legal." Toutes les opinions furent contraires a la mienne. Les assistants parlerent a l'envi du peu de confiance qu'inspiraient les troupes, de l'incertitude du succes, de la necessite de la prudence, et ainsi de suite. Tous etaient d'avis qu'il valait mieux rester derriere une forte muraille en pierre, sous la protection du canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin, quand toutes les opinions se furent manifestees, le general secoua la cendre de sa pipe, et prononca le discours suivant: "Messieurs, je dois tous declarer que, pour ma part, je suis entierement de l'avis de M. l'enseigne; car cette opinion est fondee sur les preceptes de la saine tactique, qui prefere presque toujours les mouvements offensifs aux mouvements defensifs." Il s'arreta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dans mon amour-propre. Je jetai un coup d'oeil fier sur les employes civils, qui chuchotaient entre eux d'un air d'inquietude et de mecontentement. "Mais, messieurs, continua le general en lachant avec un soupir une longue bouffee de tabac, je n'ose pas prendre sur moi une si grande responsabilite, quand il s'agit de la surete des provinces confiees a mes soins par Sa Majeste Imperiale, ma gracieuse souveraine. C'est pour cela que je me vois contraint de me ranger a l'avis de la majorite, laquelle a decide que la prudence ainsi que la raison veulent que nous attendions dans la ville le siege qui nous menace, et que nous repoussions les attaques de l'ennemi par la force de l'artillerie, et, si la possibilite s'en fait voir, par des sorties bien dirigees." Ce fut le tour des employes de me regarder d'un air moqueur. Le conseil se separa. Je ne pus m'empecher de deplorer la faiblesse du respectable soldat qui, contrairement a sa propre conviction, s'etait decide a suivre l'opinion d'ignorants sans experience. Plusieurs jours apres ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff, fidele a sa promesse, s'approcha d'Orenbourg. Du haut des murailles de la ville, je pris connaissance de l'armee des rebelles. Il me sembla que leur nombre avait decuple depuis le dernier assaut dont j'avais ete temoin. Ils avaient aussi de l'artillerie enlevee dans les petites forteresses conquises par Pougatcheff. En me rappelant la decision du conseil, je previs une longue captivite dans les murs d'Orenbourg, et j'etais pret a pleurer de depit. Loin de moi l'intention de decrire le siege d'Orenbourg, qui appartient a l'histoire et non a des memoires de famille. Je dirai donc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions de l'autorite, ce siege fut desastreux pour les habitants, qui eurent a souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie a Orenbourg devenait insupportable; chacun attendait avec angoisse la decision de la destinee. Tous se plaignaient de la disette, qui etait affreuse. Les habitants finirent par s'habituer aux bombes qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts memes de Pougatcheff n'excitait plus une grande emotion. Je mourais d'ennui. Le temps passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre de Belogorsk, car toutes les routes etaient coupees, et la separation d'avec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-temps consistait a faire des promenades militaires. Grace a Pougatcheff, j'avais un assez bon cheval, avec lequel je partageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors du rempart, et j'allais tirailler contre les eclaireurs de Pougatcheff. Dans ces especes d'escarmouches, l'avantage restait d'ordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment, et d'excellentes montures. Notre maigre cavalerie n'etait pas en etat de leur tenir tete. Quelquefois notre infanterie affamee se mettait aussi en campagne; mais la profondeur de la neige l'empechait d'agir avec succes contre la cavalerie volante de l'ennemi. L'artillerie tonnait vainement du haut des remparts, et, dans la campagne, elle ne pouvait avancer a cause de la faiblesse des chevaux extenues. Voila quelle etait notre facon de faire la guerre, et voila ce que les employes d'Orenbourg appelaient prudence et prevoyance. Un jour que nous avions reussi a dissiper et a chasser devant nous une troupe assez nombreuse, j'atteignis un Cosaque reste en arriere, et j'allais le frapper de mon sabre turc, lorsqu'il ota son bonnet, et s'ecria: "Bonjour, Piotr Andreitch; comment va votre sante?" Je reconnus notre _ouriadnik_. Je ne saurais dire combien je fus content de le voir. "Bonjour, Maximitch, lui dis-je; y a-t-il longtemps que tu as quitte Belogorsk? -- Il n'y a pas longtemps, mon petit pere Piotr Andreitch; je ne suis revenu qu'hier. J'ai une lettre pour vous. -- Ou est-elle? m'ecriai-je tout transporte. -- Avec moi, repondit Maximitch en mettant la main dans son sein. J'ai promis a Palachka de tacher de vous la remettre." Il me presenta un papier plie, et partit aussitot au galop. Je l'ouvris, et lus avec agitation les lignes suivantes: "Dieu a voulu me priver tout a coup de mon pere et de ma mere. Je n'ai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. J'ai recours a vous, parce que je sais que vous m'avez toujours voulu du bien, et que vous etes toujours pret a secourir ceux qui souffrent. Je prie Dieu que cette lettre puisse parvenir jusqu'a vous. Maximitch m'a promis de vous la faire parvenir. Palachka a oui dire aussi a Maximitch qu'il vous voit souvent de loin dans les sorties, et que vous ne vous menagez pas, sans penser a ceux qui prient Dieu pour vous avec des larmes. Je suis restee longtemps malade, et lorsque enfin j'ai ete guerie, Alexei Ivanitch, qui commande ici a la place de feu mon pere, a force le pere Garasim de me remettre entre ses mains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous sa garde dans notre maison. Alexei Ivanitch me force a l'epouser. Il dit qu'il m'a sauve la vie en ne decouvrant pas la ruse d'Akoulina Pamphilovna quand elle m'a fait passer pres des brigands pour sa niece; mais il me serait plus facile de mourir que de devenir la femme d'un homme comme Chvabrine. Il me traite avec beaucoup de cruaute, et menace, si je ne change pas d'avis, si je ne consens pas a ses propositions, de me conduire dans le camp du bandit, ou j'aurai le sort d'Elisabeth Kharloff[55]. J'ai prie Alexei Ivanitch de me donner quelque temps pour reflechir. Il m'a accorde trois jours; si, apres trois jours, je ne deviens pas sa femme, je n'aurai plus de menagement a attendre. O mon pere Piotr Andreitch, vous etes mon seul protecteur. Defendez-moi, pauvre fille. Suppliez le general et tous vos chefs de nous envoyer du secours aussitot que possible, et venez vous-meme si vous le pouvez. Je reste votre orpheline soumise, "Marie Mironoff." Je manquai de devenir fou a la lecture de cette lettre. Je m'elancai vers la ville, en donnant sans pitie de l'eperon a mon pauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tete mille projets pour delivrer la malheureuse fille, sans pouvoir m'arreter a aucun. Arrive dans la ville, j'allai droit chez le general, et j'entrai en courant dans sa chambre. Il se promenait de long en large, et fumait dans sa pipe d'ecume. En me voyant, il s'arreta; mon aspect sans doute l'avait frappe, car il m'interrogea avec une sorte d'anxiete sur la cause de mon entree si brusque. "Votre Excellence, lui dis-je, j'accours aupres de vous comme aupres de mon pauvre pere. Ne repoussez pas ma demande; il y va du bonheur de toute ma vie. -- Qu'est-ce que c'est, mon pere? demanda le general stupefait; que puis-je faire pour toi? Parle. -- Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon de soldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer la forteresse de Belogorsk." Le general me regarda fixement, croyant sans doute que j'avais perdu la tete, et il ne se trompait pas beaucoup. "Comment? comment? balayer la forteresse de Belogorsk! dit-il enfin. -- Je vous reponds du succes, repris-je avec chaleur; laissez-moi seulement sortir. -- Non, jeune homme, dit-il en hochant la tete. Sur une si grande distance, l'ennemi vous couperait facilement toute communication avec le principal point strategique, ce qui le mettrait en mesure de remporter sur vous une victoire complete et decisive. Une communication interceptee, voyez-vous..." Je m'effrayai en le voyant entraine dans des dissertations militaires, et je me hatai de l'interrompre. "La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de m'ecrire une lettre; elle demande du secours. Chvabrine la force a devenir sa femme. -- Vraiment! Oh! ce Chvabrine est un grand coquin. S'il me tombe sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatre heures, et nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse. Mais, en attendant, il faut prendre patience. -- Prendre patience! m'ecriai-je hors de moi. Mais d'ici la il fera violence a Marie. -- Oh! repondit le general. Mais cependant ce ne serait pas un grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux d'etre la femme de Chvabrine, qui peut maintenant la proteger. Et quand nous l'aurons fusille, alors, avec l'aide de Dieu, les fiances se trouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtemps filles; je veux dire qu'une veuve trouve plus facilement un mari. -- J'aimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la ceder a Chvabrine. -- Ah bah! dit le vieillard, je comprends a present; tu es probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors c'est une autre affaire. Pauvre garcon! Mais cependant il ne m'est pas possible de te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cette expedition est deraisonnable, et je ne puis la prendre sous ma responsabilite." Je baissai la tete; le desespoir m'accablait. Tout a coup une idee me traversa l'esprit, et ce qu'elle fut, le lecteur le verra dans le chapitre suivant, comme disaient les vieux romanciers. CHAPITRE XI _LE CAMP DES REBELLES_ Je quittai le general et m'empressai de retourner chez moi. Saveliitch me recut avec ses remontrances ordinaires. "Quel plaisir trouves-tu, seigneur, a batailler contre ces brigands ivres? Est-ce l'affaire d'un boyard? Les heures ne sont pas toujours bonnes, et tu te feras tuer pour rien. Encore, si tu faisais la guerre aux Turcs ou aux Suedois! Mais c'est une honte de dire a qui tu la fais." J'interrompis son discours: "Combien ai-je en tout d'argent? -- Tu en as encore assez, me repondit-il d'un air satisfait. Les coquins ont eu beau fouiller partout, j'ai pu le leur souffler." En disant cela, il tira de sa poche une longue bourse tricotee toute remplie de pieces de monnaie d'argent. "Bien, Saveliitch, lui dis-je; donne-moi la moitie de ce que tu as la, et garde pour toi le reste. Je pars pour la forteresse de Belogorsk. -- O mon pere Piotr Andreitch, dit mon bon menin d'une voix tremblante, est-ce que tu ne crains pas Dieu? Comment veux-tu te mettre en route maintenant que tous les passages sont coupes par les voleurs? Prends du moins pitie de tes parents, si tu n'as pas pitie de toi-meme. Ou veux-tu aller? Pourquoi? Attends un peu. Les troupes viendront et prendront tous les brigands. Alors tu pourras aller des quatre cotes." Mais ma resolution etait inebranlable. "Il est trop tard pour reflechir, dis-je au vieillard, je dois partir, je ne puis pas ne pas partir. Ne te chagrine pas, Saveliitch, Dieu est plein de misericorde; nous nous reverrons peut-etre. Je te recommande bien de n'avoir aucune honte de depenser mon argent, ne fais pas l'avare; achete tout ce qui t'est necessaire, meme en payant les choses trois fois leur valeur. Je te fais cadeau de cet argent, si je ne reviens pas dans trois jours... -- Que dis-tu la, seigneur? interrompit Saveliitch; que je te laisse aller seul! mais ne pense pas meme a m'en prier. Si tu as resolu de partir, j'irai avec toi, fut-ce a pied, mais je ne t'abandonnerai pas. Que je reste sans toi blotti derriere une muraille de pierre! mais j'aurais donc perdu l'esprit. Fais ce que tu voudras, seigneur; mais je ne te quitte pas." Je savais bien qu'il n'y avait pas a disputer contre Saveliitch, et je lui permis de se preparer pour le depart. Au bout d'une demi-heure, j'etais en selle sur mon cheval, et Saveliitch sur une rosse maigre et boiteuse, qu'un habitant de la ville lui avait donnee pour rien, n'ayant plus de quoi la nourrir. Nous gagnames les portes de la ville; les sentinelles nous laisserent passer, et nous sortimes enfin d'Orenbourg. Il commencait a faire nuit. La route que j'avais a suivre passait devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cette route etait encombree et cachee par la neige; mais a travers la steppe se voyaient des traces de chevaux chaque jour renouvelees. J'allais au grand trot. Saveliitch avait peine a me suivre, et me criait a chaque instant: "Pas si vite, seigneur; au nom du ciel! pas si vite. Ma maudite rosse ne peut pas attraper ton diable a longues jambes. Pourquoi te hates-tu de la sorte? Est-ce que nous allons a un festin? Nous sommes plutot sous la hache, Piotr Andreitch! O Seigneur Dieu! cet enfant de boyard perira pour rien." Bientot nous vimes etinceler les feux de Berd. Nous approchames des profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles a la bourgade. Saveliitch, sans rester pourtant en arriere, n'interrompait pas ses supplications lamentables. J'esperais passer heureusement devant la place ennemie, lorsque j'apercus tout a coup dans l'obscurite cinq paysans armes de gros batons. C'etait une garde avancee du camp de Pougatcheff. On nous cria: "Qui vive?" Ne sachant pas le mot d'ordre, je voulais passer devant eux sans repondre; mais ils m'entourerent a l'instant meme, et l'un d'eux saisit mon cheval par la bride. Je tirai mon sabre, et frappai le paysan sur la tete. Son bonnet lui sauva la vie; cependant il chancela et lacha la bride. Les autres s'effrayerent et se jeterent de cote. Profitant de leur frayeur, je piquai des deux et partis au galop. L'obscurite de la nuit, qui s'assombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque, regardant en arriere, je vis que Saveliitch n'etait plus avec moi. Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, n'avait pu se debarrasser des brigands. Qu'avais-je a faire? Apres avoir attendu quelques instants, et certain qu'on l'avait arrete, je tournai mon cheval pour aller a son secours. En approchant du ravin, j'entendis de loin des cris confus et la voix de mon Saveliitch. Hatant le pas, je me trouvai bientot a la portee des paysans de la garde avancee qui m'avait arrete quelques minutes auparavant. Saveliitch etait au milieu d'eux. Ils avaient fait descendre le pauvre vieillard de sa rosse, et se preparaient a le garrotter. Ma vue les remplit de joie. Ils se jeterent sur moi avec de grands cris, et dans un instant je fus a bas de mon cheval. L'un d'eux, leur chef, a ce qu'il parait, me declara qu'ils allaient nous conduire devant le tsar. "Et notre pere, ajouta-t-il, ordonnera s'il faut vous pendre a l'heure meme, ou si l'on doit attendre la lumiere de Dieu." Je ne fis aucune resistance. Saveliitch imita mon exemple, et les sentinelles nous emmenerent en triomphe. Nous traversames le ravin pour entrer dans la bourgade. Toutes les maisons de paysans etaient eclairees. On entendait partout des cris et du tapage. Je rencontrai une foule de gens dans la rue, mais personne ne fit attention a nous et ne reconnut en moi un officier d'Orenbourg. On nous conduisit a une _isba_ qui faisait l'angle de deux rues. Pres de la porte se trouvaient quelques tonneaux de vin et deux pieces de canon. "Voila le palais, dit l'un des paysans; nous allons vous annoncer." Il entra dans _l'isba_. Je jetai un coup d'oeil sur Saveliitch; le vieillard faisait des signes de croix en marmottant ses prieres. Nous attendimes longtemps. Enfin le paysan reparut et me dit: "Viens, notre pere a ordonne de faire entrer l'officier". J'entrai dans _l'isba_, ou dans le palais, comme l'appelait le paysan. Elle etait eclairee par deux chandelles en suif, et les murs etaient tendus de papier d'or. Du reste, tous les meubles, les bancs, la table, le petit pot a laver les mains suspendu a une corde, l'essuie-main accroche a un clou, la fourche a enfourner dressee dans un coin, le rayon en bois charge de pots en terre, tout etait comme dans une autre _isba_. Pougatcheff se tenait assis sous les saintes images, en cafetan rouge et en haut bonnet, la main sur la hanche. Autour de lui etaient ranges plusieurs de ses principaux chefs avec une expression forcee de soumission et de respect. On voyait bien que la nouvelle de l'arrivee d'un officier d'Orenbourg avait eveille une grande curiosite chez les rebelles, et qu'ils s'etaient prepares a me recevoir avec pompe. Pougatcheff me reconnut au premier coup d'oeil. Sa feinte gravite disparut tout a coup. "Ah! c'est Votre Seigneurie! me dit-il avec vivacite. Comment te portes-tu? pourquoi Dieu t'amene-t-il ici?" Je repondis que je m'etais mis en voyage pour mes propres affaires, et que ses gens m'avaient arrete. "Et pour quelles affaires?" demanda-t-il. Je ne savais que repondre. Pougatcheff, s'imaginant que je ne voulais pas m'expliquer devant temoins, fit signe a ses camarades de sortir. Tous obeirent, a l'exception de deux qui ne bougerent pas de leur place. "Parle hardiment devant eux, dit Pougatcheff, ne leur cache rien." Je jetai un regard de travers sur ces deux confidents de l'usurpateur. L'un d'eux, petit vieillard chetif et courbe, avec une maigre barbe grise, n'avait rien de remarquable qu'un large ruban bleu passe en sautoir sur son cafetan de gros drap gris. Mais je n'oublierai jamais son compagnon. Il etait de haute taille, de puissante carrure, et semblait avoir quarante-cinq ans. Une epaisse barbe rousse, des yeux gris et percants, un nez sans narines et des marques de fer rouge sur le front et sur les joues donnaient a son large visage couture de petite verole une etrange et indefinissable expression. Il avait une chemise rouge, une robe kirghise et de larges pantalons cosaques. Le premier, comme je le sus plus tard, etait le caporal deserteur Beloborodoff. L'autre, Athanase Sokoloff, surnomme Khlopoucha[56], etait un criminel condamne aux mines de Siberie, d'ou il s'etait evade trois fois. Malgre les sentiments qui m'agitaient alors sans partage, cette societe ou j'etais jete d'une maniere si inattendue fit sur moi une profonde impression. Mais Pougatcheff me rappela bien vite a moi-meme par ses questions. "Parle; pour quelles affaires as-tu quitte Orenbourg?" Une idee singuliere me vint a l'esprit. Il me sembla que la Providence, en m'amenant une seconde fois devant Pougatcheff, me donnait par la l'occasion d'executer mon projet Je me decidai a la saisir, et sans reflechir longtemps au parti que je prenais, je repondis a Pougatcheff: "J'allais a la forteresse de Belogorsk pour y delivrer une orpheline qu'on opprime." Les yeux de Pougatcheff s'allumerent. "Qui de mes gens oserait offenser une orpheline? s'ecria-t-il. Eut-il un front de sept pieds, il n'echapperait point a ma sentence. Parle, quel est le coupable? -- Chvabrine, repondis-je; il tient en esclavage la meme jeune fille que tu as vue chez la femme du pretre, et il veut la contraindre a devenir sa femme. -- Je vais lui donner une lecon, a Chvabrine, s'ecria Pougatcheff d'un air farouche. Il apprendra ce que c'est que de faire chez moi a sa tete et d'opprimer mon peuple. Je le ferai pendre. -- Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha d'une voix enrouee. Tu t'es trop hate de donner a Chvabrine le commandement de la forteresse, et maintenant tu te hates trop de le pendre. Tu as deja offense les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pour chef; ne va donc pas offenser a present les gentilshommes en les suppliciant a la premiere accusation. -- Il n'y a ni a les combler de graces ni a les prendre en pitie, dit a son tour le petit vieillard au ruban bleu; il n'y a pas de mal de faire pendre Chvabrine; mais il n'y aurait pas de mal de bien questionner M. l'officier. Pourquoi a-t-il daigne nous rendre visite? S'il ne te reconnait pas pour tsar, il n'a pas a te demander justice; et s'il te reconnait, pourquoi est-il reste jusqu'a present a Orenbourg au milieu de tes ennemis? N'ordonnerais-tu pas de le faire conduire au greffe, et d'y allumer un peu de feu[57]? Il me semble que Sa Grace nous est envoyee par les generaux d'Orenbourg." La logique du vieux scelerat me sembla plausible a moi-meme. Un frisson involontaire me parcourut tout le corps quand je me rappelai en quelles mains je me trouvais. Pougatcheff apercut mon trouble. "Eh! eh! Votre Seigneurie, dit-il en clignant de l'oeil, il me semble que mon feld-marechal a raison. Qu'en penses-tu?" Le persiflage de Pougatcheff me rendit ma resolution. Je lui repondis avec calme que j'etais en sa puissance, et qu'il pouvait faire de moi ce qu'il voulait. "Bien, dit Pougatcheff; dis-moi maintenant dans quel etat est votre ville. -- Grace a Dieu, repondis-je, tout y est en bon ordre. -- En bon ordre! repeta Pougatcheff, et le peuple y meurt de faim." L'usurpateur disait la verite; mais d'apres le devoir que m'imposait mon serment, je l'assurai que c'etait un faux bruit, et que la place d'Orenbourg etait suffisamment approvisionnee. "Tu vois, s'ecria le petit vieillard, qu'il te trompe avec impudence. Tous les fuyards declarent unanimement que la famine et la peste sont a Orenbourg, qu'on y mange de la charogne, et encore comme un mets d'honneur. Et Sa Grace nous assure que tout est en abondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au meme gibet ce jeune garcon, pour qu'ils n'aient rien a se reprocher." Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ebranle Pougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit a contredire son camarade. "Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses qu'a pendre et a etrangler, il te va bien de faire le heros. A te voir, on ne sait ou ton ame se tient; tu regardes deja dans la fosse, et tu veux faire mourir les autres. Est-ce que tu n'as pas assez de sang sur la conscience? -- Mais quel saint es-tu toi-meme? repartit Beloborodoff; d'ou te vient cette pitie? -- Sans doute, repondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pecheur, et cette main... (il ferma son poing osseux, et, retroussant sa manche, il montra son bras velu), et cette main est coupable d'avoir verse du sang chretien. Mais j'ai tue mon ennemi, et non pas mon hote, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur, mais non a la maison et derriere le poele, avec la hache et la massue, et non pas avec des commerages de vieille femme." Le vieillard detourna la tete, et grommela entre ses dents: "Narines arrachees! -- Que murmures-tu la, vieux hibou? reprit Khlopoucha; je t'en donnerai, des narines arrachees; attends un peu, ton temps viendra aussi. J'espere en Dieu que tu flaireras aussi les pincettes un jour, et jusque-la prends garde que je ne t'arrache ta vilaine barbiche. -- Messieurs les generaux, dit Pougatcheff avec dignite, finissez vos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les chiens galeux d'Orenbourg fretillaient des jambes sous la meme traverse; mais ce serait un malheur si nos bons chiens a nous se mordaient entre eux." Khlopoucha et Beloborodoff ne dirent mot, et echangerent un sombre regard. Je sentis la necessite de changer le sujet de l'entretien, qui pouvait se terminer pour moi d'une fort desagreable facon. Me tournant vers Pougatcheff, je lui dis d'un air souriant: "Ah! j'avais oublie de te remercier pour ton cheval et ton _touloup_. Sans toi je ne serais pas arrive jusqu'a la ville, car je serais mort de froid pendant le trajet." Ma ruse reussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur. "La beaute de la dette, c'est le payement, me dit-il avec son habituel clignement d'oeil. Conte-moi maintenant l'histoire; qu'as-tu a faire avec cette jeune fille que Chvabrine persecute? n'aurait-elle pas accroche ton jeune coeur, eh? -- Elle est ma fiancee, repondis-je a Pougatcheff en m'apercevant du changement favorable qui s'operait eu lui, et ne voyant aucun risque a lui dire la verite. -- Ta fiancee! s'ecria Pougatcheff; pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tot? Nous te marierons, et nous nous en donnerons a tes noces." Puis, se tournant vers Beloborodoff: "Ecoute, feld-marechal, lui dit-il; nous sommes d'anciens amis, Sa Seigneurie et moi, mettons- nous a souper. Demain nous verrons ce qu'il faut faire de lui; le matin est plus sage que le soir." J'aurais refuse de bon coeur l'honneur qui m'etait propose; mais je ne pouvais m'en defendre. Deux jeunes filles cosaques, enfants du maitre de _l'isba_, couvrirent la table d'une nappe blanche, apporterent du pain, de la soupe au poisson et des brocs de vin et de biere. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois a la table de Pougatcheff et de ses terribles compagnons. L'orgie dont je devins le temoin involontaire continua jusque bien avant dans la nuit. Enfin l'ivresse finit par triompher des convives. Pougatcheff s'endormit sur sa place, et ses compagnons se leverent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux. Sur l'ordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe, ou je trouvai Saveliitch, et l'on me laissa seul avec lui sous clef. Mon menin etait si etonne de tout ce qu'il voyait et de tout ce qui se passait autour de lui, qu'il ne me fit pas la moindre question. Il se coucha dans l'obscurite, et je l'entendis longtemps gemir et se plaindre. Enfin il se mit a ronfler, et moi, je m'abandonnai a des reflexions qui ne me laisserent pas fermer l'oeil un instant de la nuit. Le lendemain matin on vint m'appeler de la part de Pougatcheff. Je me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une _kibitka_ attelee de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue. Pougatcheff, que je rencontrai dans l'antichambre, etait vetu d'un habit de voyage, d'une pelisse et d'un bonnet kirghises. Ses convives de la veille l'entouraient, et avaient pris un air de soumission qui contrastait fort avec ce que j'avais vu le soir precedent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et m'ordonna de m'asseoir a ses cotes dans la _kibitka_. Nous primes place. "A la forteresse de Belogorsk!" dit Pougatcheff au robuste cocher tatar qui, debout, dirigeait l'attelage. Mon coeur battit violemment. Les chevaux s'elancerent, la clochette tinta, la _kibitka_ vola sur la neige. "Arrete! arrete!" s'ecria une voix que je ne connaissais que trop; et je vis Saveliitch qui courait a notre rencontre. Pougatcheff fit arreter. "O mon pere Piotr Andreitch, criait mon menin, ne m'abandonne pas dans mes vieilles annees au milieu de ces scel... -- Ah! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encore rencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant. -- Merci, tsar, merci, mon propre pere, repondit Saveliitch en prenant place; que Dieu te donne cent annees de vie pour avoir rassure un pauvre vieillard! Je prierai Dieu toute ma vie pour toi, et je ne parlerai jamais du _touloup_ de lievre." Ce _touloup_ de lievre pouvait a la fin facher serieusement Pougatcheff, Mais l'usurpateur n'entendit pas ou affecta de ne pas entendre cette mention deplacee. Les chevaux se remirent au galop. Le peuple s'arretait dans la rue, et chacun nous saluait en se courbant jusqu'a la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes de tete a droite et a gauche. En un instant nous sortimes de la bourgade et primes notre course sur un chemin bien fraye. On peut aisement se figurer ce que je ressentais. Dans quelques heures je devais revoir celle que j'avais crue perdue a jamais pour moi. Je me representais le moment de notre reunion; mais aussi je pensais a l'homme dans les mains duquel se trouvait ma destinee, et qu'un etrange concours de circonstances attachait a moi par un lien mysterieux. Je me rappelais la cruaute brusque, et les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le defenseur de ma fiancee. Pougatcheff ne savait pas qu'elle fut la fille du capitaine Mironoff; Chvabrine, pousse a bout, etait capable de tout lui reveler, et Pougatcheff pouvait apprendre la verite par d'autres voies. Alors, que devenait Marie? A cette idee un frisson subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma tete. Tout a coup Pougatcheff interrompit mes reveries: "A quoi, Votre Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser? -- Comment veux-tu que je ne pense pas? repondis-je; je suis un officier, un gentilhomme; hier encore je te faisais la guerre, et maintenant je voyage avec toi, dans la meme voiture, et tout le bonheur de ma vie depend de toi. -- Quoi donc! dit Pougatcheff, as-tu peur?" Je repondis qu'ayant deja recu de lui grace de la vie, j'esperais, non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide. "Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit l'usurpateur. Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers; encore aujourd'hui, le petit vieux voulait me prouver a toute force que tu es un espion et qu'il fallait te mettre a la torture, puis te pendre. Mais je n'y ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la voix de peur que Saveliitch et le Tatar ne l'entendissent, parce que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton _touloup_. Tu vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le pretend ta confrerie." Me rappelant la prise de la forteresse de Belogorsk je ne crus pas devoir le contredire, et ne repondis mot. "Que dit-on de moi a Orenbourg? demanda Pougatcheff apres un court silence. -- Mais on dit que tu n'es pas facile a mater. Il faut en convenir, tu nous as donne de la besogne." Le visage de l'usurpateur exprima la satisfaction de l'amour- propre. "Oui, me dit-il d'un air glorieux, je suis un grand guerrier. Connait-on chez vous, a Orenbourg, la bataille de Iouzeieff[58]? Quarante generaux ont ete tues, quatre armees faites prisonnieres. Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force?" La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drole. "Qu'en penses-tu toi-meme? lui dis-je; pourrais-tu battre Frederic? -- Fedor Fedorovitch[59]? et pourquoi pas? Je bats bien vos generaux, et vos generaux l'ont battu. Jusqu'a present mes armes ont ete heureuses. Attends, attends, tu en verras bien d'autres quand je marcherai sur Moscou. -- Et tu comptes marcher sur Moscou?" L'usurpateur se mit a reflechir; puis il dit a demi-voix: "Dieu sait, ... ma rue est etroite, ... j'ai peu de volonte, ... mes garcons ne m'obeissent pas, ... ce sont des pillards, ... il me faut dresser l'oreille... Au premier revers ils sauveront leurs cous avec ma tete. -- Eh bien, dis-je a Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les abandonner toi-meme avant qu'il ne soit trop tard, et avoir recours a la clemence de l'imperatrice?" Pougatcheff sourit amerement: "Non, dit-il, le temps du repentir est passe; on ne me fera pas grace; je continuerai comme j'ai commence. Qui sait?... Peut-etre!... Grichka Otrepieff a bien ete tsar a Moscou. -- Mais sais-tu comment il a fini? On l'a jete par une fenetre, on l'a massacre, on l'a brule, on a charge un canon de sa cendre et on l'a dispersee a tous les vents." Le Tatar se mit a fredonner une chanson plaintive; Saveliitch, tout endormi, vacillait de cote et d'autre. Notre _kibitka_ glissait rapidement sur le chemin d'hiver... Tout a coup j'apercus un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un clocher sur la rive escarpee du Iaik. Un quart d'heure apres, nous entrions dans la forteresse de Belogorsk. CHAPITRE XII _L'ORPHELINE_ La _kibitka_ s'arreta devant le perron de la maison du commandant. Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et etaient accourus en foule. Chvabrine vint a la rencontre de l'usurpateur; il etait vetu en Cosaque et avait laisse croitre sa barbe. Le traitre aida Pougatcheff a sortir de voiture, en exprimant par des paroles obsequieuses son zele et sa joie. A ma vue il se troubla; mais se remettant bientot: "Tu es avec nous? dit-il; ce devrait etre depuis longtemps". Je detournai la tete sans lui repondre. Mon coeur se serra quand nous entrames dans la petite chambre que je connaissais si bien, ou se voyait encore, contre le mur, le diplome du defunt commandant, comme une triste epitaphe. Pougatcheff s'assit sur ce meme sofa ou maintes fois Ivan Kouzmitch s'etait assoupi au bruit des gronderies de sa femme. Chvabrine apporta lui-meme de l'eau-de-vie a son chef. Pougatcheff en but un verre, et lui dit en me designant: "Offres-en un autre a Sa Seigneurie". Chvabrine s'approcha de moi avec son plateau; je me detournai pour la seconde fois. Il me semblait hors de lui-meme. Avec sa finesse ordinaire, il avait devine sans doute que Pougatcheff n'etait pas content de lui. Il le regardait avec frayeur et moi avec mefiance. Pougatcheff lui fit quelques questions sur l'etat de la forteresse, sur ce qu'on disait des troupes de l'imperatrice et sur d'autres sujets pareils. Puis, tout a coup, et d'une maniere inattendue: "Dis-moi, mon frere, demanda-t-il, quelle est cette jeune fille que tu tiens sous ta garde? Montre-la-moi." Chvabrine devint pale comme la mort. "Tsar, dit-il d'une voix tremblante, tsar, ... elle n'est pas sous ma garde, elle est au lit dans sa chambre. -- Mene-moi chez elle", dit l'usurpateur en se levant. Il etait impossible d'hesiter. Chvabrine conduisit Pougatcheff dans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis. Chvabrine s'arreta dans l'escalier: "Tsar, dit-il, vous pouvez exiger de moi ce qu'il vous plaira; mais ne permettez pas qu'un etranger entre dans la chambre de ma femme. -- Tu es marie! m'ecriai-je, pret a le dechirer. -- Silence! interrompit Pougatcheff, c'est mon affaire. Et toi, continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pas l'important. Qu'elle soit ta femme ou non, j'amene qui je veux chez elle. Votre Seigneurie, suis-moi." A la porte de la chambre Chvabrine s'arreta de nouveau et dit d'une voix entrecoupee: "Tsar, je vous previens qu'elle a la fievre, et depuis trois jours elle ne cesse de delirer. -- Ouvre!" dit Pougatcheff. Chvabrine se mit a fouiller dans ses poches et finit par dire qu'il avait oublie la clef. Pougatcheff poussa la porte du pied; la serrure ceda, la porte s'ouvrit et nous entrames. Je jetai un rapide coup d'oeil dans la chambre et faillis m'evanouir. Sur le plancher et dans un grossier vetement de paysanne, Marie etait assise, pale, maigre, les cheveux epars. Devant elle se trouvait une cruche d'eau recouverte d'un morceau de pain. A ma vue elle fremit et poussa un cri percant. Je ne saurais dire ce que j'eprouvai. Pougatcheff regarda Chvabrine de travers, et lui dit avec un amer sourire: "Ton hopital est en ordre!" Puis, s'approchant de Marie: "Dis-moi, ma petite colombe, pourquoi ton mari te punit-il ainsi? -- Mon mari! reprit-elle; il n'est pas mon mari; jamais je ne serai sa femme. Je suis resolue a mourir plutot, et je mourrai si l'on ne me delivre pas." Pougatcheff lanca un regard furieux sur Chvabrine: "Tu as ose me tromper, s'ecria-t-il; sais-tu, coquin, ce que tu merites?" Chvabrine tomba a genoux. Alors le mepris etouffa en moi tout sentiment de haine et de vengeance. Je regardai avec degout un gentilhomme se trainer aux pieds d'un deserteur cosaque. Pougatcheff se laissa flechir. "Je te pardonne pour cette fois, dit-il a Chvabrine; mais sache bien qu'a ta premiere faute je me rappellerai celle-la." Puis, s'adressant a Marie, il lui dit avec douceur: "Sors, jolie fille, je suis le tsar". Marie Ivanovna lui jeta un coup d'oeil rapide, et devina que c'etait l'assassin de ses parents qu'elle avait devant les yeux. Elle se cacha le visage des deux mains, et tomba sans connaissance. Je me precipitais pour la secourir, lorsque ma vieille connaissance Palachka entra fort hardiment dans la chambre et s'empressa autour de sa maitresse. Pougatcheff sortit, et nous descendimes tous trois dans la piece de reception. "Eh! Votre Seigneurie, me dit Pougatcheff en riant, nous avons delivre la jolie fille; qu'en dis-tu? ne faudrait-il pas envoyer chercher le pope, et lui faire marier sa niece. Si tu veux, je serai ton _pere assis_, Chvabrine le garcon de noce, puis nous nous mettrons a boire, et nous fermerons les portes." Ce que je redoutais arriva. Des qu'il entendit la proposition de Pougatcheff, Chvabrine perdit la tete. "Tsar, dit-il en fureur, je suis coupable, je vous ai menti; mais Grineff aussi vous trompe. Cette jeune fille n'est pas la niece du pope: elle est la fille d'Ivan Mironoff, qui a ete supplicie a la prise de cette forteresse." Pougatcheff darda sur moi ses yeux flamboyants. "Qu'est-ce que cela veut dire? s'ecria-t-il avec la surprise de l'indignation. -- Chvabrine t'a dit vrai, repondis-je avec fermete. -- Tu ne m'avais pas dit celai reprit Pougatcheff dont le visage s'assombrit tout a coup. -- Mais sois-en le juge, lui repondis-je; pouvais-je declarer devant tes gens qu'elle etait la fille de Mironoff? Ils l'eussent dechiree a belles dents; rien n'aurait pu la sauver. -- Tu as pourtant raison, dit Pougatcheff, mes ivrognes n'auraient pas epargne cette pauvre fille; ma commere la femme du pope a bien fait de les tromper. -- Ecoute, continuai-je en voyant sa bonne disposition; je ne sais comment t'appeler, et ne veux pas le savoir. Mais Dieu voit que je serais pret a te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi. Seulement, ne me demande rien qui soit contraire a mon honneur et a ma conscience de chretien. Tu es mon bienfaiteur; finis comme tu as commence. Laisse-moi aller avec la pauvre orpheline la ou Dieu nous amenera. Et nous, quoi qu'il arrive, et ou que tu sois, nous prierons Dieu chaque jour pour qu'il veille au salut de ton ame..." Je parus avoir touche le coeur farouche de Pougatcheff. "Qu'il soit fait comme tu le desires, dit-il; il faut punir jusqu'au bout, ou pardonner jusqu'au bout; c'est la ma coutume. Prends ta fiancee, emmene-la ou tu veux, et que Dieu vous donne bonheur et raison." Il se tourna vers Chvabrine, et lui commanda de m'ecrire un sauf- conduit pour toutes les barrieres et forteresses soumises a son pouvoir. Chvabrine se tenait immobile et comme petrifie. Pougatcheff alla faire l'inspection de la forteresse; Chvabrine le suivit, et moi je restai, pretextant les preparatifs de voyage. Je courus a la chambre de Marie; la porte etait fermee. Je frappai: "Qui est la?" demanda Palachka. Je me nommai. La douce voix de Marie se fit entendre derriere la porte. "Attendez, Piotr Andreitch, dit-elle, je change d'habillement. Allez chez Akoulina Pamphilovna; je m'y rends a l'instant meme." J'obeis et gagnai la maison du pere Garasim. Le pope et sa femme accoururent a ma rencontre. Saveliitch les avait deja prevenus de tout ce qui s'etait passe. "Bonjour, Piotr Andreitch, me dit la femme du pope. Voila que Dieu a fait de telle sorte que nous nous revoyons encore. Comment allez-vous? Nous avons parle de vous chaque jour. Et Marie Ivanovna, que n'a-t-elle pas souffert sans vous, ma petite colombe! Mais dites-moi, mon pere, comment vous en etes-vous tire avec Pougatcheff? Comment ne vous a-t-il pas tue? Eh bien! pour cela merci au scelerat! -- Finis, vieille, interrompit le pete Garasim! ne radote pas sur tout ce que tu sais; a trop parler, point de salut. Entrez, Piotr Andreitch, et soyez le bienvenu. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus." La femme du pope me fit honneur de tout ce qu'elle avait sous la main, sans cesser un instant de parler. Elle me raconta comment Chvabrine les avait contraints a lui livrer Marie Ivanovna; comment la pauvre fille pleurait et ne voulait pas se separer d'eux; comment elle avait eu avec eux des relations continuelles par l'entremise de Palachka, fille adroite et resolue, qui faisait, comme on dit, danser _l'ouriadnik_ lui-meme au son de son flageolet; comment elle avait conseille a Marie Ivanovna de m'ecrire une lettre, etc. De mon cote, je lui racontai en peu de mots mon histoire. Le pope et sa femme firent des signes de croix quand ils entendirent que Pougatcheff savait qu'ils l'avaient trompe. "Que la puissance de la croix soit avec nous! disait Akoulina Pamphilovna; que Dieu detourne ce nuage! Bien, Alexei Ivanitch! bien, fin renard!" En ce moment, la porte s'ouvrit, et Marie Ivanovna parut, avec un sourire sur son pale visage. Elle avait quitte son vetement de paysanne, et venait habillee comme de coutume, avec simplicite et bienseance. Je saisis sa main, et ne pus pendant longtemps prononcer une seule parole. Nous gardions tous deux le silence par plenitude de coeur. Nos hotes sentirent que nous avions autre chose a faire qu'a causer avec eux; ils nous quitterent. Nous restames seuls. Marie me raconta tout ce qui lui etait arrive depuis la prise de la forteresse, me depeignit toute l'horreur de sa situation, tous les tourments que lui avait fait souffrir l'infame Chvabrine. Nous rappelames notre heureux passe, en versant tous deux des larmes. Enfin je ne pouvais lui communiquer mes projets. Il lui etait impossible de demeurer dans une forteresse soumise a Pougatcheff et commandee par Chvabrine. Je ne pouvais pas non plus penser a me refugier avec elle dans Orenbourg, qui souffrait en ce moment toutes les calamites d'un siege. Marie n'avait plus un seul parent dans le monde, je lui proposai donc de se rendre a la maison de campagne de mes parents. Elle fut toute surprise d'une telle proposition. La mauvaise disposition qu'avait montree mon pere a son egard lui faisait peur. Je la tranquillisai. Je savais que mon pere tiendrait a devoir et a honneur de recevoir chez lui la fille d'un veteran mort pour sa patrie. "Chere Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme. Ces evenements etranges nous ont reunis irrevocablement. Rien au monde ne saurait plus nous separer." Marie Ivanovna m'ecoutait dans un silence digne, sans feinte timidite, sans minauderies deplacees. Elle sentait, aussi bien que moi, que sa destinee etait irrevocablement liee a la mienne; mais elle repeta qu'elle ne serait ma femme que de l'aveu de mes parents. Je ne trouvai rien a repliquer. Mon projet devint notre commune resolution. Une heure apres, l'_ouriadnik_ m'apporta mon sauf-conduit avec le griffonnage qui servait de signature a Pougatcheff, et m'annonca que le tsar m'attendait chez lui. Je le trouvai pret a se mettre en route. Comment exprimer ce que je ressentais en presence de cet homme, terrible et cruel pour tous excepte pour moi seul? Et pourquoi ne pas dire l'entiere verite? Je sentais en ce moment une forte sympathie m'entrainer vers lui. Je desirais vivement l'arracher a la horde de bandits dont il etait le chef et sauver sa tete avant qu'il fut trop tard. La presence de Chvabrine et la foule qui s'empressait autour de nous m'empecherent de lui exprimer tous les sentiments dont mon coeur etait plein. Nous nous separames en amis. Pougatcheff apercut dans la foule Akoulina Pamphilovna, et la menaca amicalement du doigt en clignant de l'oeil d'une maniere significative. Puis il s'assit dans sa _kibitka_, en donnant l'ordre de retourner a Berd, et lorsque les chevaux prirent leur elan, il se pencha hors de la voiture et me cria: "Adieu, Votre Seigneurie; peut-etre que nous nous reverrons encore." En effet, nous nous sommes revus une autre fois; mais dans quelles circonstances! Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelle glissait rapidement sa _kibitka_. La foule se dissipa, Chvabrine disparut. Je regagnai la maison du pope, ou tout se preparait pour notre depart. Notre petit bagage avait ete mis dans le vieil equipage du commandant. En un instant les chevaux furent atteles. Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents, enterres derriere l'eglise. Je voulais l'y conduire; mais elle me pria de la laisser aller seule, et revint bientot apres en versant des larmes silencieuses. Le pere Garasim et sa femme sortirent sur le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeames a trois dans l'interieur de la _kibitka_, Marie, Palachka et moi, et Saveliitch se jucha de nouveau sur le devant. "Adieu, Marie Ivanovna, notre chere colombe; adieu, Piotr Andreitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme du pope; bon voyage, et que Dieu vous comble tous de bonheur!" Nous partimes. Derriere la fenetre du commandant, j'apercus Chvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait une sombre haine. Je ne voulus pas triompher lachement d'un ennemi humilie, et detournai les yeux. Enfin, nous franchimes la barriere principale, et quittames pour toujours la forteresse de Belogorsk. CHAPITRE XIII _L'ARRESTATION_ Reuni d'une facon si merveilleuse a la jeune fille qui me causait le matin meme tant d'inquietude douloureuse, je ne pouvais croire a mon bonheur, et je m'imaginais que tout ce qui m'etait arrive n'etait qu'un songe. Marie regardait d'un air pensif, tantot moi, tantot la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoir repris tous ses sens. Nous gardions le silence; nos coeurs etaient trop fatigues d'emotions. Au bout de deux heures, nous etions deja rendus dans la forteresse voisine, qui appartenait aussi a Pougatcheff. Nous y changeames de chevaux. A voir la celerite qu'on mettait a nous servir et le zele empresse du Cosaque barbu dont Pougatcheff avait fait le commandant, je m'apercus que grace au babil du postillon qui nous avait amenes, on me prenait pour un favori du maitre. Quand nous nous remimes en route, il commencait a faire sombre. Nous nous approchames d'une petite ville ou, d'apres le commandant barbu, devait se trouver un fort detachement qui etait en marche pour se reunir a l'usurpateur. Les sentinelles nous arreterent, et au cri de: "Qui vive?" notre postillon repondit a haute voix: "Le compere du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise." Aussitot un detachement de hussards russes nous entoura avec d'affreux jurements. "Sors, compere du diable, me dit un marechal des logis aux epaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et ta bourgeoise." Je sortis de la _kibitka_ et demandai qu'on me conduisit devant l'autorite. En voyant un officier, les soldats cesserent leurs imprecations, et le marechal des logis me conduisit chez le major. Saveliitch me suivait en grommelant: "En voila un, de compere du tsar! nous tombons du feu dans la flamme. O Seigneur Dieu, comment cela finira-t-il?" La _kibitka_ venait au pas derriere nous. En cinq minutes, nous arrivames a une maisonnette tres eclairee. Le marechal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pour annoncer sa capture. Il revint a l'instant meme et me declara que Sa Haute Seigneurie[60] n'avait pas le temps de me recevoir, qu'elle lui avait donne l'ordre de me conduire en prison et de lui amener ma bourgeoise. "Qu'est-ce que cela veut dire? m'ecriai-je furieux; est-il devenu fou? -- Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, repondit le marechal des logis; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonne de conduire Votre Seigneurie en prison, et d'amener Sa Seigneurie a Sa Haute Seigneurie, Votre Seigneurie." Je m'elancai sur le perron! les sentinelles n'eurent pas le temps de me retenir, et j'entrai tout droit dans la chambre ou six officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major tenait la banque. Quelle fut ma surprise, lorsqu'apres l'avoir un moment devisage je reconnus en lui cet Ivan Ivanovitch Zourine qui m'avait si bien devalise dans l'hotellerie de Simbisrk! "Est-ce possible! m'ecriai-je; Ivan Ivanovitch, est-ce toi? -- Ah bah! Piotr Andreitch! Par quel hasard? D'ou viens-tu? Bonjour, frere; ne veux-tu pas ponter une carte? -- Merci; fais-moi plutot donner un logement. -- Quel logement te faut-il? Reste chez moi. -- Je ne le puis, je ne suis pas seul. -- Eh bien, amene aussi ton camarade. -- Je ne suis pas avec un camarade; je suis... avec une dame. -- Avec une dame! ou l'as-tu pechee, frere?" Apres avoir dit ces mots, Zourine siffla d'un ton si railleur que tous les autres se mirent a rire, et je demeurai tout confus. "Eh bien, continua Zourine, il n'y a rien a faire; je te donnerai un logement. Mais c'est dommage; nous aurions fait nos bamboches comme l'autre fois. Hola! garcon, pourquoi n'amene-t-on pas la commere de Pougatcheff? Est-ce qu'elle ferait l'obstinee? Dis-lui qu'elle n'a rien a craindre, que le monsieur qui l'appelle est tres bon, qu'il ne l'offensera d'aucune maniere, et en meme temps pousse-la ferme par les epaules. -- Que fais-tu la? dis-je a Zourine; de quelle commere de Pougatcheff parles-tu? c'est la fille du defunt capitaine Mironoff. Je l'ai delivree de sa captivite et je l'emmene maintenant a la maison de mon pere, ou je la laisserai. -- Comment! c'est donc toi qu'on est venu m'annoncer tout a l'heure? Au nom du ciel, qu'est-ce que cela veut dire? -- Je te raconterai tout cela plus tard. Mais a present, je t'en supplie, rassure la pauvre fille, que les hussards ont horriblement effrayee." Zourine fit a l'instant toutes ses dispositions. Il sortit lui- meme dans la rue pour s'excuser aupres de Marie du malentendu involontaire qu'il avait commis, et donna l'ordre au marechal des logis de la conduire au meilleur logement de la ville. Je restai a coucher chez lui. Nous soupames ensemble, et des que je me trouvai seul avec Zourine, je lui racontai toutes mes aventures. Il m'ecouta avec une grande attention, et quand j'eus fini, hochant de la tete: "Tout cela est bien, frere, me dit-il; mais il y a une chose qui n'est pas bien. Pourquoi diable veux-tu te marier? En honnete officier, en bon camarade, je ne voudrais pas te tromper. Crois- moi, je t'en conjure: le mariage n'est qu'une folie. Est-ce bien a toi de t'embarrasser d'une femme et de bercer des marmots? Crache la-dessus. Ecoute-moi, separe-toi de la fille du capitaine. J'ai nettoye et rendu sure la route de Simbirsk; envoie-la demain a tes parents, et toi, reste dans mon detachement. Tu n'as que faire de retourner a Orenbourg. Si tu tombes derechef dans les mains des rebelles, il ne te sera pas facile de t'en depetrer encore une fois. De cette facon, ton amoureuse folie se guerira d'elle-meme, et tout se passera pour le mieux." Quoique je ne fusse pas pleinement de son avis, cependant je sentais que le devoir et l'honneur exigeaient ma presence dans l'armee de l'imperatrice; je me decidai donc a suivre en cela le conseil de Zourine, c'est-a-dire a envoyer Marie chez mes parents, et a rester dans sa troupe. Saveliitch se presenta pour me deshabiller. Je lui annoncai qu'il eut a se tenir pret a partir le lendemain avec Marie Ivanovna. Il commenca par faire le recalcitrant. "Que dis-tu la, seigneur? Comment veux-tu que je te laisse? qui te servira, et que diront tes parents?" Connaissant l'obstination de mon menin, je resolus de le flechir par ma sincerite et mes caresses. "Mon ami Arkhip Saveliitch, lui dis-je, ne me refuse pas, sois mon bienfaiteur. Ici je n'ai nul besoin de domestique, et je ne serais pas tranquille si Marie Ivanovna se mettait en route sans toi. En la servant, tu me sers moi-meme, car je suis fermement decide a l'epouser des que les circonstances me le permettront." Saveliitch croisa les mains avec un air de surprise et de stupefaction inexprimable. "Se marier! repetait-il, l'enfant veut se marier! Mais que dira ton pere? et ta mere, que pensera-t-elle? -- Ils consentiront sans nul doute, repondis-je, des qu'ils connaitront Marie Ivanovna. Je compte sur toi-meme. Mon pere et ma mere ont en toi pleine confiance. Tu intercederas pour nous, n'est-ce pas?" Le vieillard fut touche. "O mon pere Piotr Andreitch, me repondit-il, quoique tu veuilles te marier trop tot, Marie Ivanovna est une si bonne demoiselle, que ce serait pecher que de laisser passer une occasion pareille. Je ferai ce que tu desires. Je la reconduirai, cet ange de Dieu, et je dirai en toute soumission a tes parents qu'une telle fiancee n'a pas besoin de dot." Je remerciai Saveliitch, et allai partager la chambre de Zourine. Dans mon agitation, je me remis a babiller. D'abord Zourine m'ecouta volontiers; puis ses paroles devinrent plus rares et plus vagues, puis enfin il repondit a l'une de mes questions par un ronflement aigu, et j'imitai son exemple. Le lendemain, quand je communiquai mes plans a Marie, elle en reconnut la justesse, et consentit a leur execution. Comme le detachement de Zourine devait quitter la ville le meme jour, et qu'il n'y avait plus d'hesitation possible, je me separai de Marie apres l'avoir confiee a Saveliitch, et lui avoir donne une lettre pour mes parents. Marie Ivanovna me dit adieu toute eploree; je ne pus rien lui repondre, ne voulant pas m'abandonner aux sentiments de mon ame devant les gens qui m'entouraient. Je revins chez Zourine, silencieux et pensif, il voulut m'egayer, j'esperais me distraire; nous passames bruyamment la journee, et le lendemain nous nous mimes en marche. C'etait vers la fin du mois de fevrier. L'hiver, qui avait rendu les manoeuvres difficiles, touchait a son terme, et nos generaux s'appretaient a une campagne combinee. Pougatcheff avait rassemble ses troupes et se trouvait encore sous Orenbourg. A l'approche de nos forces, les villages revoltes rentraient dans le devoir. Bientot le prince Galitzine remporta, une victoire complete sur Pougatcheff, qui s'etait aventure pres de la forteresse de Talitcheff: le vainqueur debloqua Orenbourg, et il semblait avoir porte le coup de grace a la rebellion. Sur ces entrefaites, Zourine avait ete detache contre des Bachkirs revoltes, qui se disperserent avant que nous eussions pu les apercevoir. Le printemps, qui fit deborder les rivieres et coupa ainsi les routes, nous surprit dans un petit village tatar, ou nous nous consolions de notre inaction par l'idee que cette petite guerre d'escarmouches avec des brigands allait bientot se terminer. Mais Pougatcheff n'avait pas ete pris: il reparut bientot dans les forges de la Siberie[61]. Il rassembla de nouvelles bandes et recommenca ses brigandages. Nous apprimes bientot la destruction des forteresses de Siberie, puis la prise de Khasan, puis la marche audacieuse de l'usurpateur sur Moscou. Zourine recut l'ordre de passer la Volga. Je ne m'arreterai pas au recit des evenements de la guerre. Seulement je dirai que les calamites furent portees au comble. Les gentilshommes se cachaient dans les bois; l'autorite n'avait plus de force nulle part; les chefs des detachements isoles punissaient ou faisaient grace sans rendre compte de leur conduite. Tout ce vaste et beau pays etait mis a feu et a sang. Que Dieu ne nous fasse plus voir une revolte aussi insensee et aussi impitoyable! Enfin Pougatcheff fut battu par Michelson et contraint a fuir de nouveau. Zourine recut, bientot apres, la nouvelle de la prise du bandit et l'ordre de s'arreter. La guerre etait finie. Il m'etait donc enfin possible de retourner chez mes parents. L'idee de les embrasser et de revoir Marie, dont je n'avais aucune nouvelle, me remplissait de joie. Je sautais comme un enfant. Zourine riait et me disait en haussant les epaules: "Attends, attends que tu sois marie; tu verras que tout ira au diable". Et cependant, je dois en convenir, un sentiment etrange empoisonnait ma joie. Le souvenir de cet homme couvert du sang de tant de victimes innocentes et l'idee du supplice qui l'attendait ne me laissaient pas de repos. "Iemela[62], Iemela, me disais-je avec depit, pourquoi ne t'es-tu pas jete sur les baionnettes ou offert aux coups de la mitraille? C'est ce que tu avais de mieux a faire[63]." Cependant Zourine me donna un conge. Quelques jours plus tard, j'allais me trouver au milieu de ma famille, lorsqu'un coup de tonnerre imprevu vint me frapper. Le jour de mon depart, au moment ou j'allais me mettre en route, Zourine entra dans ma chambre, tenant un papier a la main et d'un air soucieux. Je sentis une piqure au coeur; j'eus peur sans savoir de quoi. Le major fit sortir mon domestique et m'annonca qu'il avait a me parler. "Qu'y a-t-il? demandai-je avec inquietude. -- Un petit desagrement, repondit-il en me tendant son papier. Lis ce que je viens de recevoir." C'etait un ordre secret adresse a tous les chefs de detachements d'avoir a m'arreter partout ou je me trouverais, et de m'envoyer sous bonne garde a Khasan devant la commission d'enquete creee pour instruire contre Pougatcheff et ses complices. Le papier me tomba des mains. "Allons, dit Zourine, mon devoir est d'executer l'ordre. Probablement que le bruit de tes voyages faits dans l'intimite de Pougatcheff est parvenu jusqu'a l'autorite. J'espere bien que l'affaire n'aura pas de mauvaises suites, et que tu te justifieras devant la commission. Ne te laisse point abattre et pars a l'instant." Ma conscience etait tranquille; mais l'idee que notre reunion etait reculee pour quelques mois encore me serrait le coeur. Apres avoir recu les adieux affectueux de Zourine, je montai dans ma _telega_[64], deux hussards s'assirent a mes cotes, le sabre nu, et nous primes la route de Khasan. CHAPITRE XIV _LE JUGEMENT_ Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut mon eloignement sans permission d'Orenbourg. Je pouvais donc aisement me disculper, car, non seulement on ne nous avait pas defendu de faire des sorties contre l'ennemi, mais on nous y encourageait. Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient etre prouvees par une foule de temoins et devaient paraitre au moins suspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoires que j'allais subir et arrangeais mentalement mes reponses. Je me decidai a declarer devant les juges la verite toute pure et tout entiere, bien convaincu que c'etait a la fois le moyen le plus simple et le plus sur de me justifier. J'arrivai a Khasan, malheureuse ville que je trouvai devastee et presque reduite en cendres. Le long des rues, a la place des maisons, se voyaient des amas de matieres calcinees et des murailles sans fenetres ni toitures. Voila la trace que Pougatcheff y avait laissee. On m'amena a la forteresse, qui etait restee, intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre les mains de l'officier de garde. Celui-ci fit appeler un marechal ferrant qui me mit les fers aux pieds en les rivant a froid. De la, on me conduisit dans le batiment de la prison, ou je restai seul dans un etroit et sombre cachot qui n'avait que les quatre murs et une petite lucarne garnie de barres de fer. Un pareil debut ne presageait rien de bon. Cependant je ne perdis ni mon courage ni l'esperance. J'eus recours a la consolation de tous ceux qui souffrent, et, apres avoir goute pour la premiere fois la douceur d'une priere elancee d'un coeur innocent et plein d'angoisses, je m'endormis paisiblement, sans penser a ce qui adviendrait de moi. Le lendemain, le geolier vint m'eveiller en m'annoncant que la commission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, a travers une cour, a la demeure du commandant, s'arreterent dans l'antichambre et me laisserent gagner seul les appartements interieurs. J'entrai dans un salon assez vaste. Derriere la table, couverte de papiers, se tenaient deux personnages, un general avance en age, d'un aspect froid et severe, et un jeune officier aux gardes, ayant au plus une trentaine d'annees, d'un exterieur agreable et degage; pres de la fenetre, devant une autre table, etait assis un secretaire, la plume sur l'oreille et courbe sur le papier, pret a inscrire mes depositions. L'interrogatoire commenca. On me demanda mon nom et mon etat. Le general s'informa si je n'etais pas le fils d'Andre Petrovitch Grineff, et, sur ma reponse affirmative, il s'ecria severement: "C'est bien dommage qu'un homme si honorable ait un fils tellement indigne de lui!" Je repondis avec calme que, quelles que fussent les inculpations qui pesaient sur moi, j'esperais les dissiper sans peine par un aveu sincere de la verite. Mon assurance lui deplut. "Tu es un hardi compere, me dit-il en froncant le sourcil; mais nous en avons vu bien d'autres." Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et a quelle epoque j'etais entre au service de Pougatcheff, et a quelles sortes d'affaires il m'avait employe. Je repondis avec, indignation qu'etant officier et gentilhomme, je n'avais pu me mettre au service de Pougatcheff, et qu'il ne m'avait charge d'aucune sorte d'affaires. "Comment donc s'est-il fait, reprit mon juge, que l'officier et le gentilhomme ait ete seul gracie par l'usurpateur, pendant que tous ses camarades etaient lachement assassines? Comment, s'est-il fait que le meme officier et gentilhomme ait pu vivre en fete et amicalement avec les rebelles, et recevoir du scelerat en chef des cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et un demi-rouble? D'ou provient une si etrange intimite? et sur quoi peut-elle etre fondee, si ce n'est sur la trahison, ou tout au moins sur une lachete criminelle et impardonnable?" Les paroles de l'officier aux gardes me blesserent profondement, et je commencai avec chaleur ma justification. Je racontai comment s'etait faite ma connaissance avec Pougatcheff, dans la steppe, au milieu d'un ouragan; comment il m'avait reconnu et fait grace a la prise de la forteresse de Belogorsk. Je convins qu'en effet j'avais accepte de l'usurpateur un _touloup_ et un cheval; mais j'avais defendu la forteresse de Belogorsk contre le scelerat jusqu'a la derniere extremite. Enfin, j'invoquai le nom de mon general, qui pouvait temoigner de mon zele pendant le siege desastreux d'Orenbourg. Le severe vieillard prit sur la table une lettre ouverte qu'il se mit a lire a haute voix: "En reponse a la question de Votre Excellence, sur le compte de l'enseigne Grineff, qui se serait mele aux troubles et serait entre en relations avec le brigand, relations reprouvees par la loi du service et contraires a tous les devoirs du serment, j'ai l'honneur, de declarer que ledit enseigne Grineff s'est trouve au service a Orenbourg, depuis le mois d'octobre 1773 jusqu'au 24 fevrier de la presente annee, jour auquel il s'absenta de la ville, et depuis lequel il ne s'est plus represente. Cependant, on a oui dire aux deserteurs ennemis qu'il s'etait rendu au camp de Pougatcheff, et qu'il l'avait accompagne a la forteresse de Belogorsk, ou il avait ete precedemment en garnison. D'un autre cote, par rapport a sa conduite, je puis..." Ici le general interrompit sa lecture, et me dit avec durete: "Eh bien, que diras-tu maintenant pour ta justification?" J'allais continuer comme j'avais commence et reveler ma liaison avec Marie aussi franchement que tout le reste. Mais je ressentis soudain un degout invincible a faire une telle declaration. Il me vint a l'esprit que, si je la nommais, la commission la ferait comparaitre; et l'idee d'exposer son nom a tous les propos scandaleux des scelerats interroges, et de la mettre elle-meme en leur presence, cette horrible idee me frappa tellement que je me troublai, balbutiai et finis par me taire. Mes juges, qui semblaient ecouter mes reponses avec une certaine bienveillance, furent de nouveau prevenus contre moi par la vue de mon trouble. L'officier aux gardes demanda que je fusse confronte avec le principal denonciateur. Le general ordonna d'appeler le _coquin d'hier_. Je me tournai vivement vers la porte pour attendre l'apparition de mon accusateur. Quelques moments apres, on entendit resonner des fers, et entra... Chvabrine. Je fus frappe du changement qui s'etait opere en lui. Il etait pale et maigre. Ses cheveux, naguere noirs comme du jais, commencaient a grisonner. Sa longue barbe etait en desordre. Il repeta toutes ses accusations d'une voix faible, mais ferme. D'apres lui, j'avais ete envoye par Pougatcheff en espion a Orenbourg; je sortais tous les jours jusqu'a la ligne des tirailleurs pour transmettre des nouvelle ecrites de tout ce qui se passait dans la ville; enfin j'etais decidement passe du cote de l'usurpateur, allant avec lui de forteresse en forteresse, et tachant, par tous les moyens, de nuire a mes complices de trahison, pour les supplanter dans leurs places, et mieux profiter des largesses du rebelle. Je l'ecoutai jusqu'au bout en silence, et me rejouis d'une seule chose: il n'avait pas prononce le nom de Marie. Est-ce parce que son amour- propre souffrait a la pensee de celle qui l'avait dedaigneusement repousse, ou bien est-ce que dans son coeur brulait encore une etincelle du sentiment qui me faisait taire moi-meme? Quoi que ce fut, la commission n'entendit pas prononcer le nom de la fille du commandant de Belogorsk. J'en fus encore mieux confirme dans la resolution que j'avais prise, et, quand les juges me demanderent ce que j'avais a repondre aux inculpations de Chvabrine, je me bornai a dire que je m'en tenais a ma declaration premiere, et que je n'avais rien a ajouter a ma justification. Le general ordonna que nous fussions emmenes; nous sortimes ensemble. Je regardai Chvabrine avec calme, et ne lui dis pas un mot. Il sourit d'un sourire de haine satisfaite, releva ses fers, et doubla le pas pour me devancer. On me ramena dans la prison, et depuis lors je n'eus plus a subir de nouvel interrogatoire. Je ne fus pas temoin de tout ce qui me reste a apprendre au lecteur; mais j'en ai entendu si souvent le recit, que les plus petites particularites en sont restees gravees dans ma memoire, et qu'il me semble que j'y ai moi-meme assiste. Marie fut recue par mes parents avec la bienveillance cordiale qui distinguait les gens d'autrefois. Dans cette occasion qui leur etait offerte de donner asile a une pauvre orpheline, ils voyaient une grace de Dieu. Bientot ils s'attacherent sincerement a elle, car on ne pouvait la connaitre sans l'aimer. Mon amour ne semblait plus une folie meme a mon pere, et ma mere ne revait plus que l'union de son Petroucha a la fille du capitaine. La nouvelle de mon arrestation frappa d'epouvante toute ma famille. Cependant, Marie avait raconte si naivement a mes parents l'origine de mon etrange liaison avec Pougatcheff, que, non seulement ils ne s'en etaient pas inquietes, mais que cela les avait fait rire de bon coeur. Mon pere ne voulait pas croire que je pusse etre mele dans une revolte infame dont l'objet etait le renversement du trone et l'extermination de la race des gentilshommes. Il fit subir a Saveliitch un severe interrogatoire, dans lequel mon menin confessa que son maitre avait ete l'hote de Pougatcheff, et que le scelerat, certes, s'etait montre genereux a son egard. Mais en meme temps il affirma, sous un serment solennel, que jamais il n'avait entendu parler d'aucune trahison. Les vieux parents se calmerent un peu et attendirent avec impatience de meilleures nouvelles. Mais pour Marie, elle etait tres agitee, et ne se taisait que par modestie et par prudence. Plusieurs semaines se passerent ainsi. Tout a coup mon pere recoit de Petersbourg une lettre de notre parent le prince B... Apres les premiers compliments d'usage, il lui annoncait que les soupcons qui s'etaient eleves sur ma participation aux complots des rebelle ne s'etaient trouves que trop fondes, ajoutant qu'un supplice exemplaire aurait du m'atteindre, mais que l'imperatrice, par consideration pour les loyaux services et les cheveux blancs de mon pere, avait daigne faire grace a un fils criminel; et qu'en lui faisant remise d'un supplice infamant, elle avait ordonne qu'il fut envoye au fond de la Siberie pour y subir un exil perpetuel. Ce coup imprevu faillit tuer mon pere. Il perdit sa fermete habituelle, et sa douleur, muette d'habitude, s'exhala en plainte ameres. "Comment! ne cessait-il de repeter tout hors de lui-meme, comment! mon fils a participe aux complots de Pougatcheff? Dieu juste! jusqu'ou ai-je vecu? L'imperatrice lui fait grace de la vie; mais est-ce plus facile a supporter pour moi? Ce n'est pas le supplice qui est horrible; mon aieul a peri sur l'echafaud pour la defense de ce qu'il venerait dans le sanctuaire de sa conscience[65], mon pere a ete frappe avec les martyrs Volynski et Khouchlchoff[66]; mais qu'un gentilhomme trahisse son serment, qu'il s'unisse a des bandits, a des scelerats, a des esclaves revoltes, ... honte, honte eternelle a notre race!" Effrayee de son desespoir, ma mere n'osait pas pleurer en sa presence et s'efforcait de lui rendre du courage en parlant des incertitudes et de l'injustice de l'opinion; mais mon pere etait inconsolable. Marie se desolait plus que personne. Bien persuadee que j'aurais pu me justifier si je l'avais voulu, elle se doutait du motif qui me faisait garder le silence, et se croyait la seule cause de mes infortunes. Elle cachait a tous les yeux ses souffrances, mais ne cessait de penser au moyen de me sauver. Un soir, assis sur son sofa, mon pere feuilletait le _Calendrier de la cour;_ mais ses idees etaient bien loin de la, et la lecture de ce livre ne produisait pas sur lui l'impression ordinaire. Il sifflait une vieille marche. Ma mere tricotait en silence, et ses larmes tombaient de temps en temps sur son ouvrage. Marie, qui travaillait dans la meme chambre, declara tout a coup a mes parents qu'elle etait forcee de partir pour Petersbourg, et qu'elle les priait de lui en fournir les moyens. Ma mere se montra tres affligee de cette resolution. "Pourquoi, lui dit-elle, veux-tu aller a Petersbourg? Toi aussi, tu veux donc nous abandonner?" Marie repondit que son sort dependait de ce voyage, et qu'elle allait chercher aide et protection aupres des gens en faveur, comme fille d'un homme qui avait peri victime de sa fidelite. Mon pere baissa la tete. Chaque parole qui lui rappelait le crime suppose de son fils lui semblait un reproche poignant. "Pars, lui dit-il enfin avec un soupir; nous ne voulons pas mettre obstacle a ton bonheur. Que Dieu te donne pour mari un honnete homme, et non pas un traitre tache d'infamie!" Il se leva et quitta la chambre. Restee seule avec ma mere, Marie lui confia une partie de ses projets: ma mere l'embrassa avec des larmes, en priant Dieu de lui accorder une heureuse reussite. Peu de jours apres, Marie partit avec Palachka et le fidele Saveliitch, qui, forcement separe de moi, se consolait en pensant qu'il etait au service de ma fiancee. Marie arriva heureusement jusqu'a Sofia, et, apprenant que la cour habitait en ce moment le palais d'ete de Tsars-koie-Selo, elle resolut de s'y arreter. Dans la maison de poste on lui donna un petit cabinet derriere une cloison. La femme du maitre de poste vint aussitot babiller avec elle, lui annonca pompeusement qu'elle etait la niece d'un chauffeur de poeles attache a la cour, et l'initia a tous les mysteres du palais. Elle lui dit a quelle heure l'imperatrice se levait, prenait le cafe, allait a la promenade; quels grands seigneurs se trouvaient alors aupres de sa personne; ce qu'elle avait daigne dire la veille a table; qui elle recevait le soir; en un mot, l'entretien d'Anna Vlassievna[67] semblait une page arrachee aux memoires du temps, et serait tres precieuse de nos jours. Marie Ivanovna l'ecoutait avec grande attention. Elles allerent ensemble au jardin imperial, ou Anna Vlassievna raconta a Marie l'histoire de chaque allee et de chaque petit pont. Toutes les doux regagnerent ensuite la maison, enchantees l'une de l'autre. Le lendemain, de tres bonne heure, Marie s'habilla et retourna dans le jardin imperial. La matinee etait superbe. Le soleil dorait de ses rayons les cimes des tilleuls qu'avait deja jaunis la fraiche haleine de l'automne. Le large lac etincelait immobile. Les cygnes, qui venaient de s'eveiller, sortaient gravement des buissons du rivage. Marie Ivanovna se rendit au bord d'une charmante prairie ou l'on venait d'eriger un monument en l'honneur des recentes victoires du comte Roumiantzieff[68]. Tout a coup un petit chien de race anglaise courut a sa rencontre en aboyant. Marie s'arreta effrayee. En ce moment resonna une agreable voix de femme. "N'ayez point peur, dit-elle; il ne vous mordra pas." Marie apercut une dame assise sur un petit banc champetre vis-a- vis du monument, et alla s'asseoir elle-meme a l'autre bout du siege. La dame l'examinait avec attention, et, de son cote, apres lui avoir jete un regard a la derobee, Marie put la voir a son aise. Elle etait en peignoir blanc du matin, en bonnet leger et en petit mantelet. Cette dame paraissait avoir cinquante ans; sa figure, pleine et haute en couleur, exprimait le calme et une gravite temperee par le doux regard de ses jeux bleus et son charmant sourire. Elle rompit la premiere le silence: "Vous n'etes sans doute pas d'ici? dit-elle. -- Il est vrai, madame; je suis arrivee hier de la province. -- Vous etes arrivee avec vos parents? -- Non, madame, seule. -- Seule! mais vous etes bien jeune pour voyager seule. -- Je n'ai ni pere ni mere. -- Vous etes ici pour affaires? -- Oui, madame; je suis venue presenter une supplique a l'imperatrice. -- Vous etes orpheline; probablement vous avez a vous plaindre d'une injustice ou d'une offense? -- Non, madame; je suis venue demander grace et non justice. -- Permettez-moi une question: qui etes-vous? -- Je suis la fille du capitaine Mironoff. -- Du capitaine Mironoff? de celui qui commandait une des forteresses de la province d'Orenbourg? -- Oui; madame." La dame parut emue. "Pardonnez-moi, continua-t-elle d'une voix encore plus douce, de me meler de vos affaires. Mais je vais a la cour; expliquez-moi l'objet de votre demande; peut-etre me sera-t-il possible de vous aider." Marie se leva et salua avec respect. Tout, dans la dame inconnue, l'attirait involontairement et lui inspirait de la confiance. Marie prit dans sa poche un papier plie; elle le presenta a sa protectrice inconnue qui le parcourut a voix basse. Elle commenca par lire d'un air attentif et bienveillant; mais soudainement son visage changea, et Marie, qui suivait des yeux tous ses mouvements, fut effrayee de l'expression severe de ce visage si calme et si gracieux un instant auparavant. "Vous priez pour Grineff, dit la dame d'un ton glace. L'imperatrice ne peut lui accorder le pardon. Il a passe a l'usurpateur, non comme un ignorant credule, mais comme un vaurien deprave et dangereux. -- Ce n'est pas vrai! s'ecria Marie. -- Comment! ce n'est pas vrai? repliqua la dame qui rougit jusqu'aux yeux. -- Ce n'est pas vrai, devant Dieu, ce n'est pas vrai. Je sais tout, je vous conterai tout; c'est pour moi seule qu'il s'est expose a tous les malheurs qui l'ont frappe. Et s'il ne s'est pas disculpe devant la justice, c'est parce qu'il n'a pas voulu que je fusse melee a cette affaire." Et Marie raconta avec chaleur tout ce que le lecteur sait deja. La dame l'ecoutait avec une attention profonde. "Ou vous etes-vous logee?" demanda-t-elle quand la jeune fille eut termine son recit. Et en apprenant que c'etait chez Anna Vlassievna, elle ajouta avec un sourire: "Ah! je sais. Adieu; ne parlez a personne de notre rencontre. J'espere que vous n'attendrez pas longtemps la reponse a votre lettre." A ces mots elle se leva et s'eloigna par une allee couverte. Marie Ivanovna retourna chez elle remplie d'une riante esperance. Son hotesse la gronda de sa promenade matinale, nuisible, disait- elle, pendant l'automne, a la sante d'une jeune fille. Elle apporta le _samovar_, et, devant, une tasse de the, elle allait reprendre ses interminables propos sur la cour, lorsqu'une voiture armoriee s'arreta devant le perron. Un laquais a la livree imperiale entra dans la chambre, annoncant que l'imperatrice daignait mander en sa presence la fille du capitaine Mironoff. Anna Vlassievna fut toute bouleversee par cette nouvelle. "Ah! Mon Dieu, s'ecria-t-elle, l'imperatrice vous demande a la cour. Comment donc a-t-elle su votre arrivee? et comment vous presenterez-vous a l'imperatrice, ma petite mere? Je crois que vous ne savez meme pas marcher a la mode de la cour. Je devrais vous conduire; ou ne faudrait-il pas envoyer chercher la fripiere, pour qu'elle vous pretat sa robe jaune a falbalas?" Mais le laquais declara que l'imperatrice voulait que Marie Ivanovna vint seule et dans le costume ou on la trouverait. Il n'y avait qu'a obeir, et Marie Ivanovna partit. Elle pressentait que notre destinee allait s'accomplir; son coeur battait avec violence. Au bout de quelques instants le carrosse s'arreta devant le palais, et Marie, apres avoir traverse une longue suite d'appartements vides et somptueux, fut enfin introduite dans le boudoir de l'imperatrice. Quelques seigneurs, qui entouraient leur souveraine, ouvrirent respectueusement passage a la jeune fille. L'imperatrice, dans laquelle Marie reconnut la dame du jardin, lui dit gracieusement: "Je suis enchantee de pouvoir exaucer votre priere. J'ai fait tout regler, convaincue de l'innocence de votre fiance. Voila une lettre que vous remettrez a votre futur beau-pere." Marie, tout en larmes, tomba aux genoux de l'imperatrice, qui la releva et la baisa sur le front. "Je sais, dit-elle, que vous n'etes pas riche, mais j'ai une dette a acquitter envers la fille du capitaine Mironoff. Soyez tranquille sur votre avenir." Apres avoir comble de caresses la pauvre orpheline, l'imperatrice la congedia, et Marie repartit le meme jour pour la campagne de mon pere, sans avoir eu seulement la curiosite de jeter un regard sur Petersbourg. * * * Ici se terminent les memoires de Piotr Andreitch Grineff; mais on sait, par des traditions de famille, qu'il fut delivre de sa captivite vers la fin de l'annee 1774, qu'il assista au supplice de Pougatcheff, et que celui-ci, l'ayant reconnu dans la foule, lui fit un dernier signe avec la tete qui, un instant plus tard, fut montree au peuple, inanimee et sanglante. Bientot apres, Piotr Andreitch devint l'epoux de Marie Ivanovna. Leur descendance habite encore le gouvernement de Simbirsk. Dans la maison seigneuriale du village de... on montre la lettre autographe de Catherine II, encadree sous une glace. Elle est adressee au pere de Piotr Andreitch, et contient, avec la justification de son fils, des eloges donnes a l'intelligence et au bon coeur de la fille du capitaine. [1] Celebre general de Pierre le Grand et de l'imperatrice Anne. [2] Qui veut dire maitre, pedagogue. Les instituteurs etrangers l'ont adopte pour nommer leur profession. [3] Ce mot signifie qui n'a pas encore sa croissance. On appelle ainsi les gentilshommes qui n'ont pas encore pris de service. [4] Avdolia, fille de Basile. On sait qu'en Russie le nom patronymique est inseparable du prenom, et bien plus usite que le nom de famille. [5] Diminutif de Piotr, Pierre. [6] Anastasie, fille de Garasim. [7] Chef-lieu du gouvernement d'Orenbourg, le plus oriental de la Russie d'Europe, et qui s'etend meme en Asie. [8] Pelisse courte n'atteignant pas le genou. [9] Jean, fils de Jean. [10] Le rouble valait alors, comme aujourd'hui le rouble d'argent, quatre francs de notre monnaie. [11] Pierre, fils d'Andre. [12] Espece de cidre qui fait la boisson commune des Russes. [13] Ouragan de neige. [14] Tapis fait de la seconde ecorce du tilleul et qui couvre la capote d'une kibitka. [15] Parrain du mariage. [16] Planchette de sapin ou de bouleau, qui sert de chandelle. [17] Fleuve qui se jette dans l'Oural. [18] Bouilloire a the [19] Cafetan court. [20] Les paysans russes portent la hache passee dans la ceinture ou derriere le dos. [21] Lit ordinaire des paysans russes. [22] Allusion aux recompenses faites par les anciens tsars a leurs boyards, auxquels ils donnent leur pelisse. [23] Maisons de paysans. [24] Grossieres gravures enluminees. [25] Jean, fils de Kouzma. [26] Formule de politesse affable. [27] Officier subalterne de Cosaques. [28] Alexis, fils de Jean. [29] Basile (au feminin), fille d'Iegor. [30] Jean, fils d'Ignace. [31] Diminutif de Maria. [32] Soupe russe faite de viande et de legumes. [33] En russe, on dit tant d'ames pour tant de paysans. [34] Poete celebre alors, oublie depuis. [35] Ils sont ecrits dans le style suranne de l'epoque. [36] Poete ridicule, dont Catherine II s'est moquee jusque dans son _Reglement de l'ermitage_. [37] Maniere meprisante d'ecrire le nom patronymique. [38] Formule de consentement. [39] Environ trois pouces. [40] De Catherine II. [41] Jurement tatar. [42] Ce mot, pris dans Pougatcheff, signifie epouvantail. [43] Robe paree; c'est l'usage, chez les Russes, d'enterrer les morts dans leurs plus riches habits. [44] Ceintures que portent tous les paysans russes. [45] Pierre III. [46] Petite armoire plate et vitree ou l'on enferme les saintes images, et qui forme un autel domestique. [47] Chef militaire chez les Cosaques. [48] A vapeur. [49] Piece de cinq kopeks en cuivre. [50] Le premier des faux Demetrius. [51] Allusion aux anciennes formules des suppliques adressees au tsar: "Je frappe la terre du front, et je presente ma supplique a tes yeux lucides...". [52] Alors on leur arrachait les narines. Cette coutume barbare a ete abolie par l'empereur Alexandre. [53] Blanc bec. [54] Il y a egalement dans le russe un mot forge avec le verbe "suborner". [55] Fille d'un autre commandant de forteresse, que tua Pougatcheff. [56] Nom d'un celebre bandit du siecle precedent, qui a lutte longtemps contre les troupes imperiales. [57] Pour la torture. [58] Legere escarmouche ou l'avantage etait reste a Pougatcheff [59] Nom donne a Frederic le Grand par les soldats russes. [60] Titre d'un officier superieur. [61] Nom general des etablissements metallurgiques de l'Oural. [62] Diminutif de Iemeliane. [63] Apres s'etre avance jusqu'aux portes de Moscou, qu'il aurait peut-etre enleve si son audace n'eut faibli au dernier moment, Pougatcheff, battu, avait ete livre par ses compagnons pour cent mille roubles. Enferme dans une cage de fer et conduit a Moscou, il fut execute en 1775. [64] Petit chariot d'ete. [65] Un aieul de Pouschkine fut condamne a mort par Pierre le Grand. [66] Chefs du parti russe contre Biron, sous l'imperatrice Anne; ils furent tous deux supplicies avec barbarie. [67] Anne, fille de Blaise. [68] Roumiantzeff, vainqueur des Turcs a Larga et a Kagoul en 1772. End of Project Gutenberg's La fille du capitaine, by Alexandre Pouchkine *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DU CAPITAINE *** ***** This file should be named 13798.txt or 13798.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/7/9/13798/ Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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