The Project Gutenberg EBook of L'assassinat du pont-rouge, by Charles Barbara This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: L'assassinat du pont-rouge Author: Charles Barbara Release Date: October 20, 2004 [EBook #13808] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE *** Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE PAR CHARLES BARBARA BIBLIOTHEQUE DES CHEMINS DE FER LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie PARIS, RUE PIERRE-SARRAZIN, N deg. 14 Droit de traduction reserve 1859 TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie Imprimeurs du Senat et de la Cour de Cassation Paris, rue de Vaugirard N deg.9. L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE. I. Deux Amis. Dans une chambre claire, inondee des rayons du soleil d'avril, deux jeunes gens dejeunaient et causaient. Le plus jeune, d'apparence frele, avec des cheveux blonds, des yeux extremement vifs, une physionomie a traits prononces ou se peignait un caractere ferme, faisait, a cote de l'autre, qui avait des joues encore roses, des buissons de cheveux bruns et cet oeil langoureux particulier aux natures indecises qu'un rien abat et decourage, un contraste saisissant. Le blond disait _Rodolphe_ en s'adressant au brun, et ce dernier appelait _Max_ le jeune homme aux yeux bleus, dont le vrai nom etait Maximilien Destroy. C'etaient deux camarades d'enfance et de college; ils devisaient sur la litterature, et Rodolphe qui, dans un etat de marasme, etait venu voir son ami avec l'espoir d'un allegement, s'appesantissait sur les mecomptes, l'amertume, _les epines sans roses_ de la vie d'artiste. Au contraire, il semblait que Max se fit un jeu d'ajouter a cette melancolie. "Les productions de ces rares elus que l'on compare justement aux arbres a fruits exceptees, disait-il, les oeuvres d'art sont en general des filles de l'obstacle et, notamment, de la douleur. Et, par la je ne pretends pas que le bonheur steriliserait un homme de genie; mais, dans ma conviction, nombre d'hommes superieurs, pour ne pas dire la grande majorite, doivent d'etre tels ou au mepris qu'on a fait d'eux, ou aux empechements qu'on a semes sous leurs pas, en un mot, a des souffrances quelconques." Pour Rodolphe, qui, a l'instar de tant d'autres, ne voyait guere dans les arts qu'un moyen de satisfaire les appetits et les vanites qui tenaillaient sa chair et gonflaient son esprit, cette sorte de profession de foi etait litteralement une ortie entre le cou et la cravate. D'un air piteux il regardait alternativement son chapeau et la porte, et se remuait a la facon d'un enfant tiraille par la danse de Saint-Gui. Les ressources de Max se bornaient presentement a une place de second violon dans l'orchestre d'un theatre de troisieme ordre. La misere ne lui causait ni impatience ni velleite de revolte. Loin de la: dans la douce persuasion de porter en lui le germe d'excellents livres, il puisait la patience heroique de l'homme sur de lui-meme et de l'avenir. Il n'avait ni horreur ni engouement pour la pauvrete; il la regardait comme un mal utile et transitoire, et, au grand scandale de beaucoup de ses amis, comme un stimulant energique contre l'engourdissement de l'ame et des facultes. Il comprenait parfaitement la pantomime de Rodolphe. Il n'en continua pas moins: "Aussi, ne puis-je sans irritation entendre gemir sur les douleurs du poete et parler de l'urgence d'en empecher le retour. J'en demande pardon a ceux qui ont soutenu cette these: c'est un paradoxe, un pretexte a declamations contre une societe a qui on peut imputer des torts plus graves. En definitive, l'homme exempt de douleurs ne sera jamais qu'un homme mediocre. Il n'y a pas de milieu, il faut choisir ou d'etre une borne, une vegetation, un manoeuvre, ou de souffrir...." Il semblait decidement que Rodolphe fut devore par des fourmis. Vraisemblablement sa vertu etait a bout. Il se souvint a point nomme d'un rendez-vous de consequence, et se leva avec l'etourderie d'un jouet a surprise. Mais au moment de sortir, frappe par les sons d'un piano qui resonnait a l'etage inferieur, il s'arreta pour demander qui _faisait ainsi rouler des accords_. "Une femme avec qui je fais de la musique, repliqua Destroy. --Est-elle jolie?" A cette question, balbutiee avec un empressement qui la rendait comique, Max fixa sur son ami des yeux etonnes; puis, peu apres, pencha la tete et dit d'un ton reveur: "Tu es plus curieux que moi, je n'y ai point encore pris garde. Je sais, par exemple, qu'elle est d'une elegance rare et que sa physionomie me plait infiniment...." Oubliant deja de s'en aller, Rodolphe ne tarissait plus au sujet de cette amie qu'il ne savait pas a Destroy. Sommairement, Max repondit qu'elle etait veuve, qu'elle donnait des lecons de piano, qu'elle vivait avec sa mere, et que la mere et la fille recevaient journellement la visite d'un vieillard nomme Frederic, qui semblait tout entier a leur discretion. "J'ai pressenti leur gene, ajouta Max, et je tache, sans le leur dire, de leur trouver des eleves. --Comment se nomment-elles? --Voici leur nom, ou du moins celui de la fille, dit Max en prenant une carte de visite sur sa table: Mme Thillard-Ducornet." Rodolphe ouvrit demesurement les yeux, et, de la porte qu'il entr'ouvrait deja, revint au milieu de la chambre. "Ah! fit-il tout d'une haleine, on voit bien que tu ne lis pas les journaux. Tu connaitrais au moins de nom le mari de cette veuve. Il etait agent de change. On l'a retire de la Seine, un matin ou un soir, il n'y a pas de cela tres-longtemps. La nouvelle, Dieu merci, a fait assez de tapage, car on a decouvert dans la caisse du defunt un deficit de plus d'un million. C'etait un vrai siphon que cet homme-la, a cheval sur deux urnes: la Bourse et le quartier Breda; il pompait l'or dans l'une pour l'epancher dans l'autre...." Le visage de Max exprimait une stupefaction profonde. "C'est etrange! fit-il. Je pressentais bien quelque secret funebre, mais je ne l'eusse jamais suppose si horrible. --Attends donc, reprit Rodolphe, je me rappelle quelques details. Il etait en tenue de voyage, en casquette et en manteau, avec un sac de nuit et un portefeuille gonfle de cent mille francs en billets de banque. A dire vrai, il n'y avait pas la de quoi plomber une de ses dents creuses; aussi a-t-on dit qu'il ne s'etait noye que par remords de ne pas emporter davantage." Destroy n'ecoutait deja plus. Secouant la tete, l'air pensif, a mi-voix, il disait: "Je m'explique actuellement leur melancolie. Ce n'est rien d'etre pauvre; mais avoir grandi au milieu du luxe et tomber dans la misere, je ne sache pas qu'il soit d'infortune plus grande." Cet attendrissement ramenait par une pente sensible a la conversation de tout a l'heure, et Rodolphe, qui s'en apercut, en eut le frisson. D'ailleurs, par le fait d'un tic singulier qui devait plus tard degenerer en maladie, il eprouvait un besoin perpetuel de locomotion, et ne semblait entrer dans un endroit que pour songer sur-le-champ au moyen d'en sortir. Pour la deuxieme fois, il invoqua la haute gravite de son rendez-vous, et se sauva, non moins satisfait de changer de lieu que d'echapper a ce qu'il appelait ironiquement _les douches philosophiques du docteur Max_. II. Profil du heros. Tout entier a la preoccupation d'un fait qui lui donnait la clef des tristesses que Mme Thillard essayait vainement de dissimuler sous des manieres calmes et dignes, Destroy, comme il faisait presque quotidiennement, a une heure donnee, se rendit au jardin du Luxembourg. Il s'y rencontra avec un autre de ses amis, un nomme Henri de Villiers, lequel, que ce fut a cause de ceci ou de cela, de sa naissance ou de son entendement, ou d'autre chose encore, se posait en defenseur intrepide du passe. Bien que lie avec lui, Max ne l'en trouvait pas moins tout aussi peu logique qu'un homme qui donnerait, a tout bout de champ, ses peches de jeunesse en exemple aux errements d'un autre age. De Villiers, outre cela, chez lequel le sentiment semblait faire defaut, etait loin d'avoir l'humeur charitable. Mais il se piquait de mener une vie conforme aux principes qu'il confessait, et ses opinions et ses actes en recevaient un lustre d'honnetete que Destroy ne pouvait meconnaitre. Causant de choses et d'autres, ils avaient deja mesure nombre de fois, de bout en bout, a pas comptes, l'allee de l'Observatoire, quand ils se croiserent avec un promeneur qui devia de son chemin pour venir a eux. "Mais c'est Clement!" s'ecria Max en devancant brusquement de Villiers pour etre plus tot aupres du nouveau venu. Dans les mysteres de notre nature, a la vue de certains hommes, nous sommes parfois assaillis d'impressions penibles que nous ne saurions definir. Leur exterieur ne suffit pas toujours a justifier l'antipathie instinctive qu'ils soulevent; on dirait qu'il se degage de leur vie un fluide qui les enveloppe d'une atmosphere ou l'on ne peut respirer sans malaise. Destroy accostait precisement un individu de ce genre. De taille moyenne et degagee, ses jambes solides, ses bras d'athlete, sa carrure, eveillaient des idees de sante et de force que dementaient bientot une figure cadavereuse dont les plans a vives aretes, les plis profonds, les ravages, l'impassibilite, rappelaient ces joujoux en sapin qu'on taille au couteau dans les villages de la foret Noire. Ses cheveux chatains aux reflets rougeatres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse, parsemee de taches vertes, composaient un ensemble de tons qui donnaient a sa tete une apparence sordide et venimeuse. Par instants, un regard eteint, louche, sinistre, percait le verre de ses lunettes en ecaille. Evidemment, les trous et les desordres de ce visage n'etaient, on peut dire, que les stigmates d'une vie terrible. Aussi, n'eut-on pas imagine de probleme psychologique d'un attrait plus emouvant que celui de rechercher par suite de quelles impressions, pensees, luttes, douleurs, cet homme, jeune encore, avec un beau front, des traits fermement dessines, un menton proeminent, tous indices de force et d'intelligence, etait devenu l'image d'une degradation immonde. Max lui saisit les mains avec effusion; de Villiers, au contraire, se composa un maintien glacial. Ledit Clement, de son cote, se borna envers ce dernier a un froid salut, tandis qu'il repondit avec assez d'empressement aux amities de Destroy. Aux questions de celui-ci, qui s'etonnait de ne l'avoir pas vu depuis longtemps et lui demandait s'il n'etait plus a Paris: "Si fait, repondit-il d'un air de negligence. J'ai change de milieu, voila tout. --Est-ce que tu as herite?" ajouta Max en jetant les yeux sur les vetements neufs et bien faits de son ami. Une expression d'inquietude se peignit sur le visage de Clement. "Pourquoi me demandes-tu cela? dit-il. Parce que tu me vois mieux vetu? Mais j'ai une place, je gagne ma vie...." Destroy l'en felicita cordialement. "Peuh! fit Clement en hochant la tete; j'ai aussi de lourdes charges: une femme presque toujours malade, un enfant en nourrice, de vieilles dettes a eteindre.... --Tu parles de femme malade, d'enfant en nourrice, dit Max a la suite d'une pause; serais-tu marie? --Oui, repondit Clement; avec Rosalie. --Avec Rosalie! s'ecria Destroy, qui semblait n'en pas croire ses oreilles. --N'est-ce pas la chose du monde qui devrait le moins te surprendre? dit Clement avec calme. J'ai, du reste, a te conter des faits bien autrement curieux. Mais, ajouta-t-il en regardant de Villiers avec des yeux ou il y avait de la defiance et de la haine, ce serait trop long, je n'ai pas le temps. Viens donc me voir un de ces jours, nous dinerons ensemble et nous causerons. Je suis certain aussi que Rosalie sera heureuse de te revoir." Destroy affirma qu'il lui rendrait visite d'ici a une epoque tres-prochaine. Clement lui indiqua son domicile, et, quelques pas plus loin, lui serra les mains et s'eloigna. A la suite de cette rencontre, Max et de Villiers arpenterent quelque temps la promenade sans souffler mot. Penetres l'un et l'autre de la persuasion d'etre d'une opinion essentiellement differente sur le personnage avec lequel ils venaient de se rencontrer, ils ne paraissaient nullement jaloux d'avoir une discussion qui ne pouvait etre que penible. Mais, chose singuliere, sans se parler ils s'entendaient et se comprenaient parfaitement. Aussi quand Max, par inadvertance, pensa tout haut et laissa echapper un mot de compassion sur Clement, la replique de de Villiers ne se fit-elle pas attendre. "A la bonne heure! dit-il durement; il vous reste a faire le panegyrique de ce miserable! --Ah! fit Destroy d'un ton de reproche. --Pas de talent et pas de conscience! poursuivit de Villiers; et par-dessus cela, de l'orgueil et de l'envie a gonfler cent poitrines. Cet homme sans foi, sans idee, avec des appetits de brute, serait le plus grand des scelerats, n'etait la crainte des lois. --On peut contredire, repartit Max avec vivacite. Depuis ma liaison au college avec lui, a part cette annee et la precedente, je l'ai a peine perdu de vue. Je connais ses tentatives desesperees contre une misere innommable. Maitre de lui-meme a moins de seize ans, sans famille et sans ressources, de tous ces etats ou l'apprentissage n'est pas rigoureusement necessaire, je n'en sais aucun qu'il n'ait essaye. Il a ete tour a tour plieur de bandes dans un journal, correcteur d'epreuves, journaliste, homme de lettres, vaudevilliste, que sais-je? Un moment, ne s'est-il pas resolu a etudier la pharmacie, et, a cet effet, n'est-il pas reste six mois chez un apothicaire? Enfin, ce que sans doute vous ignorez, il n'y a pas encore dix-huit mois, en sortant de l'hopital, reduit au denument le plus horrible, couvert litteralement de haillons, impuissant a trouver un ami pitoyable, oblige, en outre, de pourvoir aux besoins de cette Rosalie avec qui il vivait depuis trois ans, il est entre, ce qui de sa part exigeait certainement plus que du courage, chez un agent de change, a titre de garcon de bureau. Aussi je le declare, loin de lui jeter la pierre a cause de ses vices, suis-je pret a m'etonner de ne pas le voir plus meprisable. --Allons donc! repondit energiquement de Villiers. Je prefererais en appeler a sa propre franchise. Oubliez-vous donc qu'il a gache les elements de dix avenirs, qu'il a ete aime plus que pas un de la fortune et des hommes! Du nombre considerable de personnes qui lui ont rendu de bons offices, citez-m'en une seule, si vous pouvez, qu'il n'ait pas alienee, je ne dirai pas par ses desordres, mais par l'indecence meme de sa conduite vis-a-vis d'elle. N'est-il pas, en outre, parfaitement avere qu'il n'a jamais recouru au travail qu'a l'heure ou les dupes lui manquaient? Et ce n'est pas tout! Crevant d'egoisme, de vanite, d'envie, de haine, incapable de rendre un reel service, n'ayant jamais eu d'amis que pour les exploiter, il ne suffit pas que sa vie n'ait ete qu'une perpetuelle debauche des sens et de l'esprit, il faut encore que, depourvu absolument d'indulgence, excepte pour ses vices, il se soit incessamment montre le plus impitoyable critique des travers d'autrui. Apres cela, qu'on deplore sa depravation et qu'on l'en plaigne, passe encore; mais qu'on s'extasie, en quelque sorte, a ses merites, cela m'exaspere! --Vous ne tenez pas non plus assez compte des passions. --Les passions!... Mais nous en avons pour les combattre, et non pour nous y abandonner a l'instar des animaux. --En definitive, reprit Max, qu'a-t-il fait, sinon ce que font, sur une moins vaste echelle, bien d'autres jeunes gens de notre generation? Combien ont en eux le germe des vices qui sont en fleur chez lui, et n'atteignent point a l'enormite de ses fautes, uniquement parce qu'il leur manque sa force, son temperament, son audace! --Mais je suis de votre avis, dit brusquement de Villiers. Votre Clement n'est pas le seul que j'aie en vue. Il est pour moi un type d'une actualite saisissante. Sans chercher plus loin, on pourrait dire qu'en lui sont vraiment concentres et resumes les vices, les prejuges, le scepticisme, l'ignorance et l'esprit de ces bohemes dont l'histoire superficielle semble suffire a l'ambition de votre ami Rodolphe...." III. Sur la mort d'un agent de change. Le lendemain, dans l'apres-midi, Destroy descendit chez ses voisines, avec quelques autres preoccupations que celles d'y faire simplement de la musique. En traversant l'antichambre, il apercut, par la porte entre-baillee d'une petite cuisine, le vieux Frederic qui attisait les charbons d'un fourneau. La mere et la fille accueillirent Max comme elles faisaient toujours, avec un empressement affectueux. Il est a remarquer que celui-ci, dans sa conversation avec Rodolphe, avait singulierement attenue la beaute surprenante de Mme Thillard: peut-etre avait-il craint que la vivacite de son enthousiasme n'inspirat quelque epigramme a son ami. Outre qu'elle etait grande, pas trop cependant, et svelte, elle avait des epaules incomparables, que le deuil faisait plus belles encore. Son visage ovale, d'une chaude paleur, n'offrait, quoique d'une regularite parfaite, aucun de ces contours arretes, delicats, qui donnent aux figures anglaises quelque chose de si froid; le modele en etait gras, doux, harmonieux; on n'y eut pas decouvert l'ombre d'un pli. Un regard de ses yeux noirs produisait l'effet d'un eclair; quand elle souriait, l'ivoire legerement dore de ses dents ne faisait point mal sur le rouge des levres un peu fortes. Il semblait qu'elle rougit de ses charmes, par exemple, de sa chevelure brune, dont elle essayait, mais en vain, de dissimuler l'exuberance splendide; de ses mains blanches coquettement enfouies sous des nuages de dentelles; des courbes gracieuses de son pied que gardaient en jaloux les ombres de sa robe. Par-dessus cela, tout, dans ses mouvements, etait souplesse et grace, et du bout de son pied a l'extremite de ses cheveux, les seductions ruisselaient vraiment de sa personne. Si, a la voir, le moins qu'on put faire etait de l'aimer, aux sons de sa voix musicale et sympathique, c'etait miracle que cet amour n'allat pas jusqu'a l'adoration. L'autre femme, avec sa grave et belle figure, encadree de boucles blanches, comparables a des flocons de soie, avec ses yeux d'ou la bonte coulait comme d'une source, etait bien la digne mere de Mme Thillard. D'un mot, Destroy faisait de Mme Ducornet un eloge auquel on ne peut rien ajouter: "C'etait, disait-il, une de ces rares femmes qui savent vieillir, une de celles qu'on voudrait pour mere, quand on n'a plus la sienne." Mme Thillard s'assit au piano et Max accorda son violon; ils jouerent une des grandes sonates de Beethoven pour ces deux instruments. Destroy avait une maniere large et une vigueur qui naturellement nuisaient beaucoup au fini de son execution. Mais il avait un merite rare: celui de sentir et de s'identifier a ce point avec son violon, qu'il semblait que l'instrument fit partie integrante de lui-meme. Bien que la facon tout exceptionnelle dont il interpreta l'_andante_ manquat de ces tatillonnages premedites qui mettent l'instrumentiste au niveau d'un bateleur de haut gout, il n'en fit pas moins sur Mme Thillard la plus vive impression. "Quelle magnifique chose!" s'ecria-t-elle avec enthousiasme. L'ame de Max debordait de reveries. "Oui, fit-il a mi-voix, cet homme est le vrai poete de notre epoque, On jurerait qu'il a prevu nos dechirements et compose en vue de nos miseres. J'imagine que, dans le principe, a cote du calme et profond Haydn, il devait paraitre singulierement turbulent et tenebreux. Ses oeuvres sont aujourd'hui une source inepuisable de consolations a la hauteur des calamites qui pesent sur nous. Heureux qui les admirent autrement que sur parole! Il l'a dit lui-meme: "Celui qui sentira pleinement ma musique sera a tout jamais delivre des miseres que les autres trainent apres eux." Au moment ou Mme Thillard et Destroy achevaient la sonate, le vieux Frederic se trouvait la et se disposait a sortir. C'etait un petit homme maigre, entierement chauve, toujours frais rase, plein de verdeur encore, sur le visage duquel brillait ce que l'on peut appeler la passion du sacrifice. Max l'avait toujours vu en cravate blanche, avec la meme redingote bleu a petit collet et le meme pantalon gris-souris. Il ne s'en alla pas qu'il n'eut donne un coup d'oeil a toutes choses et n'eut pris humblement conge de la mere et de la fille. Destroy, que brulait l'envie de le questionner, le suivit de pres et le joignit bientot, comme par hasard. Le bonhomme avait pour Max une predilection marquee; il fut visiblement enchante de la circonstance. Promenant sa manche sur une tabatiere ronde en buis qu'il tira de sa poche, il respira une forte pincee de tabac, apres en avoir offert a Destroy. Celui-ci, pour le faire jaser, usa d'ambages au moins inutiles. Frederic, tout discret qu'il etait, ne pouvait songer a taire les points essentiels d'une histoire que les journaux avaient colportee dans toute la France. D'un air navre, en termes amers, il en indiqua a grands traits les phases notables. Depuis nombre d'annees deja il etait au service de M. Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y etait entre au titre le plus humble. Des dehors seduisants, de l'application, une precoce intelligence des affaires, et notamment une souplesse d'esprit peu commune, lui avaient rapidement concilie les bonnes graces du patron; et, tout entier a l'ambition d'exploiter cette bienveillance, il avait fait un chemin qui, vu le point de depart, dut le surprendre lui-meme. En moins de dix annees, apres en avoir employe la moitie au plus a conquerir la place de premier commis, il etait devenu, sans posseder un sou vaillant, l'associe de M. Ducornet, puis son gendre, finalement son successeur. Jusque-la, il est vrai, rien n'etait plus legitime. Mais comment devait-il en user et acquitter sa dette envers une famille qui, eu egard seulement au chiffre de sa fortune, pouvait exiger dans un gendre bien autre chose que du merite. Son beau-pere mourut. A observer l'effet de cette mort sur Thillard, on eut dit d'un homme qu'on debarrasse de chaines pesantes, a la suite d'une longue et dure reclusion. Toute la vertu de son passe n'etait qu'une imperturbable hypocrisie. Actuellement, aux plus mauvais instincts, a un egoisme incommensurable, il fallait joindre une vanite sans contre-poids de parvenu et le vertige dont le frappait l'eclat d'une fortune inesperee. Sa femme et sa belle-mere, engouees de lui a en perdre toute clairvoyance, ne discontinuerent pas d'etre ses dupes et ses victimes. Elles furent les dernieres a connaitre ses desordres, et, hormis un luxe ruineux, elles crurent jusqu'a la fin n'avoir point de reproche a lui faire. Cependant, bien qu'il se montrat vis-a-vis d'elles toujours aussi empresse, toujours aussi jaloux de leur plaire, sa pensee s'eloignait de plus en plus de sa femme et de son interieur. Entraine par gloriole au milieu de ces rentiers parasites autour de qui rodent des industriels de toutes sortes, comme font les requins autour d'un navire, il achetait le triste honneur de cette compagnie par un mepris de l'argent analogue a celui d'un homme qui n'est pas le fils de ses oeuvres ou qui l'est devenu trop vite. En proie au jeu, a d'insatiables courtisanes, a une dissipation effrenee, bientot a l'usure, quand, apres quatre annees de ces exces, l'embarras de ses affaires exigeait des mesures urgentes, energiques, radicales, il achevait de compromettre irreparablement sa position en se jetant pieds et poings lies dans des speculations hasardeuses. Enfin, aux defiances dont il etait l'objet, a son credit ebranle, il n'etait plus possible de prevoir comment, a moins d'un miracle, il parviendrait a conjurer sa ruine. "Je vous laisse a penser dans quelles anxietes je vivais, continua Frederic qui, en cet endroit, plongea de nouveau les doigts dans sa tabatiere. Notez que je me consolais un peu en songeant que madame Ducornet et sa fille, quoi qu'il arrivat, auraient toujours les ressources de leur avoir personnel. Qu'est-ce que je devins donc quand je m'apercus que M. Thillard, qui probablement combinait deja sa fuite, fondait des esperances sur sa femme et sur sa belle-mere, et ne premeditait rien moins que de les depouiller toutes deux? Ah! je fus pire qu'un diable. Trente annees passees dans la maison me donnaient bien d'ailleurs quelque droit. Hors de moi, je jurai a madame Ducornet et a sa fille que M. Thillard avait creuse un abime que des millions ne combleraient pas, et les suppliai, a mains jointes, de prendre pitie d'elles-memes. Mais, ouiche! qu'est-ce que je pouvais peser, moi, vieux radoteur, a cote d'un homme jeune, beau garcon, brillant, spirituel, qui etait adore de sa femme a laquelle il faisait accroire ce qu'il voulait! Il joua aupres d'elle sa comedie d'habitude, eut l'air de l'aimer plus que jamais, et, finalement, arracha a l'aveugle faiblesse des deux femmes les signatures dont il avait besoin. --Quel miserable! dit Max indigne. --Oui, miserable, en effet, ajouta le vieillard en secouant la tete, et plus que vous ne pensez. Aussi, il avait trop d'avantages superficiels pour ne pas etre mauvais au fond. Un homme ne peut pas tout avoir, que diable! Je n'avais pas attendu jusqu'a ce jour pour reconnaitre qu'il manquait absolument de coeur. Il sortait de parents extremement pauvres qui s'etaient impose les plus dures privations pour lui faire apprendre quelque chose. Eh bien! il en rougissait, il les reniait, il les consignait a sa porte et les laissait dans la misere. Le malheureux semblait n'avoir d'autre vocation que celle de prendre en haine ceux qui lui avaient fait du bien ou l'aimaient. Comment expliquer autrement qu'il delaissat madame Thillard, la beaute, l'amour, le devouement en personne, pour de malhonnetes femmes, souvent laides, quelquefois vieilles, toujours degoutantes par leurs moeurs, qui le volaient, le ruinaient et se moquaient de lui? --Mais, dit Max tout a coup, ou un pareil homme a-t-il pris le courage de se tuer?" Frederic s'arreta et regarda Destroy avec etonnement. "C'est une question que je me suis adressee plus d'une fois, fit-il en se croisant les bras. Il remarcha et poursuivit:--Sans compter que ce qu'on a trouve dans son portefeuille etait bien peu de chose, par rapport aux sommes qu'il venait de recevoir. Il m'est singulierement difficile d'admettre, du caractere dont je le connaissais, que le remords se soit empare de lui. Au total, je ne m'en cache pas, ce suicide n'a cesse d'etre pour moi un probleme." Il y avait moins de crainte que de surprise et de curiosite dans l'air dont Destroy s'ecria aussitot: "Est-ce que vous croiriez?... --Non, non, repeta le vieillard d'un air pensif. D'ailleurs, la justice, qui a de meilleurs yeux que les miens, n'a rien vu de louche dans cette mort. --Au surplus, ajouta Max, sa fuite ou sa mort, c'etait tout un: madame Thillard et sa mere n'en etaient pas moins irrevocablement ruinees. --Evidemment, repliqua Frederic sur le point de quitter Destroy. Et, voyez-vous,--ici il prit un air capable et respira voluptueusement une enorme prise,--quand je songe a tout cela, je suis tente de me demander ce que fait le bon Dieu la-haut!..." IV. Interieur de Clement. Clement occupait, dans une vieille maison situee rue du Cherche-Midi, un appartement au troisieme. L'ameublement, simple et propre, offrait, dans la forme et les couleurs, cette disparite des meubles achetes d'occasion chez divers marchands. On y avait evite avec soin tout ce qui etait susceptible d'eveiller la tristesse. Aux murs et aux fenetres des pieces elevees du logement, rempli de lumiere, etaient un papier et des rideaux d'une nuance claire, semee de grosses fleurs rouges, vertes et bleues. Une vieille femme vint ouvrir. Avant que Max n'eut parle, elle dit: "Monsieur n'est pas la." Mais Clement qui, sans doute d'un observatoire secret, avait reconnu son ami, apparut au moment ou celui-ci descendait l'escalier et le rappela. "Viens par ici, lui dit-il en l'entrainant a travers plusieurs chambres, nous serons plus tranquilles. Ma femme garde le lit. On a du la separer de son enfant, puisqu'elle ne peut nourrir, et elle est tres-souffrante. Tu la verras une autre fois." Ils furent bientot installes dans une petite piece qui rappelait un cabinet d'hommes d'affaires, a cause d'une bibliotheque en acajou, comblee de livres a reliure uniforme, d'un grand casier dont la double pile de cartons verts etait separee par des registres armes de metal poli, et d'un bureau devant lequel s'ouvraient les bras circulaires d'un fauteuil recouvert de cuir rouge. "Tu n'as pas dine, au moins? dit Clement a son ami.... Nous dinerons ensemble," ajouta-t-il en tirant de toute sa force le cordon d'une sonnette. La vieille femme accourut. "Marguerite, cria Clement qui accompagna ses paroles d'une pantomime expressive, vous dresserez la table ici: vous mettrez deux couverts. Ne fais pas attention, dit-il ensuite a Destroy dont le visage accusait de la surprise et des preoccupations, la pauvre vieille est presque sourde. --Je l'avais devine a son air, repartit Max. Ce n'est pas pour t'entendre elever la voix que je suis etonne. A te parler franchement, depuis mon entree ici, je ne remarque que des choses qui me confondent. --Qu'est-ce qui t'etonne donc tant? demanda Clement. --Comment! fit Destroy, quand on t'a vu, comme je t'ai vu pendant dix ans, vivre au jour la journee, changer d'hotel tous les quinze jours, prendre racine dans les bals, te railler infatigablement de la vie bourgeoise, tu ne veux pas que je m'etonne de te trouver marie, pere de famille, travaillant, economisant, vivant au coin de ton feu, ni plus ni moins qu'un notaire ou qu'un sous-prefet? --C'est precisement parce que j'ai vecu ainsi, dit Clement avec assez de raison, que tu ne devrais pas t'etonner de me voir vivre d'une autre maniere. --Crois au moins, s'empressa d'ajouter Max, que ma surprise n'a rien de desobligeant pour toi: elle eclate, au contraire, du plaisir que j'eprouve a te rencontrer tout autre. Certes, je t'aime mieux ici que dans cet horrible bouge de la rue Saint-Louis en l'Ile ou je t'ai vu avec Rosalie l'avant-dernier automne, je crois." Le tressaillement qui agita les nerfs de Clement attesta que Max venait de lui rappeler un souvenir extremement penible. "A moins que tu n'en veuilles a notre repos, dit-il d'un air tout assombri, tu ne parleras jamais, surtout devant ma femme, de ce temps funeste.... Tu me feras egalement plaisir en cessant de t'extasier a notre position nouvelle. Tu seras peut-etre tout le premier a l'estimer bien modeste, quand je t'en aurai detaille l'origine. Outre que j'ai du me plier a des pratiques honteuses, que de temps il m'a fallu pour parvenir ou j'en suis! Cela ne parait pas; mais l'etat mediocre ou tu me vois, si precaire encore, est pourtant la resultante d'une lutte quotidienne de deux annees au moins; car il y a bien autant que je ne t'ai pas apercu. --Oh! pas tant, dit Destroy. --Au reste, mes livres font foi, dit Clement. --Tu tiens aussi des livres? --Certainement, repartit Clement dont le visage brilla de satisfaction, et un journal! Depuis le moment ou j'ai eu cette idee, je puis rendre compte non-seulement de ce que j'ai recu et depense, a un centime pres, mais, encore de chacun de mes jours, heure par heure, minute par minute. Je veux te montrer cela." Il se leva en effet, et alla a son casier. "Ce n'est pas la peine, disait Max; il me suffit de te savoir plus heureux." Clement insista. "Si, si, repeta-t-il en posant un des registres du casier sur son bureau. Tu pourras toi-meme en tirer quelque enseignement. D'ailleurs, il est bon que tu aies de quoi repondre a ceux qui feraient des commentaires sur moi. --Quels commentaires veux-tu qu'on fasse? --Peuh! que sais-je? moi, fit Clement d'un air ambigu, j'ai tant d'ennemis! Que je suis de la police, par exemple...." Quoique Destroy se declarat incapable de voir clair dans les livres de comptes, Clement lui mit le registre sous les yeux et l'obligea a l'examiner.... "Tu t'abuses, lui dit-il, les chiffres ne sont pas si diables qu'ils sont noirs. Il n'y a rien la au-dessus de l'intelligence d'un enfant. Voici la colonne des recettes, puis celle des depenses. Je te fais grace des details de celle-ci, cela est pour moi. Mais tu peux jeter un coup d'oeil sur les recettes; la liste n'en est pas longue, tu auras bientot fait.... "Les trois premiers mois, je n'ai pas touche d'autre argent que celui de ma place. Regarde: janvier, 100 fr.; fevrier, d deg.; mars, d deg.; ci 300 fr. "Le trimestre suivant, outre une augmentation de vingt-cinq francs par mois, ci 375 fr. "J'ai redige, a la priere d'un bottier catholique, une brochure sur l'_Art de se chausser commodement et modestement_, qui m'a ete payee cinq cents francs, ci 500 fr. "Ce petit livre n'a pas paru, que je sache; il ne paraitra peut-etre jamais. Peu m'importe! Il est du reste convenu que mon nom n'y figurera pas. "Au troisieme trimestre, sans travailler davantage, au lieu de cent vingt-cinq francs par mois, j'en emargeais cent cinquante. Or, si je ne me trompe, voila un an que cela dure, ce qui fait au total une somme de dix-huit cents francs, ci 1800 fr. "Dans l'intervalle, j'ai execute divers travaux, entre autres, pour une librairie religieuse, des _Petits livres de piete_, des _Contes pour les enfants_, des _Histoires de Saints_; le tout, ma foi, assez bien paye. Juges-en, ci 900 fr. "J'ai encore publie, a mon compte, l'_Almanach des devots_, qui m'a rapporte net deux cents francs, ci 200 fr. "J'ajouterai que le duc de L..., seduit par ma belle ecriture que tu connais, m'a donne a faire la copie d'un manuscrit de cent cinquante pages, a raison de un franc par page, ce qui fait juste cent cinquante francs, ci 150 fr. "Enfin, tout recemment, j'ai recu du ministere de l'interieur, bureau des secours generaux, car je ne suis pas fier, une somme de cent francs, ci 100 fr. "Somme toute, tu le vois, continua Clement en faisant jouer avec complaisance les feuillets du registre, j'ai enormement travaille et gagne beaucoup d'argent. Par malheur, eu egard aux choses dont nous avions besoin, telles que linge, habits, meubles, vaisselle, et le reste, ca ete un grain de mil dans une gueule d'ane. La grossesse de Rosalie, qui est venue ensuite, a occasionne forcement un surcroit de depenses. Je ne me rappelle pas sans fremir qu'au moment des couches il n'y avait pas un sou a la maison, et je me demande encore ou j'ai trouve des forces et des ressources pour doubler ce cap terrible. Quoi que j'en eusse, il a bien fallu faire de nouvelles dettes et escompter encore une fois l'avenir. Ce n'est heureusement qu'une gene momentanee dont le terme est meme tres-prochain. Tel que tu me vois, je suis resolu a faire de l'industrie; j'ai deja sur le chantier une dizaine d'affaires tres-belles. C'est etrange, n'est-ce pas? Mais j'ai pris gout au bien-etre, je me suis affole de consideration, et il me semble que je n'aurai jamais assez ni de l'un ni de l'autre. Je pretends payer peu a peu integralement mes vieilles dettes, vivre dans l'aisance et devenir un parfait honnete homme, selon le monde. C'est si simple! Pour commencer, j'espere qu'avant peu tu me verras mieux loge et dans un quartier moins triste. Je veux avoir de beaux meubles, acheter un piano, et faire apprendre la musique a cette pauvre Rosalie qui s'ennuie a perir. Nous verrons...." Tout en disant cela, Clement inclinait vers la terre un front charge de reveries funebres, ce qui etait au moins l'aveu d'une satisfaction bornee. Quant aux faits qu'il venait d'egrener complaisamment, ils etaient appuyes de preuves si categoriques, que l'authenticite n'en pouvait etre mise en doute; aussi, Max ne se preoccupait-il que de connaitre le prix auquel Clement avait obtenu une aussi belle place et tant de travaux lucratifs par-dessus le marche." "Voila ou je t'attendais!" s'ecria tout a coup ce dernier en se levant. Il ferma son registre et le remit en place. A la vue du diner qui etait servi: "Mais, dit-il avec une inflexion de voix plus calme, mettons-nous a table, nous causerons tout aussi bien en mangeant." Il ajouta d'un air profondement ironique: "D'ailleurs, m'est avis qu'il te faut des forces, en prevision des faiblesses que pourra te causer le recit de mes turpitudes premeditees, formellement voulues...." Ils n'etaient pas assis depuis cinq minutes l'un devant l'autre et n'avaient pas mange trois bouchees, que la vieille sourde entra a l'improviste. Clement, qui lui avait fait comprendre qu'on n'avait plus besoin d'elle, la regarda avec colere. "Qu'est-ce qu'il y a? lui cria-t-il brutalement. --Mme Rosalie vous demande, repondit la vieille femme. --Ah! fit Clement avec des marques d'impatience et de mauvaise humeur, cette diablesse de Rosalie est insupportable; elle ne peut pas rester un moment seule, il faut toujours que je sois la." Cependant il s'excusa aupres de son ami et suivit la vieille Marguerite. Destroy ne savait que penser de tout cela. Quoiqu'il n'eut sous les yeux que des objets capables d'egayer l'esprit, il n'en sentait pas moins des bouffees de tristesse l'oppresser, a peu pres comme dans une etincelante et joyeuse cuisine, la fumee acre des viandes grillees vous prend a la gorge et vous etouffe. Clement ne tarda pas a revenir. "Maintenant, dit-il, nous ne serons plus deranges; je lui ai fait prendre un peu d'opium. --Qu'avait-elle? demanda Max. --Est-ce que je sais? fit Clement en haussant les epaules; elle ne pouvait pas dormir, elle revait les yeux ouverts.... Laissons cela, revenons a ce que je te disais...." V. Ses confidences. Apres avoir mange quelque temps en silence, il poursuivit: "Le titre seul de mes travaux te stupefie, et tu te demandes ce que j'ai fait pour les avoir. Rien que de facile. Du moment ou l'on se decide a ne reculer devant aucune enormite, on ne saurait manquer de reussir. Rappelle-toi en quelles circonstances j'avais accepte la place que j'occupais, il y a deux ans. Je sortais de maladie, j'etais extenue, affreux a voir. En plein hiver, par un froid rigoureux, outre que j'etais sans linge, j'avais un pantalon de toile, des souliers informes, un chapeau gris digne du reste. Pour avoir specule incessamment sur l'obligeance d'autrui, je ne trouvais plus que des gens impitoyables jusqu'a la ferocite. D'ailleurs, les hommes sont comme les chiens, les haillons les offusquent: je n'inspirais pas moins de peur que de mepris. Il fallait bien, puisque je tenais encore a vivre, user de l'unique ressource que m'offrait le hasard. Mais la fureur me fouettait par instants, comme eut fait le supplice du knout; sans balancer j'eusse a l'occasion commis un crime. Un dernier desastre acheva de m'exasperer. Le patron chez lequel, depuis trois mois, moyennant soixante francs par mois et un logement infect, je balayais les bureaux et faisais les courses, disparut tout a coup. Il ne se bornait pas a depouiller ses clients, a ruiner sa famille, il emportait jusqu'aux appointements de ses commis, jusqu'aux gages de ses domestiques. Le desespoir qui s'empara de Rosalie et de moi, a cette nouvelle, ne peut pas se rendre. Les soixante francs que nous volait cet homme representait trente jours de notre vie. Nous ne nous etions certainement pas encore trouves dans une position aussi effroyable. Il ne paraissait pas cette fois que nous pussions jamais sortir de cet abime. Aussi, fatigues d'une lutte sterile, a bout de patience, passames-nous la nuit entiere a murir serieusement un projet de suicide. Le courage de mourir etait de la faiblesse a cote de celui qui etait necessaire pour continuer de vivre ainsi, et, a coup sur, nous eussions execute notre resolution, si, au matin, heureusement ou malheureusement, un souvenir ne m'avait subitement traverse l'esprit...." Les propres paroles de Clement n'ajouteraient rien a l'interet de ce qu'il conta. Quelque six mois auparavant, en un jour ou precisement il etait habille de neuf, il avait fait la connaissance d'un pretre; cela, du reste, bien a son insu. Par surprise, bien plus que par suite d'un gout naturel, car il n'aimait que mediocrement a boire, il s'etait graduellement enivre dans une reunion de femmes et d'hommes. Accable de chaleur, les nerfs agites, aux prises avec le besoin de respirer et d'agir, il se glissa furtivement dehors. Le grand air accrut son ivresse. Il faisait nuit. L'oeil trouble, incapable de joindre deux idees, heurtant les passants et les murs, manquant a chaque pas de rouler a terre, il arriva, sans savoir comment, sur la place Saint-Sulpice, et, decidement trahi par ses forces, alla, d'oscillation en oscillation, s'affaisser aux pieds de la grille du seminaire. Il ne se souvenait pas de ce qui s'etait passe depuis ce moment jusqu'a celui ou il avait rouvert les yeux. Il s'etait trouve renverse sur une chaise, dans une salle nue; quelqu'un rafraichissait ses tempes avec de l'eau froide. A la lueur d'une lampe, il apercut un pretre, lequel lui demanda avec sollicitude: "Eh bien! monsieur, vous sentez-vous mieux actuellement?" Clement etait stupefait. "Mais, comment est-ce que je me trouve ici? s'ecria-t-il. --Comme je rentrais, repliqua l'ecclesiastique d'une voix pleine de sensibilite, vous gisiez a terre contre la porte, et je me suis permis de vous faire transporter en cet endroit pour vous y donner des soins." C'etait bien le moins que Clement se montrat aimable envers un homme qui lui avait epargne l'ennui d'etre ramasse dans la rue et probablement transporte dans un poste. Il repondit donc avec assez de politesse aux questions du pretre sur la position qu'il occupait dans le monde. Il avoua qu'il etait homme de lettres _par necessite_; puis, qu'il eut de preference etudie les sciences naturelles, s'il lui eut ete permis de suivre ses gouts. Il se trouvait que l'abbe s'etait jadis occupe discretement de physique et d'entomologie. De cette sympathie pour les memes choses dont ils parlerent en courant, il resulta bientot entre eux de l'aisance et une certaine intimite. Clement, avec une franchise qui frisait la brutalite, ne lui en declara pas moins qu'il ne croyait a rien et qu'il etait bien pres de penser que la grande majorite des pretres ne croyait pas a grand'chose. L'abbe ne sut que sourire a ces aveux. Il ne s'en cachait pas, Clement lui plaisait beaucoup, et il assurait qu'il serait tres-heureux de le revoir. "Il se peut, dit-il de l'air le plus riant, qu'au milieu de votre vie _un peu aventureuse_, vous ayez besoin, a un moment donne, d'un conseil, et, qui sait? peut-etre aussi d'une recommandation. Souvenez-vous alors que j'ai quelque credit et venez mettre mon amitie a l'epreuve." Il dit encore: "Tout en regrettant que votre _belle intelligence_ se noie dans des futilites, n'allez pas croire que j'agisse dans des vues d'interet et que je me propose sournoisement de vous persecuter avec des sermons. Vous n'aurez jamais a craindre aupres de moi rien de semblable." Clement, pour la forme, prit le nom du pretre. Il n'avait pas eprouve, a le voir, ces elans de mepris et de haine qu'une soutane manquait rarement de soulever dans sa poitrine. Cependant, il ne l'eut pas plus tot quitte, qu'il n'y pensa plus. Mais au moment d'attenter a sa vie, a l'heure ou il cherchait quelque chose a quoi s'accrocher, il etait naturel qu'il se souvint de ce pretre et de ses offres de service. A tout hasard, il resolut de l'aller voir. Sans fonder grand espoir sur cette demarche, il songeait qu'au cas ou elle ne produirait rien, elle n'ajouterait non plus rien au mal. Au prealable, il concerta avec lui-meme un plan de conduite et se decida a jouer une audacieuse comedie. Ce qui n'est point rare, d'une visite repugnante d'ou il attendait peu de chose, il retira les plus grands avantages. L'abbe Frepillon le reconnut sur-le-champ et lui fit le plus grand accueil. "Je crains bien, lui dit Clement tout d'abord, que le denument ou je me trouve ne vous fasse suspecter la sincerite de mes declarations." A la suite des denegations obligeantes du pretre, il lui confessa qu'il avait horreur de sa vie passee. Cette horreur etait telle, qu'il avait ete sur le point d'en finir avec l'existence. Le souvenir de l'abbe l'avait retenu. --"Je ne vous cache pas, continua-t-il, qu'a votre egard je ne suis qu'un noye qui s'attache a une branche quelconque. Il ne fallait rien moins que ma passion de vivre pour me rappeler votre nom et le desir que vous avez exprime de m'etre utile. Je ne viens donc vous imposer quoi que ce soit. Je vous ferai seulement remarquer que la conversion eclatante d'un debauche de ma sorte pourrait etre d'un bon exemple." Le digne pretre repliqua qu'il l'eut oblige quand meme; que, neanmoins, il etait heureux de le voir dans ce train d'idees. Clement lui depeignit categoriquement sa misere. L'abbe s'empressa de dire: "Je partagerai de grand coeur avec vous ce que je possede. Je voudrais etre plus riche. Mais je m'engage a ne pas me reposer que je ne vous aie trouve des protections efficaces. Je serais bien surpris si je ne vous avais bientot case convenablement." Apres un petit sermon fort doux, qui roulait sur la perseverance, et dont la conclusion etait qu'il fallait se confesser le plus promptement possible, il lui remit soixante francs et le congedia en l'invitant a revenir dans quelques jours. Clement s'en alla ressaisi par l'esperance. Il avait rencontre un homme naif et reellement charitable, dont la credulite etait facile a exploiter. Selon ses propres expressions: "Malgre sa soutane, l'abbe Frepillon etait un brave homme, un imbecile." Clement, en homme habile, s'etait garde d'omettre qu'il vivait avec une femme a laquelle il etait fort attache et qu'il s'agissait d'une double conversion. Peu apres, l'abbe Frepillon lui remit un nouveau secours en argent et lui annonca qu'il l'avait chaudement recommande a divers personnages, notamment au duc de L.... et au president de la societe de Saint-Francois-Regis. Pendant ce temps-la, Rosalie et Clement, se faisant violence, _le mepris et le degout au coeur_, ce sont les termes de Clement, s'agenouillaient dans un confessionnal, recevaient l'absolution et communiaient. Ils suivaient regulierement les offices, choisissaient a l'eglise les places les mieux eclairees et s'y faisaient remarquer par une attitude humble et repentante. Ils ne tarderent pas a toucher la monnaie de leur hypocrisie. Leur confesseur commun les pressa bientot de regulariser leur position en faisant sanctifier leur commerce par l'Eglise, et leur insinua meme qu'on n'attendait que cet acte de soumission pour assurer leur avenir. Ils consentirent volontiers a un mariage qui etait deja dans leur pensee. La societe de Saint-Francois-Regis, fondee en prevision du pauvre qui consent a faire sa femme de sa maitresse, leur vint en aide comme elle fait pour d'honnetes ouvriers. Elle se chargea naturellement de tous les frais, et leur fournit en outre, par une faveur speciale, du linge, des habits, quelques avances en argent et un mobilier modeste. Ce n'est pas tout. Clement n'etait pas marie depuis huit jours, qu'il recut une lettre par laquelle le president de cette meme societe l'avertissait qu'il etait charge de lui offrir, en attendant mieux, une petite place actuellement vacante dans les bureaux de l'administration. Clement accepta. La persistance avec laquelle il soutint son role lui valut de nouvelles faveurs. Il lui fut permis des lors d'esperer, sinon la fortune, du moins, prochainement, une aisance convenable. Tous ces faits etaient consignes scrupuleusement sur son journal qu'il comptait leguer, en cas de mort, a son ami Max qui pourrait y puiser les elements d'un roman curieux.... Clement avouait encore que le fait seul de se demasquer en presence d'un ami lui procurait un bonheur qui approchait de la volupte. Il etait capable de tout, et, cependant, mentir lui causait un supplice presque intolerable. Son mepris pour les croyances qu'on lui attribuait ne pouvait se comparer qu'a l'horreur secrete avec laquelle il se pretait a des ceremonies qu'il jugeait ridicules. A present au moins, au cas ou son assiduite dans les eglises s'ebruiterait, il se consolerait en songeant qu'il n'etait plus seul a apprecier la valeur de sa conversion derisoire. "Mais, dit-il tout a coup, ce n'est pas la ou j'en voulais venir." VI. Son portrait en pied. Il prit en cet endroit un ton plus decide. "Tu es convaincu, toi, fit-il, que nous naissons avec le sentiment du bien et du mal, qu'il est un Dieu, une Providence; tu es la proie, en un mot, de toutes ces inepties hyperphysiques a l'aide desquelles on exploite les niais. Que ne puis-je t'arracher de desastreuses illusions et te soustraire du nombre des dupes! Regarde-moi! c'est ma jouissance et mon orgueil: outre que je suis une negation vivante, agissante et prospere de ces croyances et de ces prejuges, fut-il jamais exemple plus eclatant du triomphe de l'ignominie habile sur ce qu'on appelle honnetete, droiture, vertu?..." Il s'arreta d'un air interrogeant, et continua bientot avec une animation croissante: "Tu m'as dit quelquefois que j'etais meilleur que je ne me faisais. C'est me connaitre mal. Je ne suis pas un fanfaron de vices, non, certes; aussi peux-tu me croire quand j'affirme que, si mauvaise que soit ma reputation, je vaux encore mille fois moins qu'elle. En passant la revue de tous ces actes qualifies crimes par les hommes, je serais en peine d'en trouver un que je n'ai pas commis. Mon orgueil et mon egoisme sont sans bornes; je sacrifierais, a l'occasion, le monde entier a la moindre de mes fantaisies. J'ai ete beaucoup aime, et je n'ai jamais aime personne. Pendant nombre d'annees, je n'ai vecu que de dettes. J'en faisais d'autant plus volontiers que je ne pensais pas pouvoir les payer jamais. J'ai puise sans scrupule dans la bourse de mes amis, et je ne puis pas dire que je me sois jamais employe efficacement pour aucun d'eux. J'ai fait plus: je les ai diffames des qu'ils ne pouvaient plus ou ne voulaient plus me rendre service. Enfin, non content d'exploiter, de duper sciemment tous les gens que j'ai trouves sur mon chemin, je me suis complu dans les plus ignobles debauches, je me suis roule complaisamment dans la fange. Je n'ai pas meme recule devant l'infamie de vivre aux depens de plusieurs femmes...." En cet instant, sous l'empire d'une exaltation a chaque instant plus vive, il se leva et arpenta son cabinet a grands pas. "L'idee de Dieu, poursuivit-il, n'a pas une seule fois ete emise devant moi, que je n'aie sur-le-champ profere un blaspheme: je l'ai maudit, defie; ce Dieu; j'eusse voulu croire a son existence, afin d'etre convaincu qu'il entendait ces blasphemes et ces provocations; j'ai souhaite de revenir au temps ou l'on vendait son ame.... Regarde-moi!" Debout devant Max, les bras croises sur la poitrine, le visage livide, les traits contractes, l'impudence sur le front, Clement faisait peur a voir. Il ajouta: "Moi, petri d'iniquites, gate jusqu'a la moelle, charge de souillures; moi, dont chaque molecule est un vice; moi, plus criminel que pas un de ceux qu'on livre aux bourreaux et qu'on jette dans les prisons, il m'a suffi de prendre un role ignoble, de simuler des sentiments que j'execre, de consentir a etre plus infame que je n'etais, pour passer de la misere a l'aisance, pour conquerir la securite, pour etre heureux!..." Destroy exprimait des doutes en branlant la tete d'un air plein de tristesse. "Je pourrai etre soumis aux douleurs physiques, dit encore Clement; quant aux douleurs morales, je n'en veux point avoir, et je n'en aurai point. Je serai heureux! moi, le plus indigne des hommes au point de vue social, pendant que toi, pauvre Maximilien, aussi honnete que je le suis peu, tu vis et vivras miserable, dechire de mille supplices, humilie, insulte et calomnie par des gens de mon espece." Ce qui etait contradictoire, il disait: _Je serai heureux!_ de la maniere dont on dit: _Ah! que je souffre!_ Max ne lui en fit pas moins remarquer que son bonheur d'aujourd'hui, fut-il reel et profond, ne lui permettait d'aucune facon de prejuger celui de l'avenir. "Ce que je tiens, s'ecria Clement, il n'est pas de puissance humaine qui puisse faire que je m'en dessaisisse. Quant aux idees qui pretendraient me troubler interieurement, j'en connais trop bien la source artificielle pour manquer jamais de la force de les fouler aux pieds. Craindrais-je les hommes? Rien n'est plus facile que de leur en imposer. Je mentirai effrontement en leur presence, je me montrerai a eux tel qu'ils veulent que je sois, et j'aurai leur consideration. --Es-tu donc aussi assure contre l'impuissance de vivre avec toi-meme? demanda Destroy. --Apres? fit Clement. Je serai toujours le maitre de mettre un terme a une vie insupportable. Las de jouissances ou d'ennuis, j'embrasserai la mort, je me plongerai dans le neant, je m'endormirai d'un sommeil eternel. --Qu'en sais-tu, dit Max avec commiseration. --Un Dieu ne saurait etre! repliqua Clement d'un ton de vehemence indicible. D'ou sortirait-il? Pourquoi serait-il plutot Dieu que moi? D'ailleurs, ce Dieu qui connaitrait le passe et l'avenir, qui embrasserait absolument toutes choses d'un coup d'oeil, pour lequel il ne saurait y avoir ni joie, ni peine, ni imprevu, serait saisi d'un ennui incommensurable et mourrait de son eternite meme..." Destroy, qui savait par coeur ces tristes arguments, ne connaissait rien de plus affligeant que de discuter avec des hommes capables de s'y arreter. "Ils traitent de visions, disait-il, tous les elans de l'ame et soumettent leur esprit au joug du plus vulgaire bon sens. Ils ont bientot fait de trouver qu'il n'y a rien en dehors d'eux, que ce qu'ils ne concoivent pas ne saurait exister, que, partant, l'inconnu est leur egal; de ne croire enfin qu'a ce qu'ils touchent et de s'ecrier: _Dieu n'est pas!_ parce que, dans l'etroitesse de leur cerveau, ils ne sauraient concevoir comment il peut etre. --La douleur me fera nier eternellement Dieu, s'ecria Clement au paroxisme de l'exaltation. Je te le declare, je ne serais condamne qu'a souffrir quinze jours d'un petit caillou dans mon soulier, que je dirais opiniatrement: "Non, IL n'est pas." --Je ne saisis pas le rapport, dit Max. En quoi la douleur implique-t-elle la non existence d'un Dieu? C'est parler comme une harengere: _Si Dieu existait, souffrirait-il cela?_ La douleur existe, c'est un fait; reste a savoir si, essentiellement, elle est un bien ou si elle est un mal, pourquoi elle existe, a quoi elle sert. Quant a moi, je l'avoue, sans elle, je ne me rends compte de la possibilite d'aucune existence. Elle est la force de cohesion qui soude l'un a l'autre les atomes de la matiere. Elle est le souffle, l'ame, la conservatrice, non pas seulement de tout ce qui vit, mais encore de tout ce qui vegete. Sans elle, ces myriades de trompes capillaires, par ou l'arbre aspire la seve, deviennent inertes, et l'arbre perit; sans elle, la fleur oublie de tourner son calice au vent charge de pollen et se desseche dans la sterilite. Son action sur nous est encore plus saisissante. Langues, arts, sciences, industries, elle est l'origine, la source de toutes les merveilles que l'homme doit aux hommes. Elle est l'aiguillon infatigable qui nous inquiete dans l'inaction et nous jette dans le chemin de la perfectibilite. Elle nous feconde, elle est la mere des grandes pensees et des grandes actions. Beaucoup de ceux qui sont grands parmi les hommes sont fils de la douleur, a ce point qu'on pourrait dire: _Celui-la sera le plus grand parmi vous qui aura le plus souffert_. Aussi, les gens de bonne volonte, qui, pleins d'enthousiasme, se sont leves avec l'ambition de soustraire l'homme a la douleur, outre qu'ils ont echoue devant l'impossible, me semblent-ils, si grand qu'ait ete leur genie, avoir prouve plus de sentiment que de penetration. --C'est trop fort! s'ecria Clement avec une sorte de fureur. Comment! tu t'estimes heureux de souffrir! Comment! un desir legitime que tu ne peux contenter te rejouit! Comment! les preventions ineptes sous lesquelles tu succombes te remplissent de joie! --Le cheval qu'on eperonne, repliqua Destroy, ou qu'on cingle avec un fouet, n'est pas heureux; mais il va plus vite. Combien de fois ne me suis-je pas ecrie: "O mes amis! a force de me dedaigner, de ne me compter pour rien, de me juger a tort et a travers, vous me contraindrez a faire des chefs-d'oeuvre." --N'allons pas plus loin, fit Clement hors de lui; le sang bout dans mes veines, je ne sais a quoi l'exasperation pourrait me porter. Si tu n'etais pas mon ami, je t'aurais deja broye dans mes mains. Comment veux-tu qu'en presence d'aussi revoltantes opinions, je ne crie pas de toutes mes forces: "Je suis athee!" --Tu crois l'etre. --Aurais-tu la pretention de voir plus clair en moi que moi-meme. --Oui, certes; car tu rappelles une lanterne sourde devant laquelle on a tire le volet: celui-la meme qui la porte ne peut pas voir la lumiere qui est dedans. --Ma conviction est telle, continua Clement, que je suis pret a en tirer toutes les consequences possibles. Il n'est au monde de respectable et de desirable que l'argent, et il n'est d'obstacle pour s'en procurer que la loi qu'il faut defendre jusqu'au jour ou l'on peut la violer impunement. Le reste n'est que prejuge. Oui, oui, je l'atteste, demain je pourrais, sans encourir de peine, prendre un million dans la caisse d'un banquier, que je le ferais sans balancer. --Que ne mets-tu tout de suite un meurtre a la place d'un vol?" fit Destroy croyant lui causer de l'embarras. Clement hesita en effet; mais son audace eut promptement le dessus. Avec une energie sourde: "Si un assassinat pouvait m'enrichir, dit-il, et que l'impunite me fut assuree, pourquoi ne le ferais-je pas?" Max, par ses gestes, marquait la plus profonde incredulite. "Je m'obstine, dit-il avec l'accent de la conviction, a ne voir la que de monstrueuses fanfaronnades. On s'enivre avec des idees comme avec du vin, et tu es a ce degre d'ivresse ou l'on ne se connait plus. --Tu tiens toujours, a ce qu'il parait, dit Clement dont la chaleur de tete se tempera tout a coup pour redescendre a la glace, a ce que je sois moins mauvais que je ne le pretends. Garde ton illusion: mon desir de te l'enlever ne va pas presentement jusqu'a me commander des aveux plus complets. Sache seulement, pour ta gouverne, que mon scepticisme est d'autant plus inebranlable que mon repos en depend, et que, de par ma seule volonte, tes plus solides preuves n'auront jamais a mes yeux meme l'importance des bulles de savon." Destroy regarda Clement avec surprise. Il se defendit d'avoir voulu prouver quelque chose. Il etait d'avis qu'en metaphysique on ne prouve rien, ou, mieux, qu'on prouve tout ce qu'on veut, le pour et le contre, avec une egale force, et que le simple sentiment remporte souvent sur mille preuves rationnelles. "Au lieu de discuter avec toi, ajouta-t-il, j'eusse mieux fait de me borner a une simple observation. Si notre penchant nous porte a mal faire, notre interet nous commande de bien agir. A un moment donne de notre vie, cela est infaillible, de la somme de nos actions decoule pour nous une moyenne de joie ou de peine en rapport rigoureux avec la qualite de ces memes actions. Mme de Maintenon reconnaissait evidemment la verite de cela quand elle disait: _Il y a dans la droiture autant d'habilete que de vertu_." VII. Mme Thillard chez Clement. Tout en Clement etait etrange et inexplicable: son mariage, sa maniere de vivre, sa preoccupation des jugements d'autrui a l'egard de son aisance, son affectation a en expliquer l'origine, jusqu'au tressaillement qu'il eprouvait des qu'on sonnait a sa porte. Si Max reussissait a voir de l'exageration dans la perversite dont son ami faisait parade, il ne parvenait pas aussi aisement a se tranquilliser au sujet du mystere qui en impregnait, pour ainsi dire, les actions et le langage. Il l'avait revu plusieurs fois, et s'etait senti plus empeche a l'issue de chaque visite. En d'autres instants, las de conjecturer, il aimait a croire sa penetration en defaut, et se persuadait qu'il n'y avait pas dans l'histoire de Clement autre chose que les details bien assez scandaleux deja que celui-ci en racontait. Au reste, il gardait pour lui ses observations et ses doutes. Se flattant peut-etre de voir Clement venir un jour a resipiscence, il n'en parlait meme jamais que pour en faire valoir _l'heureuse transfiguration_. Il eut, a cause de cela, une nouvelle et assez aigre altercation avec de Villiers. "Il parait, dit de Villiers, que vous avez renoue avec lui? --Vous ne le reconnaitriez pas, dit Max, tant il est change. --Serait-il malade? demanda de Villiers d'un ton sarcastique. --Il est marie, il travaille, il vit tranquille chez lui. --En voila pour combien de temps? continua de Villiers du meme ton. --Ainsi, fit Destroy, votre intolerance ne souffre meme pas que vous admettiez le repentir? --Des gens de cette espece ne se repentent jamais! --Qu'en savez-vous? repliqua Max sourdement irrite. A cet egard, rien ne m'etonnerait moins que de vous prendre un jour en flagrant delit de contradiction...." A quelque temps de la, Destroy rencontra Rodolphe qui lui dit: "Eh bien, le Pactole coule donc decidement chez l'ami Clement? --Il est plus heureux, je crois, repartit Max; est-ce la ce que tu veux dire? --Y dine-t-on bien? --Rien n'empeche que tu n'ailles t'assurer de cela par toi-meme." Max n'avait pu voir Rosalie qu'apres avoir ete diverses fois chez Clement. A la vue de cette pauvre femme, il n'avait pas ete moins frappe de surprise qu'emu de pitie. Rosalie, eu egard a sa nature de blonde, a ses traits fins et reguliers, a son temperament froid, semblait destinee a conserver longtemps sa jeunesse et sa fraicheur. Quand, deux annees auparavant, elle resplendissait encore de tous les charmes exterieurs que peut envier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendre Destroy que de la retrouver pale, amaigrie, extenuee, prete, en quelque sorte, a rendre le dernier soupir, et cela, sans qu'il fut possible de preciser sa maladie ou seulement son mal. Son oeil, autrefois d'un bleu magnifique et d'une limpidite juvenile, etait actuellement pale et s'eteignait; ses levres, dont jadis le rouge vif rappelait la fleur du grenadier, devenaient violettes et dessinaient une ligne sans grace; ses cheveux s'eclaircissaient et ne suffisaient deja plus, en plusieurs endroits, a cacher la tete. On songeait a l'oiseau au moment de la mue, au rosier a l'automne, avec cette difference qu'il ne paraissait pas que la pauvre femme dut jamais reprendre des forces et refleurir. Cependant la visite de Max, qu'elle accueillit avec effusion, eut momentanement sur elle une influence salutaire. Elle sortit de la torpeur ou elle etait plongee; son visage s'eclaira de joie, ses levres sourirent melancoliquement, le sang coula sous sa peau avec plus de vivacite. Sa langue aussi se delia pour causer avec son ami, le questionner avec interet sur sa position et lui rappeler certains episodes du passe. "Vous souvenez-vous de ceci, cher Max; vous souvenez-vous de cela?" disait-elle. Et sa figure respirait un attendrissement mele de regret, et des larmes apparaissaient aux bords de ses paupieres. Clement les ecoutait d'un air dedaigneux ou les raillait impitoyablement de leurs souvenirs. Rosalie parla ensuite de son enfant avec une tendresse passionnee. Son grand regret etait de ne pas pouvoir le nourrir. Elle devait se contenter d'en avoir des nouvelles hebdomadairement. Il etait en nourrice a Saint-Germain. "Un jour, dit-elle a Destroy, nous irons le voir ensemble. --A la bonne heure, dit Clement; tache d'aller mieux; nous ferons tous les trois cette promenade." Rosalie, que sa faiblesse habituelle rendait incapable de bouger et qui mangeait a peine, avoua bientot que depuis longtemps elle ne s'etait trouvee aussi bien. Elle eut effectivement la force de faire quelques pas et de s'asseoir a table. Son mari en marqua beaucoup de joie; il derida son front et laissa glisser de ses levres quelques saillies de son ancien repertoire. Rosalie, qui attribuait le bien-etre exceptionnel qu'elle goutait a la presence de Destroy, epuisa les temoignages de la plus tendre amitie envers lui, et le supplia, des qu'il pensa a s'en aller, de ne pas tarder a revenir. "Venez diner avec nous tous les jours, si vous voulez, ajouta-t-elle, ne vous genez pas; ce n'est pas du plaisir, c'est du bonheur que vous nous causerez." Clement, avec l'accent de la franchise, confirma pleinement ce que disait sa femme. A dater de ce moment, Max fit de frequentes apparitions dans cet interieur. A dire vrai, sa venue qui, dans le principe, agissait si heureusement sur Rosalie, perdit sensiblement de son efficacite. Il crut remarquer que la pauvre femme ne redoutait rien autant que la solitude, et que ses nombreuses rechutes provenaient surtout du manque de distractions. Il en parla a Clement. Celui-ci deplorait son impuissance a y remedier. A cause de sa place, il ne pouvait rester aupres de Rosalie plus qu'il ne faisait. Elle etait d'ailleurs trop faible pour qu'il songeat a la conduire soit au theatre, soit a la promenade. Du moins esperait-il pouvoir prochainement la mettre a meme de se distraire sans quitter la maison. En effet, quelques mois plus tard, ayant touche les premiers benefices d'une operation commerciale qu'il detailla minutieusement a son ami, il s'empressa de realiser le plan qu'il avait lentement muri dans sa tete. Il loua, rue de Seine, au second d'une maison magnifique, un bel appartement qu'il garnit de meubles neufs, commodes et elegants. Tout en effectuant ces depenses, il s'accusait de faire des folies et ajoutait qu'au cas de la plus legere deception dans ses entreprises, il pouvait se trouver dans les plus graves embarras. Aussi reculait-il devant l'enormite du prix d'un piano, malgre son envie immoderee d'en avoir un. Max vint a son aide. Il le mit en rapport avec un facteur qui, a la suite de quelques informations, consentit a lui livrer un excellent instrument en echange de billets payables de trimestre en trimestre. Clement se preoccupa alors d'une maitresse de musique pour Rosalie, et Destroy pensa naturellement a Mme Thillard. Son intimite avec cette derniere devenait chaque jour plus etroite; il en etait deja au moins l'ami le plus aime. Apres s'etre concerte avec elle, il la proposa a Clement pour donner des lecons a sa femme. "Ce n'est pas seulement une bonne musicienne, ajouta-t-il, c'est encore une femme charmante que Rosalie, j'en suis sur, sera bien aise de connaitre." Clement fit sur-le-champ une supposition injurieuse a laquelle Max dedaigna de repondre. Il fut ensuite convenu que la protegee de celui-ci viendrait deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, a raison de cinq francs le cachet. Les lecons, au debut, se succederent assez regulierement. Rosalie, sans avoir de grands moyens, s'appliqua avec fievre a cette etude et y fit des progres rapides. Malheureusement, l'etat toujours plus chancelant de sa sante la contraignit bientot de ralentir son zele, et Mme Thillard ne tarda pas a se trouver frequemment en presence d'une eleve incapable de l'entendre. Les choses en vinrent a ce point que Clement dit a Max: "Deux lecons par semaine fatiguent ma femme, elle n'en prendra plus qu'une. Au lieu de celle du vendredi, si cela te convient, tu apporteras ton violon et tu feras de la musique avec ton amie. Je donnerai a chacun de vous un cachet en echange." A cause de la gene dont Clement ne cessait pas de se plaindre, Destroy n'accepta des honoraires que vaincu par la persistance opiniatre de Clement et de Rosalie. Mme Thillard consentit volontiers a ces nouveaux arrangements. De veritables soirees musicales devaient prochainement resulter de ces seances intimes. Mme Thillard n'avait traite directement dans aucune de ces negociations; Max, son fonde de pouvoirs, l'avait toujours remplacee, et, par le fait de l'habitude, il ne l'avait encore designee que sous le prenom de _Mme Henriette_. Un matin, Clement, devant sa femme, dit a Max qui dejeunait avec eux: "Ah ca! tu ne nous as pas encore dit le nom de ton amie la musicienne. --C'est singulier," repondit Destroy. Il ajouta aussitot: "Mme Thillard-Ducornet." Ce nom fut un coup de foudre pour le mari et la femme; tous deux tressaillirent, notamment Rosalie, qui, moins maitresse d'elle-meme, faillit se trouver mal. "Comment! s'ecria Clement en regardant Max avec stupeur, la femme de cet agent de change qui a ete assassine? --Non, qui s'est noye," fit observer Destroy. Tout a coup, Rosalie, frappant dans ses mains, eclata de rire, mais d'un rire force et convulsif, tandis que son mari, l'air hebete, reprenait precipitamment: "Oui, c'est ce que je voulais dire, noye. On l'a repeche, si je ne me trompe, dans les filets de Saint-Cloud. --Est-ce que tu l'as connu? demanda Max. --Pardieu! fit Clement qui recouvra subitement son sang-froid. Juge toi-meme si j'ai lieu d'etre surpris: Thillard-Ducornet est precisement l'agent de change chez lequel j'ai ete garcon de recettes. --Effectivement, dit Max stupefait a son tour, la rencontre est on ne peut plus etonnante. --Et je riais, dit Rosalie, en songeant combien la fortune est drole. Voici une femme qui jadis n'eut pas voulu de moi pour sa femme de chambre et qui est aujourd'hui ma maitresse de piano." Destroy, qui ne s'etait pas apercu que Rosalie fut vindicative, ne put, sans etonnement, l'entendre parler ainsi. "Le fait est, dit Clement encherissant sur sa femme, que ce jeu de bascule a quelque chose de comique." Max fut d'avis que, par menagement pour Mme Thillard, loin d'ebruiter cette circonstance, il fallait la tenir dans le plus profond secret. "C'est justement ce que j'allais te dire," repliqua Clement.... VIII. Singulieres preoccupations de Rosalie. Avec l'aisance, commencaient a se glisser, dans l'interieur de Clement, les connaissances et les amis. En premier lieu, par suite de son changement d'etat, il s'etait cree de nouvelles relations, relations, pour la plupart, des plus honorables. Ainsi, sans parler de l'abbe Frepillon, qui, occupe d'un cours de theologie, vivant d'ailleurs comme un benedictin, ne venait le voir qu'a de rares intervalles, il recevait frequemment la visite d'un beau vieillard, pretre, chanoine, qu'on appelait l'abbe Ponceau, et celle d'un juge d'instruction, nomme M. Durosoir, ces deux derniers, par parenthese, grands amateurs de musique. Clement, devenu graduellement membre d'une foule de societes, entre autres de celles de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-Francois-Xavier, passait les dimanches et les fetes au milieu des conferences et des instructions. Il y avait lie commerce avec le juge et s'en etait a ce point concilie la bienveillance, que M. Durosoir avait consenti a etre le parrain de son enfant, lequel avait ete simplement ondoye et devait etre baptise solennellement des que la sante de Rosalie le permettrait. D'autre part, entre beaucoup de confesseurs qu'on lui avait indiques, Clement avait choisi de preference l'abbe Ponceau, parce que celui-ci avait l'oreille un peu dure. Ce chanoine, pour le dire en passant, car il ne doit guere sortir de la demi-teinte, etait d'une apparence a commander sur-le-champ la veneration. De haute taille, la tete couronnee de cheveux d'un blanc de neige, avec des yeux et d'epais sourcils noirs qui se detachaient sur sa pale figure comme des caracteres arabes sur un vieux parchemin, il eut ete impossible de rever a l'autel un officiant plus rempli de majeste. L'impression, a dire vrai, ne se maintenait pas a cette hauteur des qu'on l'abordait et l'entendait causer. Commis au soin, par decision episcopale, c'etait la chronique dans la maison Clement, de remanier de fond en comble les douze volumes d'un breviaire ou paroissien, peu importe, il avait consacre vingt annees de sa vie a cette vaste compilation, et dans ce travail, qui l'avait astreint a une vie sedentaire, voire a une sorte d'immobilite automatique, il avait gagne toutes les infirmites navrantes qui deparaient son exterieur imposant. Outre qu'il etait l'homme du monde le plus distrait, une paralysie partielle de la langue occasionnait parfois sur ses levres un begayement intolerable; il fallait parler haut pour se faire entendre de lui, et sa myopie etait extreme; un catarrhe, des rhumatismes, la goutte, se saisissaient de sa personne a tour de role et la laissaient rarement en repos. A cela pres, sa simplicite d'enfant, sa candeur, sa bonte inalterable, en faisaient vraiment un ange. Il raffolait de musique, jouait de la basse, et, quoiqu'il jouat faux, etait tres-bon musicien. Clement, chez lequel semblait decidement affluer l'argent, ne se bornait pas a donner de temps en temps a diner; il achetait encore, a l'instigation de Max, un quatuor d'instruments a archet et toute la musique de Haydn, de Mozart et de Beethoven pour ces quatre instruments, ainsi que des trios et des quintetti avec accompagnement de piano. A certains jours ou, a cote de Rosalie, n'etaient admis a titre d'auditeurs que Mme Ducornet et M. Durosoir, l'abbe Ponceau venait discretement prendre un violoncelle et faire de la musique avec Mme Thillard et Destroy. Outre cela, en l'absence du digne chanoine, a qui son caractere interdisait des reunions plus nombreuses, Clement fondait, de quinzaine en quinzaine, une soiree ou, avec l'aide de trois ou quatre musiciens recrutes par Max, on executait toute sorte de musique de chambre. L'execution, sans etre irreprochable, etait parfois assez bonne pour satisfaire meme un juge difficile. Le nombre des auditeurs augmentait insensiblement. Mme Thillard et sa mere, M. Durosoir, Destroy, Rodolphe et quelques autres, formaient deja le noyau d'une societe qui allait se developper et s'etendre jusqu'a faire la maison trop petite. Bien des temoins desdites seances musicales ne se genaient pas pour en parler au dehors. Dans le milieu ou avait precedemment vecu Clement, ou il avait ete vilipende, regarde comme le plus abject des hommes, d'ou finalement il avait ete ignominieusement repousse, chasse, circulaient mille details a sa louange qui y donnaient grandement a reflechir. Celui que, d'une voix presque unanime, on avait ete jusqu'a proclamer un miserable passible de la cour d'assises depouillait peu a peu, aux yeux memes de ses plus implacables accusateurs, ses souillures, ses sentiments crapuleux, ses travers, ses vices, ses fautes, et cessait d'etre criminel et repugnant pour devenir un personnage digne de consideration. Avec des gradations menagees, pour sauvegarder les apparences, on allait actuellement a sa rencontre. Il n'apercevait plus que des visages avenants et gracieux. Il trouvait chaque jour quelque nouveau nom chez son concierge. On l'accablait litteralement d'offres de service. Il ne devait pas tarder enfin a etre effraye du chiffre de ses amis et a se voir contraint d'en consigner la moitie a sa porte. Cependant, la pauvre Rosalie ne se retablissait pas; sa vie continuait d'etre une alternative reguliere de convalescences et d'agonies. Sur les instances des deux epoux, quand Clement etait a son bureau, Destroy venait la voir frequemment dans la journee. Il la trouvait quelquefois calme, mais le plus souvent sous l'empire d'un morne accablement. Il fut un jour bien surpris de l'objet de ses preoccupations. Son abattement etait plus profond que de coutume; elle semblait la proie de reveries funebres. Max essaya quelque temps, sans y reussir, de l'arracher a cet etat douloureux. Enfin, relevant la tete, et attachant sur son ami de longs regards melancoliques: "Croyez-vous, cher Max, dit-elle d'une voix alteree, qu'il y ait un Dieu?" Destroy l'examina avec etonnement. "Oui, fit-il, je le crois. --Et apres la mort, pensez-vous qu'il y ait quelque chose?" L'etonnement de Max devenait de la stupeur. "Je ne saurais concevoir, dit-il, comment perirait l'ame d'un corps qui ne doit subir qu'une transformation. --Ainsi, il se pourrait qu'il y eut des chatiments?" La question etait embarrassante; en trois mots, Rosalie en disait plus qu'il n'en faut pour deconcerter mille sages personnes qui ne sont point penetrees de la science peremptoire des theologiens. Destroy balanca a repondre. De l'air d'un homme que la crainte des sarcasmes intimide: "Je crois, dit-il enfin, qu'il est des lois morales comme il en est de physiques; et, de meme que, si ces dernieres etaient troublees, il en resulterait infailliblement un desastre, je suis convaincu qu'on ne peut enfreindre les autres sans qu'il s'ensuive, dans le monde de l'esprit, un malaise qui, pour cesser, exige une expiation. --Mais enfin cette expiation est-elle individuelle? dit Rosalie de plus en plus inquiete. --En meme temps qu'elle est individuelle, repartit Max, tous les hommes en souffrent a un degre quelconque. Rives a la meme planete, englobes dans la meme atmosphere, quoi que nous fassions, notre solidarite en toutes choses est permanente et fatale, dans les joies comme dans les douleurs, dans les bonnes actions comme dans les mauvaises. --Tout cela ne me dit pas ce que je voudrais savoir, fit Rosalie avec une sorte d'impatience. Moi, par exemple, en supposant que j'aie commis de grandes fautes, souffrirai-je apres ma mort? --Est-il donc si ridicule de penser, repliqua Destroy, qu'au cas ou la somme de vos douleurs ne sera pas adequate a celle de vos peches, vous rajeunirez dans la mort pour continuer l'expiation? --Qu'importe! dit precipitamment Rosalie, si je perds le souvenir de ma vie anterieure. --En souffrirez-vous moins pour ignorer la raison de votre supplice? dit Max. Au reste, reprit-il, dans l'existence qui embrasse ses crimes, il est au moins douteux que l'homme ne subisse pas en partie son chatiment. Admettez seulement qu'il ait une famille, la seule pensee de transmettre a ses enfants un heritage de malheur n'est-elle pas suffisamment effroyable? --Helas! helas!" fit Rosalie qui se cacha la tete dans ses mains et eclata en sanglots. Destroy, bien que tout cela lui parut singulierement etrange, ne voulut voir dans cette explosion de chagrin que l'effet de scrupules outres. Peu apres, Clement revint de son bureau. Accoutume de longue date a voir les sombres tristesses de sa femme, il ne prit pas meme garde a la trace de ses larmes recentes. Au surplus, il etait preoccupe. D'un ton sarcastique et en termes injurieux, il declara qu'il communiait le lendemain et conseilla a sa femme, puisque aussi bien sa faiblesse la dispensait de cette _ignoble comedie_, de se confesser au moins plus souvent qu'elle ne faisait. Rosalie, pour la premiere fois peut-etre, ne cacha point son affliction de l'entendre parler avec cette irreverence. "Quoi? qu'est-ce? fit Clement avec une colere hautaine. Les lieux communs de l'abbe auraient-ils fait impression sur toi?... N'oublie pas, ajouta-il avec une energie effrayante, que je ne veux meme pas de l'ombre d'un tiers ou d'une pensee entre nous deux! Plutot que d'etre a la merci d'un pretre, je prefererais subir le dernier supplice!" Max penchait la tete d'un air soucieux. "Serais-tu jaloux d'un vieillard?" demanda Rosalie en s'efforcant de sourire. Loin de protester contre cette facon d'interpreter sa colere, Clement se calma tout a coup et changea brusquement de conversation. Il etait rare qu'un jour s'ecoulat sans etre marque par quelque incident nouveau. Ainsi, dans la meme semaine, Destroy se trouvant aupres de Mme Thillard, legerement indisposee: "Il parait, lui dit celle-ci, que votre M. Clement a ete jadis commis dans notre maison? --Comment l'avez-vous appris? demanda Max curieusement. --Par Frederic, dit Mme Thillard, qui est alle prevenir Mme Rosalie de mon indisposition...." Elle ajouta que le vieillard avait rapporte les plus penibles impressions de cette visite. Clement, trouble d'abord en l'apercevant, s'etait bientot montre envers lui aussi expansif qu'il venait d'etre reserve. Il ne s'etait pas borne a lui faire voir son appartement, il avait encore pretendu lui raconter son histoire jusque dans les plus minimes details, et l'avait oblige d'examiner ses livres, sous le pretexte de lui demander s'ils etaient bien tenus. Frederic avait ete d'autant plus frappe de ce dernier souci, que lesdits livres annoncaient un comptable de premier ordre. En depit de son aisance, de sa vie laborieuse et de sa devotion, Clement avec sa figure ravagee, ses yeux hagards, ses manieres ambigues, n'avait inspire au vieillard ni confiance ni sympathie. Celui-ci allait jusqu'a s'affliger, sans trop savoir pourquoi, il est vrai, des relations de Mme Thillard avec ce _sinistre personnage_. "Pour ma part, continua Mme Thillard, je suis desolee de n'avoir pas su le fait plus tot. Sans fausse fierte, j'eusse probablement refuse d'aller dans cette maison, et j'eusse sagement fait. Il faut bien vous le dire, si Mme Rosalie m'inspire de la compassion, j'ai a l'endroit de son mari des sentiments analogues a ceux de mon vieux Frederic: il me cause une repugnance que je ne puis reussir a surmonter." Le lendemain meme de ce jour, Destroy alla chez Clement, qui le recut avec humeur. "Es-tu fou? s'ecria-t-il. Comment! tu vas t'amuser a catechiser Rosalie! A quoi penses-tu? Qu'avais-tu besoin de lui dire qu'il y a un Dieu, une vie eternelle, des chatiments, et le reste? --J'ai repondu a ses questions, dit Max, voila tout. --Il fallait alors lui repondre, dit Clement avec energie, qu'il n'est de Dieu que pour les idiots, que la mort c'est le neant, que les chatiments et les recompenses sont des inventions saugrenues de l'homme. --A cause de quoi? fit Max interdit. --Tu ne veux pas, j'imagine, apporter le trouble dans mon menage! repliqua Clement d'un trait. Voila maintenant que Rosalie ne me laisse de repos ni jour ni nuit, et me fatigue de tous ces rabachages.... J'attends de toi un service. --Quel est-il? --Il faut que tu defasses ton ouvrage; que, par insinuations, tu etouffes, dans l'esprit de ma femme, la mauvaise graine que tu y as semee. --Je ne puis faire cela, dit Max fermement. --Ainsi donc, s'ecria Clement furieux, il faut, parce que cela te plait, que je souffre, moi, que je sois crucifie pour des opinions sur lesquelles je crache! --Je te promets seulement, repartit Destroy, d'eluder les questions de Rosalie, s'il arrive qu'elle me questionne de nouveau la-dessus. --Eh bien, d'accord, dit Clement. Tu souffriras en outre, sans souffler, que je la raille devant toi de ses sottes visions." Ils parlerent ensuite du vieux Frederic. "Que fait-il? demanda Clement. Il est donc au service de ton amie? --Ah! fit Destroy avec enthousiasme, ce vieillard est reellement admirable! Quarante-cinq de ses annees, il en a soixante, ont ete comblees par le travail. La perte totale de ses economies, a la mort de son patron, ne lui a pas arrache une plainte. Il ne s'est preoccupe que de Mme Ducornet et de sa fille. Il les a contraintes d'accepter ses services et s'en est constitue le serviteur presque de force. Il se tient toute la journee a la disposition de Mme Thillard. Non content de cela, il emploie les deux tiers peut-etre de ce qu'il gagne le soir a tenir des livres, au soulagement des deux femmes. --C'est un vieil imbecile!" fit sur-le-champ Clement d'un air de dedain supreme. IX. A la campagne. Il y avait environ quatre mois que Rosalie n'avait vu son enfant; elle en parlait sans cesse, elle se mourait de l'envie de l'embrasser. Dans ce desir, chaque jour plus vif, elle puisa passagerement quelques forces. Il fut convenu, un samedi soir, entre elle, son mari et Max, que le lendemain ils iraient tous trois a Saint-Germain. A en juger par les dispositions de la pauvre femme, au depart, il eut ete difficile d'augurer mal du voyage. Le contentement agissait sur Rosalie au point de ramener sur sa figure des apparences de sante. La rapidite du convoi, le grand air, les panoramas pleins de soleil qui defilaient sous ses yeux, accumulaient en elle impression sur impression et la plongeaient dans le ravissement. Le sang colorait ses joues pales; ses yeux brillaient de plaisir et eclairaient tout son visage; elle semblait decidement renaitre. Son mari epiait les progres de cette transformation d'un air d'interet non equivoque et en marquait une vive joie, ce qu'il faisait, comme toujours, au moyen de plaisanteries d'un gout contestable. Destroy, de son cote, observait ces details avec plaisir et y voyait les presages, pour Clement et sa femme, d'une journee exceptionnellement calme et heureuse. Chose surprenante, qui troubla profondement Destroy, ce qui, dans sa pensee, devait completer le bonheur de ses amis et l'etendre, y mit brusquement un terme. Tout en Rosalie s'effaca d'abord devant l'amour maternel. A peine eut-elle passe le seuil du domicile de la nourrice, que, courant au berceau de son fils, elle saisit l'enfant dans ses bras et le couvrit de caresses et de larmes. Elle l'envisagea ensuite avec une curiosite febrile, comme pour juger de sa mine et de sa croissance. Le jour de la fenetre tombait en plein sur l'enfant. L'examen auquel se livrait la mere produisit instantanement sur elle l'effet d'une catastrophe. Elle redevint pale; son oeil s'ouvrit outre mesure; la consternation, puis l'epouvante, se repandirent sur son visage. Clement, lui aussi, perdait soudainement sa gaiete. Il regardait cette scene, le front plisse, les sourcils joints, l'air morne et plein d'inquietude. Max comprenait d'autant moins ce qu'il voyait, que l'enfant, qui pouvait avoir quinze mois, outre qu'il etait d'une beaute remarquable, paraissait, pour son age, doue d'une force peu commune. Il avait les joues et les levres roses, de grands yeux noirs, des sourcils arques qui semblaient dessines avec un pinceau, et, par-dessus cela, d'epais cheveux bruns, soyeux et boucles, qui rehaussaient encore la blancheur eclatante de son teint. "Regarde!" fit tout a coup Rosalie d'une voix eteinte en presentant l'enfant a son mari. Clement le prit dans ses bras et considera attentivement ses traits. Il le rendit presque aussitot a la mere avec des marques de doute et de terreur. "Ton obstination n'est pas raisonnable, balbutia-t-il en detournant la tete. Je te jure que tu te trompes." Et il se mit a mesurer la chambre a grands pas. "Il est bien mignon, disait la nourrice avec un attendrissement affecte. On en fait ce qu'on veut. S'il ne rit jamais, il ne pleure pas non plus. Quand il a ce qu'il lui faut, il ne bouge pas plus qu'un terme; on dirait qu'il reflechit." L'enfant, pendant ce temps-la, regardait alternativement son pere et sa mere d'un air glacial et ajoutait ainsi a leurs angoisses. Clement parut incapable de supporter plus longtemps le poids du regard de son fils. "Voyons, la mere, dit-il d'un ton imperieux a la nourrice, prenez l'enfant, tandis que nous irons faire un tour dans la foret." Rosalie adressa a son mari un regard rempli de melancolie et de decouragement. "Bah! fit Clement en haussant les epaules. Sortons!..." Durant la promenade, Clement, en apparence maitre de lui-meme, essaya plusieurs fois de rompre un silence penible; mais ni Rosalie, plongee dans une invincible prostration, ni Max, sous l'empire d'impressions puissantes, ne le seconderent. Ce n'etait plus seulement l'etonnante pantomime de Clement et de sa femme, a la vue de l'enfant, qui troublait Destroy; a cela se joignaient, pour le bouleverser, les remarques que lui avait suggerees l'observation attentive de ce meme enfant. Au fond de son souvenir gisait une physionomie identique a celle du fils de Rosalie. Ou l'avait-il vue? C'est ce qu'il ne pouvait se rappeler. Puis, cet enfant ne ressemblait nullement ni a son pere ni a sa mere. Il n'avait pas seulement une chevelure d'un noir de jais, quand Clement et Rosalie avaient des cheveux qui tiraient sur le blond, il avait encore des traits qui leur etaient totalement etrangers. Outre cela, ce qui frappait bien davantage, sa jolie figure n'annoncait ni sensibilite, ni intelligence; elle conservait, meme sous les plus tendres caresses, l'impassibilite de l'idiotisme. Les agaceries de sa nourrice n'etaient pas parvenues a le faire sourire; ses levres etaient restees closes comme son coeur semblait muet. Il s'etait borne a examiner opiniatrement son pere et sa mere avec une indifference stupide. Destroy, qui aimait beaucoup les enfants, avait ressenti insensiblement une telle froideur a l'examen de celui-ci, qu'il n'avait pas meme songe a l'embrasser. Vingt sensations l'avaient assailli graduellement, et sa curiosite, un moment assoupie, au sujet du mystere qui pesait sur l'existence de Clement, s'etait reveillee avec une intensite nouvelle. Apres avoir dine dans une guinguette, ils retournerent chez la nourrice. L'enfant dormait. Clement ne voulut pas qu'on le reveillat. La mere se contenta de le baiser au front et de le mouiller silencieusement de larmes. Clement oublia de le caresser, tant il avait hate de quitter cet interieur. En gagnant la voiture, Max l'entendit qui disait a Rosalie: "Pourquoi te faire tant de mal? Avec le temps, il changera surement de visage. Je ne vois d'ailleurs dans cette ressemblance que l'effet d'un hasard comme il y en a tant." Rosalie secoua douloureusement la tete. Cette journee qui, au depart, promettait d'etre si joyeuse, s'assombrit tout a coup, comme on l'a vu, puis se termina d'une facon lugubre. Fatiguee par le voyage, decue dans son amour de mere, sous le poids de lourdes et cruelles pensees, Rosalie fut a peine de retour dans sa maison qu'elle eut des spasmes, suivis d'un long evanouissement. Il en fut de sa nouvelle convalescence, qu'un moment on avait pu croire serieuse, comme des autres; ses anciennes faiblesses la reprirent; les instants de repit que, de temps a autre, lui laissa encore son mal, furent plus que jamais illusoires; son etat maladif empira chaque jour plus ostensiblement. X. Soiree musicale. Clement donna une grande soiree, sans troubler l'ordre de ses soirees habituelles. Depuis plusieurs annees, Rodolphe, jetant sa gourme, comme on dit, racontait en style de precieuses, au bas d'un petit journal, les menus details de sa vie intime. Dans ces feuilletons, Rodolphe, qu'on eut pu surnommer le _Bas-de-Cuir_ de la piece de cent sous, tant il passait de temps et depensait d'adresse a la chasse de ce gibier metallique, s'adjugeait le privilege de s'y moquer de lui-meme et des autres avec infiniment de grace et d'esprit. Il y avait fete chez bien des gens le jour ou le nom de Rodolphe rayonnait a l'un des angles du petit journal. Cependant, un dramaturge, fort habile, quoique jeune, avait eu l'idee, a l'instigation d'un tiers, de compiler les feuilletons de Rodolphe, d'en trier les plus amusants personnages, d'en extraire les dialogues, d'en pressurer l'esprit, et d'infuser le tout dans les cinq actes d'une intrigue plus ou moins attachante. Cette sorte de bouillabaisse dramatique venait d'avoir un eclatant succes. C'etait en l'honneur de cet evenement que Clement organisait une fete a laquelle il conviait autant de personnes que son salon, agrandi de sa salle a manger et du cabinet ou il travaillait, pouvait en contenir. Au moment ou Destroy arriva, la reunion etait deja nombreuse. Il presenta a Clement deux ou trois musiciens de ses amis, entre autres un pianiste dont les improvisations pleines de merite et quelques morceaux graves promettaient un compositeur. Max fut soudainement frappe de surprise. Levant les yeux sur un groupe, il venait d'apercevoir de Villiers lui-meme, causant avec Rosalie et lui faisant sa cour avec empressement. Pour le distraire des pensees penibles qui l'inquieterent en cette occasion, il ne fallait pas moins que le plaisir de regarder Mme Thillard, aupres de qui se tenaient Mme Ducornet et le vieux Frederic, et la curiosite de passer en revue la physionomie des invites. Pres de la cheminee, accole au marbre, se tenait M. Durosoir, le juge d'instruction. Invariablement habille de noir et en cravate blanche, il avait recu le surnom de _Spectre_, sans doute a cause de sa grande maigreur, de son teint jaune, de son petit oeil gris invisible, de ses airs mystiques et de sa voix sepulcrale. Quoique parlant avec lenteur et s'arretant quelquefois au milieu d'une phrase, comme s'il eut ete begue, ce qui provenait d'une certaine difficulte d'elocution, toujours est-il qu'il savait interesser et emouvoir, notamment des qu'il daignait entrer dans le detail des instructions qu'il avait faites. Il causait alors avec un poete chez lequel une aptitude decidee pour les speculations les plus ardues n'excluait pas une poesie solide, chaude, coloree, essentiellement originale et humaine. Destroy compta encore quelques artistes et gens de lettres, et plusieurs femmes qu'il voyait pour la premiere fois. Au reste, la porte du salon ne discontinuait pas de s'ouvrir et d'encadrer de nouvelles figures. Le heros de la fete n'avait pas encore paru. Une rumeur l'annonca. Il vint en compagnie d'une dame, laquelle, malgre la blancheur de sa peau et ses traits reguliers, rappelait bien plutot une belle ecaillere que ce que l'imagination entrevoit sous le titre de duchesse. Elle pouvait d'ailleurs avoir trente-cinq ans. Elle etait de la famille des tours par l'opulence de ses formes. Sa robe decolletee, en velours grenat d'une fraicheur contestable, devait avoir servi a bien des _Marguerites de Bourgogne_ avant de tirer l'oeil des chalands du Temple. Elle avait aux oreilles, au cou, a la ceinture, aux poignets, au moins deux livres pesant de bijoux en chrysocale ou en pierres fausses. A ses cheveux bruns, dont les myriades de vrilles pendillaient de chaque cote des tempes, etaient artistement meles a la fois un double cordon de perles, un leger feuillage, une grappe de raisins blonds, des roses naines, des cerises et une tulipe panachee de blanc et de violet, dite veuve, de telle sorte que sa tete ressemblait a un verger en miniature. Il faut croire que Clement avait oui parler des locutions peu academiques a l'usage de cette grosse personne, car il ne l'eut pas plutot apercue, qu'il courut au-devant de Rodolphe d'un air effraye et lui dit precipitamment a voix basse, du ton de la menace: "Perds-tu la tete de m'amener cette creature? Je te declare que je ne souffrirai pas la plus legere inconvenance, et que si elle a le malheur d'ouvrir la bouche, j'affirmerai aux gens curieux de la connaitre, que tu es marie avec elle." Rodolphe se le tint pour dit. Il rejoignit sa dame, la prit par la main, la presenta a Rosalie, la conduisit ensuite a un fauteuil et s'assit a cote d'elle. "Douce amie," lui dit-il a l'oreille, mais assez haut pour que Max entendit, "je suis jaloux plus qu'un tigre du Bengale, jaloux a faire comme Othello pour un simple regard. Daignez donc tirer le verrou sur vos levres, et conserver pour moi tous les tresors de votre conversation. Si quelque renard, affriole par les raisins de votre tete, venait a roder aux alentours, gardez-vous bien d'imiter le corbeau et d'ouvrir votre joli bec, sinon je vous repudie comme une Messaline, si je ne vous etouffe comme une Desdemona." La reine de theatre sourit, regarda Rodolphe en coulisse et agita sa tete, qui rendit un son comparable a celui de feuilles seches secouees par un vent d'automne. La-dessus, Rodolphe, un peu rassure, se leva, pirouetta sur ses talons, et dit a Max: "Decidement, Clement vise au prix Montyon ou veut etre couronne rosiere." Rosalie, au milieu de l'affluence de personnes qui s'empressaient autour d'elle, avait le visage riant et semblait heureuse. Sous une robe en satin bleu clair, garnie de dentelles aux epaules, au corsage, aux manches et a la jupe, a cause de sa paleur maladive, de son oeil voile, de ses levres blanches, elle faisait songer aux peintures ascetiques de Lesueur. A cote d'elle brillait l'or de la reliure d'un album magnifique, vierge encore du crayon et de la plume. Son mari, qui n'avait rien tant a coeur que de la distraire, le lui avait offert le matin meme, en l'invitant a profiter de la soiree pour le faire couvrir d'_illustrations_. Rodolphe, le premier dont naturellement. elle mit l'obligeance a l'epreuve, s'executa de bonne grace et ecrivit sur l'un des feuillets ce passage, destine sans doute a l'une de ses prochaines nouvelles: Cette pure colombe s'est laisse fasciner par le regard vainqueur d'un farouche milan avec qui elle plane dans les regions bleues d'un platonisme transcendant. La complaisance de Rodolphe porta bonheur a l'album, qu'on se passa de main en main, et qui, en moins d'une heure, s'enrichit de toutes sortes d'autographes. M. Durosoir, encore sous l'influence d'une discussion fort vive sur les romans, mit son nom a la suite de cette pensee, ou mieux de cette boutade: Les romanciers sont des brouillons qui tendent incessamment a deplacer l'axe de toutes choses. Deux ou trois feuillets plus loin s'epanouissait cette opinion d'un critique a qui Clement avait fait voir l'ebauche sur panneau d'une _Resurrection_ qu'on attribuait a Jouvenet: On pourrait dire de Jouvenet qu'il peint au courant du pinceau, comme on dit d'un calligraphe qu'il a une belle ecriture courante. Apres un autographe musical du pianiste, consistant en un canon a trois voix, qui, lu a rebours, produisait un deuxieme morceau parfaitement regulier, le poete, dont il a ete parle, transcrivit ce sonnet de memoire: Que diras-tu ce soir, pauvre ame solitaire, Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois fletri, A la Tres-Belle, a la Tres-Bonne, a la Tres-Chere, Dont le regard divin t'a soudain refleuri? Nous mettrons notre orgueil a chanter ses louanges; Rien ne vaut la douceur de son autorite; Sa chair spirituelle a le parfum des anges, Et son oeil nous revet d'un habit de clarte. Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son Fantome en dansant marche comme un flambeau; Parfois il parle et dit: Je suis belle et j'ordonne Que pour l'amour de Moi vous n'aimiez que le Beau, Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. Finalement, Rosalie n'eut qu'a se louer de la bienveillance avec laquelle poetes, peintres, musiciens, etc., alternerent sur son album la prose, les vers, les croquis et les specimens de calligraphie musicale. Pendant ce temps-la, Rodolphe, sautillant, communiquait sa gaiete aux personnes les plus graves. Ayant avise un confrere capable de lui donner la replique, il convertissait sa langue en raquette et jouait au volant avec des mots et des concetti. Il adressait en outre des madrigaux a toutes les femmes, notamment a la dame aux raisins dores, qui buvait, mangeait, riait, branlait la tete, mais ne soufflait mot. De temps a autre on cessait de causer pour entendre soit un quatuor, soit un trio, soit une sonate pour piano, violoncelle ou violon, soit un morceau de chant. Le pianiste, a son tour, avec cette bonne grace et cette discretion que ne connaissent point les plates mediocrites, qui finissent par ne plus finir apres s'etre laisse implorer comme des demi-dieux, se mit au piano sans se faire prier, et joua, a la demande d'un groupe, quelques-unes des _Romances sans paroles_ de Mendelssohn. M. Durosoir, dont on se plaisait a provoquer les souvenirs, s'interrompit et preta l'oreille a ces suaves et nebuleuses compositions. Aux prises avec une melancolie croissante, Max, aupres de qui Clement etait venu s'asseoir, s'absorbait de plus en plus dans la contemplation de Mme Thillard, dont la splendide beaute empruntait un nouvel eclat a la profusion des lumieres et a l'atmosphere musicale qui l'enveloppait. Il semblait que Destroy connut l'envie et qu'il souffrit de n'avoir point a mettre aux pieds de cette femme adorable une gloire analogue a celle de son ami Rodolphe. Anime d'une joie amere et mechante, Clement, qui, selon l'ordinaire des gens systematiquement corrompus, pretendait aux proprietes des maladies contagieuses, ne perdait pas une si belle occasion de distiller sa philosophie mephistophelique. Il voulait voir, dans le spectacle qu'il avait sous les yeux, une preuve eclatante de ses theories. D'un air et d'un accent ou se revelaient ses sentiments odieux, il passait la revue des convives et imaginait, la chose la plus vaine, que les miseres et les joies etaient reparties sur la tete de chacun d'eux a tort et a travers, avec la plus parfaite injustice. Il en vint a Rodolphe, dont rien, a ses yeux, ne justifiait la bonne aventure; puis _a cette grosse bourgeoise_, informe et sans esprit, mere de famille, qui, dans l'oubli _de ce qu'on appelle ses devoirs_, trouvait mille caresses pour son imbecile vanite. "Te paraitrait-elle digne d'envie? interrompit Destroy avec impatience. --En attendant, repliqua Clement aussitot, les hautes qualites de ta Mme Thillard n'ont determine que son martyre!..." Max haussa dedaigneusement les epaules. "Faut-il donc, continua Clement blesse au vif, que je te parle encore de Rosalie et de moi?... Rappelle-toi ce que je t'ai dit: J'aurai de l'argent et je deviendrai un personnage. Me suis-je trompe? J'ai l'estime, voire l'amitie d'hommes considerables; des magistrats et des pretres frequentent dans ma maison; j'ai des amis et des flatteurs a n'en savoir que faire. Je deviens estimable aux yeux memes de ton ami de Villiers, lequel, entraine par le courant, ne dedaigne plus de venir chez moi. Je pourrais mener ma femme dans les plus respectables familles avec la certitude de l'y voir bien accueillie. Cependant, pauvre Max, au point de vue de vous autres gens honnetes, je ne sais pas vraiment s'il est au monde deux creatures plus viles que nous. Le mystere et l'hypocrisie sont nos seuls talismans. Avec l'horrible fait que j'ai sur la langue, je produirais ici plus d'epouvante que ne ferait l'eboulement d'un plafond...." Il se rapprocha de Destroy et poursuivit d'une voix plus basse: "Rosalie n'a pas toujours ete timoree comme tu la vois actuellement. Profitant de sa nature de cire, je l'avais petrie et moulee exactement sur moi. Un moment, je l'ai connue avec une incredulite plus robuste que la mienne, et capable de me prouver qu'en fait de mal je n'etais qu'un enfant. Il faut remonter a l'epoque ou j'allais etre contraint d'entrer chez Thillard-Ducornet. Nous demeurions alors dans un hotel miserable de la rue de Bucy. Objet de degout et de reprobation, le corps brise par des courses steriles, j'avais, en pure perte, rempli vingt lettres de recits navrants et de prieres. De mon imagination, pressuree dans tous les sens, je ne parvenais plus a extraire meme l'apparence d'un expedient. Grelottant de froid et mourant de faim, Rosalie et moi nous nous regardions avec desespoir. Tout a coup surgit simultanement en nous l'idee d'une ressource infernale qui, a cette heure encore, me cause un frisson mortel. Je ne prends pas plaisir a te scandaliser. En presence de ce que nous paraissons, je ne songe qu'a te faire voir ce que nous sommes. Par ma fuite, Rosalie eut ses coudes franches.... Qu'ajouterais-je de plus? A ta paleur, je vois que tu comprends. Nous mangeames ce soir-la, mais seulement ce soir-la! Il en resulta pour nous un supplice, des inquietudes tellement intolerables, que, tout en etant d'accord sur ce point, qu'il n'est de malhonnete et d'infame que la misere, nous dumes aussitot renoncer a cet execrable commerce..." Max, la tete penchee, dans une immobilite de pierre, etouffait et suait de terreur. Ce qu'il venait d'entendre etait en meme temps pour lui un trait de lumiere. Il etait enfin convaincu de connaitre la source des remords qui empoisonnaient l'existence de Rosalie et en faisaient une agonie permanente, et il se sentait pris d'une incommensurable pitie pour cette malheureuse qui, au moins, avait conscience d'une degradation que son mari confessait avec une aussi revoltante impudence. XI. Etrange intermede. Cependant, dans le salon, il se produisait peu a peu un silence motive qui contraignait decidement Clement a se taire. Bien des eclaircies se remarquaient deja parmi les invites: Rodolphe et sa dame, de Villiers et nombre d'autres avaient disparu; si bien que la foule de tout a l'heure se reduisait actuellement a environ une vingtaine de personnes. Le pianiste, pour avoir ferme le cahier des _Romances sans paroles_, n'en restait pas moins au piano, sur lequel il preludait. Son auditoire etait alle grossir celui qui faisait cercle autour du juge d'instruction. La voix de celui-ci, lente et grave, s'elevait graduellement en raison meme du bruit decroissant des conversations particulieres et dominait a la fin jusqu'aux plus legers chuchotements. Elle parvenait ainsi jusqu'aux oreilles du pianiste, lequel, etouffant les cordes avec les sourdines et s'effacant sans y songer dans une harmonie nuageuse, pretait une attention croissante au recit de M. Durosoir. "On vante beaucoup trop, selon moi, disait le magistrat, l'habilete de nous autres juges d'instruction et celles des agents places sous nos ordres. Reduits a nos seules forces, nous serions bien souvent dans l'impuissance de reunir les elements necessaires au prononce d'une condamnation. Quoi qu'on dise de la maladresse incurable des criminels, je vous jure qu'il s'en rencontre qui mettraient en defaut meme des esprits bien autrement perspicaces que ne le sont les notres. Il y a tel de ces gens-la qui a quelquefois du genie en son genre...." Ce debut frappa Clement de stupeur. Il tressaillit comme l'homme qu'on tire brusquement d'un demi-sommeil, et fixa sur le juge des yeux remplis d'anxiete. "Ma longue carriere et mon experience me permettent d'affirmer, continua M. Durosoir, que malgre une police exemplaire, bien des crimes resteraient impunis, n'etait, il faut lacher le grand mot, l'intervention des hasards providentiels. Entre des preuves multiplies de ce que j'avance, je choisirai un fait curieux, tout recent...." Ce n'est pas a dire que M. Durosoir pretendit a des succes de beau diseur; c'etait meme a son insu que tant d'oreilles l'ecoutaient. Une fois engage dans son recit, la difficulte de rappeler ses souvenirs, d'enchainer ses idees et de trouver ses expressions, lui donnait un travail qui l'absorbait completement et lui otait jusqu'a la faculte de percevoir ce qui se passait autour de lui. Il semblait que ce fut tout simplement un greffier devant la cour, recitant de memoire un acte d'accusation. Voici: "Le locataire d'une grande maison, sombre, miserable, du douzieme arrondissement, vieillard de soixante et quinze ans, du nom de Lequesne, n'avait pas ete vu de ses voisins depuis plusieurs jours. Accompagne d'agents et d'un serrurier, le commissaire de police dudit arrondissement se rendit sur les lieux et proceda a une enquete. La serrure fut forcee. On trouva en entrant la clef a terre, pres de la porte. A la vue d'un cadavre deja en decomposition, de deux rechauds eteints, on fut convaincu sur-le-champ que Lequesne s'etait suicide. Ce qui ajouta a cette conviction fut que, dans la chambre, tout temoignait d'un horrible denument. Il n'y avait au reste qu'une opinion sur ce vieillard. Inscrit au bureau de bienfaisance, vivant d'aumones au su et au vu de tout le monde, d'un exterieur sordide, d'un caractere defiant et taciturne, il n'inspirait pas le moindre interet. Sa famille, s'il en avait une, n'etait pas connue. On le transporta a la Morgue; personne ne vint l'y reclamer; il n'en fut pas autrement question...." Clement voulut evidemment empecher M. Durosoir d'aller plus loin. De l'air d'un homme qui n'a pas la tete saine, il se leva tout d'une piece, marcha rapidement et bruyamment au travers de ses convives, au risque d'en heurter quelques-uns, demanda un verre d'eau a haute voix, d'un ton brusque, puis se tourna vers le pianiste et le pria de jouer quelque chose; mais il ne causa que de la surprise et ne troubla que momentanement l'attention qu'on pretait au conteur. Fascine, en quelque sorte, par les regards qui semblaient lui demander compte de son tapage, il courba la tete, et revint soucieux, consterne, s'asseoir aupres de son ami, tandis que l'imperturbable juge reprenait: "Deux annees plus tard, une femme plus que sexagenaire, demeurant rue Saint-Jacques, et bien connue aux alentours sous le nom de _mere Durand_, etait etranglee et volee, a trois heures de l'apres-midi, dans une chambre qui n'etait separee que par une cloison d'une boutique ou l'on venait manger a toute heure du jour. "La vitrine de la rue n'avait point de rideaux; du dehors, on voyait le comptoir a gauche, les fourneaux a droite; plus loin se dressaient les tables. Sur le feu des fourneaux, les marmites exhalaient leurs odeurs habituelles; des clients attendaient la maitresse du logis et s'impatientaient de ne pas la voir. Las d'appeler et de frapper les verres de leurs couteaux, deux d'entre eux allerent questionner l'epicier voisin sur l'absence prolongee de l'hotesse. L'epicier presuma que la vieille femme avait ete prise d'une indisposition subite dans sa chambre du fond. Plus hardi que les ouvriers, il penetra dans cette chambre et y trouva effectivement la pauvre vieille renversee a terre et ne donnant plus aucun signe de vie. A l'une de ses mains pendait un trousseau de clefs, de l'autre elle serrait une piece de vingt francs, et la direction de son corps indiquait qu'au moment de sa chute elle se disposait a ouvrir son armoire. Pendant qu'un autre voisin, patissier de son etat, se chargeait d'eteindre les fourneaux, on courut chercher un medecin. Il en vint deux successivement. Le premier jeta un coup d'oeil hatif sur le cadavre et declara aussitot qu'elle etait morte d'apoplexie foudroyante; mais l'autre, moins presse ou plus consciencieux, a la suite d'un examen attentif, constata a la figure et a la gorge des traces de violence, et affirma que cette vieille femme avait peri par la strangulation. Une instruction suivit...." Le magistrat, a cet endroit, fit une pause pour reprendre haleine. Il s'etablit un silence a faire supposer qu'un cauchemar oppressait toutes les poitrines. On put du moins mesurer la vivacite de l'interet et de l'impression que causait M. Durosoir. "Mille francs, poursuivit-il, avaient disparu de l'armoire de la vieille femme. Un sarrau en toile bleue, trouve sur le theatre du crime, temoignait du passage de l'assassin et du voleur. Les deux voisins, l'epicier et le patissier, mandes au parquet, donnerent le signalement d'un individu aux allures suspectes, qui, dans l'etablissement, a l'heure ou l'on decouvrait le cadavre, elevait la voix et demandait d'un ton brutal _si on ne lui donnerait pas bientot a manger_. Les temoins, a qui cet homme etait inconnu, avaient tous deux ete frappes de la durete de ses traits et de son accoutrement. Sa casquette en velours jaunatre, a cotes, sa veste en drap roux, son pantalon a raies, etaient encore devant leurs yeux. Ce signalement fut transmis aux agents de la police de surete, qui, sans perdre un instant, se mirent en campagne. "Dissemines dans les cabarets du voisinage, ils ne tardaient pas a mettre la main sur un individu exactement semblable a celui qu'on leur avait signale. Les temoins, avec qui il fut confronte, crurent en effet le reconnaitre, mais non sans faire quelques reserves. Il marqua au reste une extreme surprise, se defendit energiquement du crime dont on le soupconnait, et se montra parfaitement rassure sur les suites de l'affaire. Toutes ses reponses furent precises, categoriques. Il s'appelait Bannes, il etait marie, il travaillait chez un corroyeur, demeurait rue des Noyers. Une descente eut lieu dans son domicile. Tout y respirait l'aisance. On n'y trouva de suspect qu'une somme de quatre cents et quelques francs cachee sous le linge d'un tiroir. La femme, d'abord emue de ces perquisitions, repondit toutefois sans balancer que cet argent representait leurs economies. Bannes fit une reponse identique. En meme temps que des agents, repandus dans les environs, prenaient des renseignements sur les deux epoux, le patron de Bannes etait questionne, et l'on apprenait, d'une part, que ceux-ci vivaient dans l'abondance, qu'ils ne se refusaient rien, payaient tout comptant; de l'autre, que Bannes travaillait tout au plus quatre jours par semaine et gagnait au maximum quatre fr. par jour. Il etait donc au moins surprenant qu'il eut realise d'aussi grosses economies. Apres cela, on ne pouvait pas non plus augurer de son passe par le present, et conclure, de ce qu'il travaillait peu aujourd'hui, qu'il n'eut pas jadis travaille beaucoup. D'ailleurs, le temoignage des temoins, relatif a l'identite du personnage etait plus que jamais indecis. Finalement, Bannes prouva un alibi et fut relache...." Max, dont les regards ne discontinuaient pas d'aller de Clement a Rosalie, les voyait actuellement suivre, avec une tension d'esprit excessive, ces details de cour d'assises, qui produisaient, notamment sur Rosalie, des impressions poignantes qu'elle essayait vainement de dominer. L'inquietude, la douleur, l'epouvante, devenaient a chaque instant plus visibles sur son visage. "Il arrive frequemment en justice, ajouta M. Durosoir, qu'un homme est renvoye d'une accusation sans que pour cela il soit absolument innocente a nos yeux. Attendu que Bannes ne m'avait nullement satisfait sur l'origine de sa petite fortune, j'etais bien decide a ne pas le perdre tout de suite de vue. J'usai d'un procede bien simple. Pendant plusieurs mois, sans qu'il s'en doutat, je fis tenir un journal exact, quotidien, de l'emploi de ses journees, de ses heures de travail et de ses depenses. Quand, verification faite de son actif et de son passif, il fut raisonnable de croire a l'epuisement de ses ressources, je tombai chez lui a l'improviste. "J'eus quelque peine a cacher mon etonnement a la decouverte, dans le meme meuble, dans le meme tiroir, a la meme place, d'une somme plus elevee que la premiere de deux ou trois pieces d'or. Les epoux, cette fois encore, me repondirent: _Ce sont nos economies_. Mais seance tenante, mon proces-verbal a la main, je les fis palir tous les deux avec mes calculs: "Bannes avait travaille tant d'heures, touche tant et depense beaucoup plus qu'il n'avait gagne; donc, rigoureusement, a moins que deux et deux ne fissent plus quatre, non-seulement ils ne devaient pas avoir d'economies, mais il fallait encore forcement qu'ils eussent des dettes." La femme ne sut que repondre, tandis que son mari, plus ingenieux, pretendit bientot etre rentre dans des fonds pretes. A qui? A un camarade. Son nom? Il en inventa un. Ou est-il? En voyage. C'etait derisoire. Cependant, je savais aussi que dans le temps qu'on l'avait surveille, mon homme n'avait non plus commis aucun mefait. Partant de la, ou la logique n'etait plus la logique, ou, sans chercher plus loin, Bannes, dans la chambre meme ou je me trouvais, devait avoir quelque part une mine d'argent plus ou moins inepuisable. "Je donnai l'ordre de mettre les tiroirs sens dessus dessous, de fouiller les matelas, de deplacer tous les meubles, et j'eus l'indicible satisfaction de constater que mes previsions etaient justes. Dans un panneau de la boiserie, masquee en cet endroit par une lourde commode, avait ete grossierement pratiquee une petite cachette au fond de laquelle gisait une somme de neuf mille francs a peu pres, partie en or, partie en billets de banque." Clement avait les apparences d'une figure en cire ou encore d'une statue peinte; Rosalie devenait livide et paraissait lutter contre un malaise mortel: on voyait, de temps a autre, Mme Thillard se pencher vers elle avec inquietude et s'informer de son etat. "Arretes tous deux et mis separement au secret, reprit le magistrat a la suite d'une nouvelle halte, le mari et la femme se renfermerent longtemps dans un silence absolu. La femme, toutefois, n'etait pas de bronze comme son mari; dans la solitude, sa fermete flechit peu a peu. Deux mois n'etaient pas ecoules, qu'elle tombait serieusement malade. Sur ma recommandation, on lui prodigua les soins, et l'aumonier de la prison la visita souvent. Le remords, qui entamait enfin l'endurcissement de cette malheureuse, occasionnait en elle des luttes terribles. Dans la prostration du desespoir, elle suffoquait parfois de sanglots et emplissait sa cellule de plaintes dechirantes. A voir ses traits decomposes, ses yeux caves, son amaigrissement, je commencais a craindre qu'elle n'emportat son secret dans la tombe, quand, un jour ou j'y pensais le moins, m'ayant fait appeler, elle me revela, avec des flots de larmes et les marques d'un profond repentir, ce que, certes, je ne m'attendais guere a savoir...." Pendant que d'un cote Rosalie oscillait convulsivement comme si des serpents lui eussent ronge les entrailles; de l'autre, une agitation, comparable a un feu souterrain, se manifestait a cette heure chez Clement et paraissait sur le point de le faire eclater. Pres de conclure, M. Durosoir ajoutait a l'effet de son denoument par un accent plus ferme et quelques gestes pathetiques. Il dit: "Vous presumez sans doute, comme moi-meme je l'avais cru jusqu'a ce jour, que Bannes avait trempe dans le crime de la rue Saint-Jacques. La est l'erreur! Il n'avait rien de commun avec l'assassin de la vieille femme.... "Souvenez-vous, cependant, du vieillard dont la mort avait ete mise sur le compte d'un suicide. C'etait un avare. L'histoire en est fort commune. Sa mendicite ostensible avait pour double but de defendre un petit tresor et de l'accroitre. Bannes et sa femme etaient ses voisins. Un leger bruit metallique qui plusieurs fois, la nuit, avait retenti chez Lequesne et attire leur attention, avait eveille en eux une convoitise indomptable. Le crime semblait a ce point aise, qu'ils cederent a la tentation. La femme, etant parvenue a apprivoiser l'avare jusqu'a lui faire accepter de temps en temps un bouillon ou un verre de tisane, lui servit un soir, en dissolution dans un liquide quelconque, un narcotique puissant. Le mari et la femme profiterent du sommeil lethargique de Lequesne pour penetrer chez lui, enlever le tresor qu'il cachait dans un coin de son matelas, boucher toutes les issues et allumer deux fourneaux. Ils etaient ensuite sortis, avaient tourne deux fois la clef dans la serrure et avaient glisse cette clef sous la porte. Vous prevoyez le reste. "Mais que dire du hasard? Est-ce trop que d'y joindre l'epithete _providentiel?_ Deux annees avaient passe sur ce crime; il n'y avait pas apparence qu'on dut jamais le decouvrir. Dans le nombre des criminels, on en conviendra, Bannes, plus raisonnablement que pas un, pouvait se flatter de l'impunite. Eh bien, non. Il fallait que, par l'enchainement des circonstances les plus singulieres, il fut arrete pour un crime qu'il n'avait pas commis, et convaincu d'un assassinat qui semblait devoir echapper toujours a la justice des hommes!... --Ah! mon Dieu, s'ecria Mme Thillard sur ce dernier mot, Mme Rosalie se trouve mal!..." En effet, Rosalie, blanche a faire peur, fermant les yeux, inclinant la tete, s'affaissait sur elle-meme et offrait ainsi tous les symptomes de la mort. Clement bondit. D'un trait il fendit les groupes qui se pressaient autour de sa femme, la souleva dans ses bras comme il eut fait d'un liege, et se precipita dans sa chambre a coucher en faisant signe imperieusement qu'il ne voulait pas etre suivi. La reunion, actuellement, etait enveloppee comme d'une gaze noire; les uns et les autres ne croyaient pouvoir moins faire que de s'entreregarder d'un air contriste. Le juge d'instruction surtout, qui craignait d'avoir provoque ce douloureux incident, marquait une desolation sincere. La porte de la chambre a coucher ne roula pas plutot sur ses gonds, qu'il y courut. Peu s'en fallut qu'il ne heurtat Clement qui rentrait seul. Ces deux hommes s'arreterent simultanement l'un devant l'autre. Immobiles, roides, muets, a l'instar de deux automates, ils se regarderent quelques instants au visage, dans les yeux. Destroy, qui les voyait tous deux de profil, observa avec un apre interet le jeu etrange du masque de Clement. Son oeil, grand et fixe, etait plein d'epouvante; les ailes de ses narines se dilataient a se rompre; il serrait les machoires et les faisait craquer; enfin, l'eau suintait au travers de sa chair, et si robuste qu'il fut, on eut dit qu'il allait tomber de faiblesse. Mais, sans qu'il s'en doutat, le verre eclatant de ses lunettes derobait les angoisses auxquelles il etait en proie a ceux qui le consideraient de face. Il est au moins certain que M. Durosoir etait loin d'avoir une pensee d'inquisition quelconque. Son inquietude au sujet de Rosalie le troublait et lui fermait momentanement la bouche. Quinze secondes tout au plus, et il retrouvait la parole pour demander d'un air de compassion: "Eh bien, comment va Mme Rosalie? --Mieux, repondit Clement en aspirant l'air a pleins poumons. La longueur de cette soiree, ajouta-t-il, et la chaleur qu'il fait ici l'ont accablee. Actuellement elle dort; demain elle n'y pensera plus." Malgre ces paroles rassurantes, le vide se fit rapidement dans le salon. D'un groupe bruyant qui sortait, s'echappa cette parole: "Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu. --De qui parle-t-il?" fit Clement en se retournant d'un air effraye du cote de Max. Les quelques jeunes gens qui restaient ne tarderent pas a se retirer. Clement dit a Destroy: "As-tu jamais vu un homme plus infatue de son etat que ce M. Durosoir? Que penses-tu de sa providence qui tue une pauvre vieille pour aider a decouvrir l'assassin d'un vieil homme?" Disant cela, il affectait de sourire. "Clement, fit Max d'un air de profonde tristesse, avoue au moins que ce soir tu as horriblement souffert. --Ca n'est pas vrai! repliqua Clement avec violence. Pourquoi? que me fait cette sotte histoire? D'ailleurs, pour peu que cela me plaise, j'ai une volonte a mourir de volupte dans la douleur. Je ne veux pas souffrir! je ne souffrirai jamais!!!..." XII. L'enfant terrible. A dater de cette epoque, Rosalie ne cessa plus de decliner. Il n'y avait que le medecin qui gardat encore de l'espoir. Du nombre de ceux pour qui l'homme n'est qu'une machine plus ou moins parfaite, et qui ne voient dans les maladies que la lesion ou l'affection de tel ou tel organe, a vrai dire, il avait ete d'abord perplexe. Les symptomes alarmants qu'offrait sa cliente l'avaient conduit a la _percuter_ et a l'_ausculter_, et, a sa grande surprise, il n'avait decouvert aucune obliteration dans les divers rouages de l'organisme: le coeur, les poumons, les reins, etc., fonctionnaient avec la precision de la meilleure horloge. Il etait trop honnete homme pour prescrire une ordonnance banale, mais incapable aussi de donner tort a ses theories physiologiques; ne pouvant palper le mal, il avait declare qu'il n'y en avait point. Un jour, plus que jamais deroute, il se risqua a dire, il est vrai, bien timidement, qu'il se pourrait que l'_ame_ fut malade. "Eh bien, repliqua Clement, "donnez-lui une potion." Sensible au sarcasme, il en revint a sa premiere declaration, qu'il n'y avait pas de lesion, partant, rien a guerir. Deux annees, Rosalie alla de mal en pis, et il tint le meme langage. Elle se mourait enfin, que le docteur soutenait de plus belle _mordicus_, qu'elle etait constituee pour cent ans de vie et qu'elle recouvrerait la sante. Il se bornait a recommander, outre le repos et la patience, l'essai d'une nourriture aussi substantielle que possible. Clement ne croyait point aux affirmations du medecin, il puisait toutefois dans ses prescriptions le pretexte qu'il cherchait pour ne plus donner de soirees et restreindre de plus en plus le nombre de ses connaissances. Quelque effort qu'il fit pour ne rien laisser voir, il etait maintenant hors de doute que sous un calme apparent il cachait des apprehensions devorantes, des douleurs atroces. Il surveillait sa femme avec la jalousie d'un amoureux de vingt ans ou de soixante. S'il tolerait que Mme Thillard, ou Max, ou Rodolphe se trouvat seul avec elle, il ne permettait plus a aucun pretre, pas meme a l'abbe Ponceau, d'en approcher. Esclave de sa femme presque en toutes choses, sur ce chapitre il etait inflexible. Determine a la maintenir dans le cercle de croyances ou elle avait si longtemps vecu, pour peu que par quelque signe exterieur elle trahit la preoccupation d'un Dieu, d'une vie future ou d'autres idees de cet ordre, il passait graduellement de l'ironie a la fureur, et n'echappait souvent que par la fuite a l'horrible tentation de la brutaliser. Somme toute, cet interieur, ou le trouble avait ete sans cesse en augmentant, aujourd'hui, n'etait plus qu'un enfer. Des personnes qui y allaient encore, Max etait seul assez au fait pour s'apercevoir de tout cela. N'eut ete une curiosite dont les exigences approchaient de celles d'une manie, il n'eut jamais remis les pieds dans la maison, tant les scenes auxquelles il y assistait lui faisaient de mal. De l'ensemble de ce qui s'y etait passe et s'y passait incessamment sous ses yeux, il resultait pour lui une sorte de probleme dramatique dont il souhaitait de connaitre la solution, et bien que les details qu'il ne discontinuait pas de surprendre lui causassent une reelle terreur, il ne mettait ni moins d'aprete ni moins de passion a les recueillir et a les grouper dans sa memoire. Mme Thillard eut une nouvelle indisposition qui, sans etre plus grave que la precedente, la forca neanmoins a garder le lit plusieurs jours. Sous l'influence d'un amour croissant pour elle, Destroy parvint a lui arracher la faveur de passer des heures entieres aupres de son lit. N'etant jamais entre, avant cette circonstance, dans la chambre a coucher de son amie, il eut ete au moins surprenant qu'il ne l'examinat pas avec le plus grand interet. Tout a coup, a un endroit de la muraille qu'on ne pouvait apercevoir du lit et que l'ombre envahissait d'ordinaire, il entrevit un portrait dont la perception, si confuse qu'elle fut, lui donna une secousse. Cedant a une impulsion irresistible, il se leva aussitot et s'en approcha pour le mieux voir. A la vue distincte de ce portrait, il s'arreta frappe de stupeur et poussa une legere exclamation. Ce portrait, fort bien peint, etait celui d'un homme encore jeune. Par suite de la paleur du teint, de l'expression des yeux, de la grace des levres, des cheveux noirs, longs et naturellement boucles, l'ensemble en etait seduisant. L'air doux de cette physionomie n'en excluait pas une teinte de cruaute qui, du reste, ne frappait qu'un homme attentif et exerce. Or, ces traits, ces yeux, cette expression, ce visage enfin etait pour Max la revelation d'un fait bien autrement extraordinaire et mysterieux que tout ce qui l'avait etonne et inquiete jusqu'a ce jour dans l'existence de Clement et de Rosalie. Un moment, il voulut croire que la ressemblance d'un enfant, d'un enfant qu'il n'avait vu qu'une fois, avec cette figure, etait extremement lointaine et qu'il etait dupe de ses sens ou de ses souvenirs; mais, a la suite d'un nouvel examen, longuement reflechi, il comprit qu'il n'y avait pas de confusion possible et que le phenomene n'etait pas contestable. Bouleverse, presque terrifie, il se tourna vers son amie, qui, de son cote, le considerait sans comprendre sa pantomime. "Ce portrait, madame," lui dit-il avec precipitation, n'etait-il pas autrefois dans votre salle a manger?" Mme Thillard fit un geste affirmatif. "C'est cela," repartit Max d'un air profondement pensif; "je me rappelais bien l'avoir vu, mais je ne savais plus ou." Il ne dit rien de plus; si bien que Mme Thillard, dont les pressantes questions n'eurent pas de reponse, en fut reduite a faire des conjectures. Par le fait de cette faiblesse qui nous porte a interpreter les actes d'autrui dans le sens le plus conforme a notre passion, elle avait jadis fait disparaitre ce portrait de son mari du mur de la salle a manger, pour avoir cru que Destroy ne le voyait pas sans deplaisir, quand, veritablement, il y prenait a peine garde. Elle continua volontiers son erreur, et y ajouta, en attribuant, comme elle l'avoua peu apres, l'emotion de Max, puis son accablement, a cette meme jalousie retrospective qu'elle lui avait deja supposee. Il arriva, environ trois semaines plus tard, que Mme Thillard, sa mere et Frederic, Max, Rodolphe, de Villiers et deux ou trois autres personnes, se trouverent un soir reunis chez Clement. C'etait la premiere fois, depuis la grande soiree, que tant de visiteurs s'y rencontraient en meme temps. Rosalie, etendue languissamment sur une chaise longue, etait l'objet d'une sollicitude exclusive. Elle semblait extremement touchee de cet empressement et marquait sa reconnaissance en imprimant, par intervalles, a ses levres seches et decolorees l'inflexion d'un sourire. Bien moins pour elle-meme qu'une prostration insurmontable rendait incapable de s'interesser a quoi que ce fut, que dans l'intention de procurer a son mari une distraction qu'il preferait a toute autre, elle pria meme instamment Mme Thillard et Max de faire un peu de musique. Mais cette deference pour les gouts de Clement depassait la mesure de ses forces. Les sons penetrants du violon faisaient vibrer douloureusement sa chair et produisaient sur tout son corps l'effet d'un acide sur une plaie; Destroy fut contraint de s'arreter au tiers du morceau. Sur les ordres de Clement, la vieille Marguerite servit une collation improvisee. Si la soiree etait triste, du moins etait-elle d'une tristesse tranquille. La pendule marquait deja dix heures. Rodolphe, de Villiers, puis bientot le vieux Frederic, parlerent de se retirer. Au milieu du silence qui precedait leur depart, la sonnette de la porte rendit tout a coup des sons eclatants. Rosalie et Clement tressaillirent. "L'heure des visites, fit Clement en regardant la pendule d'un air inquiet, est passee, ce me semble." La vieille sourde entra. Clement l'interpella d'une voix forte. Marguerite repondit que c'etait la nourrice avec l'enfant de madame. Rosalie jeta un cri qu'on pouvait prendre pour un cri de bonheur. Elle essaya de se lever, mais elle retomba aussitot sur le dossier de sa chaise, tandis que ses gestes febriles et l'animation de sa physionomie temoignaient d'une emotion extraordinaire. Clement, qui, contrairement au voeu constant de sa femme, voulait que l'enfant restat a Saint--Germain, se dirigea sur-le-champ vers l'antichambre, disant d'un air irrite: "Qu'est-ce que cela signifie?" La nourrice avait suivi de pres la vieille sourde; elle entrait dans le salon avec l'enfant juste au moment ou Clement allait en sortir. Il l'envisagea quelques secondes avec colere. "Qui vous a commande d'amener cet enfant? lui dit-il ensuite d'un ton a faire trembler une femme moins brave. --Ah! monsieur, fit celle-ci avec vivacite, sans reculer d'un pas, votre enfant, je ne sais plus qu'en faire. Il ne _decesse_ pas depuis un mois de pleurer le jour et la nuit, et d'appeler sa maman. Mon pauvre homme, qui fatigue dans les champs du matin au soir, ne peut plus dormir. Quant a moi, je suis sur les dents, j'en ai assez, et vous me donneriez bien cent francs par mois que je ne voudrais pas garder davantage votre petit. Reprenez-le..." Clement etait attere. "Donnez-le-moi!" s'ecria Rosalie dans un elan irresistible de tendresse. La nourrice, d'un air de satisfaction, tout en disant: "La voila, ta maman, mon cheri," s'empressa de mettre l'enfant dans les bras de la mere. Rosalie le baisa et le serra contre elle avec transport. Mais l'enfant, sans paraitre le moins du monde emu de ces caresses, se demenait et tachait a se debarrasser du chale dont il etait emmaillote. En accompagnant ses gestes de quelques cris aigus, il eut bientot raison de la faible resistance que lui opposait sa mere. Rosalie dut l'asseoir sur ses genoux et lui decouvrir le visage. Il tournait le dos a la lumiere et avait naturellement la face dans l'ombre; a moins d'etre pres de lui, on ne pouvait distinguer bien nettement ses traits. Mme Thillard, n'eut-elle pas eu une reelle amitie pour Rosalie, se fut encore par simple politesse occupee de son enfant. Elle se leva donc en vue d'en approcher. Clement, devinant tout de suite l'intention de Mme Thiliard, secoua subitement sa torpeur pour s'agiter avec une vivacite d'ecureuil. En deux enjambees il fut devant sa femme. "Rosalie, lui dit-il d'une voix pleine d'anxiete, si tu rentrais chez toi? Cet enfant va nous importuner de ses cris, et toi-meme tu as besoin de repos." Et sans attendre de reponse: "Max, ajouta-t-il, viens donc m'aider a la rouler dans sa chambre..." La chaise etait deja ebranlee. "Laissez-nous au moins le temps de le voir et de l'embrasser, "dit Mme Thillard en se baissant vers l'enfant. Elle se redressa sur-le-champ avec effroi. Un peu apres, croyant s'etre trompee, elle se baissa de nouveau. Sa premiere impression fut a ce point confirmee qu'elle en eut la peau moite et chancela. Clement et sa femme etaient petrifies. A l'exception de Max, les autres personnes ne comprenaient rien au trouble de Mme Thillard, laquelle, d'un pas incertain, regagnant sa place, dit: "C'est etrange!" Sa mere lui dit a mi-voix: "Qu'y a-t-il d'etrange!" Mme Thillard s'attacha encore a l'idee d'avoir mal vu; elle alla a l'enfant, le prit dans ses bras, le regarda de tous ses yeux; puis, le presentant a Mme Ducornet: "Voyez!" lui dit-elle. Mme Ducornet eut a peine jete les yeux sur l'enfant qu'elle s'ecria toute saisie: "Ah! c'est plus qu'etrange! --Voyez, Frederic!" reprit Mme Thillard en tournant l'enfant du cote du vieillard. Celui-ci considera l'enfant a son tour et parut n'avoir point d'yeux assez grands pour le voir. "Vous avez raison, madame," dit-il d'une voix alteree, c'est vraiment miraculeux!" Pendant ce temps, la paysanne, qui prenait pour du ravissement l'effet que causait son nourrisson, s'approchait et disait: "Je puis bien dire qu'il est aussi mignon que gentil et qu'il n'a pas ete difficile a elever. Sauf ces derniers temps, c'a toujours ete un modele de douceur. Je reponds bien qu'il ne criera plus, le mignon cheri, a cette heure qu'il sera avec sa maman..." Mme Thillard, sa mere, Frederic, avaient toujours les yeux sur l'enfant. "C'est etrange!" repetaient-ils tour a tour. Clement commencait a s'impatienter de son supplice. Il montait insensiblement a ce degre de colere ou, domine par sa propre violence, on devient incapable de garder des menagements. Croisant les bras; "Apres tout, madame, fit-il d'une voix qui presageait un orage interieur, que voyez-vous donc la de si etrange?" Mme Thillard remettait l'enfant sur les genoux de la mere. Elle se tourna vers Clement. "Vous avez connu mon mari, monsieur, dit-elle d'un air penetre, et vous vous etonnez de ma surprise! --Eh bien, quoi! madame, repartit Clement, parce que mon fils ressemble vaguement a feu votre mari...! --C'est a s'y meprendre, fit bien bas Mme Thillard. --Que voulez-vous que j'y fasse, madame?" dit aussitot Clement d'un ton de plus en plus brutal. Mme Thillard, par egard pour Rosalie, ne voulut prendre garde ni a ces manieres, ni a ce langage. "Comment! monsieur, dit-elle de l'accent le plus affectueux, vous ne voulez pas meme que je m'etonne d'une ressemblance aussi extraordinaire? --C'est qu'en verite, madame, dit Clement toujours de meme, votre etonnement a quelque chose de si injurieux pour moi! --Mais non, monsieur, je vous assure que vous vous trompez. --Cependant, madame, dit encore Clement, que la politesse de Mme Thillard achevait d'exasperer, n'est-ce pas, en quelque sorte, mettre en doute l'honneur de ma femme? --Ah! monsieur," fit Mme Thillard en devenant rouge. Rosalie semblait sur le point de rendre l'ame. D'une voix eteinte, avec l'accent de la priere: "Clement!" fit elle en joignant les mains. Un calme sinistre suivit cette scene. Impatientes de se soustraire a ce qu'il avait de penible, choquees, d'ailleurs, de l'inconvenante conduite de leur hote, et peut-etre aussi travaillees du desir de la commenter, la mere et la fille, puis, coup sur coup, les diverses autres personnes presentes s'en allerent. A sa demande, Rosalie, avec son enfant, fut trainee dans sa chambre par la vieille sourde, aidee de la nourrice. Destroy et Clement resterent seuls. Une rage sourde contractait horriblement les traits de ce dernier. La tete dans les epaules, le front penche, les mains plongees convulsivement dans ses poches, il mesurait la piece de long en large. "Tu ne peux nier, dit tout a coup Max a mi-voix, qu'il n'y ait en tout cela quelque chose de prodigieux...." Clement s'arreta brusquement devant Destroy. "Vous etes etonnants, vous autres gens de genie! s'ecria-t-il d'un air de haute impudence. Il faut tout vous dire. Je ne puis cacher aucune de mes hontes. Je dois aussi confesser publiquement que ma femme a ete la maitresse de Thillard...." A moins que de cela, Max ne concevait pas, en effet, qu'il fut possible d'expliquer la conformite singuliere du visage de l'enfant avec celui de l'agent de change. Aussi, quand Mme Thillard, qu'il alla voir le lendemain, aneantit cette explication rationnelle en lui faisant remarquer que le fils de Clement devait etre ne au moins quinze ou dix-huit mois apres la mort de son mari, s'obstina-t-il a croire que son amie, malgre une excellente memoire, faisait confusion de dates. XIII. Mort de Rosalie. Des lors, Clement consigna rigoureusement les visiteurs a sa porte; hormis Destroy et le medecin, personne ne penetra plus chez lui. En depit de cette resolution, il vivait dans des transes perpetuelles; poursuivi d'une mefiance outree, il etait incessamment sur le qui-vive, ce qui lui donnait l'air d'un maniaque. La presence de l'enfant dans la maison n'etait, entre le mari et la femme, qu'un element nouveau de discorde et de douleurs. Stupidement serieux, apathique, il ne voulait toutefois pas se separer de Rosalie, bien qu'il fut insensible a sa tendresse. Elle le couvrait de baisers, l'etreignait avec amour, essayait de le faire sourire, de l'animer; mais toujours en vain. Des qu'elle le voyait, en reponse a ces tendres provocations, la regarder de son air impassible, denue d'intelligence, elle ne manquait pas de porter la main a ses yeux en signe de terreur et de desespoir. Ce qui ajoutait a ses tortures, c'etait d'observer chez ce fils une aversion a chaque instant plus profonde pour Clement. Celui-ci n'avancait pas plutot les bras pour le saisir, que le petit s'agitait comme un forcene et jetait des cris percants; si bien que le pere, dont les levres souriait d'abord, s'irritait graduellement et parvenait a une exasperation sauvage qui faisait craindre qu'il n'etouffat son fils au lieu de l'embrasser. Rosalie avait alors des crises terribles: ce n'etait point assez qu'elle fondit en larmes et suffoquat de sanglots, elle tombait en proie a d'effrayantes convulsions. Sous l'influence de ces secousses continuelles, elle mourait un peu tous les jours. Clement, lui, dessechait d'angoisses; sa fievre de surveiller sa femme mourante rappelait toujours mieux celle d'un espion passionne. Il sollicitait frequemment des conges pour la garder lui-meme a vue, surtout quand il apprehendait qu'elle n'eut des spasmes et le delire. Il ne lui suffisait plus de la priver impitoyablement de la consolation des visites, il commencait meme a marquer de l'ombrage des assiduites de Destroy; ce qu'il laissait voir parfois si grossierement, que Max eut deja rompu definitivement avec lui, n'eussent ete les pleurs et les prieres de Rosalie. Celle-ci connut enfin cette tranquillite morne qui precede quelquefois la mort. Apres etre reste des semaines entieres sans dormir, elle eut des sommeils profonds, presque lethargiques. Clement, deja moins soupconneux, se relacha sensiblement dans son espionnage et cessa d'avoir autant peur de la laisser seule avec Destroy. Une apres-dinee, Max, etant venu a une heure ou Clement travaillait encore a son bureau, trouva Rosalie dans un etat inquietant. Elle avait les yeux hagards, les traits bouleverses; ses gestes convulsifs accusaient des souffrances intolerables; par intervalles, elle portait la main a sa poitrine et disait: "Oh! mon ami, que je souffre! c'est du feu, du feu que j'ai la!" L'enfant la regardait d'un air qui n'avait rien d'humain. Destroy ne savait que fixer sur elle un oeil rempli de commiseration. Tout a coup, elle discontinua de se plaindre. Avec des peines infinies, elle parvint a se mettre sur son seant. A son air inspire, on eut dit qu'elle puisait dans une esperance soudaine la force de dompter toutes ses douleurs. "Ecoutez-moi, cher Max, balbutia-t-elle d'une voix haletante: je mourrai peut-etre demain, peut-etre cette nuit; je sens que ma fin est proche. Il depend de vous, mon ami, d'adoucir mes derniers instants. J'ai commis de grandes fautes, oh! oui, de bien grandes fautes, et je crois a la vie eternelle!... Je ne voudrais pas m'en aller sans pardon.... Vous savez que Clement ne veut pas entendre parler de confesseur.... Mon ami, cette derniere preuve d'affection, je vous la demande a mains jointes, courez vite chercher un pretre!..." Epuisee, elle fit un effort supreme et ajouta: "Clement ne rentrera pas d'ici a trois heures. Il ne saura rien, et je mourrai plus tranquille...." Quoique Destroy fut emu jusqu'aux larmes, il balancait a ecouter cette priere. Faute d'avoir encore ete prie pour un service de ce genre, dans une situation analogue, le cas echeant ne l'avait jamais preoccupe. Tres-empeche, pour ne point etre verse dans les usages orthodoxes, il repugnait en outre a une conduite tortueuse, et, par dessus cela, etait retenu par l'incertitude des consequences que pourrait avoir sa trahison. Mais il avait moins de prudence que de sentiment; tandis que l'une lui conseillait de ne pas s'immiscer dans des affaires aussi delicates, l'autre le pressait de repandre un peu de baume sur les blessures de cette pauvre femme et de rendre moins cruelles ses dernieres heures. Le nom de l'abbe Ponceau, que prononca Rosalie, acheva de le decider: en tout etat de choses, il ne pouvait etre dangereux de se confier en cet excellent homme. Max arriva tout essouffle au domicile du pretre. A sa demande de le voir, on lui repliqua qu'il etait a la sacristie; que, toutefois, c'etait l'heure de son diner; qu'il rentrerait surement d'un moment a l'autre. Invite a l'attendre, Destroy jugea plus prudent d'aller au-devant de lui. Justement, comme Max escaladait les marches du parvis, l'abbe Ponceau sortait de l'eglise. Demeurant dans le voisinage, le vieillard etait coiffe de sa barrette noire liseree de rouge et portait son camail de chanoine. "Monsieur l'abbe, lui dit Destroy hors d'haleine, Mme Rosalie veut absolument vous voir; elle est a toute extremite: il n'y a pas un moment a perdre." Le digne pretre, bien qu'il sut Rosalie tres-malade, parut extremement afflige de la nouvelle. Sans hesiter un seul instant, oubliant a la fois et qu'il etait en tenue de choeur, et qu'on l'attendait pour diner: "Allons!" fit-il d'un ton resolu. Ils prirent une voiture. Pendant le trajet, par mesure de precaution, Max cru devoir dire au pretre une partie de la verite: "Clement ne voulait pas que sa femme fut aussi mal qu'elle l'etait reellement; il etait, de plus, sous l'empire de cette superstition commune qui consiste a voir un presage de mort dans la presence d'un pretre aupres d'un malade; par ces raisons, il reculait chaque jour d'en appeler un. Rosalie, de son cote, qui avait conscience de sa fin prochaine, dans le double but de remplir ses devoirs et de ne pas attrister son mari, avait donc resolu, pour se confesser, de profiter d'un moment ou il n'etait pas la." A tout, l'abbe Ponceau repondit: "Bene, bene.". Ils eurent bientot devore la distance qui les separait du domicile de Clement. Si peu de temps qu'ils eussent mis a venir, ils arriverent encore trop tard. Inquiet sans savoir pourquoi, oppresse de vagues pressentiments, Clement avait quitte brusquement son bureau et etait rentre chez lui. Tout porte a croire que Rosalie jugea a propos de l'avertir du service qu'elle avait exige de Destroy. La vieille Marguerite n'eut pas plutot ouvert, l'abbe Ponceau et Max furent a peine dans l'antichambre, que Clement se montra. D'une lividite de cadavre, muet de fureur, embrassant sa poitrine de ses poings crispes, il les regarda en face avec une hauteur foudroyante. Le recit le plus exact et le plus ferme n'atteindra jamais a l'horreur de la scene qui suivit. Pendant que Clement, de l'air d'une bete fauve, tenait en arret, magnetisait, pour ainsi parler, son ami et le pretre, au fond de l'appartement, malgre les portes closes, on entendait, melees a des cris d'enfant d'une acuite sauvage, les plaintes d'une femme qu'on semblait egorger. Ces hurlements de detresse, a emouvoir des coeurs en marbre, ajoutaient a la rage de Clement et le jetaient insensiblement hors de lui. D'une voix etouffee, lancant les syllabes comme des fleches: "Que venez-vous faire ici? dit-il a l'abbe, et a Max: De quoi vous melez-vous?" Ceux-ci, en proie a une confusion douloureuse, baissaient la tete et gardaient le silence. "Voulez-vous donc finir de la tuer? continua Clement, dont l'emportement devenait de la furie. Son etat n'est-il pas assez grave? Ne sais-je pas ce que j'ai a faire? Me fera-t-on la loi dans ma maison? Suis-je pas meilleur juge que personne du choix de l'heure? Retirez-vous!..." Les lamentations de Rosalie retentissaient avec une intensite nouvelle. "Je tiens au moins a constater, balbutia Destroy, que ce que j'ai fait, je ne l'ai fait que sur les instances reiterees de ta femme. --Ma femme ne sait ce qu'elle fait! repartit Clement. Elle s'abuse sur son etat; elle a encore de longs jours a vivre! --Souffrez, monsieur, dit a son tour l'abbe, dont la frayeur accroissait le begayement, que je vous fasse remarquer la responsabilite redoutable que vous assumez sur votre tete. --C'est mon affaire! s'ecria Clement avec une energie effroyable. Que ma femme ait commis des crimes si vous voulez, et que, par impossible, elle meure sans absolution, eh bien! que Dieu m'accable mille fois de son chatiment, et y ajoute, durant l'eternite, des tortures inouies!..." Depuis quelques instants, on n'entendait plus ni les cris de Rosalie, ni ceux de l'enfant. Max et l'abbe, dans une consternation profonde, s'appretaient a sortir. Soudainement, l'une des portes donnant sur l'antichambre fut ebranlee, puis ouverte, et Rosalie apparut. Pieds nus, les cheveux epars, d'une main elle retenait sa chemise a son cou; de l'autre, elle s'accrochait a l'un des battants de la porte. Sur sa face have, ses yeux agrandis, presque sans couleur, brillaient d'une expression etrange. Son corps de squelette vacillait et menacait de s'affaisser. Max, le pretre, et Clement lui-meme, se retournerent simultanement et s'arreterent saisis d'epouvante. "Je me meurs!" fit Rosalie chez qui la soif d'entendre une parole consolante etouffa jusqu'aux instincts de pudeur. Elle glissa sur ses genoux, et, laissant a decouvert une poitrine epuisee, tendit ses bras debiles vers le pretre. "Pardon! oh! pardon!" s'ecria-t-elle d'une voix eteinte, avec toute son ame. Le vieillard, dont le coeur s'emplit de pitie, fit irresistiblement un pas vers elle. Ce seul mouvement de l'abbe faillit rendre Clement fou. A ce degre d'egarement qui blanchit les levres d'ecume et rend capable d'un meurtre, de sa femme, il se tourna vers le pretre et lui cria, en jetant les poings en arriere: "Allez-vous-en! Epargnez-moi le tort de porter les mains sur vous!" Rosalie tomba a terre comme une masse inerte. Si l'abbe et Destroy ne fussent pas sortis precipitamment, Clement, dont la frenesie n'avait plus de bornes, accomplissait infailliblement sa menace.... Quelques jours plus tard, Max, qui etait fermement resolu a ne jamais remettre les pieds dans cette maison maudite, recut une lettre ou Clement, apres lui avoir annonce la mort de sa femme, le suppliait de venir l'assister dans les preparatifs funebres. XIV. Quantum mutatus ab illo! Le besoin que ressentent les miserables, du moins ceux qui ne sont pas absolument stupides, de confier leurs fautes, ne serait-ce qu'au papier, est chose notoire. Harcele par un besoin de ce genre, Clement ne voyait pas une seule fois Max, qu'il n'eut en quelque sorte son secret sur les levres. A cette heure, il etait impuissant a maitriser les souffrances aigues qui, a l'exemple de la gangrene, envahissaient graduellement en lui quelque coin oublie. Ses rapports avec son fils etaient d'une etrangete puissante. L'enfant avait horreur de son pere: il hurlait a son contact, comme si on l'eut touche avec un fer rouge. Clement, au contraire, donnait le spectacle phenomenal d'une ame pleine, pour le meme objet, a la fois de haine et d'amour, c'est-a-dire qu'il aimait et execrait son fils avec une egale violence. Parfois, malgre les pleurs et les convulsions du petit, il le saisissait de ses deux mains avec l'intention de le caresser; mais au moment de l'approcher de son visage, il l'eloignait de lui brusquement, le considerait avec effroi, puis le laissait tomber a terre d'un air d'aversion invincible. Il essaya de tenir a distance cette sorte de monstre, et, a cet effet, le donna en garde a des etrangers. A quelque prix que ce fut, il ne trouva personne qui, au bout de huit jours, ne lui ramenat son enfant, lequel pleurait, criait, refusait toute nourriture, jusqu'a ce qu'on l'eut rendu a son pere. Destroy, bien que Clement, par ses confidences successives, eut reussi a l'aliener profondement, ne laissait pas que d'y retourner d'intervalle en intervalle. Pour aider a le comprendre, sinon a le justifier, il suffirait de rappeler ces femmes qui, tiraillees a la fois par le respect humain, l'apprehension d'emotions trop fortes et aussi par une curiosite indomptable, ne veulent pas et veulent en meme temps assister a quelque horrible drame de cour d'assises. A etudier Clement, dont la constitution s'alterait, dont la tete toute blanchie redevenait cadavereuse, dont l'oeil gardait une fixite farouche ou s'agitait comme celui d'un fou, il n'etait pas necessaire de l'entendre a tout bout de champ s'ecrier: "Cela est intolerable!", ou: "Je ne peux plus vivre de la sorte!" ou encore: "Il faut que cela finisse!" pour concevoir jusqu'a quel point il etait impatient d'une telle vie. "Oh! que ne puis-je parler! dit-il un jour avec des sanglots dans la gorge. --Qui vous en empeche?" dit Max d'une voix eteinte. Il est a noter que, de plus en plus froids a l'egard l'un de l'autre, ils en etaient venus peu a peu a alterner le _tu_ et le _vous_, et, finalement, a ne plus faire usage que de ce dernier terme. "Est-ce donc uniquement ma chair qui souffre? ajouta Clement qui se serrait la tete de ses poings. Cette chair miserable est-elle susceptible de sentir tant de choses? Non, evidemment, non!... Aurais-je une ame?... Et si j'en ai une!... --En doutez-vous encore? --Je le voudrais, je le veux!" La maniere dont Clement pencha la tete et la cacha dans ses mains attestait que le desespoir avait use ses forces et que son _je le veux!_ n'etait plus qu'un mot. "Est-ce ma faute, disait-il un autre jour, si j'ai vu ce que j'ai vu et senti ce que j'ai senti? Etais-je libre de penser contrairement a mes impressions et pouvais-je croire en ce que je jugeais radicalement faux? Le scepticisme coulait dans mes veines avec mon sang, et je ne decouvrais rien qui n'ajoutat encore a mon incredulite. Dans cette societe ou j'ai grandi, je n'ai jamais apercu et n'apercois encore que confusion et desordre. On pourrait dire que l'habilete et la maladresse y sont les seules mesures du crime. Elle n'a d'honnete que le masque, et cela est a ce point vrai que, dans sa religion, ses moeurs, ses arts, sa litterature, ce qu'elle recherche avant tout, ce qu'elle exige, c'est la forme...." Il ajouta apres une pause: "En quoi suis-je donc plus criminel que tant d'autres qu'animent des pensees identiques, sinon en ce que j'ai pretendu etre plus rigoureux logicien? Je defie qui que ce soit de me contredire: Quand on est convaincu qu'il n'y a pas de Dieu, que la conscience n'est qu'un prejuge, que la mort est le neant, ce qu'on appelle crime n'est tel que relativement, la douleur n'a pas de sens, tout ce qu'on peut faire impunement pour s'en delivrer est permis, il n'est de beau et de bien que la jouissance, et d'utile que la preoccupation de se jouer des lois. Tue, vole, viole, sois un monstre, mais qu'on ne le sache pas! Qui donc te chatiera? Il n'est qu'un lache ou qu'un imbecile qui puisse craindre des chimeres et des fantomes! --Que n'etes-vous entendu des pharisiens de nos jours! --D'ou je suis arrive a cette conviction imperturbable: qu'une societe qui n'a que des lois pour la defendre est une societe perdue! --Il faudrait graver cela dans tous les esprits...." Clement, pretextant d'une sante chancelante, s'etait demis de sa place. De fait, comme l'indiquaient ses preparatifs, il projetait de s'eloigner. Un matin, il n'apercut pas plutot Destroy, qu'il s'ecria: "Quelle nuit! avez-vous entendu l'orage? --Je dormais, sans doute, repliqua Max. --Vous etes bien heureux! continua Clement. La tempete m'a tout a coup eveille. La pluie tombait par torrent; le vent s'engouffrait dans ma cheminee et produisait un bruit persistant analogue a celui d'orgues lointaines. J'avais les yeux pleins d'un rouge sombre et sinistre. Je m'imaginai soudainement que le feu etait a la maison, et, saisi d'une terreur indicible, je sautai a terre. Je courus a ma cheminee et appliquai mon oreille a l'ouverture. Le ronflement que j'entendais etait vraiment celui des flammes d'un vaste incendie. J'ouvris precipitamment ma fenetre pour voir le ciel. Le ciel etait rouge; les murs voisins etaient rouges aussi. Je me penchai dehors au risque de tomber dans la rue, et tachai d'apercevoir le toit de la maison. Il me sembla encore qu'il etait en feu. Enfin, de tous cotes, je ne voyais que les reflets rouges d'un foyer immense. Les gouttes d'eau, larges comme des sous, qui tombaient sur mon front, etaient immediatement sechees par la chaleur intense dont mon corps, plein de fievre, etait devore. Je resolus de monter a l'etage superieur. Au droit de mon lit, m'etant detourne par hasard, j'apercus au fond de l'alcove une figure pale qui me regardait. Je reculai d'un pas, puis je roulai a terre sans connaissance. --Mais, mon Dieu, s'ecria Destroy effraye, quel crime avez-vous donc commis? --Ne l'avez-vous pas deja devine? --Votre vie, vos angoisses, vos remords, me font tout craindre, dit Max qui etouffait d'anxiete. --Et vous n'avez pas tort...." Max tressaillit et attacha sur Clement des yeux demesurement ouverts. "Non, ca n'est pas possible! s'ecria-t-il tout a coup energiquement; ce que vous me donnez a entendre n'est pas! En vous supposant capable de tout, la prudence seule eut suffi a vous arreter! --Aussi, repliqua Clement de plus en plus sombre, a-t-il fallu que j'aie le hasard pour complice essentiel. J'abhorrais Thillard, il est vrai, au point d'avoir soif de sa vie; mais, a moins d'une impunite certaine, je n'eusse jamais touche a un cheveu de sa tete. Je fus assez malheureux pour qu'il vint lui-meme se mettre a mon entiere discretion, tenter a la fois ma vengeance et ma cupidite, et cela, dans des circonstances telles qu'il m'etait aussi facile de le voler et de le faire disparaitre que de boire un verre d'eau...." Bleme, dans une immobilite stupide, Destroy ressemblait a une petrification. Il essaya pourtant de se lever et de sortir; mais ses jambes tremblerent sous lui: il fut contraint de se rasseoir. De ses plus penibles cauchemars, il n'etait jamais resulte une paralysie si douloureuse. Clement ajouta d'un air funebre: "Demain, irrevocablement, d'une maniere ou d'une autre, je pars pour ne jamais revenir. Dans ma rage de proselytisme, je n'ai pas discontinue de blesser tous vos instincts par des aveux revoltants. Si j'en ai trop dit pour ne pas achever, vous en avez trop entendu pour reculer devant ce qui me reste a vous dire. Qu'une fois pour toutes vous connaissiez la mesure de ce que peut l'incredulite exasperee par la misere et servie par les circonstances...." Max continuait d'avoir les apparences d'un homme foudroye.... XV. Aveux complets. "A part une annee, et notamment un point de cette annee, reprit Clement a la suite d'un long silence, vous savez ma vie presque aussi bien que moi-meme. Jusqu'a la tombe, sans doute, je vegetais, comme vous l'avez vu, dans ma perversite legale, n'eut ete mon sejour chez Thillard. Rosalie seule en fut cause, ce que je dis sans reproche. Trois annees auparavant, quand je me liais avec elle, eblouissante de jeunesse et de fraicheur, elle etait precisement, par le fait d'une mere infame, du nombre des maitresses de l'agent de change, lequel en etait fou et le prouvait en la couvrant d'or. Seduite par ma gaiete bruyante, mon insolence, mon devergondage, la pauvre fille abandonna, sans balancer, une existence luxueuse pour vivre de ma vie precaire. Thillard, eperdu, la relanca jusque chez moi, et, dans l'espoir de la conserver, lui proposa meme de fermer les yeux sur notre liaison. Elle l'avait desespere par des refus opiniatres.... "Au jour ou le monde n'etait plus pour nous qu'une ile aride et deserte, ou l'on me traitait litteralement en lepre vivante, elle songea a cet homme. Comment? pourquoi? Je ne sus sa demarche qu'au retour. De son aveu, elle avait eu la faiblesse de compter sur lui en raison meme de l'offense qu'elle lui avait faite. Une femme seulement pouvait tomber en cette erreur. Oui, en verite, Thillard, a la nouvelle de notre detresse, fut emu; mais emu d'avoir une aussi belle occasion d'assouvir sa rancune; et s'il jura n'avoir a m'offrir qu'une place d'employe subalterne dans ses bureaux, il est hors de doute que ce fut uniquement en vue de m'infliger l'humiliation qu'il jugea la plus insultante pour moi. "Il y avait, en effet, mille a parier contre un que je refuserais dedaigneusement. Rosalie, elle, le croyait si bien, que sa premiere parole fut l'expression d'une crainte: "Tu vas te mettre en colere...." A dire vrai, je sentis une tempete dans mes veines, mais aussi vite eteinte qu'une flamme de poudre. Je ne disposais deja plus librement de moi. A la suite de courtes reflexions, j'envisageai Rosalie, et lui dis, quand elle pensait me voir eclater de fureur: "Puisque tu tiens encore a vivre et refuses de me quitter, je dois avaler les affronts comme l'ivrogne fait du vin qu'on lui verse. Il ne s'agit que de gagner du temps. J'accepte en attendant mieux. Nous verrons...." "Le vieux Frederic vous a conte l'histoire de l'agent de change: vous n'ignorez ni son point de depart, ni sa dette envers la famille Ducornet, ni sa conduite odieuse. Eh bien, ce n'etait point assez que cet homme, par son exemple, confirmat mes principes, ajoutat a mon envie, decuplat mon impatience de la misere, il fallait encore qu'il eut l'imprudence de me traiter comme le plus vil des esclaves. Ce qu'il accumula, par ses procedes, de colere et de rage en mon ame, est incalculable. Je n'etais pas chez lui depuis huit jours, qu'il ne m'adressait plus la parole qu'avec cette locution: _Mon garcon, mon brave_, et me faisait faire bien plutot la besogne d'un domestique que celle d'un employe. Je devenais une sorte de Mercure. Outre qu'il avait des relations suivies avec une madame de Tranchant, il etait toujours en intrigue avec quelqu'une des femmes du quartier Breda. Pas un jour ne se passait que je ne fusse envoye tantot chez l'une tantot chez l'autre de ces dames, porter soit une lettre, soit des fleurs, soit meme des objets d'un plus grand volume. Ingenieux a me mortifier, il ne craignit pas de me faire remarquer combien j'etais mal vetu et de m'offrir de vieilles hardes d'un air de fausse compassion. Loin de ceder a l'exasperation qui m'etouffait et de lui jeter ces loques a la tete, je balbutiai meme, en les acceptant, quelques mots de reconnaissance. La violence que je me faisais pour ne pas regimber l'induisit peu a peu a se convaincre que j'etais trop vil pour etre sensible aux outrages. Mon ignominie le toucha. Il se piqua des lors de bonte a mon egard. Un jour, apres m'avoir accorde une augmentation de dix francs par mois, il ajouta: "Je possede, rue Saint-Louis-en-l'Ile, pres du Pont-Rouge, une maison dont le rez-de-chaussee est une veritable non-valeur. Il parait que c'est inhabitable. Les gens qui consentent a loger la sont de ceux qui payent rarement leurs termes. Si vous pouvez vous en arranger, je vous en donne gratis la jouissance: ca sera toujours autant d'economie." "Lui-meme tendait donc le piege ou il devait bientot venir se prendre. "Vous etes venu une seule fois dans ce logement, le soir. A la nuit, vous n'avez pu l'apprecier qu'imparfaitement. Vous vous rappelez au moins qu'il etait au rez-de-chaussee et ouvrait sur la rue. Les deux chambres contigues, menagees dans une porte cochere muree, en etaient nues et sombres. Le plancher, ni carrele, ni plancheie, rappelait le sol d'une basse-cour dans les temps humides. Ces deux chambres, eclairees d'une part par un vitrage eleve qui voyait sur la rue, de l'autre par une fenetre donnant sur une cour interieure, ne communiquaient point avec le reste de la maison. La seule chambre du fond etait encore trop spacieuse pour notre denument. Trois ou quatre meubles vermoulus y dansaient a l'aise, pendant que des journaux, des papiers, quelques livres, des fioles et divers ustensiles de menage, le tout entasse pele-mele sur des tablettes, y temoignaient des etats que j'avais exerces. Somme toute, nous etions chez nous, pouvant entrer et sortir a toute heure de nuit sans eveiller l'attention des voisins. "Les conversations qu'entendirent ces murs dans l'espace des quatre mois que nous vecumes la ne peuvent pas se raconter. Vous m'avez fait souvent remarquer que Rosalie, entre les mains d'un honnete homme, fut infailliblement devenue une estimable menagere. Cela est vrai. Entre les miennes, elle devint en peu de temps une compagne digne de moi. Elle ne voyait, n'entendait, ne sentait que par mes sens; elle faisait vraiment partie integrante de ma chair. Je ne hurlais pas plutot contre les hommes et contre le ciel qu'elle eclatait a l'octave, quand elle ne rencherissait pas sur mes imprecations. Nous raisonnions le crime a l'instar d'une operation commerciale, et appelions de toutes nos forces l'occasion de nous enrichir a l'aide d'un mauvais coup. Cependant, le jour, me croirez-vous? s'il m'arrivait de manier des billets de banque, j'avais a peine une tentation. Je pouvais risquer d'en cacher un et d'en mettre la perte sur le compte d'une erreur ou d'un accident. Cette seule idee m'etranglait. Ma conscience de Code penal gardait mieux les billets que n'eut fait une escouade d'agents de police; mais, en revanche, que de fois je me suis dit: "Ah! quand donc me sera-t-il donne de pouvoir impunement violer la loi? quand donc pourrai-je, a la barbe de leurs bourreaux et de leur Dieu, commettre ce qu'ils appellent un crime?" Je ne devais etre que trop bien entendu. "Novembre allait venir. Chez Thillard, une catastrophe etait imminente. Pour le caissier, la position n'etait plus tenable. Il voulut parler a l'agent de change qui le renvoya brutalement a ses livres. Le 30 arriva. Je compris, a l'air du vieux Frederic, que le moment etait venu. Au lieu de nous payer, selon qu'il avait coutume, la veille du premier, il nous pria d'attendre jusqu'au lendemain. Un coup de foudre m'eut moins cruellement ebranle. Il ne s'agissait sans doute que d'un delai; mais ce delai etait pour nous la mort, puisque, faute d'argent, nous n'avions rien pris de tout le jour. "Au dehors, le temps etait en harmonie avec les lugubres pensees qui me comblaient. L'atmosphere etait obscurcie d'un brouillard a ce point intense, surtout aux abords de la Seine, que, par ordre de police, en vue de prevenir les accidents, outre une chaine de lampions semes au coin des rues, sur les places, sur les ponts, on avait organise un service de guides armes de torches. Depuis plusieurs jours, je remarquais precisement la crue incessante des eaux et la submersion totale des berges. Notre quartier etait entierement desert; un silence funebre nous enveloppait. Voyez-nous accroupis sur notre fumier, ayant faim, penetres de froid, et jugez, si la chose est possible, de nos angoisses et de notre desespoir! Ce fut alors que le suicide se presenta a mon esprit comme une ressource supreme. "Par suite de cette meme fatalite qui mettait Thillard sur ma route, j'avais entre les mains un agent de destruction, de tous, peut-etre, le plus energique et le plus rapide. Au college, je m'etais activement occupe de chimie, et mon passage dans le laboratoire du pharmacien n'avait fait que raviver ce gout en moi. Lors de mon sejour chez ce dernier, inspire uniquement par une curiosite puerile, je m'etais approprie deux fioles contenant, l'une de l'opium, l'autre, en verre noir cachete, environ 12 grammes d'acide cyanhydrique, le plus actif des poisons connus. Pendant des annees, je n'avais vecu que d'expedients; j'avais erre d'hotel en hotel, laissant dans celui-ci une malle, dans celui-la des livres, dans cet autre des papiers, et, chose etrange, jamais, dans aucun, je n'avais oublie ces fioles mortelles. Elles m'embarrassaient, m'importunaient; vingt fois je voulus les briser: toujours j'eprouvai une sourde resistance au moment de le faire. Je pourrais dire plus justement qu'elles me suivaient, s'accrochaient a moi, sans que ma volonte y fut pour rien. "Rosalie, a qui je fis part de ma resolution, me repliqua sur-le-champ: "J'y pensais!" La crainte seule de trop souffrir la retenait encore. Je lui affirmai que ce poison produisait un effet analogue a celui de la foudre, que quelques gouttes suffisaient a donner la mort presque instantanement. Elle cessa d'hesiter. Trois ou quatre minutes de plus, et tout etait fini. On frappa deux coups a la porte. Nous nous arretames frappes de stupeur. Peut-etre bien nous etions-nous trompes. Mais deux chocs plus forts se renouvelerent coup sur coup. Je n'avais rien a craindre. Je remis la fiole en place, et j'allai ouvrir. "Un homme poussa la porte entr'ouverte et penetra sans ceremonie jusqu'a la piece ou etait la lumiere. Notre stupeur redoubla en reconnaissant Thillard. Il etait coiffe d'une casquette et enveloppe d'un ample manteau. Il avait a la main une valise pleine. A la vue de la misere qui suintait, pour ainsi dire, au travers des murailles de notre interieur, il cacha mal son desappointement et son degout. Evidemment, ce qu'il voyait depassait toutes ses previsions. Toutefois, il parut faire de necessite vertu. "J'ai a vous demander un service," me dit-il. "Et d'abord peut-on rester ici quelques heures sans vous gener?" "Je m'inclinai en marque d'assentiment. Une emotion extraordinaire m'envahissait et paralysait ma langue. Thillard s'assura de la solidite d'une chaise, puis s'assit, disant: "Je suis sur pieds depuis ce matin, je n'en puis plus, et par-dessus le marche, je meurs de soif. Vous n'avez sans doute rien a boire chez vous?" Je fis signe que non. "Il n'est que onze heures," continua Thillard, "peut-etre trouverez-vous encore un marchand de vin ouvert et vous sera-t-il possible de vous procurer du vin et du sucre?" Il fouilla dans sa poche et en tira une piece de cinq francs qu'il jeta sur la table. "Voyez donc aussi," ajouta-t-il, "s'il n'y aurait pas moyen de faire un peu de feu, je suis glace." Toujours muet, j'indiquai a Rosalie, non moins interdite que moi, une vieille caisse, un tabouret, des fragments de pupitre, et lui fis comprendre par mes gestes qu'elle devait briser cela et y mettre le feu. Je sortis. "Les tenebres etaient plus profondes que jamais: sous les lanternes memes on ne voyait point la lumiere du gaz. Je marchai a tatons le long des murs; je gagnai, au juge, vraiment, le pont Louis-Philippe; je suivis la rampe du quai, et parvins ainsi jusqu'a la place de Greve. La, grace a la profusion des lampions et des torches, a la lueur desquels je voyais ca et la passer quelques silhouettes, je pus mieux m'orienter. Vis-a-vis de l'hotel de ville, du cote de l'eau, les marchands de vin, encombres de clients, n'avaient hate de fermer leurs comptoirs. Je trouvai ce que je cherchais, et je rebroussai chemin. "Cependant, que se passait-il dans ma tete? Il doit se passer quelque chose de semblable dans celle d'un general au plus fort de la bataille. Malgre un froid penetrant, mon corps brulait, mon cerveau etait en ebullition. Les idees y affluaient avec une impetuosite inconcevable. C'etait comme vingt eclairs qui se croisent en meme temps sur un ciel noir. Je pensai tout ceci en quelque sorte a la fois: "Thillard est un scelerat; il fuit, il est charge d'or; nul ne sait qu'il est chez moi. J'ai un poison qui ne laisse aucune trace; lui-meme m'offre le moyen de le lui administrer; le quartier est desert, le brouillard impenetrable, la Seine haute; Rosalie est a ma discretion; l'impunite est certaine, etc, etc." Jamais je n'eusse cru mon entendement capable d'une operation aussi complexe. J'allai jusqu'a penser qu'il y avait une Providence, que cette Providence etait ma complice, qu'elle se servait de ma main pour chatier un criminel, que j'accomplissais un devoir, une mission meme. Bien qu'en proie a la fievre, je rentrai maitre de moi. J'appelai Rosalie dans la piece du devant et lui dis a voix basse, rapidement, d'un accent saccade: "Ne t'emeus de rien; du sang-froid, de l'audace; obeis-moi en tout; il n'y a rien a craindre; notre fortune est faite." Je m'apercus, a son frisson et a son serrement de main, qu'elle m'avait devine. "A la lumiere, dans la chambre du fond, je m'assurai que, pour etre pale comme une morte et tremblante, elle n'etait pas moins resolue que moi. Thillard se plaignait toujours de la soif. Plein de securite, il faisait face au feu de la cheminee et nous tournait le dos. Pendant que, derriere lui, je preparais le vin sur la table, il me dit en baillant: "Vous connaissez madame de Tranchant pour avoir ete vingt fois chez elle de ma part. J'ai couru tout le jour apres elle sans parvenir a la joindre. Je ne puis differer mon depart un moment de plus: je dois etre a Londres dans le plus bref delai. J'ai la une lettre et un paquet que je vous prierai de lui remettre sans retard, en mains propres. La chose est tellement urgente et delicate que je n'ai cru pouvoir la confier qu'a vous. Il est bien entendu que, quoi qu'il arrive, vous ne devez pas m'avoir vu. Je crois avoir le droit de compter sur votre discretion. Je ne partirai pas, au reste, sans vous prouver que je ne marchande pas les services qu'on me rend." "Je ne l'entendais que vaguement, et je ne songeais guere a lui repondre. La preparation du vin m'absorbait entierement. Apres y avoir fait dissoudre le sucre et y avoir ajoute des rouelles de citron, j'y glissai quelques grains d'opium. Je versai le tout dans une bouilloire et l'approchai du feu. Le liquide ne tarda pas a s'echauffer. Thillard s'impatientait. Je lui presentai un verre du breuvage. A peine fut-il d'une chaleur supportable, qu'il l'avala d'un trait. Il m'en demanda aussitot un second. En moins de quelques minutes, il but ainsi trois verres pleins. L'effet du narcotique fut rapide. Thillard, deja harasse, fut saisi d'un besoin irresistible de sommeil. Il se leva. "C'est singulier," fit-il, "mes paupieres se ferment malgre moi.--Si vous voulez faire un somme sur le lit?" lui dis-je d'une voix ferme. Il hesita: la salete du lit lui causait de la repugnance. Mais la lassitude triompha bientot de sa delicatesse. "Au moins," dit-il en baillant et en se frottant les yeux, "n'oubliez pas, coute que coute, de m'eveiller dans deux heures d'ici. Pour rien au monde je ne voudrais manquer la voiture. Vous m'accompagnerez." "Rosalie, dont j'entendais les dents claquer, arrangea le lit de son mieux. Thillard le recouvrit encore de son manteau et s'y etendit pour dormir tout de suite d'un lourd sommeil. Des aiguilles dans sa chair ne l'eussent certainement pas eveille. Je saisis sur-le-champ mon autre fiole, celle ou etait le poison, j'en brisai le goulot, puis la serrai dans ma main gauche, en appuyant fermement le pouce sur l'ouverture. Rosalie, changee en pierre, me regardait sans comprendre. Je m'approchai de Thillard. Des doigts de ma main libre je lui pincai doucement les narines et le contraignis peu a peu d'ouvrir la bouche. Des qu'elle fut beante, je lui versai l'acide dans la gorge. Il avala le contenu de la fiole d'une seule aspiration. En meme temps, je me reculai de quelques pas. "Le poison agit avec une promptitude foudroyante. Ce fut d'abord une violente secousse de tout le corps, puis des mouvements convulsifs effrayants. Il entr'ouvrit les yeux, agita les levres; mais il ne profera pas un son. Je redoutais des vomissements: il n'y en eut point. Quatre ou cinq minutes apres il ne remuait deja plus. Je m'approchai. Il etait sans pouls et sans respiration; une sueur visqueuse lui couvrait la peau; les muscles de la face etaient affaisses. Je le croyais deja mort, quand il s'agita de nouveau convulsivement. Mais c'etaient les derniers efforts de son agonie. La rigidite des membres m'avertit bientot qu'il n'etait plus reellement qu'un cadavre. "Avec une terreur combattue par la cupidite, je songeai alors a explorer les vetements de Thillard. Je m'imaginai, je ne sais pourquoi, que l'argent etait dans sa valise. En cherchant la clef de cette valise dans l'un de ses goussets, je mis la main sur une superbe montre et sur un porte-monnaie plein d'or. Je laissai la montre en place et me bornai a soustraire quelques pieces d'or du porte-monnaie. Je procedai a l'inspection de la valise: a mon grand desappointement, elle ne renfermait que du linge. Je dis a Rosalie de la remettre dans l'etat ou elle etait d'abord. Pendant ce temps, je fouillai scrupuleusement les autres poches de ma victime. Celles de cote du pardessus ne contenaient qu'un passeport et des lettres, au nombre desquelles je trouvai celle a madame de Tranchant et le paquet a l'adresse de cette meme femme. Je remis le tout dans la poche, a l'exception, de ces deux dernieres pieces, dont je voulais prendre connaissance. Il me parut prudent de m'approprier une partie de la monnaie blanche qui garnissait les poches du pantalon. En attendant, je ne trouvais toujours pas ce que je cherchais. Mais, au moment meme ou je commencais a etre effraye du peu de valeur de mes trouvailles, je sentis sous mes doigts, dans la poche de cote du vetement de dessous, un portefeuille bourre de papiers. "En guise de rideaux, devant l'ouverture oblongue par ou nous venait la lumiere, nous avions coutume, le soir d'appendre une partie de nos haillons. Mon premier souci fut de tourner les yeux vers cette sorte de fenetre et de me convaincre qu'on ne pouvait pas nous apercevoir du dehors. Je posai ensuite le portefeuille sur la table, j'en approchai la chandelle dont j'ecartelai la meche pour y mieux voir, puis je m'assis. Rosalie vint s'asseoir a cote de moi. Il ne semblait pas qu'il fut vain de la mettre en garde contre une emotion trop vive, precaution dont moi-meme j'avais grand besoin. J'ouvris le portefeuille. A la premiere chose que j'en tirai, nous suffoquames de joie, ou mieux, nous faillimes mourir sur le coup; car cette premiere chose se trouva etre une liasse de billets de banque. "Ah! enfin! ah! enfin!" repetames-nous pendant dix minutes, d'une voix entrecoupee. "Bientot plus calmes, nous nous donnames la jouissance de compter les billets un a un. Nous n'en finissions pas: il y en avait trois cents, TROIS CENT MILLE FRANCS!... Rosalie etait d'avis de tout garder. Cela ne cadrait point avec mes combinaisons. A l'immense convoitise qui m'envahissait se melait une certaine prudence. Des trois cents billets, j'en detachai cent que je serrai precieusement dans le portefeuille, lequel portefeuille je replacai non moins precieusement dans la poche ou je l'avais tire. Je bouclai ensuite la valise.... "Mais qu'allons-nous en faire?" me dit tout a coup Rosalie qui, un moment, avait oublie Thillard. "Sois calme, lui repondis-je. Occupe-toi seulement a mettre en surete ces billets dans la doublure de ta robe ou de tes jupons...." "Dans la premeditation du crime, toutes les circonstances qui me favorisaient m'avaient frappe d'un seul coup, et bien avant meme de faire un cadavre de l'agent de change, j'avais entrevu combien il me serait facile de m'en debarrasser. Au prealable, je sortis pour tater les lieux. Le brouillard ne discontinuait pas d'etendre aux alentours son voile impenetrable. J'etais a deux pas du Pont-Rouge. De borne en borne, je me glissai jusqu'a la Seine. J'ecoutai. Le silence n'etait pas moins profond que les tenebres n'etaient epaisses. L'eau seule, dans sa course, bruissait et chantait sa psalmodie monotone et sinistre.... "De retour a la maison, apres m'etre dechausse, car j'etais resolu a sortir pieds nus, j'enveloppai Thillard et sa valise dans les plis de son manteau. Deja d'une force herculeenne, surexcite en outre au point d'ebranler une montagne, je soulevai l'agent de change dans mes bras comme j'eusse fait d'un mannequin d'osier. Sur mon ordre, Rosalie eteignit la lumiere et alla m'ouvrir la porte.... "Charge de mon fardeau, je marchai a pas de loup, lentement, surement vers le pont. Quoi que j'en eusse, je sentais la sueur ruisseler sur mon visage. Pour surcroit de terreur, je ne fus pas plutot engage sur la passerelle, que les oscillations du tablier me firent croire que des gens venaient a ma rencontre. Une telle sensation n'est pas exprimable. J'eus la pensee de retourner sur mes pas.... Dans ma courte halte, le pont cessa de vaciller. Retenant mon souffle, j'avancai alors doucement, mais si doucement que le pont n'oscillait plus; je parvins ainsi jusqu'a l'endroit ou le pied de la balustrade est tangent a la courbe des chaines en fer. La, je m'arretai; puis, je pretai l'oreille. Des fantomes dansaient dans mes yeux; une harmonie infernale emplissait ma tete. Il me tardait d'avoir fini. J'elevai le corps a hauteur d'homme, je le tins suspendu quelques secondes au-dessus du fleuve, puis je l'y laissai choir. Un bruit sourd retentit; des eclaboussures jaillirent a droite, a gauche, en avant, en arriere. Ce fut tout. En meme temps, je devenais un autre homme. Je sentais au dedans de moi-meme renaitre une assurance imperturbable; ma poitrine n'etait deja plus assez large pour contenir la volupte qui l'envahissait; je me considerais interieurement avec orgueil, et croisant les bras, je regardais le ciel noir d'un air de defi et de dedain supreme. "Mais que cette exaltation etait vaine et qu'il fallait peu de chose pour l'eteindre! Cette nuit meme, comme je poussais notre porte, que j'avais recommande a Rosalie de laisser entr'ouverte, j'eprouvai une resistance imprevue. Par l'entre-baillement, j'appelai Rosalie a voix basse. Point de reponse. Etouffant d'inquietude, je reunis toutes mes forces, et je parvins a entrer. A terre, pres de la porte, en travers, gisait la malheureuse Rosalie sans connaissance. Elle ne revint a elle que pour battre la campagne et me faire craindre qu'elle ne fut devenue folle. Ce n'etait que le delire de la fievre...." XVI. Remords. Outre qu'il etait reste debout jusqu'a ce moment, Clement avait encore joint a son debit une pantomime et un accent parfois tres energiques. Avant d'aller plus loin, il s'assit pour se reposer et reprendre haleine. Max, lui, n'avait pas plus remue qu'un marbre. Le sang s'etait retire de son visage; la sueur mouillait son front; son regard, fiche en terre, avait l'inflexible roideur d'une balle echappee d'un fusil; il semblait que la colonne d'air qui pesait sur ses epaules eut la densite du plomb. Dans son accablement, il ne songea guere a mesurer l'intervalle qui separa l'instant ou Clement s'etait arrete de celui ou il reprit: "A present, rappelez-vous ma feinte misere, ma conversion hypocrite, mon mariage avec Rosalie sous le patronage de la societe Saint-Francois-Regis, ma place, mes travaux, mon aisance progressive, ma preoccupation de la justifier, de la prouver au besoin par mes livres, et vous aurez, en meme temps que l'intelligence de ma tactique, l'explication de la plupart des scenes enigmatiques auxquelles vous avez assiste. Ce qui vous reste a savoir, ce que vous n'avez pu que pressentir, c'est ce que j'ai souffert et ce que je souffre encore a cette heure. "Par rapport aux faits, je ne fus trompe dans aucune de mes previsions: tout se passa pour moi de la maniere la plus rassurante. Si la valise et les cent mille francs accusaient chez Thillard un projet de fuite, le corps intact, les cent mille francs meme, et, mieux que cela, une lettre adressee a sa femme ou il declarait, en termes ambigus, que "compromis dans des speculations malheureuses, et impuissant a se relever, il se sentait incapable d'assister au spectacle de sa honte," parurent autant de temoignages irrecusables de son suicide. On se borna a conjecturer qu'au moment de passer a l'etranger, il avait ete assailli par le remords et qu'il s'etait tue pour s'y soustraire. Il n'y a donc pas a le contester: habile autant qu'il se peut, favorise a souhait par les circonstances, mon crime, aux yeux des hommes, n'etait vraiment pas; je n'avais a redouter ni soupcon, ni enquete; partant, d'apres mes principes, je pouvais gager avec moi-meme que rien au monde ne serait capable de troubler ma securite. Cependant, je batissais sur des mensonges. Au contraire, ce qui eut lieu, l'etat ou je suis reduit, tout tend a me faire croire que, dans une societe purement formaliste, si la certitude de l'impunite y devient une source de sceleratesses, cette impunite, la plupart du temps, n'est que fictive, et que le plus insigne scelerat, supposez qu'il soit assez adroit pour echapper au bagne ou a l'echafaud, peut encore trouver en lui-meme un chatiment mille fois plus terrible que celui dont il se joue.... "Dans le principe, les bruits que je recueillais de droite et de gauche sur l'agent de change, les plaintes de ceux de ses clients qu'il reduisait a la misere, le desespoir de sa belle-mere et de sa femme, le _tolle_ general contre lui, aidaient amplement a me rassurer, presque a m'absoudre. Sa lettre a madame de Tranchant m'avait revele une nouvelle et derniere infamie. Il pressait cette femme de tout quitter: mari, enfants, famille; il lui donnait rendez-vous a Londres; il lui recommandait de ne pas oublier ses bijoux et lui faisait passer, dans les feuillets d'un livre, cinq billets de cent francs pour le cas ou elle ne pourrait mettre aussi la main sur l'argent. J'ajouterai que la preoccupation de nous envelopper d'une ceinture impenetrable de mensonges, le soin d'organiser notre interieur, notre assiduite dans les eglises, les exigences de mon emploi, les preparatifs de notre mariage, ne nous laissaient guere le temps de songer au repentir. Mais ces jours de calme, qui nous semblaient devoir toujours durer, passerent pour nous avec plus de rapidite encore que, dans un convoi a toute vapeur, les panoramas ne defilent sous les yeux. "Cette quietude fut troublee des les premiers jours de notre mariage. A moins de l'intervention directe d'une puissance occulte, il faut convenir que le hasard se montra ici etrangement intelligent. Si merveilleux que paraisse le fait, vous ne penserez meme pas a le mettre en doute, puisque aussi bien vous en avez la preuve vivante en mon fils. Bien des gens, au reste, ne manqueraient pas d'y voir un fait purement physique et physiologique et de l'expliquer rationnellement. Quoi qu'il en soit, je remarquai tout a coup des traces de tristesse sur le visage de Rosalie. Je lui en demandai la raison. Elle eluda de me repondre. Le lendemain et les jours suivants, sa melancolie ne faisant que croitre, je la conjurai de me tirer d'inquietude. Elle finit par m'avouer une chose qui ne laissa pas que de m'emouvoir au plus haut degre. La premiere nuit meme de nos noces, en mon lieu et place, bien que nous fussions dans l'obscurite, elle avait vu, mais vu, pretendait-elle, comme je vous vois, la figure pale de l'agent de change. Elle avait epuise inutilement ses forces a chasser ce qu'elle prenait d'abord pour un simple souvenir: le fantome n'etait sorti de ses yeux qu'aux premieres lueurs du crepuscule. De plus, ce qui certes etait de nature a justifier son effroi, la meme vision l'avait persecutee avec une tenacite analogue plusieurs nuits de suite. Je simulai un profond dedain et tachai de la convaincre qu'elle avait ete dupe tout uniment d'une hallucination. Je compris, au chagrin qui s'empara d'elle et se tourna insensiblement en cette langueur ou vous l'avez vue, que je n'avais point reussi a lui inculquer mon sentiment. Une grossesse penible, agitee, equivalente a une maladie longue et douloureuse, empira encore ce malaise d'esprit; et, si un accouchement heureux, en la comblant de joie, eut une influence salutaire sur son moral, ce fut de bien courte duree. Je me vis contraint, par-dessus cela, de la priver du bonheur d'avoir son enfant aupres d'elle, puisque, par rapport a mes ressources officielles, une nourrice a demeure chez moi eut paru une depense au-dessus de mes moyens. "Emus de sentiments a figurer dignement dans une pastorale, nous allions voir notre enfant de quinzaine en quinzaine. Rosalie l'aimait jusqu'a la passion, et moi-meme, je n'etais pas loin de l'aimer avec frenesie; car, chose singuliere, sur les ruines amoncelees en moi, les instincts de la paternite seuls restaient encore debout. Je m'abandonnais a des reves ineffables; je me promettais de faire donner une education solide a mon enfant, de le preserver, s'il etait possible, de mes vices, de mes fautes, de mes tortures; il etait ma consolation, mon esperance. Quand je dis moi, je parle egalement de la pauvre Rosalie qui se sentait heureuse rien qu'a l'idee de voir ce fils grandir a ses cotes. Quelles ne furent donc pas nos inquietudes, notre anxiete, quand, a mesure que l'enfant se developpait, nous apercumes sur son visage des lignes qui rappelaient de plus en plus celui d'une personne que nous eussions voulu a jamais oublier. Ce ne fut d'abord qu'un doute sur lequel nous gardames le silence meme vis-a-vis l'un de l'autre. Puis, la physionomie de l'enfant approcha a ce point de celle de Thillard, que Rosalie m'en parla avec epouvante, et que moi-meme je ne pus cacher qu'a demi mes cruelles apprehensions. Enfin, la ressemblance nous apparut telle, qu'il nous sembla vraiment que l'agent de change fut rene en notre fils. Le phenomene eut bouleverse un cerveau moins solide que le mien. Trop ferme encore pour avoir peur, je pretendis rester insensible au coup qu'il portait a mon affection paternelle, et faire partager mon indifference a Rosalie. Je lui soutins qu'il n'y avait la qu'un hasard: j'ajoutai qu'il n'etait rien de plus changeant que le visage des enfants, et que, probablement, cette ressemblance s'effacerait avec l'age; finalement, qu'au pis aller, il nous serait toujours facile de tenir cet enfant a l'ecart. J'echouai completement. Elle s'obstina a voir dans l'identite des deux figures un fait providentiel, le germe d'un chatiment effroyable qui tot ou tard devait nous ecraser, et, sous l'empire de cette conviction, son repos fut pour toujours detruit. "D'autre part, sans parler de l'enfant, quelle etait notre vie? Vous avez pu vous-meme en observer le trouble permanent, les agitations, les secousses chaque jour plus violentes. Quand toute trace de mon crime avait disparu, quand je n'avais plus rien a craindre absolument des hommes, quand l'opinion sur moi etait devenue unanimement favorable, au lieu d'une assurance fondee en raison, je sentais croitre mes inquietudes, mes angoisses, mes terreurs. Je m'inquietais moi-meme avec les fables les plus absurdes; dans le geste, la voix, le regard du premier venu, je voyais une allusion a mon crime. Les allusions m'ont tenu incessamment sur le chevalet du bourreau. Souvenez-vous de cette soiree ou M. Durosoir raconta une de ses instructions. Dix annees de douleurs lancinantes n'equivaudront jamais a ce que je ressentis au moment ou, sortant de la chambre de Rosalie, je me trouvai vis-a-vis du juge qui me regardait au visage. J'etais de verre, il lisait jusqu'au fond de ma poitrine. Un instant, j'entrevis l'echafaud. Rappelez-vous ce dicton: "Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu," et vingt autres details de ce genre. C'etait un supplice de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les secondes. Quoi que j'en eusse, il se faisait dans mon esprit des ravages effrayants. L'etat de Rosalie etait de beaucoup plus douloureux encore: elle vivait vraiment dans les flammes. La presence de l'enfant dans la maison acheva d'en rendre le sejour intolerable. Incessamment, jour et nuit, nous vecumes au milieu des scenes les plus cruelles. L'enfant me glacait d'horreur. Je faillis vingt fois l'etouffer. Outre cela, Rosalie, qui se sentait mourir, qui croyait a la vie future, aux chatiments, aspirait a se reconcilier avec Dieu. Je la raillais, je l'insultais, je menacais de la battre, j'entrais dans des fureurs a l'assassiner. Elle mourut a temps pour me preserver d'un deuxieme crime. Quelle agonie! Elle ne sortira jamais de ma memoire. "Depuis, je n'ai pas vecu. Je m'etais flatte de n'avoir plus de conscience, de ne jamais connaitre le remords, et cette conscience, ces remords grandissent a mes cotes, en chair et en os, sous la forme de mon enfant. Cet enfant, dont, malgre l'imbecillite, je consens a etre le gardien et l'esclave, ne cesse de me torturer par son air, ses regards etranges, par la haine instinctive qu'il me porte. N'importe ou que j'aille, il me suit pas a pas, il marche ou s'assoit dans mon ombre. La nuit, apres une journee de fatigue, je le sens a mes cotes, et son contact suffit a chasser le sommeil de mes yeux ou tout au moins a me troubler de cauchemars. Je crains que tout a coup la raison ne lui vienne, que sa langue ne se delie, qu'il ne parle et ne m'accuse. L'inquisition, dans son genie des tortures, Dante lui-meme, dans sa suppliciomanie, n'ont jamais rien imagine de si epouvantable. J'en deviens monomane. Je me surprends dessinant a la plume la chambre ou je commis mon crime; j'ecris au bas cette legende: _Dans cette chambre, j'empoisonnai l'agent de change Thillard-Ducornet_, et je signe. C'est ainsi que, dans mes heures de fievre, j'ai detaille sur mon journal a peu pres mot pour mot tout ce que je vous ai raconte. "Ce n'est pas tout. J'ai reussi a me soustraire au supplice dont les hommes chatient le meurtrier, et voila que ce supplice se renouvelle pour moi presque chaque nuit. Je sens une main sur mon epaule et j'entends une voix qui murmure a mon oreille: "Assassin!" Je suis mene devant des robes rouges; une pale figure se dresse devant moi et s'ecrie: "Le voila!" C'est mon fils. Je nie. Mon dessin et mes propres memoires me sont representes avec ma signature. Vous le voyez, la realite se mele au songe et ajoute a mon epouvante. J'assiste enfin a toutes les peripeties d'un proces criminel. J'entends ma condamnation: "Oui, il est coupable." On me conduit dans une salle obscure ou viennent me joindre le bourreau et ses aides. Je veux fuir, des liens de fer m'arretent, et une voix me crie: "Il n'est plus pour toi de misericorde!" J'eprouve jusqu'a la sensation du froid des ciseaux sur mon cou. Un pretre prie a mes cotes et m'invite parfois au repentir. Je le repousse avec mille blasphemes. Demi-mort, je suis cahote par les mouvements d'une charrette sur le pave d'une ville; j'entends les murmures de la multitude comparables a ceux des vagues de la mer, et, au-dessus, les imprecations de mille voix. J'arrive en vue de l'echafaud. J'en gravis les degres. Je ne me reveille que juste a l'heure ou le couteau glisse entre les rainures; quand, toutefois, mon reve ne continue pas, quand je ne suis pas traine en presence de celui que j'ai voulu nier, de Dieu meme, pour y avoir les yeux brules par la lumiere, pour y plonger dans l'abime de mes iniquites, pour y etre supplicie par le sentiment de ma propre infamie. J'etouffe, la sueur m'inonde, l'horreur comble mon ame. Je ne sais plus combien de fois deja j'ai subi ce supplice. "J'ai recours a l'opium. Mes douleurs en combattent l'effet, et rien n'est plus atroce que cette lutte de la souffrance contre les fatigues du corps. Et il n'y a pas a pretendre que je puisse me soustraire a cela. Je ne puis pas mourir. Que deviendrait mon enfant? Il me possede, je suis sa proie, sa bete de somme; il tient ferme dans sa main les renes du mors que j'ai a la bouche, et, par instants, il tire a me faire hurler. En d'autres termes, il me rive a la vie, il cloue mes membres sur cette terre, pour que le remords puisse a l'aise devorer et redevorer mon coeur, mes entrailles. "Ce n'est rien encore. Au lieu de dormir, souvent je me leve; comme un fantome, j'erre a travers les rues, je gagne les champs, je vais m'asseoir dans quelque endroit ecarte. Les millions d'etoiles qui emergent dans l'espace me semblent autant d'yeux fixes sur moi, et je courbe honteusement la tete: le front dans les mains, en depit de moi-meme, je me recueille, je plonge dans le passe, je reconstruis la chaine de mes idees et de mes actions. A ces ressouvenirs se melent, comme autant de voix qui m'accusent, me maudissent, les bruissements des arbres et des herbes, les hurlements lugubres des chiens. Ces bruits s'enflent graduellement et prennent les proportions d'une tempete. Glace de terreur, je me dresse; un cercle de spectres hideux dansent autour de moi, remplissent mon oreille de cris sauvage, dechirent ma chair de leurs griffes. Trop robuste pour perdre connaissance, je suis sans force pour fuir, et je dois endurer ce supplice jusqu'a l'heure ou l'hallucination m'abandonne, de guerre lasse sans doute. "Voila mon existence. Vous voyez jusqu'a quel point elle est horrible. Eh bien, je n'aspire qu'a souffrir encore plus. Ah! que je rende vingt yeux pour un oeil, vingt dents pour une dent, mais que je perisse une fois, que mon corps soit la pature des vers et qu'enfin je connaisse le repos de la mort!..." Clement se tut, il n'ajouta plus rien; un long et funebre silence eut lieu. Apres ce qu'il venait d'entendre, rempli des sentiments les plus douloureux, muet d'ailleurs a force d'epouvante, Destroy n'avait pas un mot a dire. Il se leva et avec une profonde irresolution que denotait son pas mal assure, se dirigea vers la porte. Clement, pleurant et sanglotant pour ainsi dire, sans pleurs ni sanglots, livide et flasque, affaisse sur lui-meme, agonisait, en quelque sorte, comme ces condamnes en proie deja a la mort, avant meme que le couteau ait touche leur tete. Au moment de passer le seuil, Max, qui se detourna et vit ce spectacle, ne put se defendre d'un mouvement de pitie. A cet homme, son ami tant d'annees, et dont la vue actuellement ne pouvait plus lui causer que de l'horreur, il jeta, avant de disparaitre, un long regard de commiseration.... Destroy quitta Clement pour ne jamais le revoir. Courbe sous le poids des plus effroyables confidences que puissent ouir des oreilles humaines, le pauvre Max, marchant devant lui, gagna la campagne et y erra longtemps au hasard. La melancolie et l'amertume gonflaient sa poitrine; il etouffait, les yeux lui faisaient mal, et la solitude ou il cherchait un allegement augmentait encore son malaise. De detours en detours, un besoin instinctif de consolation le conduisit, sans que sa volonte y fut pour rien, jusque chez Mme Thillard. Effrayee, en le voyant tout defait: "Mon Dieu, mon ami, lui demanda celle-ci avec inquietude, que vous est-il arrive?" A demi suffoque, Destroy s'agenouilla aux pieds de son amie et embrassa ses genoux avec fievre. Puis, levant vers elle un visage baigne de larmes et un oeil etincelant de passion: "Oh! madame, s'ecria-t-il, que je vous aime!" A cet elan passionne qui trahissait une incommensurable douleur, Mme Thillard, oubliant meme d'etre curieuse, sentit, elle aussi, l'emotion l'envahir et les pleurs monter a ses yeux.... XVII. Un homme heureux. La disparition de Clement ne laissa pas que d'etre remarquee. Dans le principe, on ne voulait point admettre que Destroy ignorat ce qu'il etait devenu: on le harcelait pour en avoir des nouvelles. Bien que fonde a le croire aux Etats-Unis, il se defendait immuablement de savoir en quel lieu ledit Clement s'etait refugie. Dix annees et plus s'ecoulerent. Insensiblement on l'oublia, comme les absents s'oublient. Max lui-meme y pensait deja beaucoup moins; en son souvenir, l'histoire de son ancien ami persistait sans doute, mais comme y eussent persiste les impressions d'un reve sinistre. Peu s'en fallait qu'il ne prit toutes ces aventures pour les fantaisies d'une sombre imagination. Cependant, il se rencontra chez son ami Rodolphe avec un jeune homme qui venait de parcourir le monde en touriste. Ce jeune homme, bien connu sous le nom de Sosthenes, avait tout uniment cette valeur qu'aux yeux du plus grand nombre donne la fortune. Pour le soustraire a l'influence ruineuse qu'exercait sur lui une femme entretenue, sa mere l'avait oblige d'entreprendre un long voyage. Trois annees de sejour dans l'Amerique du Nord avaient meuble sa memoire d'une serie d'anecdotes plus ou moins dignes d'interet. Il avait visite nombre d'endroits, et, en dernier lieu, s'etait arrete assez longtemps dans une petite ville de commerce situee sur le lac Ontario. A beau mentir, ou, au moins, a beau parler qui vient de loin. Max et Rodolphe l'ecoutaient avec distraction. Il s'interrompit tout a coup. "N'avez-vous pas connu un nomme Clement?" demanda-t-il aux deux amis. Tandis que Rodolphe, dont la curiosite prenait feu, s'empressait de repondre affirmativement, Max tressaillait et regardait Sosthenes avec inquietude. "Je vous en parle, reprit Sosthenes, parce que, soi-disant, il a vecu ici dans le monde des gens de lettres et des artistes." Tout emu de la rencontre, Rodolphe, avec son etourderie habituelle, plus soucieux de parler que d'ecouter, accumula questions sur questions. Sosthenes, exceptionnellement, fut interessant parce qu'il avait ete interesse lui-meme. Max, contre toute attente, connut, jusque dans les moindres details, la nouvelle existence d'un homme auquel il ne pouvait penser sans fremir. Le jeune touriste representait Clement comme un personnage etrange, mysterieux, foncierement miserable au milieu de la prosperite, et qui, pour peu qu'on l'approchat, eveillait aussitot chez autrui d'indicibles impressions. Il depassait de peu la quarantaine, et ses yeux caves, son front chauve, ses joues creuses et livides, la maigreur de son corps courbe, lui donnaient les apparences d'un vieillard, ou mieux, celles d'un cadavre ambulant. Tout en ayant l'humeur la plus douce, il etait sombre, taciturne, inaccessible a la gaiete, et devore d'une activite febrile qui achevait de ruiner sa constitution. On ne se rappelait pas l'avoir jamais vu sans son fils, jeune homme pale, plus etrange encore que son pere. Un oeil noir d'une fixite stupide, de longs cheveux bruns naturellement boucles, rehaussaient encore sa paleur. Bien qu'il n'eut pas plus de quinze ou seize ans, il en accusait vingt, a cause de ses traits accentues et d'une legere moustache qui estompait deja sa levre superieure. Sous le rapport des facultes intellectuelles, il n'etait pas a la hauteur d'un enfant de six mois; il n'ouvrait la bouche que pour articuler des syllabes denuees de sens ou pousser des cris rauques. Jamais il ne quittait son pere, pas meme pour dormir. On les rencontrait frequemment dans les rues, sur les promenades, bras dessus, bras dessous, le pere remorquant le fils, comme le crime traine a sa suite la honte et la vengeance. C'etait la croyance commune qu'un incommensurable malheur empoisonnait l'existence de cet homme. Il avait des moeurs irreprochables, il ne mesurait ses jours que par le travail et les bonnes actions, et n'eveillait partout que des antipathies. Peut-etre, sans son fils, fut-on parvenu a les vaincre; mais la vue de ce bel et etrange idiot, qui couchait dans son ombre, soulevait une veritable horreur: on s'en detournait comme on se gare d'un reptile dangereux. Clement semblait tourmente d'une soif d'argent inextinguible. Se livrant au commerce avec frenesie, d'une hardiesse sans exemple, d'une habilete rare, d'un bonheur proverbial dans toutes ses operations, il etait deja plus que millionnaire. Cependant qu'il faisait batir de vastes hangars, qu'il agrandissait ses chantiers, qu'il etendait le cercle de ses affaires, qu'il multipliait le nombre de ses agents, il vivait avec son fils dans la plus modeste maison de l'endroit, se passait de domestiques et se privait meme du luxe de l'aisance. Cette austerite, si peu d'accord non-seulement avec sa fortune, mais encore avec le poids des travaux qu'il accumulait sur lui, surprenait d'autant plus, qu'il etait invariablement, a l'egard des malheureux, liberal jusqu'a profusion. Sans parler des aventuriers qui l'exploitaient journellement, toujours impunement, il accordait du travail a qui en voulait, distribuait les aumones a pleines mains, fondait des ecoles, contribuait pour une somme considerable a l'edification d'un hopital. On l'avait vu sacrifier des interets immenses plutot que d'avoir un proces. Ce n'etait rien encore. A toute heure du jour et de nuit, on trouvait Clement pret a rendre service, a se devouer, voire a sacrifier sa vie. On eut dit meme qu'il ne fut nulle part plus a l'aise qu'au centre des plus grands dangers. Il n'etait pas un desastre, dans la ville, auquel ne se rattachat le souvenir de son courage. On citait de lui plus volontiers divers traits qui approchaient reellement de l'heroisme. Un sinistre, allume par la foudre, menacait de devorer la ville; le vent propageait l'incendie de quartier en quartier avec une rapidite extraordinaire; les habitants, comprenant leur impuissance, restaient plonges dans la terreur et le desespoir. Tout a coup, sur le faite d'une charpente menacant ruine, dans un tourbillon de fumee rougeatre, etait apparu Clement la hache a la main. Au risque d'etre vingt fois englouti sous les decombres, frappant a droite et a gauche avec une vigueur surhumaine, il etait parvenu a faire ce qu'on appelle la part du feu et a preserver ainsi de la ruine une foule d'artisans et d'industriels. Quelque six mois auparavant, par un temps effroyable, pour sauver quatre malheureux que l'orage avait surpris, il s'etait bravement, sans hesitation, expose sur le lac a un peril peut-etre plus grand encore. En presence du ciel noir sillonne d'eclairs, du vent furieux qui bouleversait l'Ontario et y soulevait des montagnes, les hommes les plus intrepides manquaient de courage. Il eut fallu, a leur avis, etre frappe de demence pour oser affronter un pareil ouragan. Aussi fut-ce avec une indicible epouvante qu'on vit Clement s'elancer dans une barque et s'abandonner aux vagues. On le considera sur-le-champ comme perdu. Toutefois, il n'avait pas seulement echappe a une mort certaine, il avait encore eu l'incroyable bonheur de voir son audace couronnee d'un plein succes. Enfin, on ne se souvenait pas sans le plus vif enthousiasme du devouement vraiment sublime qu'il avait deploye durant une epidemie. La population etait plus que decimee; les riches, les pretres, les medecins eux-memes, du moins ceux qui n'avaient pas succombe, s'etaient enfuis; on ne voyait que morts et mourants; a l'aspect du drapeau noir flottant sur les eglises et la maison commune, ceux que la contagion epargnait agonisaient de peur. Clement parut se jouer d'un fleau qui repandait l'alarme a dix lieues aux alentours. Non content de ne pas emigrer, il parcourait les rues, relevait le courage des uns, contraignait les autres a l'action, soignait les malades, enterrait les morts. Outre qu'il sauva nombre de gens par l'intrepidite de son exemple, a force d'energie il preserva de la peste une ville deja depeuplee par l'epidemie. Cependant, le fleau passa sur sa tete et celle de son fils sans meme y toucher. Il semblait decidement que cet homme qui meprisait si profondement la mort fut egalement meprise d'elle. En depit de tels services, la reconnaissance a son egard se bornait a une sorte d'admiration superstitieuse. Il donnait lieu a trop de marques singulieres et inquietantes. Les remerciments ne lui causaient que de la gene. Le contact de ses semblables le rendait tout honteux. Sa tristesse, son abnegation, sa temerite, ressemblaient aux effets du remords. De plus, il etait notoire que de sa maison, la nuit, s'echappaient parfois des hurlements sauvages a croire que le pere et l'enfant se prenaient de querelle et se ruaient l'un sur l'autre. Comment ne l'eut-on pas fui, quand deja son exterieur, sa taciturnite, la vue de son fils, suffisaient et au dela a eteindre aussitot dans tous les esprits jusqu'a la velleite de le connaitre intimement? Sosthenes occupait le premier etage d'une maison situee non loin du domicile de Clement. Les contradictions etaient evidentes dans quelques-uns des bruits dont celui-ci etait l'objet. On pouvait d'ailleurs les avoir inventes, ou du moins singulierement exageres. En definitive, il n'etait personne qui ne tint ce Francais pour le plus inoffensif et le meilleur des hommes. Sosthenes s'etait decide a lui rendre visite. Il n'avait qu'a se louer de l'accueil qu'il en avait recu. Les apparences etaient loin de repondre aux commerages en circulation. Au premier abord, Sosthenes se felicita d'avoir fait ses reserves. C'etait trop se hater. Insensiblement, il se livra a des observations du caractere le plus attristant. Clement se pliait en esclave a tous les caprices de son fils; il semblait l'idolatrer et se complaire a lui obeir. Mais l'enfant n'etait touche ni de cette affection, ni de ces complaisances; il avait a peine ce qu'il exigeait imperieusement par des cris, qu'il redevenait impassible. Il repoussait en hurlant les caresses paternelles et avait le privilege etrange, avec sa paleur morne, son oeil dur, l'inflexibilite de sa bouche, son mutisme, de remplir son pere lui-meme de terreur. Quel effet ne devait-il pas produire sur les etrangers? Sans y etre provoque, Clement avait fait quelques confidences a son compatriote. "Tout me reussit," avait-il dit, "je ne comprends rien a mon bonheur." La plus desastreuse entreprise devenait excellente des qu'il s'en melait. On disait effectivement dans le pays: "Heureux comme M. Clement." En moins de onze ans, il avait amasse une brillante fortune. Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoir des millions avant de retourner en Europe. Son intention etait d'y fonder des etablissements utiles. Encourage par cette confiance, Sosthenes s'etait hasarde a le questionner sur son incurable melancolie. Clement eut l'air embarrasse, "J'ai perdu une femme que j'adorais," dit-il enfin en detournant la tete. "Je comptais passer mes vieux jours avec elle. Sa mort m'a laisse entierement seul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent. Depuis cette perte, je n'ai pas goute une heure de repos. Ma douleur croit meme avec le temps." Sosthenes se rappelait encore ces paroles: "Je n'ai jamais ni faim ni soif, je ne dors presque pas, quand le travail auquel je m'assujettis briserait l'organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudes fatigues, je ne puis trouver l'oubli: mon esprit reste libre et travaille de son cote. Quand je suis pret a tomber d'epuisement, je le suis aussi a succomber sous le poids de mes souvenirs. J'ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne au corps d'une etrange facon." Et comme Sosthenes s'etonnait d'une douleur aussi persistante: "Oh! reprit Clement d'un accent et d'un air a tirer les larmes des yeux, j'ai aussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je fais tout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristesses qui m'accablent, mais sans y reussir." Clement et son fils n'avaient pas tarde a faire naitre chez Sosthenes ce sentiment de repulsion que finissait toujours par causer leur presence. Celui-ci s'etait hate de quitter le pays pour ne plus les voir. XVIII. Conclusion. Une derniere epreuve attendait Destroy. Les inquietudes qu'occasionnait en lui le fait seul d'avoir ete lie avec Clement ne devaient pas meme cesser a la mort de ce dernier. Cinq ou six ans plus tard, en meme temps que les journaux lui apprenaient cette mort, il avait le chagrin d'y entendre meler son nom. Clement comprit enfin que son dernier jour approchait. L'idee de revoir son pays une derniere fois s'empara de lui avec une telle passion, qu'il capitalisa a la hate sa fortune et prit passage avec son fils sur un navire qui faisait voile pour l'Europe. La traversee fut longue et incidentee de frequents orages; de memoire de marin, jamais peut-etre l'atmosphere n'avait presente le spectacle d'autant de brusques variations. Extenue, dechire de douleurs atroces, Clement etait hors d'etat de supporter une mer incessamment battue par des vents contraries; ses jours n'etaient plus qu'une veritable agonie; on s'attendait d'heure en heure a lui voir rendre l'ame. Ses douleurs lui arrachaient des plaintes navrantes; il suppliait qu'on le jetat a la mer, ou tout au moins qu'on le deposat sur un rivage quelconque. Le capitaine en eut pitie. Il supposa que deux ou trois heures de terre calmeraient un peu les souffrances de ce miserable. On relacha a la hauteur d'une ile inculte, de facile abord, qui separe l'espace compris entre le nouveau monde et l'Europe en deux longueurs a peu pres egales. Des rameurs conduisirent le capitaine et Clement au rivage. Ces deux derniers mirent pied a terre et s'avancerent dans l'ile en gravissant lentement la rampe d'un monticule a l'ombre duquel ils disparurent bientot. Deux heures environ s'ecoulerent. Le soleil se couchait deja, qu'ils n'etaient pas encore de retour. Ceux qui les avaient amenes jugeaient prudent d'aller a leur rencontre. La silhouette du capitaine se dessina tout a coup sur le disque du soleil couchant. Il etait seul. Il courait. En deux enjambees il rejoignit ses hommes. Clement venait de mourir subitement comme s'il eut ete frappe de la foudre. Le capitaine fit dresser un proces-verbal de cette mort et des circonstances qui l'avaient accompagnee. Clement etait d'une faiblesse extreme; il pouvait a peine se soutenir. Une agitation febrile, analogue a celle du delire, se manifesta soudainement en lui. Il jeta des regards effares sur le paysage. Devant les yeux se deroulait une plaine aride, legerement ondulee, sans arbres, sans vegetation d'aucune sorte. A l'horizon, s'etendait la mer dont la surface presentait une serie infinie de losanges alternativement sombres et lumineux. Le murmure confus, monotone des vagues, remplissait l'ame de tristesse. Un vent glacial, un ciel gris, traverse au couchant de quelques bandes d'un rouge sinistre, achevaient de faire de cet endroit l'un des plus affreux et des plus desolants qu'on put imaginer. Clement en fit la remarque. Il ajouta en portant la main a ses yeux avec emotion: "Voila, monsieur, l'image de ma vie: l'aridite, l'horreur, le desespoir." Peu apres, il reprit d'un air egare: "N'entendez-vous rien? Il me semble que des voix appellent." Le bruissement de la mer pouvait en effet produire cette illusion. Clement fit encore quelques pas et dit: "Asseyons-nous, monsieur, je me trouve mal." Il n'etait pas assis depuis quelques secondes, qu'il se dressa d'un bond. "Allons-nous-en!" s'ecria-t-il. Ses forces le trahirent, il s'arreta. "C'est singulier, fit-il d'une voix eteinte, je n'y vois plus." Il suffoquait. "J'etouffe, secourez-moi!" Le capitaine, qui l'observait avec inquietude, courut a lui. Il arriva trop tard pour le soutenir. Clement venait de crouler a terre comme une masse inerte. Il avait cesse de vivre. Il eut l'Ocean pour tombeau. On trouva sur lui, parmi ses papiers, un projet informe de testament olographe par lequel il instituait formellement Destroy son legataire universel. La plupart de ses autres volontes etaient exprimees avec beaucoup moins de precision. On devinait que le temps lui avait fait defaut. Un homme qui le connaissait bien pouvait toutefois les penetrer aisement. La moitie de son avoir, qui constituait une somme triple de celle dont il avait depouille l'agent de change, devait etre remise a madame Thillard; sur l'autre moitie serait preleve le capital d'une pension viagere suffisante pour que son fils fut l'objet des plus grands soins dans une maison de sante. Une note speciale, redigee bien avant ce testament, montrait combien profondement il aimait cet enfant et avec quelle persistante energie il se preoccupait de son avenir. Enfin, on utiliserait le reste de sa fortune a creer des lits dans un hospice de vieillards et a doter divers autres etablissements de bienfaisance. A l'occasion d'un service celebre en son honneur, quelques paroles furent prononcees qui roulaient sur ce theme: _Pertransivit benefaciendo_. C'etait un fait. Il vivait en faisant le bien, il accumulait bonne action sur bonne action, il s'efforcait de se rendre agreable aux hommes; de gagner leur estime, de meriter leur admiration. Ebranle dans son scepticisme, effraye, sinon repentant, il se flattait sans doute, a force de generosite et de devouement, d'apaiser ses grandissantes et atroces terreurs. On a vu jusqu'a quel point etait profonde son illusion. Echappe d'un milieu qui ne reconnait rien en dehors de lui, d'un milieu ou la legalite est la souveraine moralite, il tombait pourtant en proie a des tortures inouies dont on essayerait vainement de contester la source. Les annees, loin d'eteindre en lui de devorants souvenirs, en redoublaient la vivacite, et tout porte a croire qu'il desesperait de trouver, meme dans la mort, un terme a son supplice. Son memento contenait du moins cet aveu precis qu'il y formulait d'une main tremblante quelques jours avant de mourir: "Non, quoi qu'on puisse pretendre, ce qu'on appelle conscience n'est pas uniquement le fruit de l'education. Il est meme des crimes que ni le repentir, ni la douleur, ni le sacrifice perpetuel de soi ne sauraient racheter, des crimes qui outragent essentiellement la nature, qui excluent fatalement l'homme du milieu des hommes." Telles furent sa vie et sa fin. Si quelque chose pouvait consoler de ce qu'elles ont d'horrible, ce serait a coup sur la bonne aventure de Destroy. On se rappelle que, pour lui, la douleur etait comme le sel de l'ame, et que la pauvrete et l'obstacle, loin de lui souffler des sentiments de revolte, lui semblaient un mal utile, un stimulant contre l'engourdissement des facultes. Il devait recueillir le fruit de sa patience, de son courage, de ses idees justes. Une haute fortune, en effet, comblait son ambition juste a l'heure ou Clement, epuise par de longues et indicibles tortures, mourait loin de son pays, en proie au remords et au desespoir. FIN. * * * * * TABLE DES MATIERES. I. Deux amis 1 II. Profil du heros 7 III. Sur la mort d'un agent de change 15 IV. Interieur de Clement 24 V. Ses confidences 33 VI. Son portrait en pied 42 VII. Mme Thillard chez Clement 51 VIII. Singulieres preoccupations de Rosalie 60 IX. A la campagne 71 X. Soiree musicale 77 XI. Etrange intermede 88 XII. L'enfant terrible 102 XIII. Mort de Rosalie 115 XIV. Quantum mutatus ab illo! 124 XV. Aveux complets 131 XVI. Remords 149 XVII. Un homme heureux 162 XVIII. Conclusion 172 FIN DE LA TABLE. * * * * * TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie Imprimeurs du Senat et de la Cour de Cassation Paris, rue de Vaugirard, 9 * * * * * FIN End of Project Gutenberg's L'assassinat du pont-rouge, by Charles Barbara *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE *** ***** This file should be named 13808.txt or 13808.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/0/13808/ Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.