The Project Gutenberg EBook of Le meunier d'Angibault, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le meunier d'Angibault Author: George Sand Release Date: October 29, 2004 [EBook #13892] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEUNIER D'ANGIBAULT *** Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at George Sand [Illustration] LE MEUNIER D'ANGIBAULT NOTICE Ce roman est, comme tant d'autres, le resultat d'une promenade, d'une rencontre, d'un jour de loisir, d'une heure de _far niente_. Tous ceux qui ont ecrit, bien ou mal, des ouvrages d'imagination ou meme de science, savent que la vision des choses intellectuelles part souvent de celle des choses materielles. La pomme qui tombe de l'arbre fait decouvrir a Newton une des grandes lois de l'univers. A plus forte raison le plan d'un roman peut-il naitre de la rencontre d'un fait ou d'un objet quelconque. Dans les oeuvres du genie scientifique, c'est la reflexion qui tire du fait meme la raison des choses. Dans les plus humbles fantaisies de l'art, c'est la reverie qui habille et complete ce fait isole. La richesse ou la pauvrete de l'oeuvre n'y fait rien. Le procede de l'esprit est le meme pour tous. Or, il y a dans notre vallee un joli moulin qu'on appelle Angibault, dont je ne connais pas le meunier, mais dont j'ai connu le proprietaire. C'etait un vieux monsieur, qui, depuis sa liaison a Paris avec _M. de Robespierre_ (il l'appelait toujours ainsi), avait laisse croitre autour de ses ecluses tout ce qui avait voulu pousser: l'aune et la ronce, le chene et le roseau. La riviere, abandonnee a son caprice, s'etait creuse, dans le sable et dans l'herbe, un reseau de petits torrents qu'aux jours d'ete, dans les eaux basses, les plantes fontinales couvraient de leurs touffes vigoureuses. Mais le vieux monsieur est mort; la cognee a fait sa besogne; il y avait bien des fagots a tailler, bien des planches a scier dans cette foret vierge en miniature. Il y reste encore quelques beaux arbres, des eaux courantes, un petit bassin assez frais, et quelques buissons de ces ronces gigantesques qui sont les lianes de nos climats. Mais ce coin de paradis sauvage que mes enfants et moi avions decouvert en 1844, avec des cris de surprise et de joie, n'est plus qu'un joli endroit comme tant d'autres. Le chateau de _Blanchemont_ avec son paysage, sa garenne et sa ferme, existe tel que je l'ai fidelement depeint; seulement il s'appelle autrement, et les Bricolin sont des types fictifs. La folle qui joue un role dans cette histoire, m'est apparue ailleurs: c'etait aussi une folle par amour. Elle fit une si penible impression sur mes compagnons de voyage et sur moi, que malgre vingt lieues de pays que nous avions faites pour explorer les ruines d'une magnifique abbaye de la renaissance, nous ne pumes y rester plus d'une heure. Cette malheureuse avait adopte ce lieu melancolique pour sa promenade machinale, constante, eternelle. La fievre avait brule l'herbe sous ses pieds obstines, la fievre du desespoir! GEORGE SAND. Nohant, 5 septembre 1852. A SOLANGE ***. Mon enfant, cherchons ensemble. PREMIERE JOURNEE. I. INTRODUCTION. Une heure du matin sonnait a Saint-Thomas-d'Aquin, lorsqu'une forme noire, petite et rapide, se glissa le long du grand mur ombrage d'un de ces beaux jardins qu'on trouve encore a Paris sur la rive gauche de la Seine, et qui ont tant de prix au milieu d'une capitale. La nuit etait chaude et sereine. Les daturas en fleurs exhalaient de suaves parfums, et se dressaient comme de grands spectres blancs sous le regard brillant de la pleine lune. Le style du large perron de l'hotel de Blanchemont avait encore un vieux air de splendeur, et le jardin vaste et bien entretenu rehaussait l'opulence apparente de cette demeure silencieuse, ou pas une lumiere ne brillait aux fenetres. Cette circonstance d'un superbe clair de lune, donnait bien quelque inquietude a la jeune femme en deuil qui se dirigeait, en suivant l'allee la plus sombre, vers une petite porte situee a l'extremite du mur. Mais elle n'y allait pas moins avec resolution, car ce n'etait pas la premiere fois qu'elle risquait sa reputation pour un amour pur et desormais legitime; elle etait veuve depuis un mois. Elle profita du rempart que lui faisait un massif d'acacias pour arriver sans bruit jusqu'a la petite porte de degagement qui donnait sur une rue etroite et peu frequentee. Presque au meme moment, cette porte s'ouvrit, et le personnage appele au rendez-vous entra furtivement et suivit son amante, sans rien dire, jusqu'a une petite orangerie ou ils s'enfermerent. Mais, par un sentiment de pudeur non raisonne, la jeune baronne de Blanchemont, tirant de sa poche une jolie et menue boite de cuir de Russie, fit jaillir une etincelle, alluma une bougie placee et comme cachee d'avance dans un coin, et le jeune homme, craintif et respectueux, l'aida naivement a eclairer l'interieur du pavillon. Il etait si heureux de pouvoir la regarder! La serre etait fermee de larges volets en plein bois. Un banc de jardin, quelques caisses vides, des instruments d'horticulture, et la petite bougie qui n'avait meme pas d'autre flambeau qu'un pot a fleurs demi-brise, tel etait l'ameublement et l'eclairage de ce boudoir abandonne qui avait servi de retraite voluptueuse a quelque marquise du temps passe. Leur descendante, la blonde Marcelle, etait aussi chastement et aussi simplement mise que doit l'etre une veuve pudique. Ses beaux cheveux dores tombant sur son fichu de crepe noir etaient sa seule parure. La delicatesse de ses mains d'albatre et de son pied chausse de satin, etaient les seuls indices revelateurs de son existence aristocratique. On eut pu d'ailleurs la prendre pour la compagne naturelle de l'homme qui etait a genoux aupres d'elle, pour une grisette de Paris; car il est des grisettes qui ont au front une dignite de reine et une candeur de sainte. Henri Lemor etait d'une figure agreable, plutot intelligente et distinguee que belle. Ses cheveux noirs et abondants assombrissaient sa physionomie deja brune et fort pale. On voyait bien la que c'etait un enfant de Paris, fort par sa volonte, delicat par son organisation. Son habillement, propre et modeste, n'annoncait que l'humble mediocrite; sa cravate assez mal nouee revelait une grande absence de coquetterie ou une habitude de preoccupation; ses gants bruns suffisaient a prouver que ce n'etait pas la, comme se seraient exprimes les laquais de l'hotel de Blanchemont, un homme fait pour etre le mari ou l'amant de madame. Ces deux jeunes gens, a peine plus ages l'un que l'autre, avaient passe plus d'une fois de doux instants dans le pavillon pendant les heures mysterieuses de la nuit; mais, depuis un mois qu'ils ne s'etaient vus, de grandes anxietes avaient assombri le roman de leur amour. Henri Lemor etait tremblant et comme consterne. Marcelle de Blanchemont semblait glacee de crainte. Il se mit a genoux devant elle comme pour la remercier de lui avoir accorde un dernier rendez-vous; mais il se releva bientot sans lui rien dire, et son attitude etait contrainte, presque froide. --Enfin!... lui dit-elle avec effort en lui tendant une main qu'il porta a ses levres par un mouvement presque convulsif, et sans que sa physionomie s'eclairat du moindre rayon de joie. Il ne m'aime plus, pensa-t-elle en portant ses deux mains devant ses yeux. Et elle resta muette et glacee d'effroi. --_Enfin?_ repeta Lemor. N'est-ce pas _deja_ que vous vouliez dire? J'aurais du avoir la force d'attendre plus longtemps; je ne l'ai pas eue, pardonnez-moi. --Je ne vous comprends pas! dit la jeune veuve en laissant retomber ses mains avec accablement. Lemor vit ses yeux humides, et se meprit sur la cause de son emotion. --Oh! oui, reprit-il, je suis coupable; je vois a votre douleur les remords que je vous cause. Ces quatre semaines m'ont paru si longues, a moi, que je n'ai pas eu le courage de me dire que c'etait trop peu! Aussi, a peine vous avais-je ecrit, ce matin, pour vous demander la permission de vous voir, que je m'en suis repenti. J'ai rougi de ma lachete, je me suis reproche les scrupules que je forcais votre conscience a etouffer; et quand j'ai recu votre reponse, si serieuse et si bonne, j'ai compris que la pitie seule me rappelait aupres de vous. --Oh! Henri, que vous me faites de mal en parlant ainsi! Est-ce un jeu, est-ce un pretexte? Pourquoi avoir demande de me voir, si vous me revenez avec si peu de bonheur et de confiance? Le jeune homme tressaillit, et se laissant retomber aux pieds de sa maitresse: --J'aimerais mieux de la hauteur et des reproches, dit-il; votre bonte me tue! --Henri! Henri! s'ecria Marcelle, vous avez donc eu des torts envers moi? Oh! vous avez l'air d'un criminel! Vous m'avez oubliee ou meconnue, je le vois bien! --Ni l'un, ni l'autre; pour mon malheur eternel, je vous respecte, je vous adore, je crois en vous comme en Dieu, je ne puis aimer que vous sur la terre! --Eh bien! dit la jeune femme en jetant ses bras autour de la tete brune du pauvre Henri, ce n'est pas un si grand malheur que de m'aimer ainsi, puisque je vous aime de meme. Ecoutez, Henri, me voila libre, je n'ai rien a me reprocher. J'ai si peu souhaite la mort de mon mari, que jamais je ne m'etais permis de penser a ce que je ferais de ma liberte si elle venait a m'etre rendue. Vous le savez, nous n'avions jamais parle de cela, vous n'ignoriez pas que je vous aimais avec passion, et pourtant voici la premiere fois que je vous le dis aussi hardiment! Mais, mon ami, que vous etes pale! vos mains sont glacees, vous paraissez tant souffrir! Vous m'effrayez! --Non, non, parlez, parlez encore, repondit Lemor succombant sous le poids des emotions les plus delicieuses et les plus penibles en meme temps. --Eh bien, continua madame de Blanchemont, je ne peux pas avoir ces scrupules et ces agitations de la conscience que vous redoutez pour moi. Quand on me rapporta le corps sanglant de mon mari, tue en duel pour une autre femme, je fus frappee de consternation et d'epouvante, j'en conviens; en vous annoncant cette terrible nouvelle, en vous disant de rester quelque temps eloigne de moi, je crus accomplir un devoir; oh! si c'est un crime d'avoir trouve ce temps bien long, votre obeissance scrupuleuse m'en a assez punie! Mais depuis un mois que je vis retiree, occupee seulement d'elever mon fils et de consoler de mon mieux les parents de M. de Blanchemont, j'ai bien examine mon coeur, et je ne le trouve plus si coupable. Je ne pouvais pas aimer cet homme qui ne m'a jamais aimee, et tout ce que je pouvais faire, c'etait de respecter son honneur. A present, Henri, je ne dois plus a sa memoire qu'un respect exterieur pour les convenances. Je vous verrai en secret, rarement, il le faudra bien!... jusqu'a la fin de mon deuil; et dans un an, dans deux ans, s'il le faut.... --Eh bien! Marcelle, dans deux ans? --Vous me demandez ce que nous serons l'un pour l'autre, Henri? Vous ne m'aimez plus, je vous le disais bien! Ce reproche n'emut point Henri. Il le meritait si peu! Attentif jusqu'a l'anxiete a toutes les paroles de son amante, il la supplia de continuer: --Eh bien! reprit-elle en rougissant avec la pudeur d'une jeune fille, ne voulez-vous donc pas m'epouser, Henri? Henri laissa tomber sa tete sur les genoux de Marcelle, et resta quelques instants comme brise par la joie et la reconnaissance; mais il se releva brusquement, et ses traits exprimaient le plus profond desespoir. --N'avez-vous donc pas fait du mariage une assez triste experience? dit-il avec une sorte de durete. Vous voulez encore vous remettre sous le joug? --Vous me faites peur, dit madame de Blanchemont apres un moment d'effroi silencieux. Sentez-vous donc en vous-meme des instincts de tyrannie, ou bien est-ce pour vous que vous craignez le joug de l'eternelle fidelite? --Non, non, ce n'est rien de tout cela, repondit Lemor avec abattement; ce que je redoute, ce a quoi il m'est impossible de vous soumettre et de me soumettre moi-meme, vous le savez; mais vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas le comprendre. Nous en avons tant parle cependant, alors que nous ne pensions pas que de pareilles discussions dussent un jour nous interesser personnellement, et devenir pour moi un arret de vie ou de mort! --Est-il possible, Henri, que vous soyez attache a ce point a vos utopies? Quoi! l'amour meme ne saurait les vaincre? Ah! que vous aimez peu, vous autres hommes! ajouta-t-elle avec un profond soupir. Quand ce n'est pas le vice qui vous desseche l'ame, c'est la vertu, et de toutes facons, laches ou sublimes, vous n'aimez que vous-memes. --Ecoutez, Marcelle, si je vous avais demande, il y a un mois, de manquer a vos principes a vous, si mon amour avait implore ce que votre religion et vos croyances vous eussent fait regarder comme une faute immense, irreparable.... --Vous ne me l'avez pas demande, dit Marcelle en rougissant. --Je vous aimais trop pour vous demander de souffrir et de pleurer pour moi. Mais si je l'eusse fait, repondez donc, Marcelle! --La question est indiscrete et deplacee, dit-elle en faisant un effort d'aimable coquetterie, pour eluder la reponse. Sa grace et sa beaute firent fremir Lemor. Il la pressa contre son coeur avec passion. Mais, s'arrachant aussitot a ce moment d'ivresse, il s'eloigna, et reprit, d'une voix alteree, en marchant avec agitation derriere le banc ou elle etait assise: --Et si je vous le demandais, a present, ce sacrifice que la mort de votre epoux rendrait, a coup sur, moins terrible... moins effrayant.... Madame de Blanchemont redevint pale et serieuse. --Henri, repondit-elle, je serais offensee et blessee jusqu'au fond du coeur d'une semblable pensee, lorsque je viens de vous offrir ma main et que vous semblez la refuser. --Je suis bien malheureux de ne pouvoir me faire comprendre, et d'etre pris pour un miserable, quand je sens en moi l'heroisme de l'amour!... reprit-il avec amertume. Le mot vous parait ambitieux et doit vous faire sourire de pitie. Il est vrai pourtant, et Dieu me tiendra compte de ma souffrance... elle est atroce, elle est au-dessus de mon courage, peut-etre. Et Henri fondit en larmes. La douleur de ce jeune homme etait si profonde et si sincere, que madame de Blanchemont en fut effrayee. Il y avait dans ces larmes brulantes comme un refus invincible d'etre heureux, comme un adieu eternel a toutes les illusions de l'amour et de la jeunesse. --O mon cher Henri! s'ecria Marcelle, quel mal avez-vous donc resolu de nous faire a tous deux? Pourquoi ce desespoir, quand vous etes le maitre de ma vie, quand rien ne nous empeche plus d'etre l'un a l'autre devant Dieu et devant les hommes? Est-ce donc mon fils qui est un obstacle entre nous? ne vous sentez-vous pas l'ame assez grande pour repartir sur lui une part de l'affection que vous avez pour moi! Craignez-vous d'avoir a vous reprocher un jour le malheur et l'abandon de cet enfant de mes entrailles! --Votre fils! dit Henri en sanglotant, j'aurais une crainte plus serieuse que celle de ne l'aimer pas. Je craindrais de l'aimer trop, et de ne pouvoir me resigner a voir sa vie s'engager en sens inverse de la mienne dans le courant du siecle. L'usage et l'opinion me commanderaient de le laisser au monde, et je voudrais l'en arracher, dusse-je le rendre malheureux, pauvre et desole avec moi.... Non, je ne pourrais le regarder avec assez d'indifference et d'egoisme pour consentir a en faire un homme semblable a ceux de sa classe; non! non!... cela, et autre chose, et tout, dans votre position et dans la mienne, est un obstacle insurmontable. De quelque cote que j'envisage un tel avenir, je n'y vois que lutte insensee, malheur pour vous, anatheme sur moi!... C'est impossible, Marcelle, a jamais impossible! je vous aime trop pour accepter des sacrifices dont vous ne pouvez ni prevoir les resultats ni mesurer l'etendue. Vous ne me connaissez pas, je le vois bien. Vous me prenez pour un reveur indecis et faible. Je suis un reveur obstine et incorrigible. Vous m'avez peut-etre accuse quelquefois d'affectation; vous avez cru qu'un mot de vous me ramenerait a ce que vous croyez la raison et la verite. Oh! je suis plus malheureux que vous ne pensez, et je vous aime plus que vous ne pouvez le comprendre maintenant. Plus tard... oui, plus tard, vous me remercierez au fond de vos pensees d'avoir su etre malheureux tout seul. --Plus tard? et pourquoi? et quand donc? que voulez-vous dire? --Plus tard, vous dis-je, quand vous vous eveillerez de ce reve sombre et maudit ou je vous ai entrainee, quand vous retournerez au monde et que vous en partagerez les enivrements faciles et doux; quand vous ne serez plus un ange, enfin, et que vous redescendrez sur la terre. --Oui, oui, quand je serai dessechee par l'egoisme et corrompue par la flatterie! Voila ce que vous voulez dire, voila ce que vous augurez, de moi! Dans votre orgueil sauvage, vous ne me croyez pas capable d'embrasser vos idees et de comprendre votre coeur. Tranchons le mot, vous ne me trouvez pas digne de vous, Henri! --Ce que vous dites est affreux, Madame, et cette lutte ne peut se supporter plus longtemps. Laissez-moi fuir, car nous ne pouvons pas nous comprendre maintenant. --Vous me quittez ainsi? --Non, je ne vous quitte pas; je vais, loin de votre presence, vous contempler en moi-meme et vous adorer dans le secret de mon coeur. Je vais souffrir eternellement, mais avec l'espoir que vous m'oublierez, avec le remords d'avoir desire et recherche votre affection, avec la consolation du moins de n'en avoir pas lachement abuse. Madame de Blanchemont s'etait levee pour retenir Henri. Elle retomba brisee sur son banc. --Pourquoi donc avez-vous desire de me voir? lui demanda-t-elle d'un ton froid et offense en le voyant s'eloigner. --Oui, oui, dit-il, vous avez raison de me le reprocher. C'est une derniere lachete de ma part; je le sentais, et je cedais au besoin de vous voir encore une fois.... J'esperais que je vous retrouverais changee pour moi; votre silence me l'avait fait croire; j'etais devore de chagrin, et je croyais trouver dans votre froideur la force de me guerir. Pourquoi suis-je venu? Pourquoi m'aimez-vous? Ne suis-je pas le plus grossier, le plus ingrat, le plus sauvage, le plus haissable des hommes? Mais il vaut mieux que vous me voyiez ainsi, et que vous sachiez bien qu'il n'y a rien a regretter en moi.... Cela vaut mieux ainsi, et j'ai bien fait de venir, n'est-ce pas? Henri parlait avec une sorte d'egarement, ses traits graves et purs etaient bouleverses, sa voix, ordinairement sympathique et douce avait un timbre mat et dur qui faisait mal a entendre. Marcelle voyait bien sa souffrance, mais la sienne propre etait si poignante qu'elle ne pouvait rien faire et rien dire pour leur mutuel soulagement. Elle restait pale et muette, les mains crispees l'une dans l'autre et le corps raide comme une statue. Au moment de sortir, Henri se retourna, et la voyant ainsi, il vint tomber a ses pieds qu'il couvrit de larmes et de baiser.--Adieu, dit-il, la plus belle et la plus pure de toutes les femmes, la meilleure des amies, la plus grande des amantes! Puisses-tu trouver un coeur digne de toi, un homme qui t'aime comme je t'aime, et qui ne ne t'apporte pas en dot le decouragement et l'horreur de la vie! Puisses-tu etre heureuse et bienfaisante sans traverser les luttes d'une existence comme la mienne! Enfin, s'il est encore dans le monde ou tu vis un reste de loyaute et de charite humaine, puisses-tu le ranimer de ton souffle divin, et trouver grace devant Dieu pour ta caste et pour ton siecle que tu es digne de racheter a toi seule! Ayant ainsi parle, Henri se precipita dehors, oubliant qu'il laissait Marcelle au desespoir. Il semblait poursuivi par les furies. Madame de Blanchemont demeura longtemps comme petrifiee. Lorsqu'elle retourna dans son appartement, elle marcha lentement dans sa chambre jusqu'aux premieres lueurs du matin, sans verser une larme, sans troubler par un soupir le silence de la nuit. Il serait temeraire d'affirmer que cette veuve de vingt-deux ans, belle, riche et remarquee dans le monde pour sa grace, ses talents et son esprit, ne fut pas humiliee et indignee jusqu'a un certain point de voir refuser sa main par un homme sans naissance, sans fortune et sans aucune renommee. La fierte offensee de celle jeune femme lui tint probablement lieu de courage dans les premiers moments. Mais bientot la veritable noblesse de ses sentiments lui suggera des reflexions plus serieuses, et, pour la premiere fois, elle plongea un profond regard dans sa propre vie et dans la vie generale des etres dont elle etait entouree. Elle se rappela tout ce que Henri lui avait dit en d'autres temps, alors qu'il ne pouvait etre question entre eux que d'un amour sans espoir. Elle s'etonna de n'avoir pas assez pris au serieux ce qu'elle considerait alors comme des idees romanesques chez ce jeune homme veritablement austere. Elle commenca a le juger avec le calme qu'une volonte genereuse et forte ramene au milieu des plus violentes emotions du coeur. A mesure que les heures de la nuit s'ecoulaient et que les horloges lointaines se les jetaient l'une a l'autre, d'une voix argentine et claire, dans le silence de la grande ville endormie, Marcelle arrivait a celle lucidite d'esprit que le recueillement d'une longue veille apporte a la douleur. Elevee dans d'autres principes que ceux de Lemor, elle avait ete pourtant predestinee en quelque sorte a partager l'amour de ce plebeien, et a s'y refugier contre toutes les langueurs et toutes les tristesses de la vie aristocratique. Elle etait de ces ames tendres et fortes a la fois, qui ont besoin de se devouer, et qui ne concoivent pas d'autre bonheur que celui qu'elles donnent. Malheureuse dans son menage, ennuyee dans le monde, elle s'etait laissee aller avec la confiance romanesque d'une jeune fille a ce sentiment dont elle s'etait bientot fait une religion. Sincerement devote dans son adolescence, elle etait necessairement devenue passionnee pour un amant qui respectait ses scrupules et adorait sa chastete. La piete meme l'avait poussee a s'exalter dans cet amour et a vouloir le consacrer par des liens indissolubles aussitot qu'elle s'etait vue libre. Elle avait songe avec joie a sacrifier courageusement les interets materiels que prise le monde et les prejuges etroits de la naissance qui n'avaient jamais trompe son jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et c'etait beaucoup en effet; car le monde l'eut blamee ou raillee. Elle n'avait pas prevu que ce n'etait rien encore, et que la fierte du plebeien repousserait son sacrifice presque comme un affront. Eclairee tout a coup par l'effroi, la douleur et la resistance de Lemor, Marcelle repassait dans son esprit consterne tout ce qu'elle avait entrevu de la crise sociale ou s'agite le siecle. Il n'y a plus rien d'etranger dans les hautes regions de la pensee aux femmes de notre temps. Toutes, suivant la portee de leur intelligence, peuvent desormais, sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous toutes les formes, journal ou roman, philosophie, politique ou poesie, discours officiel ou conversation intime, dans le grand livre triste, diffus, contradictoire et cependant profond et significatif de la vie actuelle. Elle savait donc bien, comme nous tous, que ce present engourdi et malade est aux prises avec le passe qui le retient et l'avenir qui l'appelle. Elle voyait de grands eclairs se croiser sur sa tete, elle pouvait pressentir une grande lutte plus ou moins eloignee. Elle n'etait pas d'une nature pusillanime; elle n'avait pas peur et ne fermait pas les yeux. Les regrets, les plaintes, les terreurs et les recriminations de ses grands parents l'avaient tant lassee et tant degoutee de la crainte! La jeunesse ne veut pas maudire le temps de sa floraison, et ses annees charmantes lui sont cheres, quelque chargees d'orages qu'elles soient. La tendre et courageuse Marcelle se disait que, sous le tonnerre et la grele, on peut sourire, a l'abri du premier buisson, avec l'etre qu'on aime. Cette lutte menacante des interets materiels lui paraissait donc un jeu. Qu'importe d'etre ruine, exile, emprisonne? se disait-elle, lorsque la terreur planait autour d'elle sur les pretendus heureux du siecle. On ne deportera jamais l'amour; et puis moi, grace au ciel, j'aime un homme de rien qui sera epargne. Seulement elle n'avait pas encore pense qu'elle put etre atteinte jusque dans ses affections, par cette lutte sourde et mysterieuse qui s'accomplit en depit de toutes les contraintes officielles et de tous les decouragements apparents. Cette lutte des sentiments et des idees est des a present profondement engagee, et Marcelle s'y voyait precipitee tout a coup au milieu de ses illusions comme au sortir d'un reve. La guerre intellectuelle et morale etait declaree entre les diverses classes, imbues de croyances et de passions contraires, et Marcelle trouvait une sorte d'ennemi irreconciliable dans l'homme qui l'adorait. Epouvantee d'abord de cette decouverte, elle se familiarisa peu a peu avec cette idee, qui lui suggerait de nouveaux desseins plus genereux et plus romanesques encore que ceux dont elle s'etait nourrie depuis un mois, et au bout de sa longue promenade a travers ses appartements silencieux et deserts, elle trouva le calme d'une resolution qu'elle seule peut-etre pouvait envisager sans sourire d'admiration ou de pitie. Ceci se passait tout recemment, peut-etre l'annee Derniere. II. VOYAGE. Marcelle, ayant epouse son cousin-germain, portait le nom de Blanchemont, apres comme avant son mariage. La terre et le chateau de Blanchemont formaient une partie de son patrimoine. La terre etait importante, mais le chateau, abandonne depuis plus de cent ans a l'usage des fermiers, n'etait meme plus habite par eux, parce qu'il menacait ruine et qu'il eut fallu de trop grandes depenses pour le reparer. Mademoiselle de Blanchemont, orpheline de bonne heure, elevee a Paris dans un couvent, mariee fort jeune, et n'etant pas initiee par son mari a la gestion de ses affaires, n'avait jamais vu ce domaine de ses ancetres. Resolue de quitter Paris et d'aller chercher a la campagne un genre de vie analogue aux projets qu'elle venait de former, elle voulut commencer son pelerinage par visiter Blanchemont, afin de s'y fixer plus tard si cette residence repondait a ses desseins. Elle n'ignorait pas l'etat de delabrement de son castel, et c'etait une raison pour qu'elle jetat de preference les yeux sur cette demeure. Les embarras d'affaires que son mari lui avait laisses, et le desordre ou lui-meme paraissait avoir laisse les siennes, lui servirent de pretexte pour entreprendre un voyage qu'elle annonca devoir etre de quelques semaines seulement, mais auquel, dans sa pensee secrete, elle n'assignait precisement ni but ni terme, son but veritable, a elle, etant de quitter Paris et le genre de vie auquel elle y etait astreinte. Heureusement pour ses vues, elle n'avait dans sa famille aucun personnage qui put s'imposer aisement le devoir de l'accompagner. Fille unique, elle n'avait pas a se defendre de la protection d'une soeur ou d'un frere aine. Les parents de son mari etaient fort ages, et, un peu effrayes des dettes du defunt, qu'une sage administration pouvait seule liquider, ils furent a la fois etonnes et ravis de voir une femme de vingt-deux ans, qui jusqu'alors n'avait montre nulle aptitude et nul gout pour les affaires, prendre la resolution de gerer les siennes elle-meme et d'aller voir par ses yeux l'etat de ses proprietes. Il y eut pourtant bien quelques objections pour ne pas la laisser ainsi partir seule avec son enfant. On voulait qu'elle se fit accompagner par son homme d'affaires. On craignait que l'enfant ne souffrit d'un voyage entrepris par un temps tres-chaud. Marcelle objecta aux vieux Blanchemont, ses beau-pere et belle-mere, qu'un tete a tete prolonge avec un vieux homme de loi n'etait pas precisement un adoucissement aux ennuis qu'elle allait s'imposer; qu'elle trouverait chez les notaires et les avoues de province des renseignements plus directs et des conseils mieux appropries aux localites; enfin, que ce n'etait pas une chose si difficile que de compter avec des fermiers et de renouveler des baux. Quant a l'enfant, l'air de Paris le rendait de plus eu plus debile. La campagne, le mouvement et le soleil ne pouvaient que lui faire grand bien. Puis, Marcelle, devenue tout a coup adroite pour triompher des obstacles qu'elle avait prevus et medites durant sa veillee rapportee au precedent chapitre, fit valoir les obligations que lui imposait le role de tutrice de son fils. Elle ignorait encore en partie l'etat de la succession de M. de Blanchemont; s'il s'etait fait faire des avances considerables par ses fermiers, s'il n'avait pas donne de fortes hypotheques sur ses terres, etc. Son devoir etait d'aller verifier toutes ces choses, et de ne s'en remettre qu'a elle-meme, afin de savoir sur quel pied elle devait vivre ensuite sans compromettre l'avenir de son fils. Elle parla si sagement de ces interets, qui, au fond, l'occupaient fort peu, qu'au bout de douze heures elle avait remporte la victoire et amene toute la famille a approuver et a louer sa resolution. Son amour pour Henri etait demeure si secret, qu'aucun soupcon ne vint troubler la confiance des grands parents. Soutenue par une activite inaccoutumee et par un espoir enthousiaste, Marcelle ne dormit guere mieux la nuit qui suivit celle de sa derniere entrevue avec Lemor. Elle fit les reves les plus etranges, tantot riants, tantot penibles. Enfin, elle s'eveilla tout a fait avec l'aube, et, jetant un regard reveur sur l'interieur de son appartement, elle fut frappee pour la premiere fois du luxe inutile et dispendieux deploye autour d'elle. Des tentures de satin, des meubles d'une mollesse et d'une ampleur extremes, mille recherches ruineuses, mille babioles brillantes, enfin tout l'attirail de dorures, de porcelaines, de bois sculptes et de fantaisies qui encombrent aujourd'hui la demeure d'une femme elegante. "Je voudrais bien savoir, pensa-t-elle, pourquoi nous meprisons tant les filles entretenues. Elles se font donner ce que nous pouvons nous donner a nous-memes. Elles sacrifient leur pudeur a la possession de ces choses qui ne devraient avoir aucun prix aux yeux des femmes serieuses et sages, et que nous regardons pourtant comme indispensables. Elles ont les memes gouts que nous, et c'est pour paraitre aussi riches et aussi heureuses que nous qu'elles s'avilissent. Nous devrions leur donner l'exemple d'une vie simple et austere avant de les condamner! Et si l'on voulait bien comparer nos mariages indissolubles avec leurs unions passageres, verrait-on beaucoup plus de desinteressement chez les jeunes filles de notre classe? Ne verrait-on pas chez nous aussi souvent que chez les prostituees une enfant unie a un vieillard, la beaute profanee par la laideur du vice, l'esprit soumis a la sottise, le tout pour l'amour d'une parure de diamants, d'un carrosse et d'une loge aux Italiens? Pauvres filles! On dit que vous nous meprisez aussi de votre cote; vous avez bien raison!" Cependant, le jour bleuatre et pur qui percait a travers les rideaux faisait paraitre enchanteur le sanctuaire qu'en d'autres temps madame de Blanchemont s'etait plu a decorer elle-meme avec un gout exquis. Elle avait presque toujours vecu loin de son mari, et cette jolie chambre si chaste et si fraiche, ou Henri lui-meme n'avait jamais ose penetrer, ne lui rappelait que des souvenirs melancoliques et doux. C'etait la que, fuyant le monde, elle avait lu et reve au parfum de ces fleurs d'une beaute sans egale que l'on ne trouve qu'a Paris et qui font aujourd'hui partie de la vie des femmes aisees. Elle avait rendu cette retraite poetique autant qu'elle l'avait pu; elle l'avait ornee et embellie pour elle-meme; elle s'y etait attachee comme a un asile mysterieux, ou les douleurs de sa vie et les orages de son ame s'etaient toujours apaises dans le recueillement et la priere. Elle y promena un long regard d'affection, puis elle prononca, en elle-meme, la formule d'un eternel adieu a tous ces muets temoins de sa vie intime... vie cachee comme celle de la fleur qui n'aurait pas une tache a montrer au soleil, mais qui penche sa tete sous la feuillee par amour de l'ombre et de la fraicheur. --Retraite de mon choix, ornements selon mon gout, je vous ai aimes, pensa-t-elle; mais je ne puis plus vous aimer, car vous etes les compagnons et les consecrateurs de la richesse et de l'oisivete. Vous representez a mes yeux, desormais, tout ce qui me separe d'Henri. Je ne pourrais donc plus vous regarder sans degout et sans amertume. Quittons-nous avant de nous hair. Severe madone, tu cesserais de me proteger; glaces pures et profondes, vous me feriez detester ma propre image; beaux vases de fleurs, vous n'auriez plus pour moi ni graces ni parfums! Puis, avant d'ecrire a Henri, comme elle l'avait resolu, elle alla sur la pointe du pied contempler et benir le sommeil de son fils. La vue de ce pale enfant, dont l'intelligence precoce s'etait developpee aux depens de sa force physique, lui causa un attendrissement passionne. Elle lui parla dans son coeur comme s'il eut pu, dans son sommeil, ecouter et comprendre les pensees maternelles. --Sois tranquille, lui disait-elle, je ne _l'aime_ pas plus que toi. N'en sois pas jaloux. S'il n'etait pas le meilleur et le plus digne des hommes, je ne te le donnerais pas pour pere. Va, petit ange, tu es ardemment et fidelement aime. Dors bien, nous ne nous quitterons jamais! Marcelle, toute baignee de larmes delicieuses, rentra dans sa chambre et ecrivit a Lemor ce peu de lignes: "Vous avez raison, et je vous comprends. Je ne suis pas digne de vous; mais je le deviendrai, car je le veux. Je vais partir pour un long voyage. Ne vous inquietez pas de moi, et aimez-moi encore. Dans un an, a pareil jour, vous recevrez une lettre de moi. Disposez votre vie de maniere a etre libre de venir me trouver en quelque lieu que je vous appelle. Si vous ne me jugez pas encore assez convertie, vous me donnerez encore un an... un an, deux ans, avec l'esperance, c'est presque le bonheur pour deux etres qui, depuis si longtemps, s'aiment sans rien esperer." Elle fit porter ce billet de grand matin. Mais on ne trouva point M. Lemor. Il etait parti la veille au soir, on ne savait pour quel pays, ni pour combien de temps. Il avait donne conge de son modeste logement. On assurait pourtant que la lettre lui parviendrait, parce qu'un de ses amis etait charge de venir tous les jours retirer sa correspondance pour la lui faire passer. Deux jours apres, madame de Blanchemont avec son fils, une femme de chambre et un domestique, traversait en poste les deserts de la Sologne. Arrivee a quatre-vingts lieues de Paris, la voyageuse se trouva a peu pres au centre de la France et coucha dans la ville la plus voisine de Blanchemont dans cette direction. Blanchemont etait, encore eloigne de cinq a six lieues, et, dans le centre de la France, malgre toutes les nouvelles routes ouvertes a la circulation depuis quelques annees, les campagnes ont encore si peu de communication entre elles, qu'a une courte distance il est difficile d'obtenir des habitants un renseignement certain sur l'interieur des terres. Tous savent bien le chemin de la ville ou du district forain ou leurs affaires les appellent de temps en temps. Mais demandez dans un hameau le chemin de la ferme qui est a une lieue de la, c'est tout au plus si on pourra vous le dire. Il y a tant de chemins!... et tous se ressemblent. Reveilles de grand matin pour disposer le depart de leur maitresse, les domestiques de madame de Blanchemont ne purent donc obtenir ni du maitre de l'auberge, ni de ses serviteurs, ni des voyageurs campagnards qui se trouvaient la encore a moitie endormis, aucune lumiere sur la terre de Blanchemont. Personne ne savait precisement ou elle etait situee. L'un venait de Montlucon, l'autre connaissait Chateau-Meillant; tous avaient cent fois traverse Ardentes et La Chatre; mais on ne connaissait de Blanchemont que le nom. --C'est une terre qui a du rapport, disait l'un, je connais le fermier, mais je n'y ai jamais ete. C'est tres-loin de chez nous, c'est au moins a quatre grandes lieues. --Dame! disait un autre, j'ai vu les boeufs de Blanchemont a la foire de la Berthenoux, pas plus tard que l'an dernier, et j'ai parle a M. Bricolin, le fermier, comme je vous parle a cette heure. _Ah oui! ah oui!_ je connais Blanchemont! mais je ne sais pas de quel cote ca se trouve. La servante, comme toutes les servantes d'auberge, ne savait rien des environs. Comme toutes les servantes d'auberge, elle etait depuis peu de temps dans l'endroit. La femme de chambre et le domestique, habitues a suivre leur maitresse dans de brillantes residences connues a plus de vingt lieues a la ronde, et situees dans des contrees civilisees, commencaient a se croire au fond du Sahara. Leurs figures s'allongeaient, et leur amour-propre souffrait cruellement d'avoir a demander sans succes le chemin du chateau qu'ils allaient honorer de leur presence. --C'est donc une baraque, une taniere? disait Suzette d'un air de mepris a Lapierre. --C'est le palais des _Corybantes_, repondait Lapierre, qui avait cheri dans sa jeunesse un melodrame a grand succes intitule le _Chateau de Corisande_, et qui appliquait ce nom, en l'estropiant, a toutes les ruines qu'il rencontrait. Enfin, le garcon d'ecurie fut frappe d'un trait de lumiere. --J'ai la-haut dans l'abat-foin, dit-il, un homme qui vous dira ca, car son metier est de courir le pays de jour et de nuit. C'est le Grand-Louis, autrement dit le grand farinier. --Va pour le grand farinier, dit Lapierre d'un air majestueux, il parait que sa chambre a coucher est au bout de l'echelle? Le grand farinier descendit de son grenier en tiraillant et en faisant craquer ses grands bras et ses grandes jambes. En voyant cette structure athletique et cette figure decidee, Lapierre quitta son ton de grand seigneur facetieux et l'interrogea avec politesse. Le farinier etait, en effet, des mieux renseignes; mais, aux eclaircissements qu'il donna, Suzette jugea necessaire de l'introduire aupres de madame de Blanchemont, qui prenait son chocolat dans la salle avec le petit Edouard, et qui, loin de partager la consternation de ses gens, se rejouissait d'apprendre d'eux que Blanchemont etait un pays perdu et quasi introuvable. L'echantillon du terroir qui se presentait en cet instant devant Marcelle avait cinq pieds huit pouces de haut, taille remarquable dans un pays ou les hommes sont generalement plus petits que grands. Il etait robuste a proportion, bien fait, degage, et d'une figure remarquable. Les filles de son endroit l'appelaient le beau farinier, et cette epithete etait aussi bien meritee que l'autre. Quand il essuyait du revers de sa manche la farine qui couvrait habituellement ses joues, il decouvrait un teint brun et anime du plus beau ton. Ses traits etaient reguliers, largement tailles comme ses membres, ses yeux noirs et bien fendus, ses dents eblouissantes, et ses longs cheveux chatains ondules et crepus comme ceux d'un homme tres-fort, encadraient carrement un front large et bien rempli, qui annoncait plus de finesse et de bon sens que d'ideal poetique. Il etait vetu d'une blouse gros-bleu et d'un pantalon de toile grise. Il portait peu de bas, de gros souliers ferres, et un lourd baton de cormier termine par un noeud de la branche qui en faisait une espece de massue. Il entra avec une assurance qu'on eut pu prendre pour de l'effronterie, si la douceur de ses yeux d'un bleu clair, et le sourire de sa grande bouche vermeille n'eussent temoigne que la franchise, la bonte, et une sorte d'insouciance philosophique, faisaient le fond de son caractere. --Salut, Madame, dit-il en soulevant son chapeau de feutre gris a grands bords, mais sans le detacher precisement de sa tete; car autant le vieux paysan est obsequieux et dispose a saluer tout ce qui est mieux habille que lui, autant celui qui date d'apres la Revolution est remarquable par l'adherence de son couvre-chef a sa chevelure.--On me dit que vous voulez savoir de moi la route de Blanchemont? La voix forte et sonore du grand farinier avait fait tressaillir Marcelle qui ne l'avait pas vu entrer. Elle se retourna vivement, un peu surprise d'abord de son aplomb. Mais tel est le privilege de la beaute, qu'en s'examinant mutuellement, le jeune meunier et la jeune dame oublierent aussitot cette sorte de mefiance que la difference des rangs inspire toujours au premier abord. Seulement Marcelle, le voyant dispose a la familiarite, crut devoir lui rappeler, par une grande politesse, les egards dus a son sexe... --Je vous remercie beaucoup de votre obligeance, lui dit-elle en le saluant, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien me dire s'il y a un chemin praticable pour les voitures d'ici a la ferme de Blanchemont. Le grand farinier, sans y etre invite, avait deja pris une chaise pour s'asseoir; mais en s'entendant appeler _monsieur_, il comprit avec la rare perspicacite dont il etait doue qu'il avait affaire a une personne bienveillante et respectable par elle-meme. Il ota tout doucement son chapeau sans se deconcerter, et appuyant ses mains sur le dossier de la chaise, comme pour se donner une contenance: --Il y a un chemin vicinal, pas tres-doux, dit-il, mais ou l'on ne verse pas quand on y prend garde; le tout c'est de le suivre et de n'en pas prendre un autre. J'expliquerai cela a votre postillon. Mais le plus sur serait de prendre ici une patache, car les dernieres pluies d'orage ont endommage plus que de raison la Vallee-Noire, et je ne dis pas que les petites roues de votre voiture puissent sortir des ornieres. Ca se pourrait, mais je n'en reponds pas. --Je vois que vos ornieres ne plaisantent pas, et qu'il sera prudent de suivre votre conseil. Vous etes sur qu'avec une patache je ne verserai pas? --Oh! n'ayez pas peur, Madame. --Je n'ai pas peur pour moi, mais pour ce petit enfant. Voila ce qui me rend prudente. --Le fait est que ce serait dommage d'ecraser ce petit-la, dit le grand farinier en s'approchant du jeune Edouard d'un air de bienveillance sincere. Comme c'est mignon et gentil, ce petit homme! --C'est bien delicat, n'est-ce pas? lui dit Marcelle en souriant. --Ah dame! ca n'est pas fort, mais c'est joli comme une fille. Vous allez donc venir dans le pays de chez nous, Monsieur? --Tiens, ce grand-la! s'ecria Edouard en s'accrochant au farinier qui s'etait penche vers lui. Fais-moi donc toucher le plafond! Le meunier prit l'enfant et, l'elevant au-dessus de sa tete, le promena le long des corniches enfumees de la salle. --Prenez garde! dit madame de Blanchemont, un peu effrayee de l'aisance avec laquelle l'hercule rustique maniait son enfant. --Oh! soyez tranquille, repondit le Grand-Louis; j'aimerais mieux casser tous les _alochons_ de mon moulin, qu'un doigt a ce _monsieur_. Ce mot d'_alochon_ rejouit fort l'enfant, qui le repeta en riant et sans le comprendre. --Vous ne connaissez pas ca? dit le meunier; ce sont les petites ailes, les morceaux de bois qui sont a cheval sur la roue et que l'eau pousse pour la faire tourner. Je vous montrerai ca si vous passez jamais par chez nous. --Oui, oui, _alochon_! dit l'enfant en riant aux eclats et en se renversant dans les bras du meunier. --Est-il moqueur, ce petit coquin-la? dit le Grand-Louis on le replacant sur sa chaise. Allons, Madame, je m'en vas a mes affaires. Est-ce tout ce qu'il y a pour votre service? --Oui, mon ami, repondit Marcelle, a qui la bienveillance faisait oublier sa reserve. --Oh! je ne demande pas mieux que d'etre votre ami! repondit gaillardement le meunier avec un regard qui exprimait assez que, de la part d'une personne moins jeune et moins belle, celle familiarite n'eut pas ete de son gout. --C'est bon, pensa Marcelle en rougissant et en souriant; je me tiendrai pour avertie. Et elle ajouta: --Adieu, Monsieur, et au revoir sans doute, car vous etes habitant de Blanchemont? --Proche voisin. Je suis le meunier d'Angibault, a une lieue de votre chateau, car m'est avis que vous etes la dame de Blanchemont? Marcelle avait defendu a ses gens de trahir son incognito. Elle desirait passer inapercue dans le pays; mais elle vit bien, aux manieres du farinier, que sa qualite de proprietaire ne faisait pas tant de sensation qu'elle l'avait craint. Un proprietaire qui ne reside pas dans ses terres est un etranger dont on ne s'occupe point. Le fermier qui le represente et auquel on a constamment affaire est un bien autre personnage. Malgre le projet qu'elle avait fait de partir de bonne heure et d'arriver a Blanchemont avant la chaleur de midi, Marcelle fut forcee de passer la plus grande partie de la journee dans cette auberge. Toutes les pataches de la ville etaient en campagne a cause d'une grande foire aux environs, et il fallut attendre le retour de la premiere venue. Ce ne fut que vers trois heures de l'apres-midi que Suzette vint, d'un ton lamentable, apprendre a sa maitresse qu'une espece de panier d'osier, horrible et honteux, etait le seul vehicule qui fut encore a sa disposition. Au grand etonnement de sa merveilleuse soubrette, madame de Blanchemont n'hesita pas a s'en accommoder. Elle prit quelques paquets de premiere necessite, remit les clefs de sa caleche et de ses malles a l'aubergiste, et partit dans la patache classique, ce respectable temoignage de la simplicite de nos peres, qui devient chaque jour plus rare, meme dans les chemins de la Vallee-Noire. Celle que Marcelle eut la mauvaise chance de rencontrer etait de la plus pure fabrication indigene, et un antiquaire l'eut contemplee avec respect. Elle etait longue et basse comme un cercueil; aucune espece de ressort ne genait ses allures; les roues, aussi hautes que la capote, pouvaient braver ces fosses bourbeux qui sillonnent nos routes de traverse et que le meunier avait bien voulu qualifier d'ornieres, sans doute par amour-propre national; enfin, la capote elle-meme n'etait qu'un tissu d'osier confortablement enduit, a l'interieur, de bourre et de terre gachee dont chaque cahot un peu accentue detachait des fragments sur la tete des voyageurs. Un petit cheval entier, maigre et ardent, trainait assez lestement ce carrosse champetre, et le _patachon_, c'est-a-dire le conducteur, assis de cote sur le brancard, les jambes pendantes, vu que nos peres trouvaient plus commode d'approcher une chaise pour monter en voiture que de s'embarrasser les jambes dans un marchepied, etait le moins etouffe et le moins compromis de la caravane. Il existe peut-etre encore dans notre pays deux ou trois pataches de ce genre chez de vieux campagnards riches qui n'ont pas voulu deroger a leurs habitudes, et qui soutiennent que les voitures suspendues donnent des _mases_[1], c'est-a-dire des engourdissements dans les mollets. [Note 1: _Mase_, fourmi, en berrichon.] Cependant le voyage fut a peu pres supportable tant qu'on put suivre la grande route. Le _patachon_ etait un gars de quinze ans, roux, camard, effronte, ne doutant de rien, ne se genant point pour exciter son cheval par tous les jurements de son riche dictionnaire, sans respect pour la presence des dames, et se plaisant a epuiser l'ardeur du courageux poney qui n'avait de sa vie goute a l'avoine, et que la vue des pres verdoyants suffisait a mettre en belle humeur. Mais quand ce dernier se fut enfonce dans une lande aride, il commenca a baisser la tete d'un air plus mecontent que rebute, et a tirer son fardeau avec une sorte de rage, sans avoir egard aux inegalites du chemin, qui imprimaient a la voiture un mouvement de roulis tout a fait cruel. III. LE MENDIANT. Ce fut bien pis lorsqu'on sortit des sables pour descendre dans les terres grasses et fortes de la Vallee-Noire. Aux lisieres de ce plateau sterile, madame de Blanchemont avait admire l'immense et admirable paysage qui se deroulait sous ses pieds pour se relever jusqu'aux cieux en plusieurs zones d'horizons boises d'un violet pale, coupe de bandes d'or par les rayons du couchant. Il n'est guere de plus beaux sites en France. La vegetation, vue en detail, n'y est pourtant pas d'une grande vigueur. Aucun grand fleuve ne sillonne ces campagnes ou le soleil ne se mire dans aucun toit d'ardoise. Point de montagnes pittoresques, rien de frappant, rien d'extraordinaire dans cette nature paisible; mais un developpement grandiose de terres cultivees, un morcellement infini de champs, de prairies, de taillis et de larges chemins communaux offrant la variete des formes et des nuances, dans une harmonie generale de verdure sombre tirant sur le bleu; un pele-mele de clotures plantureuses, de chaumines cachees sous les vergers, de rideaux de peupliers, de pacages touffus dans les profondeurs; des champs plus pales et des haies plus claires sur les plateaux faisant ressortir les masses voisines; enfin, un accord et un ensemble remarquables sur une etendue de cinquante lieues carrees, que du haut des chaumieres de Labreuil ou de Corlay on embrasse d'un seul regard. [Illustration: L'echantillon du terroir qui se presentait...] Mais notre voyageuse eut bientot perdu de vue ce magnifique panorama. Une fois engagee dans les versants de la Vallee-Noire, on change de spectacle. Descendant et gravissant tour a tour des chemins encaisses de buissons eleves, on ne cotoie point de precipices, mais ces chemins sont des precipices eux-memes. Le soleil, en s'abaissant derriere les arbres, leur donne une physionomie particuliere etrangement gracieuse et sauvage. Ce sont des fuyants mysterieux sous d'epais ombrages, des _traines_ d'un vert d'emeraude qui conduisent a des impasses ou a des mares stagnantes, des tournants rapides qu'on ne peut plus remonter quand on les a descendus en voiture, enfin, un enchantement continuel pour l'imagination, avec des dangers tres-reels cour ceux qui vont, a l'aventure, essayer, autrement qu'a pied, et tout au plus a cheval, ces detours seduisants, capricieux et perfides. Tant que le soleil fut sur l'horizon, l'automedon aux crins roux se tira assez bien d'affaire. Il suivit le chemin le plus battu, et par consequent le plus rude, mais aussi le plus sur. Il traversa deux ou trois ruisseaux en s'attachant aux traces de roues de charrettes empreintes sur les rives. Mais quand le soleil fut couche, la nuit se fit vite dans ces chemins creux, et le dernier paysan auquel on s'adressa repondit d'un air d'insouciance: --Marchez! marchez! vous n'avez plus qu'une petite lieue, et le chemin est toujours bon. Or, c'etait le sixieme paysan qui, depuis environ deux heures, annoncait qu'on n'avait plus qu'une petite lieue a faire, et ce chemin, toujours si bon, etait tel que le cheval etait extenue, et les voyageurs au bout de leur patience. Marcelle elle-meme commencait a craindre de verser; car si le patachon et son bidet choisissaient en plein jour leur passage avec beaucoup d'adresse, il etait impossible, qu'en pleine nuit, ils pussent eviter ces fausses voies que la coupure inegale des terrains rend aussi dangereuses que pittoresques, et qui, en s'interrompant tout a coup, vous exposent a un saut de dix ou douze pieds a pic. Le gamin n'avait jamais penetre aussi avant dans la Vallee-Noire; il s'impatientait, jurait comme un possede chaque fois qu'il etait force de retourner sur ses pas pour reprendre la voie; il se plaignait de la soif, de la faim, se lamentait sur la fatigue de son cheval, tout en le rouant de coups, et se donnait des airs de citadin pour vouer a tous les diables ce pays sauvage et ses stupides habitants. [Illustration: Nos voyageurs embarrasses s'adresserent a un mendiant.] Plus d'une fois, voyant le chemin rapide, mais sec, Marcelle et ses gens avaient mis pied a terre; mais on ne pouvait marcher cinq minutes sans arriver a un de ces fonds ou le chemin se resserre et se trouve entierement occupe par une source a fleur de terre, sans ecoulement, et formant une mare liquide impossible a franchir a pied pour une femme delicate. La Parisienne Suzette aimait mieux verser, disait-elle, que de laisser sa chaussure dans ces bourbiers, et Lapierre, qui avait passe sa vie en escarpins sur des parquets bien luisants, etait tellement gauche et demoralise, que madame de Blanchemont n'osait plus lui laisser porter son fils. Le reponse ordinaire du paysan, quand on lui demande n'importe quel chemin, c'est de vous dire: _Marchez tout droit, toujours tout droit._ C'est tout simplement une facetie, une espece de calembour qui signifie qu'on doit marcher sur ses jambes, car il n'y a pas un seul chemin tout droit dans la Vallee-Noire. Les nombreux ravins de l'Indre, de la Vauvre, de la Couarde[2], du Gourdon et de cent autres moindres ruisseaux qui changent de nom dans leur cours, et qui n'ont jamais ete avilis sous le joug d'aucun pont ni chaussee, vous forcent a mille detours pour chercher un endroit gueable, de sorte que vous etes souvent oblige de tourner le dos au lieu vers lequel vous vous dirigez. [Note 2: La _Couarde_ est ainsi nommee, parce que son cours est partout cache sous les buissons, ou elle semble avoir peur d'etre decouverte. C'est un ruisseau noir, etroit et profond, qui coule en silence, et qui est, disent les paysans, plus traitre qu'il n'est gros. La _Tarde_ est une autre riviere molle et paresseuse qui arrose aussi de delicieuses prairies.] Arrives a un carrefour surmonte d'une croix, endroit sinistre que l'imagination des paysans peuple toujours de demons, de sorciers et d'animaux fantastiques, nos voyageurs embarrasses s'adresserent a un mendiant qui, assis sur la _pierre des morts_[3], leur criait d'une voix monotone: "Ames charitables, ayez pitie d'un pauvre malheureux!" [Note 3: C'est une pierre creuse; ou chaque enterrement qui passe depose et laisse au pied de la croix une petite croix de bois grossierement taillee.] La grande taille voutee de cet homme tres-vieux, mais encore robuste, et arme d'un baton enorme, avait un aspect peu rassurant, dans le cas d'une attaque seul a seul. On ne distinguait pas bien ses traits severes, mais il y avait, dans l'inflexion de sa voix rauque, quelque chose de plus imperieux que suppliant. Son attitude triste et ses haillons immondes contrastaient avec l'intention evidemment facetieuse qui lui faisait porter un vieux bouquet et un ruban fane a son chapeau. --Mon ami, lui dit Marcelle en lui donnant une piece d'argent, indiquez-nous le chemin de Blanchemont, si vous le connaissez. Au lieu de lui repondre, le mendiant continua gravement a prononcer a haute voix un _Ave Maria_ en latin, qu'il avait entame a son intention. --Repondez donc, lui dit Lapierre, vous marmotterez vos patenotres apres. Le mendiant tourna la tete vers le laquais d'un air de mepris, et continua son oraison. --Ne parlez pas a cet homme-la, dit le patachon, c'est un vieux gueux qui bat la campagne et qui ne sait jamais ou il va; on le rencontre partout, et nulle part on ne le trouve dans son bon sens. --Le chemin de Blanchemont? dit enfin le mendiant lorsqu'il eut acheve sa priere; vous n'y etes pas, mes enfants; il faut retourner et prendre le premier qui descend a droite. --En etes-vous sur? dit Marcelle. --J'y ai passe plus de six cents fois. Si vous ne me croyez pas, faites comme vous voudrez; ca m'est egal, a moi. --Il parait sur de son fait, dit Marcelle a son conducteur. Ecoutons-le; quel interet aurait-il a nous tromper? --Bah! le plaisir de mal faire, repondit le patachon soucieux. Je me mefie de cet homme-la. Marcelle insista pour suivre l'avis du mendiant, et bientot la patache s'enfonca dans une traine etroite, tortueuse et singulierement rapide. --Je dis, moi, reprit en jurant le patachon, dont le cheval trebuchait a chaque pas, que ce vieux sournois nous egare. --Avancez, dit Marcelle, puisqu'il n'y a pas moyen de reculer. Plus on avancait, plus le chemin devenait quasi impossible; mais il etait trop etroit pour retourner la voiture: deux haies splendides la serraient de pres. Apres avoir fait, des miracles de force et de devouement, le petit cheval arriva au bas, sous un massif de vieux chenes qui paraissait etre la lisiere d'un bois. Le chemin s'elargit tout a coup, et l'on se vit en face d'une grande flaque d'eau dormante qui ne ressemblait guere au gue d'une riviere. Le patachon s'y engagea pourtant; mais, au beau milieu, il enfonca tellement qu'il voulut tirer de cote; ce fut le dernier exploit de son maigre Bucephale. La patache pencha jusqu'au moyeu, et l'animal s'abattit en brisant ses traits. Il fallut le deteler. Lapierre se mit dans l'eau jusqu'aux genoux, en gemissant comme un homme a l'agonie; et, quand il eut aide le patachon a se tirer d'affaire, tous leur efforts furent vains (ils n'etaient forts ni un ni l'autre) pour relever la voiture. Alors le patachon sauta lestement sur sa bete, et pestant contre le sorcier de mendiant, jurant par tous les diables de l'enfer il partit au grand trot, promettant d'aller chercher du secours, mais d'un ton qui faisait presager qu'il se reprocherait fort peu de laisser ses voyageurs dans le bourbier jusqu'au jour. La patache n'avait pas ete culbutee. Nonchalamment penchee dans le marecage, elle etait encore fort habitable, et Marcelle s'arrangea sur la banquette du fond avec son fils etendu sur elle pour le faire dormir plus commodement, car il y avait longtemps qu'Edouard demandait son souper et son lit, et quelques friandises, mises en reserve dans la poche de Suzette, ayant apaise sa faim, il ne se fit pas prier pour commencer son somme. Madame de Blanchemont jugeant que le petit conducteur ne se presserait pas de revenir, dans le cas ou il trouverait un bon gite, engagea Lapierre a aller voir aux environs s'il ne decouvrirait pas quelqu'une de ces chaumieres si bien tapies sous la feuillee, si bien fermees et silencieuses apres le coucher du soleil, qu'il faut les toucher pour les voir, et les prendre d'assaut pour y trouver l'hospitalite a cette heure indue. Le vieux Lapierre n'avait qu'un souci: c'etait de trouver du feu pour se secher les pieds, et se garantir d'un rhumatisme. Il ne se fit donc pas prier pour sortir du marais, apres s'etre toutefois assure que la patache, appuyee sur le tronc renverse d'un vieux saule, ne risquait pas d'enfoncer davantage. La plus desolee etait Suzette qui avait grand'peur des voleurs, des loups et des serpents, trois fleaux inconnus dans la Vallee-Noire, mais qui ne sauraient sortir de l'esprit d'une femme de chambre en voyage. Cependant le sang-froid enjoue de sa maitresse l'empecha de se livrer tout haut a ses terreurs, et, s'etant _calee_ de son mieux sur la banquette de devant, elle prit le parti de pleurer en silence. --Eh bien! qu'avez-vous donc, Suzette? lui dit Marcelle lorsqu'elle s'en apercut. --Helas! Madame, repondit-elle en sanglotant, n'entendez-vous pas chanter les grenouilles? Elles vont venir sur nous et remplir la voiture... --Et nous devorer, sans doute? reprit madame de Blanchemont en eclatant de rire. En effet, les vertes habitantes du marecage, un instant troublees par la chute du cheval et les clameurs du phaeton, avaient repris leur psalmodie monotone. On entendait aussi aboyer et hurler les chiens, mais si loin, qu'il n'y avait guere lieu de compter sur une prompte assistance. La lune ne se levait pas encore, mais les etoiles brillaient dans l'eau stagnante du marecage qui avait repris sa limpidite. Une brise tiede soufflait dans les grands roseaux qui s'elevaient en touffes epaisses sur la rive. --Allons, Suzette, dit Marcelle qui se livrait deja a une reverie poetique, on n'est pas si mal que je l'aurais cru dans un bourbier, et si vous le voulez bien, vous y dormirez comme dans votre lit. --Il faut que Madame ait perdu l'esprit, pensa Suzette, pour se trouver bien dans une pareille situation. O ciel! Madame! s'ecria-t-elle apres un moment de silence, il me semble que j'entends hurler un loup! Est-ce que nous ne sommes pas au milieu d'une foret? --La foret n'est, je crois, qu'une saulee, repondit Marcelle, et, quant au loup qui hurle, c'est un homme qui chante. S'il se dirigeait de notre cote, il pourrait nous aider a gagner la terre ferme. --Et si c'etait un voleur? --En ce cas, c'est un voleur bienveillant qui chante pour nous avertir de prendre garde a nous. Ecoutez, Suzette, sans plaisanterie, il vient par ici, la voix se rapproche. En effet, une voix pleine, et d'une male harmonie, quoique rude et sans art, planait sur les champs silencieux, accompagnee comme en mesure par le pas lent et regulier d'un cheval; mais cette voix etait encore eloignee et rien n'assurait que le chanteur marchat dans la direction du marecage, qui pouvait bien n'etre qu'une impasse. Quand la chanson fut finie, soit que le cheval marchat sur l'herbe, soit que le villageois se fut detourne, on n'entendit plus rien. En ce moment, Suzette, rendue a ses terreurs, vit une ombre silencieuse qui se glissait le long du marecage, et qui, refletee dans l'eau, paraissait gigantesque. Elle laissa echapper un cri, et l'ombre, s'enfoncant dans le bourbier, vint droit vers la patache, quoique avec lenteur et precaution. --N'ayez pas peur, Suzette, dit madame de Blanchemont qui, en ce moment, n'etait pas tres-rassuree elle-meme; c'est notre vieux mendiant de tout a l'heure; il nous indiquera peut-etre une maison d'ou l'on pourra venir nous porter du secours. --Mon ami, dit-elle avec beaucoup de presence d'esprit, mon domestique, _qui est la_, va aller aupres de vous pour que vous lui montriez le chemin d'une habitation quelconque. --Ton domestique, ma petite? repondit familierement le mendiant, il n'est pas la; il est deja loin... Et d'ailleurs, il est si vieux, si bete, si faible, qu'il ne te servirait de rien ici. Pour le coup, Marcelle eut peur. IV. LE MARECAGE. Cette reponse ressemblait a la bravade farouche d'un homme qui a de mauvaises intentions. Marcelle saisit Edouard dans ses bras, resolue a le defendre au prix de sa vie, s'il le fallait: et elle allait sauter dans l'eau du cote oppose a celui par lequel s'approchait le mendiant, lorsque la chanson rustique qui s'etait fait deja entendre reprit un second couplet, et cette fois a une distance tres-rapprochee. Le mendiant s'arreta. --Nous sommes perdues, murmura Suzette, voila le reste de la bande qui arrive. --Nous sommes sauvees, au contraire, lui repondit Marcelle, c'est la voix d'un brave paysan. En effet, cette voix etait pleine de securite, et ce chant calme et pur annoncait la paix d'une bonne conscience. Le pas du cheval se rapprochait aussi. Evidemment le villageois descendait le chemin qui conduisait au marecage. Le mendiant recula jusqu'au bord et resta immobile, paraissant montrer plus de prudence que de frayeur. Marcelle se pencha alors en dehors de la patache pour appeler le passant; mais il chantait trop fort pour l'entendre, et si son cheval, effraye a l'aspect de la masse noire que la patache presentait devant lui, ne se fut arrete en soufflant avec force, le maitre eut passe a cote sans y faire attention. --Que diable est-ce la? cria enfin une voix de stentor qui n'exprimait aucune crainte, et que madame de Blanchemont reconnut aussitot pour celle du grand farinier. Hola he! les amis! votre carrosse ne roule guere. Etes vous tous morts la dedans, que vous ne dites rien? Quand Suzette eut reconnu le meunier, dont la belle prestance l'avait deja frappee agreablement le matin, malgre son peu de toilette, elle redevint fort gracieuse. Elle exposa le cas piteux ou sa maitresse et elle se trouvaient reduites, et le Grand-Louis, apres avoir ri sans facon de leur mesaventure, assura que rien n'etait plus facile que de les delivrer. Il alla d'abord se debarrasser d'un gros sac de ble qu'il portait sur son cheval, en travers devant lui, et apercevant le mendiant, qui ne paraissait pas songer a se cacher: --Tiens, vous etes donc la, pere Cadoche? lui dit-il d'un ton bienveillant. Rangez-vous que je jette mon sac! --J'etais la pour essayer d'aider a ces pauvres enfants! repondit le mendiant; mais il y a tant d'eau, que je n'ai pas pu avancer. --Restez tranquille, mon vieux, et ne vous mouillez pas inutilement. A votre age, c'est dangereux. Je tirerai bien ces femmes de la sans vous. Et il revint chercher madame de Blanchemont, en s'enfoncant dans la vase jusqu'au poitrail de sa bete: "Allons, Madame, dit-il gaiement, avancez un peu sur le brancard, et asseyez vous derriere moi; il n'y a rien de plus facile. Vous ne vous mouillerez pas seulement le bout des pieds, car vous n'avez pas les jambes si longues que votre serviteur. Faut-il que votre patachon soit bete pour vous avoir fourrees la dedans, quand, a deux pas sur la gauche, il n'y a pas six pouces de fange!" --Je suis desolee de vous faire prendre un si vilain bain de jambes, dit Marcelle, mais mon enfant... --Ah! le petit monsieur? C'est, juste! lui d'abord. Passez-le-moi... c'est cela... le voila devant moi. Soyez tranquille, la selle ne le blessera pas, mon cheval n'en use guere, ni moi non plus. Allons, asseyez-vous derriere moi, ma petite dame, et n'ayez pas peur. La Sophie a les reins forts et les jambes sures. Le meunier deposa doucement la mere et l'enfant sur le gazon. --Et moi, criait Suzette, allez-vous me laisser la dedans? --Non pas, Mademoiselle, dit le Grand-Louis en retournant la chercher. Donnez-moi aussi vos paquets, nous sortirons tout, soyez tranquille. --A present, dit-il, quand il eut effectue le debarquement complet, ce patachon de malheur viendra chercher sa carcasse de voiture quand il voudra. Je n'ai ni traits ni cordes pour y atteler Sophie; mais je vas vous conduire ou vous voudrez, mes petites dames. --Sommes-nous bien loin de Blanchemont? demanda Marcelle. --Diable, oui! votre patachon a pris un drole de chemin pour vous y conduire! Il y a d'ici deux lieues de pays, et quand nous y arriverons tout le monde sera couche; ce ne sera pas chose aisee que de nous faire ouvrir. Mais si vous voulez, nous ne sommes qu'a une petite lieue de mon moulin d'Angibault; ca n'est pas riche, mais c'est propre, et ma mere est une bonne femme qui ne fera pas la grimace pour se relever, pour mettre des draps blancs dans les lits, et pour tordre le cou a deux poulets. Ca vous va-t-il? sans facon, allons, Mesdames! a la guerre comme a la guerre, au moulin comme au moulin. Demain matin on aura ramasse et decrotte la patache, qui ne s'enrhumera pas pour passer la nuit au frais, et on vous conduira a Blanchemont a l'heure que vous voudrez. Il y avait de la cordialite et meme une sorte de delicatesse dans la brusque invitation du meunier. Marcelle, gagnee par son bon coeur et par la mention qu'il avait faite de sa mere, accepta avec reconnaissance. --C'est bien, vous me faites plaisir, dit le farinier; je ne vous connais pas, vous etes peut-etre la dame de Blanchemont, mais ca m'est egal; quand vous seriez le diable (et on dit que le diable se fait beau et joli quand il veut), je serais content de vous empecher de passer une mauvaise nuit. Ah ca! je ne peux pas laisser mon sac de ble; je vas le charger sur Sophie, le petit s'asseoira dessus, la maman derriere; ca ne vous genera pas, au contraire, ca vous servira a vous appuyer. La demoiselle viendra a pied avec moi, en causant avec le pere Cadoche, qui n'est pas tres-bien mis, mais qui a beaucoup d'esprit. Mais ou a-t-il passe, ce vieux lezard? dit-il en cherchant des yeux le mendiant qui avait disparu. Hola he! pere Cadoche! Venez-vous coucher a la maison?... Il ne repond pas; allons, ce n'est pas son idee pour ce soir. Marchons, Mesdames. --Cet homme nous a beaucoup effrayees, dit Marcelle. Vous le connaissez donc? --Depuis que je suis au monde. Ce n'est pas un mechant homme, et vous avez eu tort de le craindre. --Il me semble pourtant qu'il nous a fait des menaces, et sa maniere de tutoyer m'a paru peu amicale. --Il vous a tutoyees? Vieux farceur! Il n'est pas honteux, celui-la! Mais c'est sa maniere d'etre; n'y faites pas attention. C'est un homme sans malice, un original! c'est le pere Cadoche enfin, l'_oncle a tout le monde_, comme on l'appelle, et qui promet sa succession a tous les passants, quoiqu'il soit aussi gueux que son baton. Marcelle chemina fort commodement sur la robuste et pacifique Sophie. Le petit Edouard, qu'elle tenait bien serre devant elle, "goutait fort cette facon d'aller," comme dit le bon La Fontaine. Il talonnait de ses deux petits pieds l'encolure de la bete, qui ne le sentait pas et n'en allait pas plus vite. Elle marchait comme un vrai cheval de meunier, sans avoir besoin d'etre guidee, connaissant son chemin par coeur, et se dirigeant dans l'obscurite, a travers l'eau et les pierres, sans jamais se tromper ni faire un faux pas. A la requete de Marcelle, qui craignait, pour son vieux serviteur, une nuit passee a la belle etoile, le meunier fit retentir sa voix tonnante a plusieurs reprises, et Lapierre, qui s'etait egare dans un taillis voisin, et tournait, depuis une demi-heure, dans l'espace d'un arpent, vint bientot rejoindre la petite caravane. Au bout d'une heure de marche le bruit d'une ecluse se fit entendre, et les premieres blancheurs de la lune eclairerent le toit couvert de pampre du moulin, et les bords argentes de la riviere, jonches de menthe et de saponaire. Marcelle sauta legerement sur ce tapis parfume, apres avoir remis dans les bras du meunier l'enfant, qui, tout joyeux et tout fier de son voyage equestre, lui jeta ses petits bras autour du cou, en lui disant: --Bonjour, _alochon_. Ainsi que le Grand-Louis l'avait annonce, sa vieille mere se releva sans humeur, et avec l'aide d'une petite servante de quatorze a quinze ans, les lits furent bientot prets. Madame de Blanchemont avait plus besoin de repos que de souper: elle empecha la vieille meuniere de lui servir autre chose qu'une tasse de lait, et, brisee de fatigue, elle s'endormit avec son enfant attache a son flanc maternel, dans un lit de plume, appele _couette_, d'une hauteur demesuree et d'un moelleux recherche. Ces lits, dont tout le defaut est d'etre trop chauds et trop doux, composent, avec une paillasse rebondie, tout le coucher des habitants aises ou miserables d'un pays ou les oies abondent, et ou les hivers sont tres-froids. Fatigue d'un long voyage de quatre-vingts lieues fait tres rapidement, et surtout de la course en patache qui en avait ete pour ainsi dire le bouquet, la belle Parisienne eut volontiers dormi la grasse matinee; mais a peine l'aube eut-elle paru, que le chant des coqs, le _tic-tac_ du moulin, la grosse voix du meunier et tous les bruits du travail rustique la forcerent de renoncer a un plus long repos. D'ailleurs, Edouard qui n'etait pas fatigue le moins du monde et que l'air de la campagne stimulait deja, commencait a gambader sur son lit. Malgre tout le tapage du dehors, Suzette, couchee dans la meme chambre, dormait si profondement, que Marcelle se fit conscience de la reveiller. Commencant donc le genre de vie nouveau qu'elle avait resolu d'embrasser, elle se leva et s'habilla sans l'aide de sa femme de chambre, fit elle-meme avec un plaisir extreme la toilette de son fils, et sortit pour aller souhaiter le bonjour a ses hotes. Elle ne trouva que le garcon de moulin et la petite servante, qui lui dirent que le maitre et la maitresse venaient d'aller au bout du pre pour s'occuper du dejeuner. Curieuse de savoir en quoi consistaient ces preparatifs, Marcelle franchit le pont rustique qui servait en meme temps de pelle au reservoir du moulin, et laissant sur sa droite une belle plantation de jeunes peupliers, elle traversa la prairie en longeant le cours de la riviere, ou plutot du ruisseau, qui, toujours plein jusqu'aux bords et rasant l'herbe fleurie, n'a guere en cet endroit plus de dix pieds de large. Ce mince cours d'eau est pourtant d'une grande force, et aux abords du moulin il forme un bassin assez considerable, immobile, profond et uni comme une glace, ou se refletent les vieux saules et les toits moussus de l'habitation. Marcelle contempla ce site paisible et charmant, qui parlait a son coeur sans qu'elle sut pourquoi. Elle en avait vu de plus beaux; mais il est des lieux qui nous disposent a je ne sais quel attendrissement invincible, et ou il semble que la destinee nous attire pour nous y faire accepter des joies, des tristesses ou des devoirs. V. LE MOULIN. Quand Marcelle penetra dans les vastes bosquets ou elle comptait trouver ses hotes, elle crut entrer dans une foret vierge. C'etait une suite de terrains mines et bouleverses par les eaux, couverts de la plus epaisse vegetation. On voyait que la petite riviere faisait la de grands ravages a la saison des pluies. Des aunes, des hetres et des trembles magnifiques a demi renverses, et laissant a decouvert leurs enormes racines sur le sable humide, semblables a des serpents et a des hydres entrelaces, se penchaient les uns sur les autres dans un orgueilleux desordre. La riviere, divisee en nombreux filets, decoupait, suivant son caprice, plusieurs enceintes de verdure, ou, sur un gazon couvert de rosee, s'entre-croisaient des festons de ronces vigoureuses, et cent varietes d'herbes sauvages hautes comme des buissons et abandonnees a la grace incomparable de leur libre croissance. Jamais jardin anglais ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement groupees, ces bassins nombreux que la riviere s'est creuses elle-meme dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur les courants, ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces pieux epars que la mousse devore et qui semblent avoir ete jetes la pour completer la beaute du decor. Marcelle resta plongee dans une sorte de ravissement, et, sans le petit Edouard qui courait comme un faon echappe, avide d'imprimer le premier la trace de ses pieds mignons sur les sables fraichement deposes au rivage, elle se fut oubliee longtemps. Mais la crainte de le voir tomber dans l'eau reveilla sa sollicitude; et, s'attachant a ses pas, courant apres lui, et s'enfoncant de plus en plus dans ce desert enchante, elle croyait faire un de ces reves ou la nature nous apparait si complete dans sa beaute, qu'on peut dire avoir vu parfois, en songe, le paradis terrestre. Enfin le meunier et sa mere se montrerent sur l'autre rive; l'un jetant l'epervier et pechant des truites, l'autre trayant sa vache. --Ah! ah! ma petite dame, deja levee! dit le farinier. Vous voyez, nous nous occupons de vous. Voila la vieille mere qui se tourmente de n'avoir rien de bon a vous servir; mais moi je dis que vous vous contenterez de notre bon coeur. Nous ne sommes ni cuisiniers ni aubergistes, mais quand on a bon appetit d'un cote et bonne volonte de l'autre... --Vous me traitez cent fois trop bien, mes braves gens, repondit Marcelle en se hasardant sur la planche qui servait de pont, avec Edouard dans ses bras, pour aller les rejoindre; jamais je n'ai passe une si bonne nuit, jamais je n'ai vu une aussi belle matinee que chez vous. Les belles truites que vous prenez la, monsieur le meunier! Et vous, la mere, le beau lait blanc et cremeux! Vous me gatez, et je ne sais comment vous remercier. --Nous sommes assez remercies si vous etes contente, dit la vieille en souriant. Nous ne voyons jamais du si beau monde que vous, et nous ne connaissons pas beaucoup les compliments; mais nous voyons bien que vous etes une personne honnete et sans exigence. Allons, venez a la maison, la galette sera bientot cuite, et le _petit_ doit aimer les fraises. Nous avons un bout de jardin ou il s'amusera a les cueillir lui-meme. --Vous etes si bons, et votre pays est si beau, que je voudrais passer ma vie ici, dit Marcelle avec abandon. --Vrai? dit le meunier en souriant avec bonhomie; eh! si le coeur vous en dit... Vous voyez bien, mere, que notre pays n'est pas si laid que vous croyez. Quand je vous dis, moi, qu'une personne riche pourrait s'y trouver bien! --Oui! dit la meuniere, a condition d'y batir un chateau, et encore ce serait un chateau bien mal place. --Est-il possible que vous vous deplaisiez ici? reprit Marcelle etonnee. --Oh! moi, je ne m'y deplais pas, repondit la vieille. J'y ai passe ma vie et j'y mourrai, s'il plait a Dieu. J'ai eu le temps de m'y habituer, depuis soixante et quinze ans que j'y regne; et, d'ailleurs, on est bien force de se contenter du pays qu'on a. Mais vous, Madame, s'il vous fallait passer l'hiver ici, vous ne diriez pas que le pays est beau. Quand les grandes eaux couvrent tous nos pres, et que nous ne pouvons plus meme sortir dans notre cour, non, non, ca n'est pas joli! --Bah! bah! les femmes s'effraient toujours, dit le Grand-Louis. Vous savez bien que les eaux n'emporteront pas la maison, et que le moulin est bien garanti. Et puis quand le mauvais temps vient, il faut bien le prendre comme il est. Tout l'hiver, vous demandez l'ete, mere, et tant que dure l'ete, vous ne songez qu'a vous inquieter de l'hiver qui viendra. Moi, je vous dis qu'on pourrait vivre ici heureux et sans souci. --Et pourquoi donc ne fais-tu pas comme tu dis? reprit la mere. Es-tu sans souci, toi? Te trouves-tu heureux d'etre meunier et d'avoir ta maison dans l'eau si souvent? Ah! si je repetais tout ce que tu dis quelquefois sur le malheur de ne pas etre bien loge, et de ne pouvoir pas faire fortune! --C'est tres-inutile de repeter toutes les betises que je dis quelquefois, mere, vous pouvez bien vous en epargner la peine. En parlant ainsi d'un ton de reproche, le grand meunier regardait sa mere avec une douceur affectueuse et presque suppliante. Leur entretien ne paraissait pas aussi banal a madame de Blanchemont qu'il peut jusqu'ici le paraitre au lecteur. Dans la situation de son esprit, elle desirait savoir comment cette vie rustique, la moins dure encore pour les gens pauvres, etait sentie et appreciee par ceux-la meme qui etaient forces de la mener. Elle ne venait pas l'examiner et l'essayer avec des idees trop romanesques. Henri, en doutant de son aptitude a l'embrasser, lui en avait bien fait sentir les privations et les souffrances reelles. Mais elle pensait que ces souffrances n'etaient pas au-dessus de son courage, et ce qui l'interessait dans l'opinion de ses hotes du moulin, c'etait le degre de philosophie ou d'insensibilite dont les avait pourvus la nature, compare avec celui que le sentiment poetique et l'amour, sentiment plus religieux et plus puissant encore, pouvaient lui donner a elle meme. Elle laissa donc paraitre un peu de curiosite des que le Grand-Louis se fut eloigne pour porter ses truites, comme il disait, dans la poele a frire. --Ainsi, dit-elle a la vieille meuniere, vous ne vous trouvez pas heureuse, et votre fils lui-meme, malgre son air de gaiete, se tourmente quelquefois? --Eh! Madame, quant a moi, repondit la bonne femme, je me trouverais assez riche et assez contente de mon sort si je voyais mon fils heureux. Defunt mon pauvre homme etait a son aise; son commerce allait bien; mais il est mort avant d'avoir pu elever sa famille, et il m'a fallu mener a bien et etablir de mon mieux tous mes enfants. A present la part de chacun n'est pas grosse; le moulin est reste a mon Louis, qu'on appelle le Grand-Louis, comme on appelait son pere le Grand-Jean, et comme on m'appelle la Grand'Marie. Car, Dieu aidant, on pousse assez bien dans notre famille, et tous mes enfants etaient de belle taille. Mais c'est la le plus clair de notre bien; le reste est si peu de chose, qu'il n'y a pas de quoi se faire de fausses esperances. --Mais enfin, pourquoi voudriez-vous etre plus riches? Souffrez-vous de la pauvrete? Il me semble que vous etes bien loges, que votre pain est beau, votre sante excellente. --Oui, oui, grace au bon Dieu, nous avons le necessaire, et bien des gens qui valent peut-etre mieux que nous, n'ont pas tout ce qu'il leur faudrait; mais voyez-vous, Madame, on est heureux ou malheureux, suivant les idees qu'on se fait... --Vous touchez la vraie question, dit Marcelle, qui remarquait dans la physionomie et dans le langage de la meuniere de la finesse naive et un sens juste. Puisque vous appreciez si bien les choses, d'ou vient donc que vous vous plaignez? --Ce n'est pas moi qui me plains, c'est mon Grand-Louis! ou, pour mieux parler, c'est moi qui me plains parce que je le vois mecontent, et c'est lui qui ne se plaint pas parce qu'il a du courage et craint de me faire de la peine. Mais quand il en a trop lui-meme, ca lui echappe, le pauvre enfant! Il ne dit qu'un mot, mais ca me fend le coeur. Il dit comme ca: "_Jamais_, _jamais_, ma mere!" et ce mot veut dire qu'il n'espere plus rien. Mais ensuite, comme il est naturellement porte a la gaiete (comme defunt son pauvre cher pere), il a l'air de se faire une raison, et il me dit toutes sortes de contes, soit qu'il veuille me consoler, soit qu'il s'imagine que ce qu'il s'est mis dans la tete finira par arriver. --Mais qu'a-t-il dans la tete? c'est donc de l'ambition? --Oh! oui, c'est une grande ambition, c'est une vraie folie! ce n'est pourtant pas l'amour de l'argent, car il n'est pas avare, tant s'en faut! Dans son partage de famille, il a cede a ses freres et soeurs tout ce qu'ils ont voulu, et quand il a gagne quelque peu, il est pret a le donner au premier qui a besoin de lui. Ce n'est pas la vanite non plus, car il porte toujours ses habits de paysan, quoiqu'il ait recu de l'education et qu'il ait le moyen d'aller aussi bien vetu qu'un bourgeois. Enfin, ca n'est ni la mauvaise conduite, ni le gout de la depense, car il se contente de tout et ne va jamais courir ou il n'a pas affaire. --Eh bien, qu'est-ce donc? dit Marcelle, dont la douce figure et le ton cordial attiraient insensiblement la confiance de la vieille femme. --Eh! qu'est-ce que vous voulez que ce soit, si ce n'est pas l'amour? dit la meuniere avec un sourire mysterieux et ce je ne sais quoi de fin et de delicat qui, sur le chapitre du sentiment, etablit en un clin d'oeil l'abandon et l'interet entre les femmes, malgre les differences d'age et de rang. --Vous avez raison, dit Marcelle en se rapprochant de la Grand'Marie, c'est l'amour qui est le grand trouble-fete de la jeunesse! Et cette femme qu'il aime, elle est donc plus riche que lui? --Oh! ce n'est pas une femme! mon pauvre Louis a trop d'honneur pour en conter a une femme mariee! C'est une fille, une jeune fille, une jolie fille, ma foi, et une bonne fille, il faut en convenir. Mais elle est riche, riche, et nous avons beau y penser, jamais ses parents ne voudront la donner a un meunier. Marcelle, frappee du rapport qui existait entre le roman du meunier et celui de sa propre vie, eprouva une curiosite melee d'emotion. --Si elle aime votre fils, dit-elle, cette belle et bonne fille, elle finira par l'epouser. --C'est ce que je me dis quelquefois; car elle l'aime, cela j'en suis sure, Madame, quoique mon Grand-Louis ne le soit pas. C'est une fille sage, et qui n'irait pas dire a un homme qu'elle veut l'epouser malgre la volonte de ses parents. Et puis, elle est bien un peu rieuse, un peu coquette; c'est de son age, cela n'a que dix-huit ans! Son petit air malin desespere mon pauvre garcon; aussi, pour le consoler, quand je vois qu'il ne mange pas et qu'il fait sa grosse voix avec la Sophie (notre jument, _en parlant par respect_), je ne peux pas m'empecher de lui dire ce que j'en pense. Et il me croit un peu, car il voit bien que j'en sais plus long que lui sur le coeur des femmes. Moi, je vois bien que la belle rougit quand elle le rencontre, et qu'elle le cherche des yeux quand elle vient se promener par ici; mais j'ai tort de dire cela a ce garcon, car je l'entretiens dans sa folie, et je ferais mieux de lui dire qu'il n'y faut pas songer. --Pourquoi? dit Marcelle; l'amour rend tout possible. Soyez sure, ma bonne mere, qu'une femme qui aime est plus forte que tous les obstacles. --Oui, je pensais cela etant jeune. Je me disais que l'amour d'une femme est comme la riviere, qui casse tout quand elle veut passer, et qui se moque des barrages et des empellements. J'etais plus riche que mon pauvre Grand-Jean, moi, et pourtant je l'ai epouse. Mais il n'y avait pas la meme difference qu'entre nous maintenant et mademoiselle... Ici, le petit Edouard interrompit la meuniere en disant a sa mere: --Tiens! Henri est donc ici? VI. UN NOM SUR UN ARBRE. Madame de Blanchemont tressaillit et faillit laisser echapper un cri du fond de son coeur, en cherchant des yeux ce qui avait pu motiver l'exclamation de l'enfant. En suivant la direction des regards et des gestes d'Edouard, Marcelle remarqua un nom creuse au canif sur l'ecorce d'un arbre. L'enfant commencait a savoir lire, surtout certains mots qui lui etaient familiers, certains noms qu'on lui avait peut-etre fait epeler de preference. Il avait parfaitement reconnu celui d'Henri inscrit sur le tronc lisse d'un peuplier blanc, et il s'imaginait que son ami venait de le tracer. Entrainee par l'imagination de son fils, Marcelle se persuada avec lui, pendant quelques instants, qu'elle allait voir Henri Lemor sortir des bosquets d'aunes et de trembles. Mais il ne lui fallut pas beaucoup reflechir pour sourire tristement de sa facilite a se faire illusion. Cependant, comme on ne renonce pas volontiers a une esperance, si folle qu'elle soit, elle ne put se defendre de demander a la meuniere quelle personne de sa famille ou de son entourage portait le nom d'Henri. --Aucune que je sache, repondit la mere Marie. Je ne connais point cela. Il y a bien au bourg de Nohant une famille Henri, mais ce sont des gens comme moi, qui ne savent ecrire ni sur le papier ni sur les arbres... A moins que le fils qui revient de l'armee... mais bon! il y a plus de deux ans qu'il n'est venu par ici. --Vous ne savez donc pas qui peut avoir ecrit ce nom? --Je ne savais pas seulement qu'il y eut la quelque chose d'ecrit. Je n'y ai jamais fait attention. Et quand je l'aurais vu, je ne sais pas lire. J'avais pourtant le moyen d'etre bien eduquee, mais dans mon temps ce n'etait guere la mode. On faisait une croix sur les actes en guise de signature, et c'etait aussi bon devant la loi. Le meunier etait revenu avertir que le dejeuner etait pret. En voyant l'attention de Marcelle fixee sur ce nom, lui qui savait tres-bien lire et ecrire, mais qui n'avait rien remarque jusqu'alors, il chercha a expliquer le fait. --Je ne vois que l'homme de l'autre jour qui ait pu s'amuser a cela, dit-il, car il ne vient guere de gens de la ville par ici. --Et qu'est-ce que c'est que l'homme de l'autre jour? demanda Marcelle en s'efforcant de prendre un air d'indifference. --C'etait un monsieur qui ne nous a pas dit son nom, repondit la vieille. Nous ne savons pas grand'chose, et pourtant nous savons que la curiosite est malhonnete. Louis est comme moi la-dessus, et, au contraire des gens de notre pays qui interrogent a tort et a travers tous les etrangers qu'ils rencontrent, nous ne desirons jamais savoir que ce qu'on desire que nous sachions. Ce monsieur la avait l'air de vouloir garder son nom et ses intentions pour lui seul. --Et cependant il faisait beaucoup de questions, ce garcon-la, observa le Grand-Louis, et nous aurions ete en droit de lui en faire a notre tour. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas ose. Il n'avait pourtant pas la mine bien mechante, et je ne suis pas tres honteux de mon naturel; mais il avait un air tout drole et qui me faisait de la peine. --Quel air avait-il donc? demanda Marcelle, dont la curiosite et l'interet s'eveillaient a chaque mot du meunier. --Je ne saurais vous dire, repondit celui-ci; je n'y faisais pas grande attention pendant qu'il etait la, et quand il a ete parti, je me suis mis a y penser. Vous souvenez-vous, ma mere? --Oui, tu me disais: "Tenez, mere, en voila un qui est comme moi, il n'a pas tout ce qu'il desire." --Bah! bah! je ne disais pas cela, reprit le Grand-Louis, qui craignait que sa mere ne laissat echapper son secret, et ne se doutait pas qu'il fut deja revele. Je disais simplement: Voila un particulier qui n'a pas l'air bien content d'etre au monde. --Il etait donc fort triste? dit Marcelle emue. --Il avait l'air de penser beaucoup. Il est reste au moins trois heures tout seul, assis par terre, la ou vous etes maintenant, et il regardait couler la riviere, comme s'il eut voulu compter toutes les gouttes d'eau. J'ai cru qu'il etait malade, et j'ai ete, par deux fois, lui offrir d'entrer a la maison pour se rafraichir. Quand j'approchais de lui, il sautait comme un homme qu'on reveille, et il prenait un air fache. Puis, tout de suite, il avait un visage tres-doux et tres-bon, et il me remerciait. Il a fini par accepter un morceau de pain et un verrre d'eau, pas davantage. --C'est Henri! s'ecria le petit Edouard qui, pendu a la robe de sa mere, ecoutait avec attention. Tu sais bien, maman, qu'Henri ne boit jamais de vin. Madame de Blanchemont rougit, palit, rougit encore, et d'une voix qu'elle s'efforcait en vain d'assurer, elle demanda ce que cet etranger etait venu faire dans le pays. --Je n'en sais rien, repondit le farinier qui, fixant son regard penetrant sur le beau visage emu de la jeune dame, se dit en lui-meme: --En voila encore une qui a, comme moi, son idee dans la tete! Et, voulant satisfaire autant que possible la curiosite de Marcelle sur l'etranger, et la sienne propre sur les sentiments de son hotesse, il entra complaisamment dans tous les details qu'elle attendait avec anxiete. L'etranger etait arrive a pied, il y avait environ quinze jours. Il avait erre deux jours dans la Vallee-Noire, et on ne l'avait plus revu. On ne savait pas ou il avait passe la nuit; le meunier presumait que c'etait a la belle etoile. Il ne paraissait pas tres nanti d'argent. Il avait pourtant offert de payer son maigre repas au moulin; mais sur le refus du meunier, il avait remercie avec la simplicite d'un homme qui ne rougit pas d'accepter l'hospitalite d'un homme de meme condition que lui. Il etait vetu comme un ouvrier propre ou comme un bourgeois de campagne, avec une blouse et un chapeau de paille. Il avait un bien petit havre-sac sur le dos, et, de temps en temps, il le mettait sur ses genoux, en tirait du papier et avait l'air d'ecrire comme s'il eut pris des notes. Il avait ete a Blanchemont, a ce qu'il disait, mais personne ne l'y avait vu. Cependant, il parlait de la ferme et du vieux chateau comme un homme qui a tout examine. En mangeant son pain et buvant son eau, il avait fait beaucoup de questions au meunier sur l'etendue des terres, sur leur rapport, sur les hypotheques dont elles etaient grevees, sur la reputation et le caractere du fermier, sur les depenses de feu M. de Blanchemont, sur ses autres terres, etc.; enfin, on avait fini par le prendre, au moulin, pour un homme d'affaires envoye par quelque acheteur, pour avoir des informations et reconnaitre la qualite du terrain. --Car il parait que la terre de Blanchemont va etre mise en vente, si elle ne l'est pas deja, ajouta le meunier, qui n'etait pas tout a fait aussi degage de la fievre de curiosite particuliere aux paysans de l'endroit, que le pretendait sa mere. Marcelle, qu'une bien autre sollicitude agitait, entendit a peine la reflexion qui terminait ce recit. --Quel age pouvait avoir cet etranger? Demanda-t-elle. --Si sa figure ne ment pas, dit la meuniere, il peut avoir l'age de Louis, de vingt-quatre a vingt-cinq ans environ. --Et... comment est-il de figure? Est-il brun, de moyenne taille? --Il n'est pas grand et il n'est pas blond, dit le meunier. Il n'a pas une vilaine figure, mais il est pale comme un homme qui ne jouit pas d'une grosse sante. --Ce pourrait etre Henri, pensa Marcelle, bien que ce portrait un peu rudement esquisse, ne repondit pas assez a l'ideal qu'elle portait dans son coeur. --C'est un homme qui ne sera peut-etre pas tres _coulant_ en affaires, reprit le Grand-Louis: car pour obliger M. Bricolin, le fermier de Blanchemont, qui veut se porter acquereur, et pour degouter un peu celui-la, je m'amusait a deprecier la propriete; mais ce garcon ne se laissait pas endormir. La terre vaut ceci et cela, disait-il, et il comptait le revenu, les charges, les frais sur le bout de ses doigts, comme un quelqu'un qui s'y connait, et qui n'a pas besoin de longues paroles, le verre en main, a la mode du pays, pour voir le fort et le faible d'une affaire. --Allons, je suis folle, pensa madame de Blanchemont; cet etranger est le premier venu, quelque regisseur charge de placer des fonds dans le pays, et son air triste, sa reverie au bord de l'eau, c'est tout simplement le resultat de la chaleur et de la fatigue. Quant a ce nom d'Henri, c'est un hasard qu'il le porte, si tant est que ce soit lui qui l'ait ecrit la. Jamais Henri ne s'est occupe d'affaires; jamais il n'a su la valeur d'aucune propriete, la source et le cours d'aucune richesse de ce monde. Non, non, ce n'est pas lui. D'ailleurs, n'etait-il pas a Paris, il y a quinze jours? Il y en a trois que je l'ai vu, et il ne m'a pas dit qu'il se fut absente recemment. Que serait-il venu faire dans la Vallee-Noire? Savait-il seulement que la terre de Blanchemont, dont je ne me souviens pas de lui avoir jamais parle, fut situee dans cette province? Ayant detache, non sans quelque effort, ses regards de l'inscription mysterieuse qui avait tant fait travailler sa pensee, elle suivit ses hotes a la maison, et trouva un excellent dejeuner servi sur une table massive recouverte d'une nappe bien blanche. La fromentee (le mets favori du pays), pate compacte de ble creve dans l'eau et habille dans le lait, le gateau de poires a la creme poivree, les truites de la Vauvre, les poulets maigres et tendres, mis tout palpitants sur le gril, la salade a l'huile de noix bouillante, le fromage de chevre et les fruits un peu verts; tout cela parut exquis au petit Edouard. On avait mis le couvert des deux domestiques et des deux hotes a la meme table que madame de Blanchemont, et la meuniere s'etonnait beaucoup du refus de Lapierre et de Suzette, de s'asseoir a cote de leur maitresse. Mais Marcelle exigea qu'ils se conformassent a l'usage de la campagne, e elle commenca gaiement cette vie d'egalite dont l'idee lui souriait. Les manieres du meunier, etaient brusques, ouvertes, et jamais grossieres. Celles de sa mere etaient un peu plus obsequieuses, et, malgre les remontrances de Grand-Louis, a qui le bon sens tenait lieu de savoir vivre, elle persecutait bien un peu ses convives pour les forcer a manger plus que leur appetit ne le comportait; mais il y avait tant de sincerite dans son empressement, que Marcelle ne songea point a la trouver importune. Cette vieille avait du coeur et de l'intelligence, et son fils tenait d'elle a tous egards. Il avait de plus qu'elle un bon fonds d'education elementaire. Il avait suivi l'ecole primaire; il savait lire et comprendre beaucoup plus de choses qu'il n'etait presse de le faire voir. En causant avec lui, Marcelle trouva plus d'idees justes, de notions saines et de gout naturel, qu'elle n'en eut attendu la veille de la part du grand farinier a sa rencontre dans l'auberge. Tout cela avait d'autant plus de prix que, loin d'en faire montre et d'en tirer vanite, il affectait des manieres de paysan plus rudes que celles dont il n'ignorait pas l'usage. On eut dit qu'il craignait par-dessus tout de passer pour un bel esprit de village, et qu'il avait un profond mepris pour ceux qui renient leur bonne race et leur honnete condition, en prenant des airs ridicules. Il parlait avec assez de purete, a l'ordinaire, sans toutefois dedaigner les locutions naives et pittoresques du terroir. Quand il s'oubliait, c'est alors qu'il parlait tout a fait bien et qu'on ne sentait plus du tout le meunier. Mais bientot, comme s'il eut ete honteux de s'ecarter de sa sphere, il revenait a ses plaisanteries sans fiel et a sa familiarite sans insolence. Cependant Marcelle fut un peu embarrassee, lorsque le patachon etant revenu se mettre a sa disposition vers sept heures du matin, elle voulut, tout en prenant conge de ses hotes, payer la depense qu'elle avait faite chez eux. Ils refuserent a rien recevoir. --Non, ma chere dame, non, lui dit le meunier sans emphase, mais d'un ton ferme; nous ne sommes pas aubergistes. Nous pourrions l'etre, ce ne serait pas au-dessous de nous. Mais, enfin, nous ne le sommes pas, et nous ne prendrons rien. --Comment! dit Marcelle, je vous aurai cause tout ce derangement et toute cette depense sans que vous me permettiez de vous indemniser? car je sais que votre mere m'a donne sa chambre, qu'elle a pris votre lit et que vous avez couche dans le foin de votre grenier. Vous vous etes derange de vos occupations ce matin pour pecher. Votre mere a chauffe le four, elle a prise de la peine, et nous avons fait une certaine consommation chez vous. --Oh! ma mere a tres bien dormi et moi encore mieux, repondit le Grand-Louis. Les truites de la Vauvre ne me coutent rien, c'est aujourd'hui dimanche, et ces jours-la je peche toute la matinee. Pour un peu de lait, de pain et de farine qui ont servi a votre dejeuner, avec quelque mauvaise volaille, nous ne serons pas ruines. Ainsi, le service n'est pas grand, et vous pouvez l'accepter de nous sans regret. Nous ne vous le reprocherons pas, d'autant plus que nous ne vous reverrons peut-etre jamais. --J'espere que si, repondit Marcelle, car je compte rester quelques jours au moins a Blanchemont; je veux revenir remercier votre mere et vous d'une hospitalite si cordiale et que je suis pourtant un peu honteuse d'accepter ainsi. --Et pourquoi avoir honte de recevoir un petit service des honnetes gens? Quand on est content de leur bon coeur, on est quitte envers eux. Je sais bien que dans les grandes villes tout se paie, jusqu'a un verre d'eau. C'est une vilaine coutume, et dans nos campagnes, on serait bien malheureux si on ne s'obligeait pas les uns les autres. Allons, allons, n'en parlons plus. --Mais vous ne voulez donc pas que je revienne vous demander a dejeuner? vous me forcez a m'abstenir de ce plaisir ou a devenir indiscrete. --Cela c'est autre chose. Nous n'avons fait que notre devoir, en vous donnant comme vous dites l'hospitalite; car enfin nous sommes eleves a regarder cela comme un devoir; et, bien que la bonne coutume s'en aille un peu, bien qu'aujourd'hui les pauvres gens, sans demander qu'on leur paie ces petits services, acceptent presque tout ce qu'on leur donne en partant, nous ne sommes pas d'avis, ma mere et moi, de changer les vieux usages quand ils sont bons. S'il y avait eu aux environs une auberge passable, je vous y aurais conduite hier soir, pensant que vous y seriez mieux que chez nous, et voyant bien que vous aviez le moyen de payer votre gite. Mais il n'y en a point, ni bonne, ni mauvaise, et, a moins d'etre un homme sans coeur, je ne pouvais pas vous laisser passer la nuit dehors. Croyez-vous que je vous aurais invitee a venir chez nous, si j'avais eu l'intention de vous faire payer? Non, puisque, comme je vous le dis, je ne suis pas aubergiste. Voyez, nous n'avons ni houx, ni genet a notre porte. --J'aurais du remarquer cela en entrant, dit Marcelle, et mettre plus de discretion dans ma conduite ici. Mais que repondez-vous a ma question? Vous ne voulez donc pas que je revienne? --Cela c'est autre chose. Je vous invite a revenir tant que vous voudrez. Vous trouvez l'endroit joli, votre petit aime nos galettes. Ca m'encourage a vous dire que toutes les fois que vous reviendrez, vous nous ferez plaisir. --Et vous me forcerez comme aujourd'hui a accepter tout _gratis_? --Puisque je vous y invite? Je me suis donc mal explique? --Et vous ne voyez pas que, selon moi, ce serait abuser de votre bon coeur? --Non, je ne vois pas cela. Quand on est invite, on use de son droit en acceptant. --Allons, dit madame de Blanchemont, vous avez la vraie politesse, je le comprends, et dans notre monde on ne l'a pas. Vous m'enseignez que la discretion, celle qualite si vantee et malheureusement si necessaire parmi nous, est devenue telle depuis que la bienveillance s'est changee en compliments, et depuis que le savoir-vivre n'est plus l'expression de la sincere obligeance. --Vous parlez bien, dit le meunier dont la figure s'eclaira d'un rayon de vive intelligence, et je suis bien aise d'avoir eu l'occasion de vous obliger, foi d'homme! --En ce cas, vous me permettrez de vous recevoir a mon tour quand vous viendrez a Blanchemont? --Ah! cela, pardon! mais je n'irai pas chez vous. J'irai chez vos fermiers, comme j'y vas souvent, porter du ble; et je vous saluerai avec plaisir, voila tout. --Ah! ah! monsieur Louis, vous ne voulez pas dejeuner chez moi? --Oui et non. Je mange souvent chez vos fermiers; mais si vous etes la, ca sera change. Vous etes une dame noble, suffit. --Expliquez-vous, je ne comprends pas. --Voyons, est-ce que vous n'avez pas conserve les usages des anciens seigneurs? N'enverriez-vous pas votre meunier manger a la cuisine avec vos valets, et sans vous bien sur? Moi, ca ne me facherait pas de manger avec eux, puisque je l'ai bien fait aujourd'hui chez moi; mais ca me paraitrait drole de vous avoir fait asseoir chez moi, et de ne pouvoir pas m'asseoir chez vous, au coin du feu, et votre chaise a cote de la mienne. Voila, je suis un peu fier. Je ne vous blamerais pas, chacun suit ses idees et ses usages; c'est pourquoi je n'ai pas besoin d'aller me soumettre a ceux des autres quand je n'y suis pas force. [Illustration: Marcelle remarqua un nom creuse au canif sur un arbre.] Marcelle fut tres frappee du bons sens et de la sincere hardiesse du meunier. Elle sentit qu'il lui donnait une excellente lecon, et elle se rejouit d'avoir adopte des projets qui lui permettaient de la recevoir sans rougir. --Monsieur Louis, lui dit-elle, vous vous trompez sur mon compte. Ce n'est pas ma faute, si j'appartiens a la noblesse; mais il se trouve que par bonheur ou par hasard, je ne veux plus me conformer a ses usages. Si vous venez chez moi, je n'oublierai pas que vous m'avez recue comme votre egale, que vous m'avez servie comme votre prochain, et, pour vous prouver que je ne suis pas ingrate, je mettrai, s'il le faut, votre couvert et celui de votre mere moi-meme a ma table, comme vous avez mis le mien a la votre. --Vrai, vous feriez cela? dit le meunier en regardant Marcelle avec un melange de surprise, de doute respectueux et de sympathie familiere. En ce cas, j'irai.....ou plutot non, je n'irai pas; car je vois bien que vous etes une honnete personne. --Je ne comprends pas non plus a quel propos cette reflexion. --Ah! dame! si vous ne comprenez pas... je suis un peu en peine de m'expliquer mieux. --Allons, Louis, je crois que tu es fou, dit la vieille Marie qui tricotait d'un air grave en ecoutant toute cette conversation. Je ne sais pas ou tu prends tout ce que tu dis a notre dame. Excusez, Madame, ce garcon est un sans-souci qui a toujours dit a tout le monde, petits et grands, tout ce qui lui passait par la tete. Il ne faut pas que cela vous fache. Au fond, il a bon coeur, croyez-moi, et je vois bien a sa mine qu'il se jetterait dans le feu pour vous a cette heure. [Illustration: Mais le seul aspect de Blanchemont...] --Dans le feu, pas sur, dit le meunier en riant; mais dans l'eau, c'est mon element. Vous voyez bien, mere, que madame est une femme d'esprit, et qu'on peut lui dire tout ce qu'on pense. Je le dis bien a M. Bricolin, son fermier, qui est certainement plus a craindre qu'elle, ici! --Dites donc, maitre Louis, parlez! je suis tres-disposee a m'instruire. Pourquoi, parce que je suis une honnete personne, ne viendriez-vous pas chez moi? --Parce que nous aurions tort de nous familiariser avec vous, et que vous auriez tort de nous traiter en egaux. Ca vous attirerait, des desagrements. Vos pareils vous blameraient; ils diraient que vous oubliez votre rang, et je sais que cela passe pour tres-mal a leurs yeux. Et puis, la bonte que vous auriez avec nous, il faudrait donc l'avoir avec tous les autres, ou cela ferait des jaloux et nous attirerait des ennemis. Il faut que chacun suive sa route. On dit que le monde est grandement change depuis cinquante ans; moi je dis qu'il n'y a rien de change que nos idees a nous autres. Nous ne voulons plus nous soumettre, et ma mere que voila, et que j'aime pourtant bien, la brave femme, voit autrement que moi sur bien des choses. Mais les idees des riches et des nobles sont ce qu'elles ont toujours ete. Si vous ne les avez pas, ces idees-la, si vous ne meprisez pas un peu les pauvres gens, si vous leur faites autant d'honneur qu'a vos pareils, ce sera peut-etre tant pis pour vous. J'ai vu souvent votre mari, defunt M. de Blanchemont, que quelques-uns appelaient encore le seigneur de Blanchemont. Il venait tous les ans au pays et restait deux ou trois jours. Il nous tutoyait. Si c'avait ete par amitie, passe; mais c'etait par mepris; il fallait lui parler debout et toujours chapeau bas. Moi, cela ne m'allait guere. Un jour, il me rencontra dans le chemin et me commanda de tenir son cheval. Je fis la sourde oreille, il m'appela butor, je le regardai de travers; s'il n'avait pas ete si faible, si mince, je lui aurais dit deux mots. Mais c'aurait ete lache de ma part, et je passai mon chemin en chantant. Si cet-homme-la etait vivant et qu'il vous entendit me parler comme vous faites, il ne pourrait pas etre content. Tenez! rien qu'a la figure de vos domestiques, j'ai bien vu aujourd'hui qu'ils vous trouvaient trop sans facon avec nous autres et meme avec eux. Allons, Madame, c'est a vous de revenir vous promener au moulin, et a nous qui vous aimons, de ne pas aller nous attabler au chateau. Pour le mot que vous venez de dire, je vous pardonne tout le reste, et je me promets de vous convaincre, dit Marcelle en lui tendant la main avec une expression de visage dont la noble chastete commandait le respect, en meme temps que ses manieres entrainaient l'affection. Le meunier rougit en recevant cette main delicate dans sa main enorme, et, pour la premiere fois, il devint timide devant Marcelle, comme un enfant audacieux et bon dont l'orgueil est tout a coup vaincu par l'emotion. --Je vas monter sur Sophie, et vous servir de guide jusqu'a Blanchemont, dit-il apres un instant de silence embarrasse; ce patachon de malheur vous egarerait encore, quoiqu'il n y ait pas loin. --Eh bien! j'accepte, dit Marcelle; direz-vous encore que je suis fiere? --Je dirai, je dirai, s'ecria le Grand-Louis en sortant avec precipitation, que si toutes les femmes riches etaient comme vous.... On n'entendit pas la fin de sa phrase, et sa mere se chargea de la terminer. --Il pense, dit-elle, que si la fille qu'il aime etait aussi peu fiere que vous, il n'aurait pas tant de tourment. --Et ne pourrais-je pas lui etre utile? dit Marcelle en songeant avec plaisir qu'elle etait riche et saintement prodigue. --Peut-etre qu'en disant du bien de lui devant la demoiselle, car vous la connaitrez bien vite.... Mais bah! elle est trop riche! --Nous reparlerons de cela, dit Marcelle en voyant rentrer ses domestiques qui venaient chercher ses paquets. Je reviendrai tout expres, bientot, demain, peut-etre. Le patachon roux et rageur avait passe la nuit sous un arbre, n'ayant pu decouvrir, a travers l'obscurite, une maison dans la Vallee-Noire. A la pointe du jour, il avait apercu le moulin, et il y avait ete heberge et restaure lui et son cheval. Dans sa mauvaise humeur, il etait fort dispose a repondre avec insolence aux reproches qu'il s'attendait a recevoir. Mais, d'une part, Marcelle ne lui en fit aucun, et de l'autre, le farinier l'accabla de tant de moqueries, qu'il ne put avoir le dernier avec lui, et remonta tout penaud sur son brancard. Le petit Edouard supplia sa mere de le laisser aller a cheval devant le meunier qui le prit dans ses bras avec amour, en disant tout bas a la vieille Marie: --Si nous en avions un comme ca pour nous rejouir a la maison? hein, mere? Mais ca ne sera jamais! Et la mere comprit qu'il ne voulait se marier qu'avec celle a laquelle il ne pouvait raisonnablement pretendre. VII. BLANCHEMONT. Marcelle ayant embrasse la meuniere et largement recompense en cachette les serviteurs du moulin, remonta gaiement dans l'infernale patache. Son premier essai d'egalite avait epanoui son ame, et la suite du roman qu'elle voulait realiser se presentait a ses yeux sous les plus poetiques couleurs. Mais le seul aspect de Blanchemont rembrunit singulierement ses pensees, et son coeur se serra des qu'elle eut franchi la porte de son domaine. En remontant le cours de la Vauvre, et apres avoir gravi un mamelon assez raide, on se trouve sur le _tre_ ou _terrier_, c'est-a-dire le tertre de Blanchemont. C'est une belle pelouse ombragee de vieux arbres, et dominant un site charmant, non pas des plus etendus de la Vallee-Noire, mais frais, melancolique et d'un aspect assez sauvage, a cause de la rarete des habitations dont on apercoit a peine les toits de chaume ou de tuile brune au milieu des arbres. Une pauvre eglise et les maisonnettes du hameau entourent ce tertre incline vers la riviere, qui fait en cet endroit de gracieux detours. De la un large chemin raboteux conduit au chateau situe un peu en arriere au-dessous du tertre, au milieu des champs de ble. On rentre en plaine, on perd de vue les beaux horizons bleus du Berri et de la Marche. Il faut monter aux seconds etages du chateau pour les retrouver. Ce chateau n'a jamais ete d'une grande defense: les murs n'ont pas plus de cinq a six pieds d'epaisseur en bas, les tours elancees sont encorbellees. Il date de la fin des guerres de la feodalite. Cependant la petitesse des portes, la rarete des fenetres, et les nombreux debris de murailles et de tourelles qui lui servaient d'enceinte, signalent un temps de mefiance ou l'on se mettait encore a l'abri d'un coup de main. C'est un caste! assez elegant, un carre long renfermant a tous les etages une seule grande piece, avec quatre tours contenant de plus petites chambres aux angles, et une autre tour sur la face de derriere servant de cage a l'unique escalier. La chapelle est isolee par la destruction des anciens communs; les fosses sont combles en partie, les tourelles d'enceinte sont tronquees a la moitie, et l'etang qui baignait jadis le chateau du cote du nord est devenu une jolie prairie oblongue, avec une petite source au milieu. Mais l'aspect encore pittoresque du vieux chateau ne frappa d'abord que secondairement l'attention de l'heritiere de Blanchemont. Le meunier, en l'aidant a descendre de voiture, la dirigeait vers ce qu'il appelait le chateau neuf et les vastes dependances de la ferme, situees au pied du manoir antique et bordant une tres-grande cour fermee d'un cote par un mur crenele, de l'autre par une haie et un fosse plein d'eau bourbeuse. Rien de plus triste et de plus deplaisant que cette demeure des riches fermiers. Le chateau neuf n'est qu'une grande maison de paysan, batie, il y a peut-etre cinquante ans, avec les debris des fortifications. Cependant les murs solides, fraichement recrepis, et la toiture en tuiles neuves d'un rouge criard, annoncaient de recentes reparations. Ce rajeunissement exterieur jurait avec la vetuste des autres batiments d'exploitation et la malproprete insigne de la cour. Ces batiments sombres, et offrant des traces d'ancienne architecture, mais solides et bien entretenus, formaient un developpement de granges et d'etables d'un seul tenant qui faisait l'orgueil des fermiers et l'admiration de tous les agriculteurs du pays. Mais cette enceinte, si utile a l'industrie agricole, et si commode pour l'emmenagement du betail et de la recolte, enfermait les regards et la pensee dans un espace triste, prosaique et d'une salete repoussante. D'enormes monceaux de fumier enfonces dans leurs fosses carrees en pierres de taille, et s'elevant encore a dix ou douze pieds de hauteur, laissaient echapper des ruisseaux immondes qu'on faisait ecouler a dessein en toute liberte vers les terrains inferieurs pour rechauffer les legumes du potager. Ces provisions d'engrais, richesse favorite du cultivateur, charment sa vue et font glorieusement palpiter son coeur satisfait, lorsqu'un confrere vient les contempler avec l'admiration de l'envie. Dans les petites exploitations rustiques, ces details n'offensent pourtant ni les yeux ni l'esprit de l'artiste. Leur desordre, l'encombrement des instruments aratoires, la verdure qui vient tout encadrer, les cachent ou les relevent; mais sur une grande echelle et sur un terrain vaste, rien de plus deplaisant que cet horizon d'immondices. Des nuees de dindons, d'oies et de canards se chargent d'empecher qu'on puisse mettre le pied avec securite sur un endroit epargne par l'ecoulement des _fumerioux_ (les tas de fumier). Le terrain, inegal et pele, est traverse par une voie pavee, qui en cet instant, n'etait pas plus praticable que le reste. Les debris de la vieille toiture du chateau neuf etant restes epars sur le sol, on marchait litteralement sur un champ de tuiles brisees. Il y avait pourtant pres de six mois que le travail des couvreurs etait termine; mais ces reparations etaient a la charge du proprietaire, tandis que le soin d'enlever le dechet et de nettoyer la cour regardait le fermier. Il se promettait donc de le faire quand les occupations de l'ete auraient cesse et que ses serviteurs pourraient s'en charger. D'une part, il y avait le motif d'economiser quelques journees d'ouvrier; de l'autre, cette profonde apathie du Berrichon, qui laisse toujours quelque chose d'inacheve, comme si, apres un effort l'activite epuisee demandait un repos indispensable et les delices de la negligence avant la fin de la tache. Marcelle compara cette grossiere et repoussante opulence agricole, au poetique bien-etre du meunier; et elle lui aurait adresse quelque reflexion a cet egard, si, au milieu des cris de detresse des dindons effarouches et pourtant immobiles de terreur, du sifflement des oies meres de famille, et des aboiements de quatre ou cinq chiens maigres au poil jaune, elle eut pu placer une parole. Comme c'etait le dimanche, les boeufs etaient a l'etable et les laboureurs sur le pas de la porte, dans leurs habits de fete, c'est-a-dire en gros drap bleu de Prusse, de la tete aux pieds. Ils regarderent entrer la patache avec beaucoup d'etonnement, mais aucun ne se derangea pour la recevoir et pour avertir le fermier de l'arrivee d'une visite. Il fallut que Grand-Louis servit d'introducteur a madame de Blanchemont; il n'y fit pas beaucoup de facons et entra sans frapper, en disant: --Madame Bricolin, venez donc! voila madame de Blanchemont qui vient vous voir. Cette nouvelle imprevue causa un si vif saisissement aux trois dames Bricolin qui venaient de rentrer de la messe, et qui etaient en train de manger debout une legere collation, qu'elles resterent stupefaites, se regardant comme pour se demander ce qu'il fallait dire et faire en pareille circonstance; et elles n'avaient pas encore bouge de leur place lorsque Marcelle entra. Le groupe qui se presenta a ses regards etait compose de trois generations. La mere Bricolin, qui ne savait ni lire ni ecrire, et qui etait vetue en paysanne; madame Bricolin, epouse du fermier, un peu plus elegante que sa belle-mere, ayant a peu pres la tenue d'une gouvernante de cure: celle-la savait signer son nom lisiblement, et trouver les heures du lever du soleil et les phases de la lune dans l'almanach de Liege; enfin, mademoiselle Rose Bricolin, belle et fraiche en effet comme une rose du mois de mai, qui savait tres-bien lire des romans, ecrire la depense de la maison et danser la contredanse. Elle etait coiffee en cheveux, et portait une jolie robe de mousseline couleur de rose, qui dessinait a merveille une taille charmante, un peu trop modelee par l'exageration du corsage et des manches collantes, a la mode du moment. Cette ravissante figure, dont l'expression etait fine et naive a la fois, effaca chez Marcelle le facheux effet de la mine aigre et dure de sa mere. La grand'mere, halee et ridee comme une campagnarde eprouvee, avait une physionomie ouverte et hardie. Ces trois femmes restaient la bouche beante; la mere Bricolin se demandant de bonne foi si cette belle jeune dame etait la meme qu'elle avait vue venir quelquefois au chateau trente ans auparavant, c'est-a-dire la mere de Marcelle, qu'elle savait pourtant bien etre morte depuis longtemps: madame Bricolin, la fermiere, s'apercevant qu'elle avait remis trop vite, en rentrant de la messe, un tablier de cuisine sur sa robe de merinos marron; et mademoiselle Rose pensant rapidement qu'elle etait irreprochablement vetue et chaussee, et qu'elle pouvait, grace au dimanche, etre surprise par une elegante Parisienne, sans avoir a rougir de quelque occupation domestique trop vulgaire. Madame de Blanchemont avait toujours ete, aux yeux de la famille Bricolin, un etre problematique qui existait peut-etre, qu'on n'avait jamais vu et qu'on ne verrait certainement jamais. On avait connu monsieur son mari, qu'un n'aimait point parce qu'il etait hautain, qu'on n'estimait pas parce qu'il etait depensier, et qu'on ne craignait guere parce qu'il avait toujours besoin d'argent et qu'il s'en faisait avancer a tout prix. Depuis sa mort, on pensait n'avoir jamais a traiter qu'avec des hommes d'affaires, vu que le defunt avait dit maintes fois, en produisant la complaisante signature de sa femme: Madame de Blanchemont est un enfant qui ne s'occupera jamais de tout cela, et qui s'inquiete fort peu d'ou lui vient l'argent, pourvu que je lui en apporte. Bien entendu que le mari avait coutume de mettre sur le compte les gouts dispendieux de sa femme les prodigalites qu'il faisait a ses maitresses. On ne soupconnait donc nullement le caractere veritable de la jeune veuve, et madame Bricolin crut faire un reve en la voyant tomber en personne au beau milieu de la ferme de Blanchemont. Devait-elle s'en rejouir ou s'en affliger? Cette apparition bizarre etait-elle d'un bon ou d'un mauvais augure pour la prosperite des Bricolin? Venait-on reclamer ou demander? Tandis que, livree a ces soudaines perplexites, la fermiere examinait Marcelle a peu pres comme une chevre qui se met sur la defensive a la vue d'un chien etranger au troupeau, Rose Bricolin, subitement gagnee par l'air affable et la mise simple de l'etrangere, avait eu le courage de faire deux pas vers elle. La grand'mere fut la moins embarrassee des trois. Le premier moment de surprise dissipe, et sa tete affaiblie ayant fait un effort pour comprendre a qui elle avait affaire, elle s'approcha de Marcelle avec une brusque franchise, et lui fit accueil a peu pres dans les memes termes, quoique avec moins de distinction et de grace que la meuniere d'Angibault. Les deux autres, un peu rassurees par l'air doux et bienveillant avec lequel Marcelle leur demanda l'hospitalite pour deux ou trois jours, ayant, disait-elle, a s'entretenir de ses affaires avec M. Bricolin, s'empresserent bientot de lui offrir a dejeuner. Le refus de Marcelle fut motive sur l'excellent repas qu'elle avait pris une heure auparavant au moulin d'Angibault, et c'est alors seulement que les regards des trois dames Bricolin se porterent sur le Grand-Louis qui se tenait pres de la porte, causant farine avec la servante comme pour avoir pretexte a rester un peu. Ces trois regards furent tres differents. Celui de la grand'mere fut amical, celui de sa belle-fille plein de dedain, celui de Rose incertain et indefinissable comme s'il eut ete mele de l'un et de l'autre sentiment interieur. --Comment s'ecria madame Bricolin d'un ton dolent et railleur, lorsque Marcelle eut raconte en peu de mots ses aventures de la nuit, vous avez ete forcee de coucher dans ce moulin? Et nous ne le savions pas! Eh! pourquoi cet imbecile de meunier ne vous a-t-il pas amenee ici tout de suite? Ah! mon Dieu! quelle mauvaise nuit vous avez du passer, Madame! --Excellente, au contraire, j'ai ete traitee comme une reine, et j'ai mille obligations a M. Louis et a sa mere. --Mais ca ne m'etonne pas, dit la mere Bricolin; la Grand'Marie est une si brave femme, et elle tient sa maison si proprement! C'est mon amie de jeunesse, a moi; nous avons garde les moutons ensemble, sauf votre respect; nous etions deux jolies filles dans ce temps-la, a ce qu'on disait, quoiqu'il n'y paraisse plus, n'est-ce pas, Madame? Nous n'en savions pas plus long l'une que l'autre: filer, tricoter, faire les fromages, et voila tout. Nous nous sommes mariees bien differemment; elle a pris plus pauvre qu'elle, et moi j'ai epouse plus riche que moi. C'est l'amour qui a fait ces deux mariages-la! ca se voyait dans notre temps; a present on ne se marie que par interet, et les ecus comptent plus que les sentiments. Ce n'en est pas mieux, n'est-ce pas, madame de Blanchemont? --Je suis tout a fait de votre avis, dit Marcelle. --Eh! mon Dieu! ma mere, quels contes faites-vous la a Madame? reprit aigrement madame Bricolin. Croyez-vous que vous l'amusez avec vos vieilles histoires? Eh! meunier, ajouta-t-elle d'un ton imperatif, allez donc voir si M. Bricolin est dans la garenne ou a son champ d'avoine derriere la maison. Vous lui direz de venir saluer madame. --M. Bricolin, repondit le meunier avec un regard clair et un air de bravade enjouee, n'est ni a son champ d'avoine, ni a la garenne; je l'ai apercu en passant qui buvait chopine et pinte avec M. le cure au presbytere. --Ah! oui! dit la mere Bricolin, il doit etre au _precipitere_. M. le cure a grand soif et grand faim apres la grand'messe, et il aime qu'on lui tienne compagnie. Dismoi, Louis, mon enfant, veux-tu aller le chercher, toi qui es si complaisant? --J'y vas tout de suite, dit le meunier qui n'avait pas bouge a l'injonction de la fermiere. Et il sortit en courant. Si vous le trouvez complaisant, celui-la, grommela madame Bricolin en regardant sa belle-mere avec humeur, vous n'etes pas difficile. --Oh! maman, il ne faut pas dire cela, dit d'une voix douce la belle Rose Bricolin. Grand-Louis a bien bon coeur. --Et qu'est-ce que vous voulez en faire de son bon coeur? riposta la Bricolin avec une irritation croissante. Qu'est-ce que vous avez donc pour lui toutes les deux, depuis quelque temps? --Mais, maman, c'est toi qui es injuste avec lui depuis quelque temps, repondit Rose, qui ne paraissait pas craindre beaucoup sa mere, habituee qu'elle etait a la protection de son aieule. Tu le rudoies toujours, et pourtant tu sais que papa l'estime beaucoup. --Toi, tu ferais mieux, dit la fermiere, d'aller, au lieu de raisonner, preparer ta chambre, qui est la mieux arrangee de la maison, pour madame, qui aura peut-etre envie de se reposer avant l'heure du diner. Madame nous excusera si elle n'est pas tres-bien logee ici. Ce n'est que l'annee derniere que defunt M. de Blanchemont a consenti a faire arranger un peu le chateau neuf, qui etait quasi aussi delabre que l'ancien, et c'est alors seulement que nous avons pu commencer a nous meubler un peu convenablement au renouvellement de notre bail. Rien n'est termine, les papiers ne sont pas encore colles dans toutes les chambres, et nous attendons des commodes et des lits qui ne sont pas encore arrives de Bourges. Nous en avons aussi qui ne sont pas encore deballes. Nous sommes vraiment sens dessus dessous depuis que les ouvriers ont tout bouleverse ici. Les embarras domestiques que madame Bricolin signalait ainsi par un discours de rigueur, etaient absolument motives comme ceux que Marcelle avait pu remarquer a l'exterieur de la maison. L'economie, jointe a l'apathie, faisait trainer les depenses en longueur, et reculait indefiniment le moment de jouir du luxe qu'on voulait, qu'on pouvait, et qu'on n'osait encore se permettre. La piece triste et enfumee ou l'on avait ete surpris par la chatelaine etait la plus laide et la plus malpropre du chateau neuf. C'etait a la fois une cuisine, une salle a manger et un parloir. Les poules y avaient acces, a cause de la porte au rez-de-chaussee constamment ouverte, le soin de les chasser etant une des occupations incessantes de la fermiere, comme si l'etat de colere et les actes de rigueur perpetuelle ou l'entretenaient les recidives de la volaille eussent ete necessaires a son besoin d'agir et de chatier. C'est la qu'on recevait les paysans avec lesquels on avait des relations de tous les instants; et, comme leurs pieds crottes et le sans-gene de leurs habitudes eussent inevitablement gate les parquets et les meubles, on n'y faisait usage que de grossieres chaises de paille et de bancs de bois poses sur les dalles nues et inutilement balayees dix fois par jour. Les mouches, qui y tenaient cour pleniere, et le feu qui brulait a toute heure et en toute saison dans la vaste cheminee ornee de cremailleres de toutes dimensions, rendaient cette piece fort desagreable en ete. Et pourtant c'est la que se tenait continuellement la famille, et lorsqu'on fit passer Marcelle dans la piece voisine, il lui fut aise de voir que cette espece de salon etait encore vierge, quoiqu'il fut arrange depuis un an. Il etait decore avec le luxe grossier des chambres d'auberge. Le parquet tout neuf n'avait pas encore recu l'encaustique et le cirage. Les rideaux d'indienne voyante etaient suspendus par leurs ornements de cuivre estampes d'un gout detestable. La garniture de la cheminee repondait a l'eclat et a la laideur de ces ornements pretendus renaissance. Un gueridon fort riche, sur lequel on devait un jour prendre le cafe, avait tous ses bronzes dores encore enveloppes de papier et de ficelle. Le meuble etait couvert de housses a carreaux rouges et blancs, sous lesquelles le damas de laine etait destine a s'user sans voir le jour; et, comme on ne connait point encore dans ces fermes la distinction du salon avec la chambre a coucher, deux lits d'acajou, non encore garnis de rideaux, etaient disposes en long, les pieds en avant vers la fenetre, a droite et a gauche de la porte d'entree. On se disait a l'oreille dans la famille que ce serait la chambre de noces de Rose. Marcelle trouva cette maison si deplaisante, qu'elle resolut de n'y pas demeurer. Elle declara qu'elle ne voulait pas causer le moindre derangement a ses hotes, et qu'elle chercherait dans le hameau quelque maison de paysan ou elle put prendre gite, a moins qu'il n'y eut dans le vieux chateau quelque chambre habitable. Cette derniere idee parut causer quelque souci a madame Bricolin, et elle n'epargna rien pour en detourner son hotesse. --Il est bien vrai, dit-elle, qu'il y a toujours au vieux chateau ce qu'on appelle la chambre du maitre. Lorsque M. le baron, votre defunt mari, nous faisait l'honneur de passer par ici, comme il nous ecrivait toujours d'avance pour nous prevenir de son arrivee, nous avions soin de tout nettoyer, afin qu'il ne s'y trouvat pas trop mal. Mais ce malheureux chateau est si triste, si delabre...! Les rats et les oiseaux de nuit font la dedans un vacarme si epouvantable, et, d'ailleurs, les toitures sont en si mauvais etat, et les murs si branlants, qu'il n'y a vraiment pas de surete a y dormir. Je ne concois pas le gout que M. le baron avait pour cette chambre. Il n'en voulait pas accepter chez nous, et on aurait dit qu'il se serait cru degrade s'il eut passe une nuit ici ailleurs que sous le toit de son vieux chateau. --J'irai voir cette chambre, dit Marcelle, et pour peu qu'on y puisse dormir a couvert, c'est tout ce qu'il me faut. En attendant, je vous supplie de ne rien deranger chez vous. Je ne veux en aucune facon vous etre a charge. Rose exprima le desir qu'elle aurait au contraire a ceder son appartement a madame de Blanchemont, dans des termes si aimables et avec une physionomie si prevenante, que Marcelle lui prit doucement la main pour la remercier, mais sans changer de resolution. L'aspect du chateau neuf, joint a une repugnance instinctive pour madame Bricolin, lui firent refuser obstinement l'hospitalite qu'elle avait fini par accepter de grand coeur au moulin. Elle se debattait encore contre les ceremonieuses importunites de la fermiere, lorsque M. Bricolin arriva. VIII. LE PAYSAN PARVENU. M. Bricolin etait un homme de cinquante ans, robuste et d'une figure reguliere. Mais l'embonpoint avait envahi ses membres ramasses, ainsi qu'il arrive a tous les campagnards a leur aise, qui, passant leurs journees au grand air, a cheval la plupart du temps, et menant une vie active mais non penible, ont juste assez de fatigue pour entretenir l'exuberance de leur sante et la complaisance de leur appetit. Grace a ce stimulant d'un air vif et d'un exercice continuel, ces hommes supportent quelque temps sans malaise des exces de table journaliers, et, quoique dans leurs occupations champetres ils soient vetus d'une maniere peu differente des paysans, il est impossible de les confondre avec eux, meme au premier coup d'oeil. Tandis que le paysan est toujours maigre, bien proportionne et d'un teint basane qui a sa beaute, le bourgeois de campagne est toujours, des l'age de quarante ans, afflige d'un gros ventre, d'une demarche pesante et d'un coloris vineux qui vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations. Parmi ceux qui ont fait leur fortune eux-memes et qui ont commence leur vie par la sobriete forcee du paysan, on ne trouverait guere d'exception a cet epaississement de la forme et a cette alteration de la peau. Car c'est une observation proverbiale que lorsque le paysan commence a se nourrir de viande et a boire du vin a discretion, il devient incapable de travailler, et que le retour a ses premieres habitudes lui serait infailliblement et promptement mortel. On peut donc dire que l'argent passe dans leur sang, qu'ils s'y attachent de corps et d'ame, et que la vie ou la raison doit fatalement succomber chez eux a la perte de leur fortune. Toute idee de devouement a l'humanite, toute notion religieuse, sont presque incompatibles avec cette transformation que le bien-etre opere dans leur etre physique et moral. Il serait fort inutile de s'indigner contre eux. Ils ne peuvent pas etre autrement. Ils s'engraissent pour arriver a l'apoplexie ou a l'imbecillite. Leurs facultes pour l'acquisition et la conservation de la richesse, tres-developpees d'abord, s'eteignent vers le milieu de leur carriere, et, apres avoir fait fortune avec une rapidite et une habilete remarquables, ils tombent de bonne heure dans l'apathie, le desordre et l'incapacite. Aucune idee sociale, aucun sentiment de progres ne les soutient. La digestion devient l'affaire de leur vie, et leur richesse si vigoureusement acquise est, avant qu'ils l'aient consolidee, engagee dans mille embarras et compromise par mille maladresses... sans parler de la vanite qui les precipite dans des speculations au-dessus de leur credit; si bien que tous ces riches sont presque toujours ruines au moment ou ils font le plus d'envieux. M. Bricolin n'en etait pas encore la. Il etait a cet age ou l'activite et la volonte dans toute leur force, peuvent encore lutter contre la double ivresse de l'orgueil et de l'intemperance. Mais il suffisait de voir ses yeux un peu brides, son vaste abdomen, son nez luisant, et le tremblement nerveux que l'habitude du coup du matin (c'est-a-dire les deux bouteilles de vin blanc a jeun en guise de cafe), donnait a sa main robuste, pour presager l'epoque prochaine ou cet homme si dispos, si matinal, si prevoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la sante, la memoire, le jugement et jusqu'a la durete de son ame, pour devenir un ivrogne epuise, un bavard tres-lourd, et un maitre facile a tromper. Sa figure avait ete belle, quoique depourvue absolument de distinction. Ses traits courts et fortement accentues annoncaient une energie et une aprete peu communes. Il avait l'oeil vif, noir et dur, la bouche sensuelle, le front etroit et bas, les cheveux crepus, la parole breve et rapide. Il n'y avait point de faussete dans son regard, ni d'hypocrisie dans ses manieres. Ce n'etait point un homme fourbe, et le grand respect qu'il avait pour le tien et le mien, aux termes de la societe actuelle, le rendait incapable de friponnerie. D'ailleurs, le cynisme de sa cupidite l'empechait de farder ses intentions, et quand il avait dit a son semblable: "Mon interet est contraire au tien," il pensait lui avoir demontre qu'il agissait en vertu du droit le plus sacre, et qu'il avait fait acte de haute loyaute en le lui annoncant. _Demi-bourgeois, demi-manant,_ il portait le dimanche un costume mixte entre le paysan et le _monsieur_. Son chapeau avait la forme plus basse que celui des uns, et les bords moins larges que celui des autres. Il avait une blouse grise a ceinture et a plis fixes sur sa taille courte, qui lui donnait l'aspect d'une barrique cerclee. Ses guetres exhalaient une odeur d'etable indelebile, et sa cravate de soie noire etait d'un luisant graisseux. Ce personnage, court et brusque, fit une impression desagreable sur Marcelle, et sa conversation prolixe, roulant toujours sur l'argent, lui fut encore moins sympathique que les prevenances desobligeantes de sa moitie. Voici quel fut a peu pres le resume du bavardage de deux heures qu'elle eut a subir de la part de maitre Bricolin. La propriete de Blanchemont etait chargee d'hypotheques pour un grand tiers de sa valeur. Feu M. le baron avait en outre demande des avances considerables sur les fermages, et avec des interets enormes que M. Bricolin _avait ete force d'exiger_, vu la difficulte de se procurer de l'argent et le taux usuraire etabli dans le pays. Madame de Blanchemont devait se soumettre a des conditions encore plus dures, si elle voulait continuer le systeme auquel son mari avait ete autorise par elle; ou bien, avant de demander les revenus, elle devait payer l'arriere, capital et interets, et interet des interets, somme qui s'elevait a plus de cent mille francs. Quant aux autres creanciers, ils voulaient rentrer dans leurs fonds entierement, ou garder leur creance entiere a titre de placement. Il fallait donc vendre la terre ou trouver promptement des capitaux; en un mot, la terre valait huit cent mille francs, elle etait grevee de quatre cent mille francs de dettes, sans compter celle envers M. Bricolin. Il restait trois cent mille francs, unique fortune desormais de madame de Blanchemont, independante de celle que son mari avait ou n'avait pas laissee a son fils et dont elle ne connaissait pas encore la situation. Marcelle etait loin de s'attendre a de si grands desastres, elle n'en avait pas prevu la moitie. Les creanciers n'avaient pas encore reclame, et, bien nantis de leurs titres, ils attendaient, M. Bricolin tout le premier, que la veuve s'informat de sa position pour lui demander le paiement integral ou la continuation du revenu que l'emprunt leur assurait. Lorsqu'elle demanda a Bricolin pourquoi, depuis un mois qu'elle etait veuve, il ne lui avait pas fait connaitre l'etat de ses affaires, il lui repondit avec une brutale franchise qu'il n'avait pas de raison pour se presser, que sa creance etait bonne, et que chaque jour d'indifference de la part du proprietaire etait un jour de profit pour le fermier, pendant lequel il cumulait les interets de son argent sans rien aventurer. Ce raisonnement peremptoire eclaira promptement Marcelle sur le genre de moralite de M. Bricolin. --C'est juste, lui repondit-elle en souriant avec une ironie que le fermier ne daigna pas comprendre. Je vois que c'est ma faute si chaque jour que je laisse ecouler devore plus que le revenu auquel je croyais pouvoir pretendre. Mais, dans l'interet de mon fils, je dois mettre un terme a cette espece de debacle, et j'attends de vous, monsieur Bricolin, un bon conseil a cet egard. M. Bricolin, tres surpris du calme avec lequel la dame de Blanchemont venait d'apprendre qu'elle etait a peu pres ruinee, et encore plus de la confiance avec laquelle elle le consultait, la regarda entre les deux yeux. Il vit dans sa physionomie une sorte de defi malicieux porte par la plus parfaite candeur a sa cupidite. --Je vois bien, dit-il, que vous voulez me tenter, mais je ne veux pas m'exposer a des reproches de la part de votre famille. Cela fait tort a un homme d'etre accuse de complaisance interessee a des prets usuraires. Il faut, madame de Blanchemont, que je vous parle serieusement; mais ici les murs sont trop minces, et ce que j'ai a vous dire n'a pas besoin d'etre ebruite. Si vous voulez faire semblant de venir avec moi examiner le vieux chateau, je vous dirai, 1 deg. ce que je vous conseillerais de faire si j'etais votre parent; 2 deg. ce que, etant votre creancier, je desire que vous fassiez; vous verrez s'il y a un troisieme avis a examiner. Je ne le pense pas. Si le vieux chateau n'eut pas ete entoure d'orties, de mares stagnantes et fetides, et de mille decombres mutiles qui n'avaient plus aucune autre physionomie que celle d'un desordre barbare, c'eut ete un debris du passe assez pittoresque. Il y avait un reste de fosse avec de grands roseaux, de superbes lierres sur toute une face du batiment, et un eboulement ou des cerisiers sauvages avaient acquis un developpement magnifique. Ce cote ne manquait pas de poesie. M. Bricolin montra a Marcelle la chambre que son mari avait coutume d'habiter en passant. Il y avait un reste d'ameublement du temps de Louis XVI, tres-malpropre et tres-fane. Cependant cette piece etait habitable, et madame de Blanchemont resolut d'y passer la nuit. --Cela contrariera un peu ma femme, qui tenait a honneur de vous recevoir dans ses meubles, dit M. Bricolin; mais je ne connais rien de plus mal a propos que de tourmenter les personnes. Si le vieux chateau vous plait, il ne faut pas disputer des gouts, comme on dit, et j y ferai transporter vos effets. On mettra un lit de sangle dans ce cabinet pour votre _fille de chambre_. En attendant, je vais vous parler serieusement de vos affaires, madame de Blanchemont: c'est le plus presse. Et, tirant un fauteuil, Bricolin s'y installa et commenca ainsi: --D'abord, permettez-moi de vous demander si vous avez par devers vous une autre fortune que la terre de Blanchemont? je ne crois pas, si je suis bien informe. --Je n'ai a moi rien autre chose, repondit Marcelle avec tranquillite. --Et pensez-vous que votre fils ait a heriter d'une grosse fortune du chef de son pere? --Je n'en sais rien. Si les proprietes de M. de Blanchemont sont aussi grevees que la mienne.... --Ah! vous n'en savez rien? Vous ne vous occupez donc pas de vos affaires? c'est drole! Mais tous les nobles sont comme cela. Moi, je suis oblige de connaitre votre position. C'est mon metier et mon interet. Or donc, voyant que feu M. le baron allait grand train, et ne prevoyant pas qu'il mourrait si jeune, j'ai du m'assurer des breches qu'il pouvait avoir faites a sa fortune, afin d'etre en garde contre des emprunts qui auraient pu exceder un jour la valeur des terres d'ici, et me laisser sans garantie. J'ai donc fait courir et fureter les gens du metier, et je sais, a un sou pres, ce qui reste, _au jour d'aujourd'hui_, a votre petit bonhomme. --Faites-moi donc le plaisir de me l'apprendre, monsieur Bricolin. --C'est facile, et vous pourrez le verifier. Si je me trompe de dix mille francs, c'est tout le bout du monde. Votre mari avait environ un million de fortune, il reste cela au soleil, sauf qu'il y a neuf cent quatre-vingt ou quatre-vingt-dix mille francs de dettes a payer. --Ainsi, mon fils n'a plus rien? dit Marcelle troublee de cette revelation nouvelle. --Comme vous dites. Avec ce que vous avez il aura encore trois cent mille francs un jour. C'est encore joli si vous voulez rassembler et liquider cela. En terres, ca represente six ou sept mille livres de rente. Si vous voulez le manger, c'est encore plus joli. --Je n'ai pas l'intention de detruire l'unique avenir de mon fils. Mon devoir est de me degager autant que possible des embarras ou je me trouve. --En ce cas, ecoutez: Vos terres et les siennes rapportent deux pour cent. Vous payez les interets de vos dettes quinze et vingt pour cent; avec les interets cumules, vous arriverez promptement a augmenter sans fin le capital de la dette. Comment allez-vous faire? --Il faut vendre, n'est-ce pas? --Comme vous voudrez. Je crois que c'est dans votre interet bien entendu, a moins que, pourtant, comme vous avez pour longtemps la jouissance du bien de votre fils, vous ne preferiez profiter du desordre, et faire votre part. --Non, monsieur Bricolin, telle n'est pas mon intention. --Mais vous pourriez encore tirer de l'argent de cette fortune-la, et comme le petit a encore des grands parents dont il heritera, il pourrait n'etre pas banqueroutier a l'epoque de sa majorite. --C'est tres-bien raisonne, dit froidement Marcelle; mais je veux agir tout autrement. Je veux tout vendre afin que les dettes de la succession n'excedent pas le capital; et quant a ma fortune, je veux la liquider, afin d'avoir le moyen d'elever convenablement mon fils. --En ce cas, vous voulez vendre Blanchemont? --Oui, monsieur Bricolin, tout de suite. --Tout de suite? Oh! je le crois bien; quand on est dans votre position, et qu'on veut en sortir franchement, il n'y a pas un jour a perdre, puisque chaque jour fait un trou a la bourse. Mais croyez-vous que ce soit bien facile de vendre une terre de cette importance tout de suite, soit en bloc, soit en detail? Autant vaudrait dire que du jour au lendemain on va vous batir un chateau comme celui-ci, assez solide pour durer cinq ou six cents ans. Sachez donc _qu'au jour d'aujourd'hui_ on ne remue de fonds que dans l'industrie, les chemins de fer et autres grosses affaires ou il y a cent pour cent a perdre ou a gagner. Quant aux proprietes territoriales, c'est le diable a deloger. Dans notre pays, tout le monde voudrait vendre, et personne ne veut acheter, tant on est las d'enterrer dans les sillons de gros capitaux pour un mince revenu. La terre est bonne pour quiconque y reside, en vit et y fait des economies; c'est la vie des campagnards comme moi. Mais pour vous autres gens des villes, c'est un revenu miserable. Ainsi donc, un bien de cinquante, cent mille francs au plus, trouvera parmi mes pareils des acquereurs empresses. Un bien de huit cent mille francs depasse generalement nos moyens, et il vous faudra chercher, dans l'etude de votre notaire a Paris un capitaliste qui ne sache que faire de ses fonds. Pensez-vous qu'il y en ait beaucoup _au jour d'aujourd'hui_? Quand on peut jouer a la bourse, a la roulette, aux _z'houlieres_, aux chemins de fer, aux places et a mille autres gros jeux? Il vous faudra donc rencontrer quelque vieux noble peureux qui aime mieux placer son argent a deux pour cent, dans la crainte d'une revolution, que de se lancer dans les belles speculations qui tentent tout le monde _au jour d'aujourd'hui_. Encore faudrait-il qu'il y eut une belle maison d'habitation ou un vieux rentier put venir finir ses jours. Mais vous voyez votre chateau? je n'en voudrais pas pour les materiaux. La peine de le jeter par terre ne vaudrait pas ce qu'on en retirerait de charpente pourrie et de moellons fendus. Ainsi donc, vous pouvez bien, en faisant afficher votre terre, la vendre en bloc un de ces matins; mais vous pouvez bien aussi attendre dix ans; car votre notaire aura beau dire et imprimer sur ses pancartes, comme c'est l'usage, qu'elle rapporte trois et trois et demi; on verra mon bail, et on saura que, les impots defalques, elle n'en rapporte pas deux. --Voire bail a peut-etre ete conclu en raison des avances que vous aviez faites a M. de Blanchemont? dit Marcelle en souriant. --Comme de juste! repondit Bricolin avec aplomb, et mon bail est de vingt ans; il y en a un d'ecoule, reste dix-neuf. Vous le savez bien, vous l'avez signe. Apres cela, vous ne l'avez peut-etre pas lu... Dame! c'est votre faute. --Aussi, je ne m'en prends a personne. Donc, je ne puis pas vendre en bloc, mais en detail? --En detail, vous vendrez bien, vous vendrez cher, mais on ne vous paiera pas. --Pourquoi cela? --Parce que vous serez forcee de vendre a beaucoup de gens dont la plupart ne seront pas solvables, a des paysans qui, les meilleurs, s'acquitteront sou par sou a la longue, et, les plus gueux, qui se laisseront tenter par l'amour de posseder un peu de terre, comme ils font tous _au jour d'aujourd'hui_, et qu'il vous faudra exproprier au bout de dix ans, sans avoir touche de revenu. Cela vous ennuiera de les tourmenter? --Et je ne m'y resoudrai jamais. Ainsi, monsieur Bricolin, selon vous, je ne puis ni vendre ni conserver? --Si vous voulez etre raisonnable, ne pas vendre cher et palper du comptant, vous pouvez vendre a quelqu'un que je connais. --A qui donc? --A moi. --A vous, monsieur Bricolin? --A moi, Nicolas-Etienne Bricolin. --En effet, dit Marcelle, qui se rappela en cet instant quelques paroles echappees au meunier d'Angibault; j'ai entendu parler de cela. Et quelles sont vos propositions? --Je m'arrange avec vos creanciers hypothecaires, je demembre la terre, je vends a ceux-ci, j'achete a ceux-la, je garde ce qui est a ma convenance et je vous paie le reste. --Et les creanciers, vous les payez comptant aussi? Vous etes enormement riche, monsieur Bricolin? --Non, je les fais attendre, et, d'une maniere ou de l'autre, je vous en debarrasse. --Je croyais qu'ils voulaient tous etre rembourses immediatement; vous me l'aviez dit? --Ils seraient exigeants avec vous; ils me feront credit, a moi. --C'est juste. Je passe pour insolvable peut-etre? --Possible! _au jour d'aujourd'hui_, on est tres-mefiant. Voyons, madame de Blanchemont! vous me devez cent mille francs, je vous en donne deux cent cinquante mille, et nous sommes quittes. --C'est-a-dire que vous voulez payer deux cent cinquante mille francs ce qui en vaut trois cent mille? --C'est un petit _boni_ qu'il est juste que vous m'accordiez; je paie comptant. Vous direz que c'est mon avantage de ne pas servir d'interets ayant l'argent. C'est votre avantage aussi de palper votre fortune, dont vous n'aurez plus ni sou ni maille si vous tardez. --Ainsi, vous voulez profiter des embarras de ma position pour reduire d'un sixieme le peu qui me reste? --C'est mon droit, et tout autre que moi exigerait davantage. Soyez sure que je prends vos interets autant que possible. Allons, mon premier mot sera le dernier. Vous y penserez. --Oui, monsieur Bricolin, il me semble qu'il faut y penser. --Diable! je le crois bien! Il faut d'abord vous assurer que je ne vous trompe pas, et que je ne me trompe pas moi-meme sur votre situation et sur la valeur de vos biens. Vous voila ici; vous vous renseignerez, vous verrez tout par vous-meme, vous pourrez meme aller visiter les terres de votre mari du cote du Blanc, et quand vous serez au courant, dans un mois environ, vous me direz votre reponse. Seulement, vous pouvez bien resumer mes offres en etablissant ainsi votre calcul sur une base dont je ne crains pas la verification: vous pouvez, 1 deg. vendre ce qui vous reste de net le double de ce que je vous en offre, mais vous n'en toucherez pas la moitie, ou bien vous attendrez dix ans, durant lesquels vous aurez a servir tant d'interets qu'il ne vous restera rien; 2 deg. vous pouvez me vendre a un sixieme de perte et toucher, d'ici a trois mois, deux cent cinquante mille francs en bon or ou en bon argent, ou en jolis billets de banque, a votre choix. Allons, j'ai dit! maintenant revenez a la maison dans une petite heure, vous dinerez avec nous. Il faudra faire chez nous comme chez vous, entendez-vous, madame la baronne? Nous sommes en affaires, et si vous ne me demandez pas d'autre _pot de vin_, ce ne sera pas grand'-chose. La position ou Marcelle se trouvait desormais vis-a-vis des Bricolin lui otait tout scrupule, et necessitait d'ailleurs l'acceptation de cette offre. Elle promit donc d'en profiter; mais elle demanda, en attendant l'heure du repas, a rester au vieux chateau pour ecrire une lettre, et M. Bricolin la quitta pour lui envoyer ses domestiques et ses paquets. IX. UN AMI IMPROVISE. Pendant quelques instants qu'elle demeura seule, Marcelle fit rapidement beaucoup de reflexions, et bientot elle sentit que l'amour lui donnait une energie dont elle n'eut pas ete capable peut-etre sans cette toute-puissante inspiration. Au premier aspect, elle avait ete un peu effrayee de ce triste manoir, l'unique demeure qui lui restat en propre. Mais en apprenant que cette ruine meme n'allait bientot plus lui appartenir, elle se prit a sourire en la regardant avec une curiosite completement desinteressee. L'ecusson seigneurial de sa famille etait encore intact au manteau des vastes cheminees. --Ainsi, se dit-elle, tout va etre rompu entre moi et le passe. Richesse et noblesse s'eteignent de compagnie, _au jour d'aujourd'hui_, comme dit ce Bricolin. O mon Dieu! que vous etes bon d'avoir fait l'amour de tous les temps et immortel comme vous-meme! Suzette entra, apportant le necessaire de voyage que sa maitresse avait demande pour ecrire. Mais, en l'ouvrant, Marcelle jeta par hasard les yeux sur sa soubrette, et lui trouva une si etrange expression en contemplant les murailles nues du vieux castel, qu'elle ne put s'empecher de rire. La figure de Suzette se rembrunit davantage, et sa voix prit un diapason de revolte bien marque.--Ainsi, dit-elle, Madame est resolue a coucher ici? --Vous le voyez bien, repondit Marcelle, et vous avez la un cabinet pour vous, avec une vue magnifique et beaucoup d'air. --Je suis fort obligee a madame, mais madame peut etre assuree que je n'y coucherai pas. J'y ai peur en plein jour; que serait-ce la nuit? on dit qu'il y revient, et je n'ai pas de peine a le croire. --Vous etes folle, Suzette. Je vous defendrai contre les revenants. --Madame aura la bonte de faire coucher ici quelque servante de la ferme, car j'aimerais mieux m'en aller tout de suite a pied de cet affreux pays.... --Vous le prenez tragiquement, Suzette. Je ne veux vous contraindre en rien, vous coucherez ou vous voudrez; cependant je vous ferai observer que si vous preniez l'habitude de me refuser vos services, je me verrais dans la necessite de me separer de vous. --Si Madame compte rester longtemps dans ce pays-ci, et habiter cette masure.... --Je suis forcee d'y rester un mois, et peut-etre davantage; qu'en voulez-vous conclure? --Que je demanderai a madame de vouloir bien me renvoyer a Paris ou dans quelque autre terre de madame, car je fais serment que je mourrais ici au bout de trois jours. --Ma chere Suzette, repondit Marcelle avec beaucoup de douceur, je n'ai plus d'autre terre, et je ne retournerai probablement jamais demeurer a Paris. Je n'ai plus de fortune, mon enfant, et il est probable que je ne pourrai vous garder longtemps a mon service. Puisque ce sejour vous est odieux, il est inutile que je vous l'impose durant quelques jours. Je vais vous payer vos gages et votre voyage. La patache qui nous a amenees n'est pas repartie. Je vous donnerai de bonnes recommandations, et mes parents vous aideront a vous placer. --Mais comment madame veut-elle que je m'en aille comme cela toute seule? Vraiment, c'etait bien la peine de m'amener si loin dans un pays perdu! --J'ignorais que j'etais ruinee, et je viens de l'apprendre a l'instant meme, repondit Marcelle avec calme; ne me faites donc pas de reproches, c'est involontairement que je vous ai cause cette contrariete. D'ailleurs, vous ne partirez pas seule; Lapierre retournera a Paris avec vous. --Madame renvoie aussi Lapierre? reprit Suzette consternee. --Je ne renvoie pas Lapierre. Je le rends a ma belle-mere, qui me l'avait donne, et qui reprendra avec plaisir ce vieux et bon serviteur. Allez diner, Suzette, et preparez-vous a partir. Confondue du sang-froid et de la tranquille douceur de sa maitresse, Suzette fondit en larmes, et, par un retour d'affection, peut-etre irreflechi, elle la supplia de lui pardonner et de la garder aupres d'elle. --Non, ma chere fille, repondit Marcelle, vos gages sont desormais au-dessus de ma position. Je vous regrette malgre vos travers, et peut-etre me regretterez-vous aussi malgre mes defauts. Mais c'est un sacrifice inevitable, et le moment ou nous sommes n'est pas celui de la faiblesse. --Et que va devenir madame? sans fortune, sans domestiques, et avec un petit enfant sur les bras, dans un pareil desert! Ce pauvre petit Edouard! --Ne vous affligez pas, Suzette; vous vous placerez certainement chez quelqu'un de ma connaissance. Nous nous reverrons. Vous reverrez Edouard. Ne pleurez pas devant lui, je vous en supplie! Suzette sortit; mais Marcelle n'avait pas encore mis sa plume dans l'encre pour ecrire, que le grand farinier parut devant elle, portant Edouard sur un bras, et un sac de nuit sur l'autre. --Ah! lui dit Marcelle en recevant l'enfant qu'il deposa sur ses genoux, vous etes donc toujours occupe a m'obliger, monsieur Louis? Je suis bien aise que vous ne soyez pas encore parti. Je ne vous avais presque pas remercie, et j'aurais eu du regret de ne pas vous dire adieu. --Non, je ne suis pas encore parti, dit le meunier, et a dire vrai, je ne suis pas tres-presse de m'en aller. Mais tenez, Madame, si ca vous est egal, vous ne m'appellerez plus _monsieur_. Je ne suis pas un monsieur, et de votre part ca me contrarie a present, cette ceremonie! vous m'appellerez Louis tout court, ou Grand-Louis, comme tout le monde. [Illustration: Le groupe qui se presentait se composait de trois generations.] --Mais je vous ferai observer que cela sera tres contraire a l'egalite, et que d'apres vos reflexions de ce matin... --Ce matin j'etais une bete, un cheval, et un cheval de moulin qui pis est. J'avais des preventions... a cause de la noblesse et de votre mari... que sais-je? Si vous m'aviez appele Louis, je crois que je vous aurais appelee... Comment vous appelez-vous? ---Marcelle. --J'aime assez ce nom-la, madame Marcelle! Eh bien! je vous appellerai comme cela: ca ne me rappellera plus monsieur le baron. --Mais si je ne vous appelle plus monsieur, vous m'appellerez donc Marcelle tout court? dit madame de Blanchemont en riant.. --Non, non, vous etes une femme... et une femme comme il y en a peu, le diable m'emporte!... Tenez, je ne m'en cache pas, je vous porte dans mon coeur, surtout depuis un moment. --Pourquoi depuis un moment, Grand-Louis? dit Marcelle qui commencait a ecrire et qui n'ecoutait plus le meunier qu'a demi. --C'est que pendant que vous causiez avec votre fille de chambre, tout a l'heure, j'etais la dans l'escalier avec votre coquin d'enfant qui me faisait mille niches pour m'empecher d'avancer, et, malgre moi, j'ai entendu tout ce que vous disiez. Je vous en demande pardon. --Il n'y a pas de mal a cela, dit Marcelle; ma position n'est pas un secret, puisque je la faisais connaitre a Suzette, et, d'ailleurs, je suis certaine qu'un secret serait bien place entre vos mains. --Un secret de vous serait place dans mon coeur, reprit le meunier attendri. Ah ca! vous ne saviez donc pas, avant de venir ici, que vous etiez ruinee? --Non, je ne le savais pas. C'est M. Bricolin qui vient de me rapprendre. Je m'attendais a des pertes reparables, voila tout. --Et vous n'en avez pas plus de chagrin que cela? Marcelle, qui ecrivait, ne songea pas a repondre mais au bout d'un instant, elle leva les yeux sur le Grand-Louis, et le vit debout devant elle, les bras croises et la contemplant avec une sorte d'enthousiasme naif et d'etonnement Profond. [Illustration: M Bricolin etait un homme de cinquante ans.] --C'est donc bien surprenant, lui dit-elle, de voir une personne qui perd sa fortune sans perdre l'esprit. D'ailleurs, ne me reste-il pas de quoi vivre? --Ce qui vous reste, je le sais a peu pres. Je connais vos affaires peut-etre mieux que vous; car le pere Bricolin, quand il a bu un coup, aime a causer, et il m'a assez casse la tete de tout cela, alors que ca ne m'interessait guere. Mais c'est egal, voyez-vous; une personne qui voit sans sourciller un million d'un cote et un demi-million de l'autre, s'en aller de devant elle... crac! en un clin d'oeil... je n'ai jamais vu cela, et je ne le comprends pas encore! --Vous comprendriez encore moins si je vous disais que, quant a ce qui me concerne, cela me fait un plaisir extreme. --Ah! mais par rapport a votre fils! dit le meunier en baissant la voix pour que l'enfant qui jouait dans la piece voisine n'entendit pas ses paroles. --Au premier moment j'ai ete un peu effrayee, repondit Marcelle, et puis, je me suis bientot consolee. Il y a longtemps que je me dis que c'est un malheur que de naitre riche, et d'etre destine a l'oisivete, a la haine des pauvres, a l'egoisme et a l'impunite que donne la richesse. J'ai regrette bien souvent de n'etre pas fille et mere d'ouvrier. A present, Louis, je serai du peuple, et les hommes comme vous ne se mefieront plus de moi. --Vous ne serez pas du peuple, dit le meunier; il vous reste encore une fortune qu'un homme du peuple regarderait comme immense, quoique ce ne soit pas grand'chose pour vous. D'ailleurs ce petit enfant a des parents riches qui ne le laisseront pas elever comme un pauvre. Tout cela, madame Marcelle, c'est donc des romans que vous vous faites; mais ou diable avez-vous donc pris ces idees-la? Il faut que vous soyez une sainte, le diable n`enleve! Ca me fait un singulier effet de vous entendre dire des choses pareilles, quand toutes les autres personnes riches ne songent qu'a le devenir davantage. Vous etes la premiere de votre espece que je vois. Est-ce qu'il y a a Paris d'autres riches et d'autres nobles qui pensent comme vous? ---Il n'y en a guere, je dois en convenir. Mais ne m'en faites pas tant de merite, Grand-Louis. Un jour viendra ou je pourrai peut-etre vous faire comprendre pourquoi je suis ainsi. --Faites excuse, mais je m'en doute. --Non. --Si fait, et la preuve, c'est que je ne peux pas vous le dire. Ce sont des affaires delicates, et vous me diriez que je suis trop ose de vous questionner la-dessus. Si vous saviez pourtant, comme sur ce chapitre-la, je suis penaud et capable de comprendre les peines des autres! Je vous dirai mes soucis, moi! Oui, le tonnerre m'ecrase! je vous les dirai. Il n'y aura que vous et ma mere qui saurez cela. Vous me direz quelques bonnes paroles qui me remettront peut-etre l'esprit. --Et si je vous disais, a mon tour, que je m'en doute? --Vous devez vous en douter! preuve qu'il y a de l'amour et de l'argent meles dans toutes ces affaires-la. --Je veux que vous me fassiez vos confidences, Grand-Louis; mais voici le vieux Lapierre qui monte. Nous nous reverrons bientot, n'est-ce pas? --Il le faut, dit le meunier en baissant la voix, car j'ai sur vos affaires avec le Bricolin bien des choses a vous demander. J'ai peur que ce gaillard-la ne vous mene un peu trop durement, et qui sait! tout paysan que je suis, je pourrais peut-etre vous rendre service. Voulez-vous me traiter en ami? --Certainement. --Et vous ne ferez rien sans m'avertir? --Je vous le promets, ami. Voici Lapierre. --Faut-il que je m'en aille? --Allez ici a cote, avec Edouard. J'aurai peut-etre besoin de vous consulter, si vous avez le temps d'attendre quelques minutes de plus. --C'est dimanche... D'ailleurs, ca serait tout autre jour...! X. CORRESPONDANCE. Lapierre entra. Suzette lui avait deja tout dit. Il etait pale et tremblant. Vieux et incapable d'un service penible, il n'etait pour Marcelle qu'un porte-respect en voyage. Mais, sans le lui avoir jamais exprime, il lui etait sincerement attache, et, malgre l'aversion qu'il eprouvait deja, aussi bien que Suzette, pour la Vallee-Noire et le vieux chateau, il refusa de quitter sa maitresse et declara qu'il la servirait pour aussi peu de gages qu'elle jugerait a propos de lui en donner. Marcelle, touchee de son noble devouement, lui serra affectueusement les mains, et vainquit sa resistance en lui demontrant qu'il lui serait plus utile en retournant a Paris qu'en restant a Blanchemont. Elle voulait se defaire de son riche mobilier, et Lapierre etait tres-capable de presider a cette vente, d'en recueillir le prix et de le consacrer au paiement des petites dettes courantes que madame de Blanchemont avait pu laisser a Paris. Probe et entendu, Lapierre fut flatte de jouer le role d'une espece d'homme d'affaires, d'un homme de confiance, a coup sur, et de rendre service a celle dont il se separait a regret. Les arrangements de depart furent donc faits. Ici, Marcelle, qui pensait a tous les details de sa position avec un sang-froid remarquable, rappela le Grand-Louis et lui demanda s'il pensait qu'on put vendre dans le pays la caleche qu'elle avait laissee a ***. --Ainsi vous brulez vos vaisseaux? repondit le meunier. Tant mieux pour nous! Vous resterez peut-etre ici, et je ne demande qu'a vous y garder. Je vais souvent a *** pour des affaires que j'y ai, et pour voir une de mes soeurs qui y est etablie. Je sais a peu pres tout ce qui se passe dans ce pays-la, et je vois bien d'ailleurs que tous nos bourgeois, depuis quelques annees, ont la rage des belles voitures et de toutes les choses de luxe. J'en sais un qui veut en faire venir une de Paris; la votre est toute rendue, ca lui epargnera la depense du transport, et dans notre pays, tout en faisant de grosses folies, on regarde encore aux petites economies. Elle m'a paru belle et bonne, cette voiture. Combien cela vaut-il, une affaire comme ca? --Deux mille francs. --Voulez-vous que j'aille avec M. Lapierre jusqu'a ***? Je le mettrai en rapport avec les acheteurs, et il touchera l'argent, car chez nous on ne paie comptant qu'aux etrangers. --Si ce n'etait pas abuser de votre temps et de votre obligeance, vous feriez seul cette affaire. --J'irai avec plaisir; mais ne parlez pas de cela a M. Bricolin, il serait capable de vouloir l'acheter, lui, la caleche! --Eh bien! pourquoi non? --Ah bon! il ne manquerait plus que ca pour faire tourner la tete a... aux personnes de sa famille! D'ailleurs, le Bricolin trouverait moyen de vous la payer moitie de ce qu'elle vaut. Je vous dis que je m'en charge. --En ce cas, vous me rapporterez l'argent, s'il est possible? car je croyais avoir a en toucher ici, au lieu qu'il me faudra sans doute en restituer. --Eh bien, nous partirons ce soir; a cause du dimanche, ca ne me derangera pas; et si je ne reviens pas demain soir ou apres-demain matin avec deux mille francs, prenez-moi pour un vantard. --Que vous etes bon, vous! dit Marcelle en songeant a la rapacite de son riche fermier. --Il faudra que je vous rapporte aussi vos malles, que vous avez laissees la-bas? dit le Grand-Louis. --Si vous voulez bien louer une charrette et me les faire envoyer... --Non pas! a quoi bon louer un homme et un cheval? Je mettrai Sophie au tombereau, et je parie que mademoiselle Suzette aimera mieux voyager en plein air sur une boite de paille, avec un bon conducteur comme moi, qu'avec cet enrage patachon dans son panier a salade. Ah ca! tout n'est pas dit. Il vous faut une servante, celles de M. Bricolin ont trop d'occupation pour amuser votre coquin d'enfant du matin au soir. Ah! si j'avais le temps, moi! nous ferions une belle vie ensemble, avec ca que j'adore les enfants et que celui-la a plus d'esprit que moi! je vas vous preter la petite Fanchon, la servante a ma mere. Nous nous en passerons bien pendant quelque temps. C'est une petite fille qui aura soin du petit comme de la prunelle de ses yeux, et qui fera tout ce que vous lui commanderez. Elle n'a qu'un defaut, c'est de dire trois fois _plait-il?_ a chaque parole qu'on lui adresse Mais que voulez-vous, elle s'imagine que c'est une politesse, et qu'on la gronderait si elle ne faisait pas semblant d'etre sourde. --Vous etes ma Providence, dit Marcelle, et j'admire que, dans une situation qui devait me susciter mille embarras, il se trouve sur mon chemin un coeur excellent qui vienne a mon secours. --Bah! bah! ce sont de petits services d'amitie, que vous me rendrez d'une autre facon. Vous m'avez deja grandement servi, sans vous en douter, depuis que vous etes ici! --Et comment cela?... --Ah! dame! nous causerons de cela plus tard, dit le meunier d'un air mysterieux, et avec un sourire ou le serieux de sa passion faisait un etrange contraste avec l'enjouement de son caractere. Le depart du meunier et des domestiques ayant ete resolu d'un commun accord pour le soir meme, _a la fraiche_, comme disait Grand-Louis, Marcelle, n'ayant plus que quelques instants pour ecrire avant le diner de la ferme, traca rapidement les deux billets suivants: PREMIER BILLET. _Marcelle, baronne de Blanchemont, a la comtesse de Blanchemont, sa belle-mere._ "Chere maman, "Je m'adresse a vous comme a la plus courageuse des femmes et a la meilleure tete de la famille, pour vous annoncer et vous charger d'annoncer au respectable comte et a nos autres chers parents, une nouvelle qui vous affectera, j'en suis sure, plus que moi. Vous m'avez souvent fait part de vos apprehensions, et nous avons trop cause du sujet qui m'occupe en ce moment pour que vous ne m'entendiez pas a demi-mot. _Il n'y a plus rien_ (mais rien) _de la fortune d'Edouard_. De la mienne, il reste deux cent cinquante mille ou trois cent mille francs. Je ne connais encore ma situation que par un homme qui serait interesse a exagerer le desastre, si la chose etait possible, mais qui a trop de bon sens pour tenter de me tromper, puisque demain, apres-demain, je puis m'instruire par moi-meme. Je vous renvoie le bon Lapierre, et n'ai pas besoin de vous engager a le reprendre chez vous. Vous me l'aviez donne pour qu'il mit un peu d'ordre et d'economie dans les depenses de la maison. Il a fait son possible; mais qu'etait-ce que ces epargnes domestiques, lorsqu'au dehors la prodigalite etait sans controle et sans limites? De petites raisons qu'il vous expliquera lui-meme me forcent a brusquer son depart; voila pourquoi je vous ecris en courant, et sans entrer dans des details que je ne possede pas moi-meme, et qui viendront plus tard. Je tiens a ce que Lapierre vous voie seule et vous remette ceci, afin que vous ayez quelques heures ou quelques jours au besoin pour preparer le comte a cette revelation. Vous l'adoucirez en lui disant mille fois tout ce que vous savez de moi, combien je suis indifferente aux jouissances de la richesse, et combien je suis incapable de maudire qui que ce soit et quoi que ce soit dans le passe. Comment ne pardonnerais-je pas a celui qui a eu le malheur de ne pas vivre assez pour tout reparer! Chere maman, que sa memoire recoive de votre coeur et du mien une entiere et facile absolution! "Maintenant, deux mots sur Edouard et sur moi, qui ne faisons qu'un dans cette epreuve de la destinee. Il me restera, je l'espere, de quoi pourvoir a tous ses besoins et a son education. Il n'est pas d'age a s'affliger de pertes qu'il ignore et qu'il sera bon de lui laisser ignorer autant que possible lorsqu'il sera capable de les comprendre. N'est-il pas heureux pour lui que ce changement dans sa situation s'opere avant qu'il ait pu se faire un besoin de vivre dans l'opulence? Si c'est un malheur d'etre reduit au necessaire (ce n'en est pas un a mes yeux), il ne le sentira pas, et, habitue desormais a vivre modestement, il se croira assez riche. Puisqu'il etait destine a tomber dans une condition mediocre, c'est donc un bienfait de la Providence de l'y avoir fait descendre dans un age ou la lecon, loin d'etre amere, ne peut que lui etre utile. Vous me direz que d'autres heritages lui sont reserves. Je suis etrangere a cet avenir, et ne veux, en aucune facon, en profiter d'avance. Je refuserais presque comme un affront les sacrifices que sa famille voudrait s'imposer pour me procurer ce qu'on appelle un genre de vie honorable. Dans l'apprehension de ce que je viens d'apprendre, j'avais deja fait mon plan de conduite. Je viens de m'y conformer, et rien au monde ne m'en fera departir. Je suis resolue a m'etablir en province, au fond d'une campagne, ou j'habituerai les premieres annees de mon fils a une vie laborieuse et simple, et ou il n'aura pas le spectacle et le contact de la richesse d'autrui pour detruire le bon effet de mes exemples et de mes lecons. Je ne perds pas l'esperance d'aller vous le presenter quelquefois, et vous verrez avec plaisir un enfant robuste et enjoue, au lieu de cette frele et reveuse creature pour l'existence de laquelle nous n'avions cesse de trembler. Je sais les droits que vous avez sur lui et le respect que je dois a vos volontes et a vos conseils; mais j'espere que vous ne blamerez pas mon projet, et que vous me laisserez gouverner cette enfance durant laquelle les soins assidus d'une mere et les salutaires influences de la campagne seront plus utiles que les lecons superficielles d'un professeur grassement paye, des exercices de manege et des promenades en voiture au bois de Boulogne. Quant a moi, ne vous inquietez nullement; je n'ai aucun regret a ma vie nonchalante et a mon entourage d'oisivete. J'aime la campagne de passion, et j'occuperai les longues heures que le monde ne me volera plus a m'instruire pour instruire mon fils. Vous avez eu jusqu'ici quelque confiance en moi, voici le moment d'en avoir une entiere. J'ose y compter, sachant que vous n'avez qu'a interroger votre ame energique et votre coeur profondement maternel pour comprendre mes desseins et mes resolutions. "Tout cela rencontrera bien quelque opposition dans les idees de la famille; mais quand vous aurez prononce que j'ai raison, tous seront de votre avis. Je remets donc notre present et notre avenir entre vos mains, et je suis avec devouement, tendresse et respect, a vous pour la vie. Marcelle." Suivait un post-scriptum relatif a Suzette, et la demande d'envoyer l'homme d affaires de la famille au Blanc, afin qu'il put constater la ruine de cette fortune territoriale et s'occuper activement de la liquidation. Quant a ses affaires personnelles, Marcelle voulait et pouvait les liquider elle-meme avec l'aide des hommes competents de la localite. La seconde lettre etait adressee a Henri Lemor: "Henri, quel bonheur! quelle joie! je suis ruinee. Vous ne me reprocherez plus ma richesse, vous ne hairez plus mes chaines dorees. Je redeviens une femme que vous pouvez aimer sans remords, et qui n'a plus de sacrifices a s'imposer pour vous. Mon fils n'a plus de riche heritage a recueillir, du moins immediatement. J'ai le droit desormais de l'elever comme vous l'entendez, d'en faire un homme, de vous confier son education, de vous livrer son ame tout entiere. Je ne veux pas vous tromper, nous aurons peut-etre une petite lutte a soutenir contre la famille de son pere, dont l'aveugle tendresse et l'orgueil aristocratique voudront le rendre au monde en l'enrichissant malgre moi. Mais nous triompherons avec de la douceur, un peu d'adresse et beaucoup de fermete. Je me tiendrai assez loin de leur influence pour la paralyser, et nous entourerons d'un doux mystere le developpement de cette jeune ame. Ce sera l'enfance de Jupiter au fond des grottes sacrees. Et quand il sortira de cette divine retraite pour essayer sa puissance, quand la richesse viendra le tenter, nous lui aurons fait une ame forte contre les seductions du monde et la corruption de l'or. Henri, je me berce des plus douces esperances, ne venez pas les detruire avec des doutes cruels et des scrupules que j'appellerais alors pusillanimes. Vous me devez votre appui et votre protection, maintenant que je vais m'isoler d'une famille pleine de sollicitude et de bonte, mais que je quitte et vais combattre par la seule raison qu'elle ne partage pas vos principes. Ce que je vous ai ecrit, il y a deux jours, en quittant Paris, est donc pleinement et facilement confirme par ce billet. Je ne vous appelle pas aupres de moi maintenant, je ne le dois pas, et la prudence, d'ailleurs, exige que je reste assez longtemps sans vous voir, pour qu'on n'attribue pas a mes sentiments pour vous l'exil que je m'impose. Je ne vous dis pas le lieu que j'aurai choisi pour ma retraite, je l'ignore. Mais dans un an, Henri, cher Henri, a partir du 15 aout, vous viendrez me rejoindre ou je serai fixee alors et ou je vous appellerai. Jusque la, si vous ne partagez pas ma confiance en moi-meme, j'aime mieux que vous ne m'ecriviez pas.... Mais aurai-je la force de vivre un an sans rien savoir de vous! Non, ni vous non plus! Ecrivez donc deux mots, seulement pour dire: _J'existe et j'aime!_ Et vous adresserez pour moi a mon fidele vieux Lapierre a l'hotel de Blanchemont. Adieu, Henri. Oh! si vous pouviez lire dans mon coeur et voir que je vaux mieux que vous ne pensez!--Edouard se porte bien, il ne vous oublie pas. Lui seul desormais me parlera de vous. M. B." Ayant cachete ces deux lettres, Marcelle qui n'avait plus d'autre vanite au monde que la beaute angelique de son fils, rafraichit un peu la toilette d'Edouard, et traversa la cour de la ferme. On l'attendait pour diner, et, pour lui faire honneur, on avait mis le couvert dans le salon, vu qu'on n'avait pas d'autre salle a manger que la cuisine, ou l'on ne craignait pas de salir les meubles, et ou madame Bricolin se trouvait beaucoup plus a portee des mets qu'elle confectionnait elle-meme avec l'aide de sa belle-mere et de sa servante; Marcelle s'apercut bientot de celle derogation aux habitudes de la famille. Madame Bricolin, dont l'empressement etait instinctivement empreint de la mauvaise humeur qui constitue la seule mauvaise education en ce genre, eut soin de l'en instruire en lui demandant a tout propos pardon de ce que le service se faisait si mal et deroutait completement ses servantes. Marcelle demanda et exigea des lors qu'on reprit le lendemain les habitudes de la maison, assurant avec un sourire enjoue, qu'elle irait diner au moulin d'Angibault, si on la traitait avec ceremonie. --Et a propos de moulin, dit madame Bricolin apres quelques phrases de politesse mal tournees, il faut que je fasse une scene a M. Bricolin.--Ah! le voila justement! Dis donc, monsieur Bricolin, est-ce que tu as perdu l'esprit, d'inviter ce meunier a diner avec nous, un jour ou madame la baronne nous fait l'honneur d'accepter notre repas? --Ah! diable! je n'y avais pas songe, repondit naivement le fermier, ou plutot... je pensais, quand j'ai invite Grand-Louis, que madame ne nous ferait pas cet honneur-la. M. le baron refusait toujours, tu sais bien... on le servait dans sa chambre, ce qui n'etait guere commode, par parenthese.... Enfin, Thibaude, si ca deplait a madame de manger avec ce garcon-la, tu le lui diras, toi qui n'as pas la langue dans ta poche; moi, je ne m'en charge pas: j'ai fait la betise, ca me coute de la reparer. --Et ca me regarde comme de coutume! dit l'aigre madame Bricolin, qui, etant l'ainee des filles Thibault, conservait son nom de famille feminise, suivant l'ancien usage du pays. Allons, je vais renvoyer ton beau Louis a sa farine. --Ce serait me faire beaucoup de peine, et je crois que je m'en irais moi-meme, dit madame de Blanchemont d'un ton ferme et meme un peu sec, qui imposa a la fermiere; j'ai dejeune ce malin avec ce garcon, chez lui, et je l'ai trouve si obligeant, si poli et si aimable, que ce serait un vrai chagrin pour moi de diner sans lui ce soir. --Vraiment? dit la belle Rose, qui avait ecoute Marcelle avec beaucoup d'attention et dont les yeux animes exprimaient une surprise melee de plaisir; mais elle les baissa et devint toute rouge en rencontrant le regard scrutateur el menacant de sa mere. --Il en sera comme madame voudra, dit madame Bricolin; et elle ajouta tout bas on s'adressant a sa servante qui avait le privilege de ses observations confidentielles quand elle etait en colere: --Ce que c'est que d'etre un bel homme! La Chounette (diminutif de Fanchon) sourit d'un air malicieux qui la rendit plus laide que de coutume. Elle trouvait le meunier un fort bel homme, en effet, et lui en voulait de ce qu'il ne lui faisait pas la cour. --Allons! dit M. Bricolin, le meunier dinera donc avec nous. Madame a raison de ne pas etre fiere. C'est le moyen de trouver toujours de la bonne volonte chez les autres. Rose, va donc appeler lo Grand-Louis qui est par la dans la cour. Dis-lui que la soupe est sur la table. Ca m'aurait coute de faire un affront a ce garcon. Savez-vous, madame la baronne, que j'ai raison de tenir a ce meunier-la? C'est le seul qui ne retienne pas double mesure et qui ne change pas le grain. Oui, c'est le seul du pays, le diable me confonde! Ils sont tous plus voleurs les uns que les autres. D'ailleurs, le proverbe du pays le dit; "Tout meunier, tout voleur." Je les ai tous essayes, et je n'ai encore trouve que celui-la qui ne fit pas de mauvais comptes et de vilains melanges. Outre qu'il a toute sorte d'attentions pour nous. Il ne moudrait jamais mon froment a la meule qui vient de broyer de l'orge et du seigle. Il sait que cela gate la farine el lui ote sa blancheur. Il met de l'amour-propre a me contenter, parce qu'il sait que je tiens a avoir du beau pain sur ma table. C'est ma seule fantaisie, a moi! Je suis humilie quand quelqu'un, venant chez moi, ne me dit pas: Ah! le beau pain! Il n'y a que vous, maitre Bricolin, pour faire du pareil ble!--Tout ble d'Espagne, mon cher, on s'en flatte! --Il est certain qu'il est magnifique, votre pain! dit Marcelle, pour faire valoir le meunier autant que pour satisfaire la vanite de M. Bricolin. --Ah! mon Dieu! que de soucis pour un oeil de plus ou de moins dans le pain, et pour un boisseau de plus ou de moins par semaine! dit madame Bricolin. Quand nous avons des meuniers beaucoup plus pres, et un moulin au bas du terrier, avoir affaire a un homme qui demeure a une lieue d'ici! --Qu'est-ce que ca te fait? dit M. Bricolin, puisqu'il vient chercher les sacs et qu'il les rapporte sans prendre un grain de ble de plus que la mouture[4]? D'ailleurs, il a un beau et bon moulin, deux grandes roues neuves, un fameux reservoir, et l'eau ne manque jamais chez lui. C'est agreable de ne jamais attendre. [Note 4: Ou ne paie jamais les meuniers dans la Vallee-Noire: ils prelevent leur part de grain avec plus ou moins de fidelite sur la mouture, et ils sont generalement plus honnetes que ne le pretend M. Bricolin. Quand ils ont beaucoup de pratiques, ils retirent de cette industrie beaucoup plus que leur consommation, et peuvent se livrer a un petit commerce de grains.] --Et puis, comme il vient de loin, dit la fermiere, vous vous croyez toujours oblige de l'inviter a diner ou a gouter; voila une economie! Le meunier en arrivant mit fin a celle discussion conjugale. M. Bricolin se contentait, quand sa femme le grondait, de hausser un peu les epaules, et de parler un peu plus vite que de coutume. Il lui pardonnait son humeur acariatre, parce que l'activite el la parcimonie de sa menagere lui etaient fort utiles. --Allons, donc, Rose, s'ecria madame Bricolin a sa fille, qui rentrait avec le Grand-Louis, nous t'attendons pour nous mettre a table. Tu aurais bien pu faire avertir le meunier par la Chounette, au lieu d'y courir toi-meme. --Mon pere me l'avait commande, dit Rose. --Et vous n'y seriez pas venue sans cela, j'en suis bien sur, dit le meunier tout bas a lu jeune fille. --C'est pour me remercier d'etre grondee a cause de vous que vous me dites cela? repondit Rose sur le meme ton. Marcelle n'entendit pas ce qu'ils se disaient, mais ces paroles furtives echangees entre eux, la rougeur de Rose, et l'emotion du Grand-Louis la confirmerent dans les soupcons que lui avait deja fait concevoir l'aversion de madame Bricolin pour le pauvre farinier: la belle Rose etait l'objet dos pensees du meunier d'Angibault. XI. LE DINER A LA FERME. Desireuse de servir les interets de coeur de son nouvel ami, et n'y voyant pas de danger pour mademoiselle Bricolin, puisque son pere et sa grand'mere paraissaient favoriser le Grand-Louis, madame de Blanchemont affecta de lui parler beaucoup durant le repas, et d'amener la conversation sur les sujets ou veritablement son instruction et son intelligence le rendaient tres-superieur a toute la famille Bricolin, peut-etre a la charmante Rose elle-meme. En agriculture, consideree comme science naturelle plus que comme experimentation commerciale, en politique, consideree comme recherche du bonheur et de la justice humaine; en religion et en morale, le Grand-Louis avait des notions elementaires, mais justes, elevees, marquees au coin du bon sens, de la perspicacite et de la noblesse de l'ame, qui n'avaient jamais ete mises en lumiere a la ferme. Les Bricolin n'y avaient jamais que des sujets de conversation grossierement vulgaires, et tout l'esprit qu'on y depensait etait tourne en propos denigrants et peu charitables contre le prochain. Grand-Louis, n'aimant ni les lieux communs ni les mechancetes, y parlait peu et n'avait jamais fait remarquer sa capacite. M. Bricolin avait decrete qu'il etait fort sot comme tous les beaux hommes, et Rose, qui l'avait toujours trouve amoureux craintif ou mecontent, c'est-a-dire taquin ou timide, ne pouvait l'excuser de son manque d'esprit qu'en vantant son excellent coeur. On fut donc etonne d'abord de voir madame de Blanchemont causer avec lui avec une sorte de preference, et quand elle l'eut amene a oublier le trouble que lui causait la presence de Rose et le mauvais vouloir de sa mere, on fut bien plus etonne encore de l'entendre si bien parler. Cinq ou six fois M. Bricolin, qui, ne se doutant nullement de son amour pour sa fille, l'ecoutait avec bienveillance, fut emerveille, et s'ecria en frappant sur la table: --Tu sais donc cela, toi? Ou diable as-tu peche tout cela? --Bah! dans la riviere! repondait Grand-Louis avec gaiete. Madame Bricolin tomba peu a peu dans un silence sombre en voyant le succes de son ennemi; elle formait la resolution d'avertir le soir meme M. Bricolin de la decouverte qu'elle avait faite ou cru faire des sentiments de ce paysan pour _sa demoiselle_. Quant a la vieille mere Bricolin, elle ne comprenait rien du tout a la conversation; mais elle trouvait que le meunier parlait comme un livre, parce qu'il assemblait plusieurs phrases de suite, sans hesiter et sans se reprendre. Rose n'avait pas l'air d'ecouter, mais elle ne perdait rien; et involontairement ses yeux s'arretaient sur le Grand-Louis. Il y avait la un cinquieme Bricolin auquel Marcelle fit peu d'attention. C'etait le vieux pere Bricolin, vetu en paysan comme sa femme, mangeant bien, ne disant mot, et n'ayant pas l'air d'en penser davantage. Il etait presque sourd, presque aveugle, et paraissait completement idiot. Sa vieille moitie l'avait amene a table en le conduisant comme un enfant. Elle s'occupait beaucoup de lui, remplissait son assiette et son verre, lui otait la mie de son pain, parce que, n'ayant plus de dents, ses gencives, durcies et insensibles, ne pouvaient broyer que les croutes les plus dures, et ne lui adressait pas une parole, comme si c'eut ete peine perdue. Lorsqu'il s'assit, elle lui fit entendre cependant qu'il fallait oter son chapeau a cause de madame de Blanchemont. Il obeit, mais ne parut pas comprendre pourquoi, et il le remit aussitot, liberte que, d'apres l'usage du pays, M. Bricolin, son fils, se permit egalement. Le meunier, qui n'y avait pas deroge le matin au moulin, fourra cependant son bonnet dans sa poche sans qu'on s'en apercut, partage entre un nouvel instinct de deference que Marcelle lui inspirait pour les femmes, et la crainte de paraitre jouer au freluquet pour la premiere fois de sa vie. Cependant, tout en admirant ce qu'il appelait le beau _bagout_ du grand farinier, M. Bricolin se trouva bientot d'un autre avis que lui sur toutes choses. En agriculture, il pretendait qu'il n'y avait rien de neuf a tenter, que les savants n'avaient jamais rien decouvert, qu'en voulant innover on se ruinait toujours; que, depuis que le _monde est monde jusqu'au jour d'aujourd'hui_, on avait toujours fait de meme, et qu'on ne ferait jamais mieux. --Bon! dit le meunier. Et les premiers qui ont fait ce que nous faisons aujourd'hui, ceux qui ont attele des boeufs pour ouvrir la terre et pour ensemencer, ils ont fait du neuf cependant, et on aurait pu les en empecher en se persuadant qu'une terre qu'on n'avait jamais cultivee ne deviendrait jamais fertile? C'est comme en politique; dites donc, monsieur Bricolin, s'il y a cent ans, on vous avait dit que vous ne paieriez plus ni dimes ni redevances; que les couvents seraient detruits... --Bah! bah! je ne l'aurais peut-etre pas cru, c'est vrai; mais c'est arrive parce que ca devait arriver. Tout est pour le mieux _au jour d'aujourd'hui_; tout le monde est libre de faire fortune, et on n'inventera jamais mieux que ca. --Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les _betes_, qu'est-ce que vous en faites? --Je n'en fais rien, puisqu'ils ne sont bons a rien. Tant pis pour eux! --Et si vous en etiez, monsieur Bricolin, ce qu'a Dieu ne plaise! (vous en etes bien loin) diriez-vous: "Tant pis pour moi?" Non, non, vous n'avez pas dit ce que vous pensiez, en repondant tant pis pour eux! vous avez trop de coeur et de religion pour ca. --De la religion, moi? Je m'en moque, de la religion, et toi aussi. Je vois bien que ca essaie de revenir, mais je ne m'en inquiete guere. Notre cure est un bon vivant, et je ne le contrarie pas. Si c'etait un cagot, je l'enverrais joliment promener. Qu'est-ce qui croit a toutes ces betises-la _au jour d'aujourd'hui_? --Et votre femme, et votre mere, et votre fille, disent-elles que ce sont des betises? --Oh! ca leur plait, ca les amuse. Les femmes ont besoin de ca a ce qu'il parait. --Et nous autres paysans, nous sommes comme les femmes, nous avons besoin de religion. --Eh bien! vous en avez une sous la main; allez a la messe, je ne vous en empeche pas, pourvu que vous ne me forciez pas d'y aller. --Cela peut arriver cependant, si la religion que nous avons redevient fanatique et persecutante comme elle l'a ete si fort et si souvent. --Elle ne vaut donc rien? laissez-la tomber. Je m'en passe bien, moi? --Mais puisqu'il nous en faut une absolument, a nous autres, c'est donc une autre qu'il faudrait avoir? --Une autre! une autre! diable! comme tu y vas! Fais-en donc une, toi! J'en voudrais avoir une qui empechat les hommes de se hair, de se craindre et de se nuire. --Ca serait neuf, en effet! J'en voudrais bien une comme ca qui empecherait mes metayers de me voler mon ble la nuit, et mes journaliers de mettre trois heures par jour a manger leur soupe. --Cela serait, si vous aviez une religion qui vous commandat de les rendre aussi heureux que vous-meme. --Grand-Louis, vous avez la vraie religion dans le coeur, dit Marcelle. --C'est vrai, cela! dit Rose avec effusion. M. Bricolin n'osa repliquer. Il tenait beaucoup a gagner la confiance de madame de Blanchemont et a ne pas lui donner mauvaise opinion de lui. Grand-Louis, qui vit le mouvement de Rose, regarda Marcelle avec un oeil plein de feu qui semblait lui dire: Je vous remercie. Le soleil baissait, et le diner, qui avait ete copieux, touchait a sa fin. M. Bricolin, qui s'appesantissait sur sa chaise, grace a une large refection et a des rasades abondantes, eut voulu se livrer a son plaisir favori qui etait de prendre du cafe arrose d'eau-de-vie et entremele de liqueurs, pendant deux ou trois heures de la soiree. Mais le Grand-Louis, sur lequel il avait compte pour lui tenir tete, quitta la table et alla se preparer au depart. Madame de Blanchemont alla recevoir les adieux de ses domestiques et regler leurs comptes. Elle leur remit sa lettre pour sa belle-mere, et prenant le meunier a l'ecart, elle lui confia celle qui etait adressee a Henri, en le priant de la mettre lui-meme a la poste. --Soyez tranquille, dit-il, comprenant qu'il y avait la un peu de mystere; cela ne sortira de ma main que pour tomber dans la boite, sans que personne y ait jete les yeux, pas meme vos domestiques, n'est-ce pas? --Merci, mon brave Louis. --Merci! vous me dites merci, quand c'est moi qui devrais vous dire cela a deux genoux. Allons, vous ne savez pas ce que je vous dois! Je vas passer par chez nous, et dans deux heures la petite Fanchon sera aupres de vous. Elle est plus propre et plus douce que la grosse Chounette d'ici. Quand Louis et Lapierre furent partis, Marcelle eut un instant de detresse morale en se trouvant seule a la merci de la famille Bricolin. Elle se sentit fort attristee, et prenant Edouard par la main, elle s'eloigna et gagna un petit bois qu'elle voyait de l'autre cote de la prairie. Il faisait encore grand jour, et le soleil, en s'abaissant derriere le vieux chateau, projetait au loin l'ombre gigantesque de ses hautes tours. Mais elle n'alla pas loin sans etre rejointe par Rose, qui se sentait une grande attraction pour elle, et dont l'aimable figure etait le seul objet agreable qui put frapper ses regards en cet instant. --Je veux vous faire les honneurs de la garenne, dit la jeune fille; c'est mon endroit favori, et vous l'aimerez, j'en suis sure. --Quel qu'il soit, votre compagnie me le fera trouver agreable, repondit Marcelle en passant familierement son bras sous celui de Rose. L'ancien parc seigneurial de Blanchemont, abattu a l'epoque de la revolution, etait clos desormais par un fosse profond, rempli d'eau courante, et par de grandes haies vives, ou Rose laissa un bout de garniture de sa robe de mousseline, avec la precipitation et l'insouciance d'une fille dont le trousseau est au grand complet. Les anciennes souches des vieux chenes s'etaient couvertes de rejets, et la garenne n'etait plus qu'un epais taillis sur lequel dominaient quelques _sujets_ epargnes par la cognee, semblables a de respectables ancetres etendant leurs bras noueux et robustes sur une nombreuse et fraiche posterite. De jolis sentiers montaient et descendaient par des gradins naturels etablis sur le roc, et serpentaient sous un ombrage epais quoique peu eleve. Ce bois etait mysterieux. On y pouvait errer librement, appuyee au bras d'un amant. Marcelle chassa cette pensee qui faisait battre son coeur, et tomba dans la reverie en ecoutant le chant des rossignols, des linottes et des merles qui peuplaient le bocage desert et tranquille. La seule avenue que le taillis n'eut pas envahie etait situee a la lisiere extreme du bois, et servait de chemin d'exploitation. Marcelle en approchait avec Rose, et son enfant courait en avant. Tout d'un coup il s'arreta et revint lentement sur ses pas, indecis, serieux et pale. --Qu'est-ce qu'il y a? lui demanda sa mere, habituee a deviner toutes ses impressions, en voyant qu'il etait combattu entre la crainte et la curiosite. --Il y a une vilaine femme la-bas, repondit Edouard. --On peut etre vilain et bon, repondit Marcelle. Lapierre est bien bon et il n'est pas beau. --Oh! Lapierre n'est pas laid! dit Edouard, qui, comme tous les enfants, admirait les objets de son affection. --Donne-moi la main, reprit Marcelle, et allons voir cette vilaine femme. --Non, non, n'y allez pas, c'est inutile, dit Rose d'un air triste et embarrasse, sans pourtant manifester aucune crainte. Je ne pensais pas qu'_elle_ etait la. --Je veux habituer Edouard a vaincre la peur, lui repondit Marcelle a demi-voix. Et Rose n'osant la retenir, elle doubla le pas. Mais lorsqu'elle fut au milieu de l'avenue, elle s'arreta, frappee d'une sorte de terreur a l'aspect de l'etre bizarre qui venait lentement a sa rencontre. XII. LES CHATEAUX EN ESPAGNE. Sous le majestueux berceau que formaient les grands chenes le long de l'avenue, et que le soleil sur son declin coupait de fortes ombres et de brillants reflets, marchait a pas comptes une femme ou plutot un etre sans nom qui paraissait plonge dans une meditation farouche. C'etait une de ces figures egarees et abruties par le malheur, qui n'ont pas plus d'age que de sexe. Cependant, ses traits reguliers avaient eu une certaine noblesse qui n'etait pas completement effacee, malgre les affreux ravages du chagrin et de la maladie, et ses longs cheveux noirs en desordre s'echappant de dessous son bonnet blanc surmonte d'un chapeau d'homme d'un tissu de paille brise et dechire eu mille endroits, donnaient quelque chose de sinistre a la physionomie etroite et basanee qu'ils ombrageaient en grande partie. On ne voyait, de cette face jaune comme du safran et devastee par la fievre, que deux grands yeux noirs d'une fixite effrayante, dont on rencontrait rarement le regard preoccupe, un nez tres-droit et d'une forme assez belle quoique tres-prononcee, et une bouche livide a demi entr'ouverte. Son habillement, d'une malproprete repoussante, appartenait a la classe bourgeoise; une mauvaise robe d'etoffe jaune dessinait un corps informe ou les epaules hautes et constamment voutees avaient acquis en largeur un developpement disproportionne avec le reste du corps qui semblait etrique, et sur lequel flottait la robe detachee et trainante d'un cote. Ses jambes maigres et noires etaient nues, et des savates immondes defendaient mal ses pieds contre les cailloux et les epines auxquels du reste ils semblaient insensibles. Elle marchait gravement, la la tete penchee en avant, le regard attache sur la terre et les mains occupees a rouler et a presser un mouchoir tache de sang. Elle venait droit sur madame de Blanchemont, qui, dissimulant son effroi pour ne pas le communiquer a Edouard, attendait avec angoisse qu'elle prit a gauche ou a droite, pour passer aupres d'elle. Mais le spectre, car cette creature ressemblait a une apparition sinistre, marchait toujours, sans paraitre prendre garde a personne, et sa physionomie, qui n'exprimait pas l'idiotisme, mais un desespoir sombre passe a l'etat de contemplation abstraite, ne semblait recevoir aucune impression des objets exterieurs. Cependant, lorsqu'elle arriva jusqu'a l'ombre que Marcelle projetait a ses pieds, elle s'arreta comme si elle eut rencontre un obstacle infranchissable, et tourna brusquement le dos pour reprendre sa marche incessante et monotone. --C'est, la pauvre _Bricoline_, dit Rose sans baisser la voix, quoiqu'elle fut a portee d'etre entendue. C'est ma soeur ainee, qui est _derangee_ (c'est-a-dire folle, en termes du pays). Elle n'a que trente ans, quoiqu'elle ait l'air d'une vieille femme, et il y en a douze qu'elle ne nous a pas dit un mot, ni paru entendre notre voix. Nous ne savons pas si elle est sourde. Elle n'est pas muette, car lorsqu'elle se croit seule, elle parle quelquefois, mais cela n'a aucun sens. Elle veut toujours etre seule, et elle n'est pas mechante quand on ne la contrarie pas. N'en ayez pas peur; si vous avez l'air de ne pas la voir, elle ne vous regardera seulement pas. Il n'y a que quand nous voulons la _rapproprier_ un peu, qu'elle se met en colere et se debat en criant comme si nous lui faisions du mal. --Maman, dit Edouard qui essayait de cacher son epouvante, ramene-moi a la maison, j'ai faim. --Comment aurais-tu faim? Tu sors de table, dit Marcelle qui n'avait pas plus envie que son fils de contempler plus longtemps ce triste spectacle. Tu te trompes assurement; viens dans une autre allee: peut-etre qu'il fait encore trop de soleil dans celle-ci, et que la chaleur te fatigue. --Oui, oui, rentrons dans le taillis, dit Rose; ceci n'est pas gai a voir. Il n'y a pas de risque qu'elle nous suive, et d'ailleurs, quand elle est dans une allee, elle ne la quitte pas souvent; vous pouvez voir que dans celle-ci, l'herbe est brulee au milieu, tant elle y a passe et repasse, toujours au meme endroit. Pauvre soeur, quel dommage! elle etait si belle et si bonne! Je me souviens du temps ou elle me portait dans ses bras et s'occupait de moi comme vous vous occupez de ce bel enfant-la. Mais depuis son malheur elle ne me connait plus et ne se souvient pas seulement que j'existe. --Ah! ma chere mademoiselle Rose, quel affreux malheur en effet! Et quelle en est la cause? Est-ce un chagrin ou une maladie? Le sait-on? --Helas! oui, on le sait bien. Mais on n'en parle pas. --Je vous demande pardon si l'interet que je vous porte m'a entrainee a vous faire une question indiscrete. --Oh! pour vous, Madame, c'est bien different. Il me semble que vous etes si bonne qu'on n'est jamais humilie devant vous. Je vous dirai donc, entre nous, que ma pauvre soeur est devenue folle par suite d'_une amour contrariee_. Elle aimait un jeune homme tres-bien et tres-honnete, mais qui n'avait rien, et nos parents n'ont pas voulu consentir au mariage. Le jeune homme s'est engage et a ete se faire tuer a Alger. La pauvre Bricoline, qui avait toujours ete triste et silencieuse depuis son depart, et a qui on supposait seulement de l'humeur et un chagrin qui passerait avec le temps, apprit sa mort d'une maniere un peu trop cruelle. Ma mere, croyant qu'en perdant toute esperance elle en prendrait enfin son parti, lui jeta cette mauvaise nouvelle a la tete, avec des termes assez durs et dans un moment ou une emotion pareille pouvait etre mortelle. Ma soeur ne parut pas entendre et ne repondit rien. On etait en train de souper, je m'en souviens comme d'hier, quoique je fusse bien jeune. Elle laissa tomber sa fourchette et regarda ma mere pendant plus d'un quart d'heure sans dire un mot, sans baisser les yeux, et d'un air si singulier que ma mere eut peur et s'ecria: Ne dirait-on pas qu'elle veut me devorer?--Vous en ferez tant, dit ma grand'mere, qui est une femme excellente et qui aurait voulu marier Bricoline avec son amoureux, vous lui donnerez tant de soucis que vous la rendrez folle. Ma grand'mere n'avait que trop bien juge. Ma soeur etait folle, et depuis ce jour-la, elle n'a plus jamais mange avec nous. Elle ne touche a rien de ce qu'on lui presente, et elle vit toujours seule, nous fuyant tous, et se nourrissant de vieux restes qu'elle va ramasser elle-meme dans le fond du bahut quand il n'y a personne dans la cuisine. Quelquefois elle se jette sur une volaille, la tue, la dechire avec ses doigts et la devore toute sanglante. C'est ce qu'elle vient de faire, j'en suis sure, car elle a du sang aux mains et sur son mouchoir. D'autres fois elle arrache, des legumes dans le jardin et les mange crus. Enfin elle vit comme une sauvage, et fait peur a tout le monde. Voila les suites d'_une amour contrariee_, et mes pauvres parents ne sont que trop punis d'avoir mal juge le coeur de leur fille. Cependant ils ne parlent jamais de ce qu'ils feraient pour elle si c'etait a recommencer. Marcelle crut que Rose faisait allusion a elle-meme, et, desirant savoir a quel point elle partageait l'amour du Grand-Louis, elle encouragea sa confiance par un ton de douceur affectueuse. Elles etaient arrivees a la lisiere de la garenne opposee a celle ou se promenait la folle. Marcelle se sentait plus a l'aise, et le petit Edouard avait oublie deja sa frayeur. Il avait repris sa course folatre a portee de l'oeil de sa mere. --Votre mere me parait un peu rigide, en effet, dit madame de Blanchemont a sa compagne; mais M. Bricolin a l'air d'avoir pour vous plus d'indulgence. --Papa fait, moins de bruit que maman, dit Rose en secouant la tete. Il est plus gai, plus caressant; il fait plus de cadeaux, il a plus d'attentions aimables, et enfin il aime bien ses enfants, c'est un bon pere!... Mais, sous le rapport de la fortune et de ce qu'il appelle la convenance, sa volonte est peut-etre plus inebranlable encore que celle de ma mere. Je lui ai entendu dire cent fois qu'il valait mieux etre mort que miserable et qu'il me tuerait plutot que de consentir.... --A vous marier a votre gre? dit Marcelle voyant que Rose ne trouvait pas d'expressions pour rendre sa pensee. --Oh! il ne dit pas comme cela, reprit Rose d'un air un peu prude. Je n'ai jamais pense au mariage, et je ne sais pas encore si mon gre ne serait pas le sien. Mais enfin, il a beaucoup d'ambition pour moi, et se tourmente deja de la crainte de ne pas trouver un gendre digne de lui. Ce qui fait que je ne serai pas mariee de si tot, et j'en suis bien aise, car je ne desire pas quitter ma famille, malgre les petites contrarietes que j'y eprouve de la part de maman. Marcelle crut voir chez Rose un peu de dissimulation, et, ne voulant pas brusquer sa confiance, elle fit l'observation que Rose avait sans doute beaucoup d'ambition pour elle-meme. --Oh! pas du tout! repondit Rose avec abandon. Je me trouve beaucoup plus riche que je n'ai besoin et souci de l'etre. Mon pere a beau dire que nous sommes cinq enfants (car j'ai deux soeurs et un frere etablis), et que, par consequent la part de chacun ne sera deja pas ai grosse, cela m'est bieu egal. J'ai des gouts simples, et d'ailleurs je vois bien, par ce qui se passe chez nous, que plus on est riche, plus on est pauvre. --Comment cela? --Chez nous autres cultivateurs, du moins, c'est la verite. Vous, les nobles, vous vous faites en general honneur de votre fortune; on vous accuse meme chez nous de la prodiguer, et, en voyant la ruine de tant d'anciennes familles, on se dit qu'on sera plus sage, et on vise avec soin, comment dirai-je?... avec passion, a etablir sa race dans la richesse. On voudrait toujours doubler et tripler ce qu'on possede; voila du moins ce que mon pere, ma mere, mes soeurs et leurs maris, mes tantes et mes cousines, m'ont repete sur tous les tons depuis que j'existe. Aussi, pour ne pas s'arreter dans le travail de s'enrichir, on s'impose toutes sortes de privations. On fait de la depense devant les autres de temps en temps, et puis, dans le secret du menage, on tondrait, comme on dit, sur un oeuf. On craint de gater ses meubles, ses robes, et de trop donner a ses aises. Du moins, c'est le systeme de ma mere, et c'est un peu dur d'epargner toute sa vie et de s'interdire toute jouissance quand on est a meme de se les donner. Et quand il faut economiser sur le bien-etre, le salaire et l'appetit des autres, quand il faut etre dur aux gens qui travaillent pour nous, cela devient tout a fait triste. Quant a moi, si j'etais maitresse de me gouverner comme je l'entends, je voudrais ne rien refuser aux autres ni a moi-meme. Je mangerais mon revenu, et peut-etre que le fonds ne s'en porterait pas plus mal. Car enfin on m'aimerait, on travaillerait pour moi avec zele et avec fidelite. N'est-ce pas ce que Grand-Louis disait a diner? Il avait raison. --Ma chere Rose, il avait raison en theorie. --En theorie? --C'est-a-dire en appliquant ses idees genereuses a une societe qui n'existe pas encore, mais qui existera un jour, certainement. Quant a la pratique actuelle, c'est-a-dire quant a ce qui peut se realiser aujourd'hui, vous vous feriez illusion, si vous pensiez qu'il suffirait a quelques-uns d'etre bons, au milieu de tous les autres qui ne le sont pas, pour etre compris, aimes et recompenses des cette vie. --Ce que vous dites la m'etonne. Je croyais que vous penseriez comme moi. Vous croyez donc qu'on a raison d'ecraser ceux qui travaillent a notre profit? --Je ne pense pas comme vous, Rose, et pourtant je suis bien loin de penser comme vous le supposez. Je voudrais qu'on ne fit travailler personne pour soi, mais qu'en travaillant chacun pour tous, on travaillat pour Dieu et pour soi-meme par contre-coup. --Et comment cela pourrait-il se faire? --Ce serait trop long a vous expliquer, mon enfant, et je craindrais de le faire mal. En attendant que l'avenir que je concois se realise, je regarde comme un tres-grand malheur d'etre riche, et, pour ma part, je suis fort soulagee de ne l'etre plus. --C'est singulier, dit Rose; celui qui est riche peut cependant faire du bien a ceux qui ne le sont pas, et c'est la le plus grand bonheur! --Une seule personne bien intentionnee peut faire si peu de bien, meme en donnant tout ce qu'elle possede, et alors elle est si tot reduite a l'impuissance! --Mais si chacun faisait de meme? --Oui, si chacun! Voila ce qu'il faudrait; mais il est impossible maintenant d'amener tous les riches a un pareil sacrifice. Vous-meme, Rose, vous ne seriez pas disposee a le faire entierement. Vous voudriez bien, avec votre revenu, soulager le plus de souffrances possible, c'est-a-dire sauver quelques familles de la misere; mais ce serait toujours a la condition de conserver votre fonds, et moi qui vous preche, je m'attache aux derniers debris de ma fortune pour sauver ce qu'on appelle l'_honneur_ de mon fils en lui conservant de quoi faire face aux dettes de son pere, sans tomber lui-meme dans un denuement absolu, d'ou resulterait le manque d'education, un travail excessif, et probablement la mort d'un etre delicat issu d'une race d'oisifs, heritier d'une organisation chetive, et, sous ce rapport, tres-inferieure a celle du paysan. Vous voyez donc qu'avec nos bonnes intentions, nous autres qui ne savons pas comment la societe pourrait apporter remede a de telles alternatives, nous ne pouvons rien, sinon preferer pour nous-memes la mediocrite a la richesse et le travail a l'oisivete. C'est un pas vers la vertu, mais quel pauvre merite nous avons la, et combien peu il apporte remede aux miseres sans nombre qui frappent nos yeux et consistent notre coeur! [Illustration: C'est la pauvre _Bricoline_, dit Rose.] --Mais le remede? dit Rose stupefaite. Il n'y a donc pas de remede? Il faudrait qu'un roi trouvat cela dans sa tete, puisqu'un roi peut tout. --Un roi ne peut rien, ou presque rien, repondit Marcelle en souriant de la naivete de Rose. Il faudrait qu'un peuple trouvat cela dans son coeur. --Tout cela me fait l'effet d'un reve, dit la bonne Rose. C'est la premiere fois que j'entends parler de ces choses-la. Je pense bien quelquefois toute seule, mais chez nous personne ne dit que le monde ne va pas bien. On dit qu'il faut s'occuper de soi, parce que notre bonheur est la seule chose dont les autres ne s'occuperont pas, et que tout le monde est le grand ennemi de chacun; cela fait peur, n'est-ce pas? --Et il y a la une etrange contradiction. Le monde va bien mal puisqu'il n'est rempli que d'etres qui se detestent et se craignent entre eux! --Mais votre idee pour sortir de la? car enfin on ne s'apercoit pas du mal sans avoir l'idee du mieux? --On peut avoir cette idee claire quand tout le monde l'a concue avec vous et vous aide a la produire. Mais quand on est quelques-uns seulement contre tous, qui vous raillent d'y songer et qui vous font un crime d'en parler, on n'a qu'une vue trouble et incertaine. C'est ce qui arrive, je ne dis pas aux plus grands esprits de ce temps-ci, je n'en sais rien, je ne suis qu'une femme ignorante, mais aux coeurs les mieux intentionnes, et voila ou nous en sommes aujourd'hui. --Oui, _au jour d'aujourd'hui!_ comme dit mon papa, dit Rose en souriant. Puis elle ajouta d'un air triste: Que ferai-je donc moi? que ferai-je pour etre bonne, etant riche? --Vous conserverez dans votre coeur, comme un tresor, ma chere Rose, la douleur de voir souffrir, l'amour du prochain que l'Evangile vous enseigne, et le desir ardent de vous sacrifier au salut d'autrui, le jour ou ce sacrifice individuel deviendrait utile a tous. --Ce jour-la viendra donc? --N'en doutez pas. --Vous en etes sure? [Illustration: Une paysanne pour conduire son ane.] --Comme de la justice et de la bonte de Dieu. --C'est vrai, au fait Dieu ne peut pas laisser durer le mal eternellement. C'est egal, madame la baronne; vous m'avez rempli le cerveau d'eblouissements, et j'en ai mal a la tete: mais il me semble pourtant que je comprends maintenant pourquoi vous perdez si tranquillement votre fortune, et je me figure par instants, que, moi-meme, je deviendrais _mediocre_ avec plaisir. --Et s'il fallait devenir pauvre, souffrir, travailler? --Dame! si cela ne servait a rien, ce serait affreux. --Et si l'on commencait a voir pourtant que cela sert a quelque chose? S'il fallait passer par une crise de grande detresse, par une sorte de martyre, pour arriver a sauver l'humanite? --Eh bien! dit Rose, qui regardait Marcelle avec etonnement, on le supporterait avec patience. --On s'y jetterait avec enthousiasme, s'ecria Marcelle avec un accent et un regard qui firent tressaillir Rose, et qui l'entrainerent comme un choc electrique, quoiqu'a sa tres-grande surprise. Edouard commencait a ralentir ses jeux, et la lune montait a l'horizon. Marcelle jugea qu'il etait temps de mener coucher l'enfant, et Rose la suivit en silence, encore tout etourdie de la conversation qu'elles venaient d'avoir ensemble; mais, retombant dans la realite de sa vie en approchant de la ferme et en ecoutant au loin la voix retentissante de sa mere, elle se dit en regardant marcher la jeune dame devant elle: --Est-ce qu'elle ne serait pas _derangee_ aussi? XIII. ROSE. Malgre cette apprehension, Rose sentait un attrait invincible pour Marcelle. Elle l'aida a coucher son fils, l'entoura de mille prevenances charmantes, et, en la quittant, elle prit sa main pour la baiser. Marcelle, qui l'aimait deja comme un enfant bien doue de la nature, l'en empecha en l'embrassant sur les deux joues. Rose, encouragee et ravie, hesitait a partir. --Je voudrais vous demander une chose, lui dit-elle enfin. Est-ce que le Grand-Louis a vraiment assez d'esprit pour vous comprendre? --Certainement, Rose! Mais qu'est-ce que cela vous fait? repondit Marcelle avec un peu de malice. --C'est que cela m'a paru bien singulier, de voir aujourd'hui que, de nous tous, c'etait notre meunier qui avait le plus d'idees. Il n'a pourtant pas recu une bien belle instruction, ce pauvre Louis! --Mais il a tant de coeur et d'intelligence! dit Marcelle. --Oh! du coeur, oui. Je le connais beaucoup, moi, ce garcon-la. J'ai ete elevee avec lui. C'est sa soeur ainee qui m'a nourrie et j'ai passe mes premieres annees au moulin d'Angibault... Est-ce qu'il ne vous l'a pas dit? --Il ne m'a pas parle de vous, mais j'ai cru voir qu'il vous etait fort devoue. --Il a toujours ete tres-bon pour moi, dit Rose en rougissant. La preuve qu'il est excellent, c'est qu'il a toujours aime les enfants. Il n'avait que sept ou huit ans quand j'etais en nourrice chez sa soeur, et ma grand'mere dit qu'il me soignait et m'amusait comme s'il eut ete d'age a etre mon pere. Il parait aussi que j'avais pris tant d'amitie pour lui que je ne voulais pas le quitter, et que ma mere, qui ne le haissait pas dans ce temps-la comme aujourd'hui, le fit venir a la maison quand je fus sevree, pour me tenir compagnie. Il y resta deux ou trois ans, au lieu de deux ou trois mois dont on etait convenu d'abord. Il etait si actif et si serviable, qu'on le trouvait fort utile chez nous. Sa mere avait alors des embarras, et ma grand'mere, qui est son amie, trouvait fort bien qu'on la debarrassat d'un de ses enfants. Je me rappelle donc bien le temps ou Louis, ma pauvre soeur et moi etions toujours a courir et a jouer ensemble, dans le pre, dans la garenne, dans les greniers du chateau. Mais quand il fut en age d'etre utile a sa mere en travaillant a la farine, elle le rappela au moulin. Nous eumes tant de regret de nous separer, et je m'ennuyais tellement sans lui, sa mere et sa soeur (ma nourrice) m'etaient si attachees, qu'on me conduisait a Angibault tous les samedis soir pour me ramener ici tous les lundis matin. Cela dura jusqu'a l'age ou on me mit en pension a la ville, et quand j'en sortis, il n'etait plus question de camaraderie entre un garcon comme le meunier et une jeune fille qu'on traitait de demoiselle. Cependant nous nous sommes toujours vus souvent, surtout depuis que mon pere, malgre la distance, l'a pris pour son meunier et qu'il vient ici trois ou quatre fois par semaine. De mon cote, j'ai toujours eu un grand plaisir a revoir Angibault et la meuniere, qui est si bonne et que j'aime tant!... Eh bien, Madame, concevez-vous que, depuis quelque temps, ma mere s'avise de trouver cela mauvais et qu'elle m'empeche d'aller m'y promener? Elle a pris le pauvre Grand-Louis en horreur, elle fait son possible pour le mortifier, et elle m'a defendu de danser avec lui dans les _assemblees_, sous pretexte qu'il est trop au-dessous de moi. Cependant, nous autres demoiselles de campagne, comme on nous appelle, nous dansons toujours avec les paysans qui nous invitent; et d'ailleurs on ne peut pas dire que le meunier d'Angibault soit un paysan. Il a pour une vingtaine de mille francs de bien et il a ete mieux eleve que bien d'autres. A vous dire le vrai, mon cousin Honore Bricolin n'ecrit pas l'orthographe aussi bien que lui, quoiqu'on ait depense plus d'argent pour l'instruire, et je ne vois pas pourquoi on veut que je sois si fiere de ma famille. --Je n'y comprends rien non plus, dit Marcelle, qui voyait bien qu'un peu de finesse etait necessaire avec mademoiselle Rose, et qu'elle ne se confesserait pas avec l'ardente expansion du Grand-Louis. Est-ce que vous ne voyez rien dans les manieres du bon meunier qui ait pu motiver le mecontentement de votre mere? --Oh! rien du tout. Il est cent fois plus honnete et plus convenable que tous nos bourgeois de campagne, qui s'enivrent presque tous et sont parfois tres-grossiers. Jamais il n'a dit a mes oreilles un mot qui m'ait portee a baisser les yeux. --Mais votre mere ne se serait-elle pas forge la singuliere idee qu'il peut etre amoureux de vous? Rose se troubla, hesita, et finit par avouer que sa mere pouvait bien s'etre persuade cela. --Et si votre mere avait devine juste, n'aurait-elle pas raison de vous mettre en garde contre lui? --Mais, c'est selon! Si cela etait et s'il m'en parlait!... Mais il ne m'a jamais dit un mot qui ne fut de pure amitie. --Et s'il etait tres-epris de vous sans jamais oser vous le dire? --Alors, ou serait le mal? dit Rose avec un peu de coquetterie. --Vous seriez tres-coupable d'entretenir sa passion sans vouloir l'encourager serieusement, repondit Marcelle d'un ton assez severe. Ce serait vous faire un jeu de la souffrance d'un ami, et ce n'est pas dans votre famille, Rose, qu'on doit traiter legerement les _amours contrariees_! --Oh! dit Rose d'un air mutin, les hommes ne deviennent pas fous pour ces choses-la! Cependant, ajoutat-elle naivement et en penchant la tete, il faut avouer qu'il est quelquefois bien triste, ce pauvre Louis, et qu'il parle comme un homme qui est au desespoir... sans que je puisse deviner pourquoi! Cela me fait beaucoup de peine. --Pas assez pourtant pour que vous daigniez le comprendre? --Mais quand il m'aimerait, que pourrais-je faire pour le consoler? --Sans doute. Il faudrait l'aimer ou l'eviter. --Je ne peux ni l'un ni l'autre. L'aimer, c'est quasi impossible, et l'eviter, j'ai trop d'amitie pour lui pour me resoudre a lui faire cette peine-la. Si vous saviez quels yeux il fait quand j'ai l'air de ne pas prendre garde a lui! Il en devient tout pale, et cela me fait mal. --Pourquoi dites-vous donc qu'il vous serait impossible de l'aimer? --Dame! peut-on aimer quelqu'un qu'on ne peut pas epouser? --Mais on peut toujours epouser quelqu'un qu'on aime. --Oh! pas toujours! Voyez ma pauvre soeur! Son exemple me fait trop de peur pour que je veuille risquer de le suivre. --Vous ne risquez rien, ma chere Rose, dit Marcelle avec un peu d'amertume; quand on dispose de son amour et de sa volonte avec tant d'aisance, on n'aime pas, et on ne court aucun danger. --Ne dites pas cela, repondit Rose avec vivacite. Je suis aussi capable qu'une autre d'aimer et de risquer d'etre malheureuse. Mais me conseillerez-vous d'avoir ce courage-la? --Dieu m'en preserve! Je voudrais vous aider seulement a constater l'etat de votre coeur, afin que vous ne fassiez pas le malheur de Louis par votre imprudence. --Ce pauvre Grand-Louis!... Mais voyons, Madame, que puis-je donc faire? Je suppose que mon pere, apres bien des coleres et des menaces, consente a me donner a lui; que ma mere, effrayee de l'exemple de ma soeur, aime mieux sacrifier ses repugnances que de me voir tomber malade, tout cela n'est guere probable.... Mais enfin, pour en arriver la, voyez donc que de disputes, que de scenes, que d'embarras! --Vous avez peur, vous n'aimez pas, vous dis-je; vous pouvez avoir raison, c'est pourquoi il faut eloigner le Grand-Louis. Ce conseil, sur lequel Marcelle revenait toujours, ne paraissait nullement du gout de Rose. L'amour du meunier flattait extremement son amour-propre, surtout depuis que madame de Blanchemont l'avait tant releve a ses yeux, et peut-etre aussi, a cause de la rarete du fait. Les paysans sont peu susceptibles de passion, et dans le monde bourgeois ou Rose vivait, la passion devenait de plus en plus inouie et inconnue, au milieu des preoccupations de l'interet. Rose avait lu quelques romans; elle etait fiere d'inspirer un amour disproportionne, impossible, et dont, un jour ou l'autre, tout le pays parlerait peut-etre avec etonnement. Enfin, le Grand-Louis etait la coqueluche de toutes les paysannes, et il n'y avait pas assez de distance entre leur race et la bourgeoisie de fraiche date des Bricolin, pour qu'il n'y eut pas quelque enivrement a l'emporter sur les plus belles filles de l'endroit. --Ne croyez pas que je sois lache, dit Rose apres un instant de reflexion. Je sais fort bien repondre a maman quand elle accuse injustement ce pauvre garcon, et si, une fois, je m'etais mis en tete quelque chose, aidee de vous qui avez tant d'esprit, et que mon pere desire tant se rendre favorable dans ce moment-ci... je pourrais bien triompher de tout. D'abord je vous declare que je ne perdrais pas la tete, comme ma pauvre soeur! Je suis obstinee et on m'a toujours trop gatee pour ne pas me craindre un peu. Mais je vais vous dire ce qui me couterait le plus. --Voyons, Rose, j'ecoute. --Que penserait-on de moi dans le pays, si je faisais ces esclandres-la dans ma famille? Toutes mes amies, jalouses peut-etre de l'amour que j'inspirerais, et qu'elles ne trouveront jamais dans leurs mariages d'argent, me jetteraient la pierre. Tous mes cousins et pretendants, furieux de la preference donnee a un paysan sur eux, qui se croient d'un si grand prix, toutes les meres de famille, effrayees de l'exemple que je donnerais a leurs filles, enfin les paysans eux-memes, jaloux de voir un d'entre eux faire ce qu'ils appellent un gros mariage, me poursuivraient de leur blame et de leurs moqueries. "Voila une folle, dirait l'un; c'est dans le sang, et bientot elle mangera de la viande crue comme sa soeur. Voila une sotte, dirait l'autre, qui prend un paysan, pouvant epouser un homme de sa sorte! Voila une mechante fille, dirait tout le monde, qui fait de la peine a des parents qui ne lui ont pourtant jamais rien refuse. Oh! l'effrontee, la devergondee, qui fait tout ce scandale pour un manant parce qu'il a cinq pieds huit pouces! Pourquoi pas pour son valet de charrue? pourquoi pas pour l'oncle Cadoche, qui va mendiant de porte en porte?" Enfin, cela ne finirait pas, et je crois que ce n'est pas joli pour une jeune fille de s'exposer a tout cela pour l'amour d'un homme. --Ma chere Rose, dit Marcelle, vos dernieres objections ne me paraissent pas si serieuses que les premieres, et pourtant je vois que vous auriez beaucoup plus de repugnance a braver l'opinion publique que la resistance de vos parents. Il faudra que nous examinions murement ensemble, le pour et le contre, et comme vous m'avez raconte votre histoire, je vous dois la mienne. Je veux vous la raconter, bien que ce soit un secret, tout le secret de ma vie mais il est si pur qu'une demoiselle peut l'entendre. Dans quelque temps, ce n'en sera plus un pour personne, et, en attendant, je suis certaine que vous le garderez fidelement. --Oh! Madame, s'ecria Rose en se jetant au cou de Marcelle, que vous etes bonne! on ne m'a jamais dit de secrets, et j'ai toujours eu envie d'en savoir un afin de le bien garder. Jugez si le votre me sera sacre! Il m'instruira de bien des choses que j'ignore; car il me semble qu'il doit y avoir une morale en amour comme en toutes choses, et personne ne m'en a jamais voulu parler, sous pretexte qu'il n'y a pas ou qu'il ne doit pas y avoir d'amour. Il me semble pourtant bien... mais parlez, parlez, ma chere madame Marcelle! Je me figure qu'en ayant votre confiance, je vais avoir votre amitie. --Pourquoi non, si je puis esperer d'etre payee de retour? dit Marcelle en lui rendant ses caresses. --Oh! mon Dieu! dit Rose dont les yeux se remplirent de larmes; ne le voyez-vous pas que je vous aime? que des la premiere vue mon coeur a ete vers vous, et qu'il est a vous tout entier, depuis seulement un jour que je vous connais? Comment cela se fait-il? je n'en sais rien. Mais je n'ai jamais vu personne qui me plut autant que vous. Je n'en ai vu que dans les livres, et vous me faites l'effet d'etre, a vous seule, toutes les belles heroines des romans que j'ai lus. --Et puis, ma chere enfant, votre noble coeur a besoin d'aimer! Je tacherai de n'etre pas indigne de l'occasion qui me favorise. La petite Fanchon etait deja installee dans le cabinet voisin, et deja elle ronflait de facon a couvrir la voix des chouettes et des engoulevents qui commencaient a s'agiter dans les combles des vieilles tours. Marcelle s'assit aupres de la fenetre ouverte, d'ou l'on voyait briller les etoiles sereines dans un ciel magnifiquement pur, et prenant la main de Rose, dans les siennes, elle parla ainsi qu'il suit: XIV. MARCELLE. "Mon histoire, chere Rose, ressemble, en effet, a un roman; mais c'est un roman si simple et si peu nouveau qu'il ressemble a tous les romans du monde. Le voici en aussi peu de mots que possible. "Mon fils, a l'age de deux ans, etait d'une sante si mauvaise, que je desesperais de le sauver. Mes inquietudes, ma tristesse, les soins continuels dont je ne voulais me remettre a personne, me fournirent une occasion toute naturelle de me retirer du monde, ou je n'avais fait qu'une courte apparition, et pour lequel je n'avais aucun gout. Les medecins me conseillerent de faire vivre mon enfant a la campagne. Mon mari avait une belle terre a vingt lieues de celle-ci, comme vous savez; mais la vie bruyante et licencieuse qu'il y menait avec ses amis, ses chevaux, ses chiens et ses maitresses, ne m'engageait pas a m'y retirer, meme aux epoques ou il vivait a Paris. Le desordre de cette maison, l'insolence des valets dont on souffrait le pillage, ne pouvant leur payer regulierement leur salaire, un entourage de voisins de mauvais ton, me furent si bien depeints par mon vieux Lapierre, qui y avait passe quelque temps, que je renoncai a y tenter un etablissement. M. de Blanchemont, ne se souciant pas que je vinsse vivre ici, a portee de connaitre ses dereglements, me fit croire que ce lieu-ci etait affreux, que le vieux chateau etait inhabitable, et, sous ce dernier rapport, il ne faisait qu'exagerer un peu, vous en conviendrez. Il parla de m'acheter une maison de campagne aux environs de Paris; mais ou eut-il pris de l'argent pour cette acquisition, lorsqu'a mon insu il etait deja a peu pres ruine? "Voyant que ses promesses n'aboutissaient a rien et que mon fils deperissait, je me hatai de louer a Montmorency (un village pres de Paris dans une situation admirable, au voisinage des bois et des collines les plus sainement exposes), une moitie de maison, la premiere que je pus trouver, la seule dans, ce moment-la. Ces habitations sont fort recherchees par les gens de Paris qui s'y etablissent, meme des personnes riches, plus que modestement, pour quelque temps de la belle saison. Mes parents et mes amis vinrent m'y voir assez souvent d'abord, puis de moins en moins, comme il arrive toujours quand la personne qu'on visite aime sa retraite et n'y attire, ni par le luxe, ni par la coquetterie. Vers la fin de la premiere saison, il se passait souvent quinze jours sans que je visse venir personne de Paris. Je ne m'etais liee avec aucune des notabilites de l'endroit. Edouard se portait mieux, j'etais calme et satisfaite; je lisais beaucoup, je me promenais dans les bois, seule avec lui, une paysanne pour conduire son ane, un livre, et un gros chien, gardien tres-jaloux de nos personnes. Cette vie me plaisait extremement. M. de Blanchemont etait enchante de n'avoir pas a s'occuper de moi. Il ne venait jamais me voir. Il envoyait de temps en temps un domestique pour savoir des nouvelles de son fils et s'enquerir de mes besoins d'argent qui etaient fort modestes, heureusement pour moi: il n'eut pu les satisfaire. --Voyez! s'ecria Rose, il nous disait ici que c'etait pour vous qu'il mangeait ses revenus et les votres; qu'il vous fallait des chevaux, des voitures, tandis que vous alliez peut-etre a pied dans les bois pour economiser le loyer d'un ane! Vous l'avez devine, chere Rose. Lorsque je demandais quelque argent a mon mari, il me faisait de si longues et de si etranges histoires sur la penurie de ses fermiers, sur la gelee de l'hiver, sur la grele de l'ete, qui les avait ruines, que, pour ne plus entendre tous ces details, et, la plupart du temps, dupe de sa genereuse commiseration pour vous, je l'approuvais et m'abstenais de reclamer la jouissance de mes revenus. "La vieille maison que j'habitais etait propre, mais presque pauvre, et je n'y attirais l'attention de personne. Elle se composait de deux etages. J'occupais le premier. Au rez-de-chaussee habitaient deux jeunes gens, dont l'un etait malade. Un petit jardin tres-ombrage et entoure de grands murs, ou Edouard jouait sous mes yeux avec sa bonne, lorsque j'etais assise a ma fenetre, etait commun aux deux locataires, M. Henri Lemor et moi. Henri avait vingt-deux ans. Son frere n'en avait que quinze. Le pauvre enfant etait phtisique, et son aine le soignait avec une sollicitude admirable. Ils etaient orphelins. Henri etait une veritable mere pour le pauvre agonisant. Il ne le quittait pas d'une heure, il lui faisait la lecture, le promenait en le soutenant dans ses bras, le couchait et le rhabillait comme un enfant, et, comme ce malheureux Ernest ne dormait presque plus, Henri, pale, extenue, creuse par les veilles, semblait presque aussi malade que lui. "Une vieille femme excellente, proprietaire de notre maison et occupant une partie du rez-de-chaussee, montrait beaucoup d'obligeance et de devouement a ces malheureux jeunes gens; mais elle ne pouvait suffire a tout, je dus m'empresser de la seconder. Je le fis avec zele et sans m'epargner, comme vous l'eussiez fait a ma place, Rose; et meme dans les derniers jours de l'existence d'Ernest, je ne quittai guere son chevet. Il me temoignait une affection et une reconnaissance bien touchantes. Ne connaissant pas et ne sentant plus la gravite de son mal, il mourut sans s'en apercevoir, et presque en parlant. Il venait de me dire que je l'avais gueri, lorsque sa respiration s'arreta et que sa main se glaca dans les miennes. La douleur d'Henri fut profonde, il en tomba malade, et, a son tour, il fallut le soigner et le veiller. La vieille proprietaire, madame Joly, etait au bout de ses forces. Edouard heureusement etait bien portant, et je pouvais partager mes soins entre lui et Henri. Le devoir d'assister et de consoler ce pauvre Henri retomba sur moi seule, et a la fin de l'automne, j'eus la joie de l'avoir rendu a la vie. "Vous concevez bien, Rose, qu'une amitie profonde, inalterable, s'etait cimentee entre nous deux au milieu de toutes ces douleurs et de tous ces dangers. Quand l'hiver et l'insistance de mes parents me forcerent de retourner a Paris, nous nous etions fait une si douce habitude de lire, de causer, et de nous promener ensemble dans le petit jardin, que notre separation fut un veritable dechirement de coeur. Nous n'osames pourtant nous promettre de nous retrouver a Montmorency l'annee suivante. Nous etions encore timides l'un avec l'autre, et nous aurions tremble de donner le nom d'amour a cette affection. "Henri n'avait guere songe a s'enquerir de ma condition, ni moi de la sienne. Nous faisions a peu pres la meme depense dans la maison. Il m'avait demande la permission de me voir a Paris; mais quand je lui donnai mon adresse chez ma belle-mere, a l'hotel de Blanchemont, il parut surpris et effraye. Quand je quittai Montmorency dans le carrosse armorie que mes parents avaient envoye pour me prendre, il eut l'air consterne, et quand il sut que j'etais riche (je croyais l'etre et je passais pour telle), il se regarda comme a jamais separe de moi. L'hiver se passa sans que je le revisse, sans que j'entendisse parler de lui. "Lemor etait pourtant lui-meme reellement plus riche que moi a cette epoque. Son pere, mort une annee auparavant, etait un homme du peuple, un ouvrier qu'un petit commerce et beaucoup d'habilete avaient mis fort a l'aise. Les enfants de cet homme avaient recu une tres-bonne education, et la mort d'Ernest laissait a Henri un revenu de huit ou dix mille francs. Mais les idees de lucre, l'indelicatesse, l'effroyable durete et l'egoisme profond de ce pere commercant avaient revolte de bonne heure l'ame enthousiaste et genereuse d'Henri. Dans l'hiver qui suivit la mort d'Ernest, il se hata de ceder, presque pour rien, son fonds de commerce a un homme que Lemor le pere avait ruine par les manoeuvres les plus rapaces et les plus deloyales d'une impitoyable concurrence. Henri distribua a tous les ouvriers que son pere avait longtemps pressures le produit de cette vente, et, se derobant, avec une sorte d'aversion, a leur reconnaissance (car il m'a dit souvent que ces hommes malheureux avaient ete corrompus et avilis eux-memes par l'exemple et les procedes de leur maitre), il changea de quartier et se mit en apprentissage pour devenir ouvrier lui-meme. L'annee precedente, et avant que la maladie de son frere le forcat d'habiter la campagne, il avait deja commence a etudier la mecanique. "J'appris tous ces details par la vieille femme de Montmorency, a qui j'allai faire une ou deux visites a la fin de l'hiver, autant, je l'avoue, pour savoir des nouvelles d'Henri que pour lui temoigner l'amitie dont elle etait digne a tous egards. Cette femme avait de la veneration pour Lemor. Elle avait soigne le pauvre Ernest comme son propre fils; elle ne parlait d'Henri que les mains jointes et les yeux pleins de larmes. Quand je lui demandai pourquoi il ne venait pas me voir, elle me repondit que ma richesse et ma position dans le monde ne pouvaient permettre que des rapports naturels s'etablissent entre une personne comme moi et un homme qui s'etait jete volontairement dans la pauvrete. C'est a cette occasion qu'elle me raconta tout ce qu'elle savait de lui et tout ce que je viens de vous rapporter. "Vous devez comprendre, chere Rose, combien je fus frappee de la conduite de ce jeune homme, qui s'etait montre a moi si simple, si modeste et si parfaitement ignorant de sa grandeur morale. Je ne pus penser a autre chose; dans le monde, comme dans ma chambre solitaire, au theatre comme a l'eglise, son souvenir et son image etaient toujours dans mon coeur et dans ma pensee. Je le comparais a tous les hommes que je voyais, et alors il me paraissait si grand! "Des la fin de mars je retournai a Montmorency, n'esperant point y retrouver mon interessant voisin. J'eus un instant de veritable douleur, lorsque, descendant au jardin avec une parente qui m'avait accompagnee pour m'aider malgre moi a me reinstaller a la campagne, j'appris que le rez-de-chaussee etait loue a une vieille dame. Mais ma compagne ayant fait quelques pas loin de moi, la bonne madame Joly me dit a l'oreille qu'elle avait fait ce petit mensonge parce que ma parente lui paraissait curieuse et babillarde, mais que Lemor etait la, et qu'il se tenait cache pour ne me voir que lorsque je serais seule. "Je pensai m'evanouir de joie, et je supportai l'obligeance et les attentions de ma pauvre cousine avec une patience dont je faillis mourir. Enfin elle partit, et je revis Lemor, non pas seulement ce jour-la, mais tous les jours et presque a toutes les heures de la journee, depuis la fin de l'hiver jusqu'a l'extreme fin de l'automne suivant. Les visites, toujours rares et assez courtes que l'on me rendait, mes courses indispensables a Paris, nous volerent tout au plus, en rassemblant toutes les heures, deux semaines de notre delicieuse intimite. "Je vous laisse a penser si cette vie fut heureuse et si l'amour s'empara en maitre absolu de notre amitie. Mais ce dernier sentiment fut aussi chaste sous les yeux de Dieu et de mon fils que l'avait ete une amitie formee au lit de mort du frere d'Henri. On en jasa pourtant peut-etre un peu chez les indigenes de Montmorency; mais la bonne reputation de notre hotesse, sa discretion sur nos sentiments qu'elle devinait bien, son ardeur a defendre notre conduite, la vie cachee que nous menions, et le soin que nous eumes de ne jamais nous montrer ensemble hors de la maison; enfin, l'absence de tout scandale, empecherent la malveillance de s'en meler: aucun propos ne parvint jamais aux oreilles de mon mari ni d'aucun de mes parents. "Jamais amours ne furent plus religieusement sentis et plus salutaires pour les deux ames qu'elles remplirent. Les idees d'Henri, fort singulieres aux yeux du monde, mais les seules vraies, les seules chretiennes aux miens, transporterent mon esprit dans une nouvelle sphere. Je connus l'enthousiasme de la foi et de la vertu en meme temps que celui de l'affection. Ces deux sentiments se liaient dans mon coeur et ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Henri adorait mon fils, mon fils que son pere oubliait, delaissait et connaissait a peine! Aussi Edouard avait pour Lemor la tendresse, la confiance et le respect que son pere eut du lui inspirer. "L'hiver nous arracha encore a notre paradis terrestre, mais cette fois il ne nous separa point. Lemor vint me voir en secret de temps en temps, et nous nous ecrivions presque tous les jours. Il avait une clef du jardin de l'hotel, et quand nous ne pouvions nous y rencontrer la nuit, une fente dans le piedestal d'une vieille statue recevait notre correspondance. C'est tout recemment, vous le savez, que M. de Blanchemont a perdu la vie d'une maniere tragique et inattendue, dans un duel a mort avec un de ses amis, pour une folle maitresse qui l'avait trahi. Un mois apres, j'ai vu Henri, et c'est de ce moment que datent mes chagrins. Je croyais si naturel de m'engager a lui pour la vie! Je voulais le revoir un instant et fixer avec lui l'epoque ou les devoirs de ma position me permettraient de lui donner ma main et ma personne comme il avait mon coeur et mon esprit. Mais le croiriez-vous, Rose? son premier mouvement a ete un refus plein d'effroi et de desespoir. La crainte d'etre riche, oui, l'horreur de la richesse, l'ont emporte sur l'amour, et il s'est comme enfui de moi avec epouvante! "J'ai ete offensee, consternee, je n'ai pas su le convaincre, je n'ai pas voulu le retenir. Et puis, j'ai reflechi, j'ai trouve qu'il avait raison, qu'il etait consequent avec lui-meme, fidele a ses principes. Je l'en ai estime, je l'en ai aime davantage, et j'ai resolu d'arranger ma vie de maniere a ne plus le blesser, de quitter le monde entierement, de venir me cacher bien loin de Paris au fond d'une campagne, afin de rompre toutes mes relations avec les puissants et les riches que Lemor considere comme des ennemis tantot feroces, tantot involontaires et aveugles de l'humanite. "Mais a ce projet, qui n'etait que secondaire dans ma pensee, j'en associais un autre qui coupait le mal dans sa racine et detruisait a jamais tous les scrupules de mon amant, de mon epoux futur. Je voulais imiter son exemple, et dissiper ma fortune personnelle en l'appliquant a ce qu'au couvent nous appelions les bonnes oeuvres, a ce que Lemor appelle l'oeuvre de remuneration, a ce qui est juste envers les hommes et agreable a Dieu dans toutes les religions et dans tous les temps. J'etais libre de faire ce sacrifice sans nuire a ce que les riches auraient appele le bonheur futur de mon fils, puisque je le croyais encore destine a un heritage considerable; et, d'ailleurs, dans mes idees a moi, en m'abstenant de jouir de ses revenus durant les longues annees de sa minorite, en accumulant et en placant les rentes, j'aurais travaille aussi a son bonheur. C'est-a-dire que l'elevant dans des habitudes de sobriete et de simplicite, et lui communiquant l'enthousiasme de ma charite, je l'aurais mis a meme un jour de consacrer a ces memes bonnes oeuvres une fortune considerable, augmentee par mon economie et par le devoir que je m'imposais de n'en jouir en aucune facon pour mon propre compte, malgre les droits que la loi me donnait a cet egard. Il me semblait que cette ame si naive et si tendre de mon enfant repondrait a mon enthousiasme, et que j'entasserais ces richesses terrestres pour son salut futur. Riez-en un peu, si vous voulez, chere Rose; mais il me semble encore que je reussirai, dans des conditions plus restreintes, a faire envisager les choses a mon Edouard sous ce point de vue. Il n'a plus a heriter de son pere, et ce qui me reste lui sera desormais consacre dans le meme but. Je ne me crois plus le droit de me depouiller de ce peu d'aisance qui nous est laissee a tous d'eux. Je me figure que rien ne m'appartient plus en propre, puisque mon fils n'a plus rien de certain a attendre que de moi. Cette pauvrete, dont j'aurais pu faire voeu pour moi seule, c'est un bapteme nouveau que Dieu ne me permet peut-etre pas d'imposer a mon enfant avant qu'il soit en age de l'accepter ou de le rejeter librement. pouvons-nous, etant nes dans le siecle, et ayant donne la vie a des etres destines aux jouissances et au pouvoir dans la societe, les priver violemment et sans les consulter, de ce que la societe considere comme de si grands avantages et des droits si sacres? Dans ce _sauve qui peut_ general ou la corruption de l'argent a lance tous les humains, si je venais a mourir en laissant mon fils dans la misere avant le temps necessaire pour lui enseigner l'amour du travail, a quels vices, a quelle abjection ne risquerais-je pas d'abandonner ses bons mais faibles instincts? On parle d'une religion de fraternite et de communaute, ou tous les hommes seraient heureux en s'aimant, et deviendraient riches en se depouillant. On dit que c'est un probleme que les plus grands saints du christianisme comme les plus grands sages de l'antiquite ont ete sur le point de resoudre. On dit encore que cette religion est prete a descendre dans le coeur des hommes, quoique tout semble, dans la realite, conspirer contre elle; parce que du choc immense, epouvantable, de tous les interets egoistes, doivent naitre la necessite de tout changer, la lassitude du mal, le besoin du vrai et l'amour du bien. Tout cela, je le crois fermement, Rose. Mais, comme je vous le disais tout a l'heure, j'ignore quels jours Dieu a fixes pour l'accomplissement de ses desseins. Je ne comprends rien a la politique, je n'y vois pas d'assez vives lueurs de mon ideal; et, refugiee dans l'arche comme l'oiseau durant le deluge, j'attends, je prie, je souffre et j'espere, sans m'occuper des railleries que le monde prodigue a ceux qui ne veulent pas approuver ses injustices, et se rejouir des malheurs de leur temps. "Mais dans cette ignorance du lendemain, dans cette tempete dechainee de toutes les forces humaines les unes contre les autres, il faut bien que je serre mon fils dans mes bras, et que je l'aide a surmonter le flot qui nous porte peut-etre aux rives d'un monde meilleur des ici-bas. Helas! chere Rose, dans un temps ou l'argent est tout, tout se vend et s'achete. L'art, la science, toutes les lumieres, et par consequent toutes les vertus, la religion elle-meme, sont interdites a celui qui ne peut payer l'avantage de boire a ces sources divines. De meme qu'on paie les sacrements a l'eglise, il faut, a prix d'argent, acquerir le droit d'etre homme, de savoir lire, d'apprendre a penser, a connaitre le bien du mal. Le pauvre est condamne, a moins d'etre doue d'un genie exceptionnel, a vegeter, prive de sagesse et d'instruction. Et le mendiant, le pauvre enfant qui apprend pour tout metier l'art de tendre la main et d'elever une voix plaintive, dans quelles obscures et fausses notions est forcee de se debattre son intelligence infirme et impuissante! Il y a quelque chose d'affreux a penser que la superstition est la seule religion accessible au paysan, que tout son culte se reduit a des pratiques qu'il ne comprend pas, dont il ne saura jamais ni le sens ni l'origine, et que Dieu n'est pour lui qu'une idole favorable aux moissons et aux troupeaux de celui qui lui vote un cierge ou une image. En venant ce matin ici, j'ai rencontre une procession arretee autour d'une fontaine pour conjurer la secheresse. J'ai demande pourquoi on priait la plutot qu'ailleurs. Une femme m'a repondu, en me montrant une petite statue de platre cachee dans une niche et ornee de guirlandes comme les dieux du paganisme[5], "c'est que cette _bonne dame_ est la meilleure de toutes pour la pluie." [Note 5: Les Peres de l'Eglise primitive condamnaient amerement cet usage paien d'orner les statues des dieux. Minutius Felix s'en explique clairement et admirablement. L'Eglise du moyen age a retabli les pratiques de l'idolatrie, et l'Eglise d'aujourd'hui continue cette speculation lucrative.] "Si mon fils est indigent, il faudra donc qu'il soit idolatre, au rebours des premiers chretiens qui embrassaient la vraie religion avec la sainte pauvrete? Je sais bien que le pauvre a le droit de me demander: Pourquoi ton fils plutot que le mien connaitrait-il Dieu et la verite? Helas! je n'ai rien a lui repondre, sinon que je ne puis sauver son fils qu'en sacrifiant le mien. Et quelle reponse inhumaine pour lui! Oh! les temps de naufrage sont affreux! Chacun court a ce qui lui est le plus cher et abandonne les autres. Mais encore une fois, Rose, que pouvons-nous donc, nous autres pauvres femmes, qui ne savons que pleurer sur tout cela? "Ainsi, les devoirs que nous impose la famille sont en contradiction avec ceux que nous impose l'humanite. Mais nous pouvons encore quelque chose pour la famille, tandis que pour l'humanite, a moins d'etre tres-riches, nous ne pouvons rien encore. Car dans ce temps-ci, ou les grandes fortunes devorent les petites si rapidement, la mediocrite, c'est la gene et l'impuissance. "Voila pourquoi, continua Marcelle en essuyant une larme, je vais etre forcee de modifier les beaux reves que j'avais faits en quittant Paris il y a deux jours. Mais je veux faire encore de mon mieux, Rose, pour ne pas m'entourer de petites jouissances inutiles aux depens des autres. Je veux me reduire au necessaire, acheter une maison de paysan, vivre aussi sobrement qu'il me sera possible sans alterer ma sante (puisque je dois ma vie a Edouard), mettre de l'ordre dans ce petit capital pour le lui donner un jour, apres lui en avoir indique l'usage que Dieu nous aura revele utile et pieux dans ce temps-la; et, en attendant, consacrer la moindre partie possible de mon humble revenu a mes besoins et a la bonne education de mon fils, afin d'avoir toujours de quoi assister les pauvres qui viendront frapper a ma porte. C'est la, je crois, tout ce que je peux faire, s'il ne se forme pas bientot une association vraiment sainte, une sorte d'eglise nouvelle, ou quelques croyants inspires appelleront a eux leurs freres pour les faire vivre en commun sous les lois d'une religion et d'une morale qui repondent aux nobles besoins de l'ame et aux lois de la veritable egalite. Ne me demandez pas quelles seraient precisement ces lois. Je n'ai pas mission de les formuler, puisque Dieu ne m'a pas donne le genie de les decouvrir, toute mon intelligence se borne a pouvoir les comprendre quand elles seront revelees, et mes bons instincts me forcent a rejeter les systemes qui se posent aujourd'hui un peu trop fierement sous des noms divers. Je n'en vois encore aucun ou la liberte morale se trouve respectee, ou l'atheisme et l'ambition de dominer ne se montrent par quelque endroit. Vous avez entendu parler peut-etre des saint-simoniens et des fourieristes. Ce sont la des systemes encore sans religion et sans amour, des philosophies avortees, a peine ebauchees, ou l'esprit du mal semble se cacher sous les dehors de la philanthropie. Je ne les juge pas absolument, mais j'en suis repoussee comme par le pressentiment d'un nouveau piege tendu a la simplicite des hommes. "Mais il se fait tard, ma bonne Rose, et vos beaux yeux qui brillent encore luttent pourtant contre la fatigue de m'ecouter. Je n'ai rien a conclure pour vous de tout ceci; sinon que nous sommes toutes les deux aimees par des hommes pauvres, et que l'une de nous aspire a s'affranchir de l'alliance des riches, tandis que l'autre hesite et s'effraie de leur opinion. --Ah! Madame, dit Rose, qui avait ecoute Marcelle avec une religieuse attention, que vous etes grande et bonne! comme vous savez aimer, et comme je comprends bien maintenant pourquoi je vous aime! Il me semble que votre histoire et l'explication de votre conduite m'ont fait grossir la tete de moitie! Quelle triste et mesquine vie nous menons, au prix de celle que vous revez! Mon Dieu, mon Dieu! je crois que je mourrai le jour ou vous partirez d'ici! --Sans vous, chere Rose, je serais fort pressee, je vous le confesse, d'aller batir ma chaumiere aupres de celle de plus pauvres gens; mais vous me ferez aimer votre ferme, et meme ce vieux chateau.... Ah! j'entends votre mere qui vous appelle. Embrassez-moi encore et pardonnez-moi de vous avoir dit quelques paroles dures. Je me les reproche en voyant combien vous etes sensible et affectueuse." Rose embrassa la jeune baronne avec effusion, et la quitta. Cedant a une habitude d'enfant mutin, elle se donna le petit plaisir de laisser crier sa mere tout en se rendant avec lenteur a son appel. Puis elle se le reprocha et se mit a courir; mais elle ne put se resoudre a lui parler avant d'etre tout a fait aupres d'elle: cette voix glapissante lui faisait l'effet d'un ton faux apres la douce harmonie des paroles de Marcelle. Encore fatiguee de son voyage, madame de Blanchemont se glissa dans le lit ou reposait son enfant, et, tirant ses rideaux de toile d'orange a grands ramages, elle commencait a s'endormir sans songer aux revenants indispensables du vieux chateau, lorsqu'un bruit incomprehensible la forca de preter l'oreille et de se relever un peu emue. DEUXIEME JOURNEE XV. LA RENCONTRE. Le bruit qui troublait le sommeil de notre heroine etait celui d'un corps quelconque passant et repassant a l'exterieur sur la porte de sa chambre avec une obstination et une maladresse singulieres. Ce toucher etait trop sec et trop inintelligent pour etre celui d'une main humaine cherchant a trouver la serrure dans l'obscurite, et pourtant comme le bruit ne ressemblait pas a celui qu'eut pu faire un rat, Marcelle ne put s'arreter a aucune autre hypothese. Elle pensa que quelqu'un de la ferme couchait dans le vieux chateau, peut-etre un serviteur ivre qui se trompait d'etage, et cherchait son gite a tatons. Se rappelant alors qu'elle n'avait pas ote la clef de sa chambre, elle se leva afin de reparer cet oubli, aussitot que la personne se serait eloignee. Mais le bruit continuait, et Marcelle n'osait entr'ouvrir la porte pour effectuer son dessein, dans la crainte, en se montrant, d'etre insultee par quelque lourdaud. Cette petite anxiete commencait a devenir fort desagreable, lorsque la main incertaine s'impatienta, et gratta la porte, de telle facon que Marcelle crut reconnaitre les griffes d'un chat, et, souriant de son emotion, elle se decida a ouvrir pour accueillir ou chasser cet habitue de son appartement. Mais a peine eut-elle entr'ouvert, avec un reste de precaution, que la porte fut repoussee sur elle avec violence, et que la folle s'offrit a ses regards sur le seuil de sa chambre. Cette visite parut a Marcelle la plus deplaisante des suppositions qu'elle aurait pu faire, et elle hesita si elle ne repousserait pas par la force ce personnage inquietant, malgre ce qu'on lui avait dit de la tranquillite habituelle de sa demence. Mais le degout que lui inspirait l'etat de malproprete de cette malheureuse, et encore plus un sentiment de compassion, l'empecherent de s'arreter a cette idee. La folle ne paraissait pas s'apercevoir de sa presence, et il etait probable que, dans son gout pour la solitude, elle se retirerait aussitot que Marcelle se ferait remarquer. Madame de Blanchemont jugea donc a propos d'attendre, et d'observer quelle serait la fantaisie de sa facheuse hotesse, et reculant, elle alla s'asseoir sur le bord de son lit, dont elle ferma les rideaux derriere elle, afin qu'Edouard, s'il venait a s'eveiller, ne vit pas la _vilaine femme_ dont il avait eu peur dans la garenne. La Bricoline (nous avons deja dit que chez nous toutes les ainees de familles de paysans et de bourgeois de campagne portaient le nom hereditaire feminise en guise de prenom) traversa la chambre avec une certaine precipitation, et s'approcha de la fenetre qu'elle ouvrit apres beaucoup d'efforts inutiles, la faiblesse de ses mains etiques, et la longueur de ses ongles qu'elle ne voulait jamais laisser couper, la rendant fort maladroite. Quand elle y fut parvenue, elle se pencha dehors, et, d'une voix etouffee a dessein, elle appela _Paul_. C'etait sans doute le nom de son amant, qu'elle attendait toujours, et a la mort duquel elle ne pouvait se resoudre a croire. Ce lamentable appel n'ayant eveille aucun echo dans le silence de la nuit, elle s'assit sur le banc de pierre qui, dans toutes les antiques constructions de ce genre, occupe l'embrasure profonde de la fenetre, et resta muette, roulant toujours son mouchoir ensanglante, et paraissant se resigner a l'attente. Au bout de dix minutes environ, elle se releva, et appela encore, toujours a voix basse, comme si elle eut cru son amant cache dans les broussailles du fosse, et comme si elle eut craint d'eveiller l'attention des gens de la ferme. Pendant plus d'une heure l'infortunee continua ainsi, tantot nommant Paul et tantot l'attendant avec une patience et une resignation extraordinaires. La lune eclairait en plein son visage decharne et son corps difforme. Peut-etre y avait-il pour elle une sorte de bonheur dans cette vaine esperance. Peut-etre se faisait-elle illusion au point de rever toute eveillee qu'il etait la, qu'elle l'ecoutait et lui repondait. Et puis, quand le reve s'effacait, elle le ramenait en appelant de nouveau son mort bien aime. Marcelle la contemplait avec un profond dechirement de coeur; elle eut voulu surprendre tous les secrets de sa folie, dans l'esperance de trouver quelque moyen d'adoucir une telle souffrance; mais les fous de cette nature ne s'expliquent pas et il est impossible de deviner s'ils sont absorbes par une pensee qui les ronge sans relache, ou si l'action de la pensee est suspendue en eux par intervalles. Lorsque la miserable fille quitta enfin la fenetre, elle se mit a marcher dans la chambre avec la meme lenteur et la meme gravite qui avaient frappe Marcelle dans l'allee de la Garenne. Elle ne paraissait plus songer a son amant, et sa physionomie, fortement contractee, ressemblait a celle d'un vieux alchimiste perdu dans la recherche de l'absolu. Cette promenade reguliere dura encore assez longtemps pour fatiguer extremement madame de Blanchemont, qui n'osait ni se coucher ni quitter son fils pour aller eveiller la petite Fanchon. Enfin, la folle prit son parti, et montant un etage, elle alla a une autre fenetre recommencer a appeler Paul par intervalles et a l'attendre en se promenant. Marcelle songea alors qu'elle devait aller avertir les Bricolin. Sans doute ils ignoraient que leur fille s'etait echappee de la maison et qu'elle courait peut-etre le danger de se suicider ou de se laisser tomber involontairement par une fenetre. Mais la petite Fanchon, qu'elle eveilla, non sans peine, afin qu'elle se tint aupres du lit d'Edouard pendant qu'elle irait elle-meme au chateau neuf, la detourna de ce projet. --Eh! non, Madame, lui dit-elle; les Bricolin ne se derangeront pas pour cela. Ils sont habitues a voir courir cette pauvre demoiselle la nuit comme le jour. Elle ne fait pas de mal, et il y a longtemps qu'elle a oublie de _se perir_. On dit qu'elle ne dort jamais. Il n'est pas etonnant que, par les temps de lune, elle soit plus eveillee encore. Fermez bien votre porte, pour qu'elle ne vienne plus vous ennuyer. Vous avez bien fait de ne lui rien dire; ca aurait pu la choquer et la rendre mechante. Elle va faire son train la-haut jusqu'au jour, comme les _caboches_ (les chouettes); mais puisque vous savez ce que c'est, a present, ca ne vous empechera pas de dormir. La petite Fanchon en parlait a son aise, elle qui, grace a ses quinze ans et a son temperament paisible, eut dormi au bruit du canon, pourvu qu'elle eut su ce que c'etait. Marcelle eut un peu de peine a suivre son exemple, mais enfin la fatigue l'emporta, et elle s'endormit au pas regulier et continuel de la folle, qu'elle entendait au-dessus de sa chambre ebranler les solives tremblantes du vieux chateau. Le lendemain, Rose apprit avec regret, mais sans surprise, l'incident de la nuit. ---Eh! mon Dieu! dit-elle, nous l'avions pourtant bien enfermee, sachant qu'elle a l'habitude d'errer de tous cotes, et dans le vieux chateau de preference pendant la lune. (C'est pour cela que ma mere ne se souciait pas de vous y loger.) Mais elle aura encore trouve moyen d'ouvrir sa fenetre et de s'en aller par la. Elle n'est ni forte ni adroite de ses mains, mais elle a tant de patience! Elle n'a qu'une idee, elle ne s'en repose jamais. M. le baron, qui n'avait pas le coeur aussi humain que vous, et qui riait des choses les moins risibles, pretendait qu'elle cherchait... attendez si je me souviendrai de son mot!... la quadrature... Oui, c'est cela, la quadrature du cercle; et quand il la voyait passer: "Eh bien! nous disait-il, votre philosophe n'a pas encore resolu son probleme?" --Je ne me sens pas d'humeur a plaisanter sur un sujet qui navre le coeur, repondit Marcelle, et j'ai fait des reves lugubres cette nuit. Tenez, Rose, nous voila bonnes amies, nous le deviendrons j'espere de plus en plus, et puisque vous m'avez offert votre chambre, je l'accepte, a condition que vous ne la quitterez pas, et que nous la partagerons. Un canape pour Edouard, un lit de sangle pour moi, il n'en faut pas davantage. --Oh! vous me comblez de joie, s'ecria Rose, en lui sautant au cou. Cela ne me causera aucun derangement. Il y a deux lits dans toutes nos chambres, c'est l'habitude de la campagne ou l'on est toujours pret a recevoir quelque amie ou quelque parente, et je vais etre si heureuse de causer avec vous tous les soirs!... L'amitie des deux jeunes femmes fit en effet beaucoup de progres dans cette journee. Marcelle y mettait d'autant plus d'abandon que c'etait la seule douceur qu'elle put se promettre chez les Bricolin. Le fermier la promena dans une partie de ses dependances, lui parlant toujours d'argent et d'arrangements. Il dissimulait son desir d'acheter, mais c'etait en vain, et Marcelle qui, pour en finir plus vite avec des preoccupations si antipathiques a son esprit, etait, prete a lui faire une partie des sacrifices qu'il exigeait, aussitot qu'elle se serait assuree de l'exactitude de ses calculs, usa pourtant d'un peu d'adresse avec lui pour le tenir dans l'inquietude. Rose lui avait fait entendre qu'elle pouvait avoir, dans cette circonstance, beaucoup d'influence sur sa destinee, et d'ailleurs, Grand-Louis lui avait fait promettre de ne rien decider sans le consulter. Madame de Blanchemont se sentait une pleine confiance dans cet ami improvise, et elle resolut d'attendre son retour pour faire choix d'un conseil competent. Il connaissait tout le monde, et il avait trop de jugement pour ne pas la mettre en bonnes mains. Nous avons laisse le brave meunier partant pour la ville de ***, avec Lapierre, Suzette, et le patachon. Ils y arriverent a dix heures du soir, et, le lendemain, des la pointe du jour, Grand-Louis ayant embarque les deux domestiques dans la diligence de Paris, se rendit chez le bourgeois auquel il avait intention de faire acheter la caleche. Mais en passant devant la poste aux lettres, il se dirigea vers l'entree du bureau pour remettre au buraliste en personne celle que Marcelle l'avait charge d'affranchir. La premiere figure qui frappa ses regards fut celle du jeune inconnu qui etait venu, quinze jours auparavant, errer dans la Vallee-Noire, visiter Blanchemont, et que le hasard avait amene au moulin d'Angibault. Ce jeune homme ne fit aucune attention a lui: debout a l'entree du bureau, il lisait avidement et d'un air fort emu, une lettre qu'il etait venu recevoir. Grand-Louis tenant dans ses mains celle de madame de Blanchemont, et se rappelant que le nom d'_Henri_, grave sur un arbre au bord de la Vauvre, avait beaucoup preoccupe cette jeune dame, jeta un regard furtif sur l'adresse de la lettre que lisait le jeune homme et qui se trouvait naturellement a la portee de sa vue, l'inconnu tenant ce papier devant lui de maniere a en bien cacher le contenu et a en montrer parfaitement l'exterieur. En un clin d'oeil rapide et d'une curiosite bienveillante, le meunier vit le nom de M. Henri Lemor trace de la meme main que l'adresse de la lettre dont il etait porteur; aucun doute, ces deux lettres etaient de Marcelle, et l'inconnu etait... le meunier n'y mit pas de facons dans sa pensee, l'amant de la belle veuve. Grand-Louis ne se trompait pas: le premier billet que Marcelle avait ecrit de Paris, et qu'un ami de Lemor, charge de ce soin, lui avait fait tenir poste restante a ***, venait d'arriver en cet instant aux mains du jeune homme, et il etait loin de s'attendre au bonheur d'en recevoir immediatement un second, lorsque Grand-Louis passa facetieusement ce tresor entre ses yeux et celui qu'il etait en train de relire pour la troisieme fois. [Illustration: Ce garcon-la est entete comme tous les diables.] Henri tressaillit, et se jetant avec impetuosite sur cette lettre, il allait s'en emparer, lorsque le meunier lui dit, en la lui retirant:--Non! non! pas si vite, mon garcon! Le buraliste nous voit peut-etre du coin de l'oeil, et je n'ai pas envie qu'il me fasse payer l'amende, qui n'est pas mince. Nous allons, causer un peu plus loin, car je ne pense pas que vous ayez la patience d'attendre que cette jolie lettre revienne de Paris, ou on l'enverrait certainement, malgre vos reclamations et votre passe-port, puisqu'elle n'est pas adressee ici poste restante. Suivez-moi au bout de la promenade. Lemor le suivit, mais un scrupule etait deja venu alarmer le meunier. Attendez, dit-il, quand ils eurent gagne un endroit convenablement isole, vous etes bien l'individu dont le nom est sur cette lettre? --Vous n'en doutez pas, sans doute, et vous me connaissez apparemment, puisque vous me l'avez presentee? --C'est egal, vous avez bien un passe-port? --Certainement, puisque je viens de le produire a la poste pour retirer ma correspondance. --C'est encore egal; dussiez-vous me prendre pour un gendarme deguise, voyons-le, dit le meunier en lui donnant la lettre. Donnant, donnant. --Vous etes fort mefiant, dit Lemor en se hatant de lui donner ses papiers. --Un petit moment encore, reprit le prudent meunier. Je veux pouvoir faire serment, si les gens de la poste m'ont vu vous donner cette lettre, que je vous l'ai remise decachetee! Et il brisa le cachet tres-lestement, mais sans se permettre d'ouvrir la lettre qu'il remit a Henri tout en prenant son passe-port. Tandis que le jeune homme lisait avidement, le meunier, qui n'etait pas fache de satisfaire sa curiosite, prenait connaissance des titres et qualites de son inconnu. Henri Lemor, age de vingt-quatre ans, natif de Paris, profession d'ouvrier mecanicien, se rendant a Toulouse, Montpellier, Nimes, Avignon et peut-etre Toulon et Alger, pour y chercher de l'emploi et y exercer son industrie. [Illustration: Il lui sembla voir une forme vague.] --Diable! se disait le meunier, ouvrier mecanicien! aime d'une baronne! cherchant de l'ouvrage et pouvant peut-etre epouser une femme qui a encore trois cent mille francs! Ce n'est donc que chez nous qu'on prefere l'argent a l'amour, et que les femmes sont si fieres! Il n'y a pas tant de distance entre la petite-fille du pere Bricolin le laboureur et le petit-fils de mon grand-pere le meunier, qu'entre cette baronne et ce pauvre diable! Ah! mademoiselle Rose! je voudrais bien que madame Marcelle vous apprit le secret d'aimer! Puis, faisant lui-meme le signalement du jeune homme sans regarder celui du passe-port, Grand-Louis se disait en examinant Henri absorbe dans sa lecture: Taille mediocre, visage pale... assez joli, si l'on veut, mais cette barbe noire, c'est vilain. Tous ces ouvriers de Paris ont l'air de porter toute leur force au menton. Et le meunier comparait avec une secrete complaisance ses membres athletiques a l'organisation plus delicate de Lemor. Il me semble, se disait-il, que s'il ne faut pas etre plus remarquable que ca pour tourner la tete a une femme d'esprit... et a une belle dame... mademoiselle Rose pourrait bien s'apercevoir que son tres-humble serviteur n'est pas plus mal tourne qu'un autre. Apres cela, ces Parisiens, ca vous a une certaine grace, une tournure, des yeux noirs, je ne sais quoi qui nous fait paraitre patauds a cote d'eux. Et puis, sans doute que celui-la a plus d'esprit qu'il n'est gros. S'il pouvait m'en donner un peu, et m'enseigner, lui aussi, son secret pour etre aime! XVI. DIPLOMATIE. Au beau milieu de ses reflexions, maitre Louis s'apercut que le jeune homme, dans ses preoccupations beaucoup plus vives, s'eloignait sans songer a lui. --Hola! mon camarade! lui dit Grand-Louis en courant apres lui; vous voulez donc me laisser votre passeport? --Ah! mon cher ami, je vous oubliais, et je vous en demande pardon! repondit Lemor. Vous m'avez rendu le service de me remettre cette lettre, et je vous dois mille remerciements.... Mais je vous reconnais a present. Je vous ai deja vu, il n'y a pas longtemps. C'est a votre moulin que j'ai recu l'hospitalite... Un endroit superbe... et une si bonne mere! Vous etes un homme heureux! vous! car vous etes franc et serviable aussi, cela se voit! --Oui! une belle hospitalite! dit le meunier; parlons en! Apres cela, c'est votre faute si vous n'avez voulu accepter que du pain et de l'eau.... Ca m'avait donne un peu mauvaise opinion de vous, avec ca que vous avez une barbe de capucin! Cependant, vous n'avez pas plus que moi la mine d'un jesuite, et si ma figure vous revient, la votre me revient aussi.... Quant a etre un homme heureux... je vous conseille de porter envie aux autres, et surtout a moi! C'est donc pour vous moquer. --Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Avez-vous eprouve quelque malheur depuis que je ne vous ai vu? --Bah! il y a longtemps que je porte un malheur qui finira Dieu sait comment! Mais je n'ai pas plus envie d'en parler que vous de m'ecouter, car vous avez aussi, je le vois bien, beaucoup de tic-tac dans la cervelle. Ah ca! est-ce que vous n'allez pas me donner un mot de reponse pour la personne qui vous a ecrit? quand ce ne serait que pour attester que j'ai bien fait ma commission? --Vous connaissez donc cette personne? dit Lemor tout tremblant. --Tiens! vous n'aviez pas encore pense a me le demander. Ou sont donc vos esprits? L'air de bienveillance un peu goguenarde du Grand-Louis commencait, a inquieter Lemor. Il craignait de compromettre Marcelle, et cependant la physionomie de ce paysan n'etait pas faite pour inspirer la mefiance. Mais Henri crut devoir affecter une sorte d'indifference. --Je ne connais pas beaucoup moi-meme, dit-il, la dame qui m'a fait l'honneur de m'ecrire. Comme le hasard m'avait conduit dernierement dans le pays ou elle possede des biens, elle a pense que je pourrais lui donner quelques renseignements.... --A d'autres, interrompit le meunier, elle ne sait pas du tout que vous y etes venu, encore moins pourquoi vous l'avez fait, et voila ce que je vous prie de me dire, si vous ne voulez pas que je le devine. --C'est a quoi je repondrai un autre jour, dit Lemor avec un peu d'impatience et de fierte ironique. Vous etes curieux, l'ami, et je ne sais pourquoi vous voulez voir du mystere dans ma conduite. --Il y en a, l'ami! Je vous dis qu'il y en a, puisque vous ne _lui_ avez pas fait savoir que vous etiez venu dans la Vallee-Noire! La persistance du meunier devenait de plus en plus embarrassante, et Henri, craignant de tomber dans quelque piege ou de commettre quelque imprudence, songea a se delivrer de ses investigations bizarres. --Je ne sais ni de qui, ni de quoi vous voulez me parler, repondit-il en haussant les epaules. Je vous renouvelle mes remerciements, et je vous salue. Si la lettre que vous m'avez remise exige une reponse ou un recu, je l'enverrai par la poste. Je pars dans une heure pour Toulouse, et n'ai pas le loisir de m'arreter plus longtemps avec vous. --Ah! vous parlez pour Toulouse, dit le meunier en doublant le pas pour le suivre. J'aurais cru que vous alliez venir avec moi a Blanchemont. --Pourquoi a Blanchemont? --Parce que si vous avez a donner des conseils a la dame de Blanchemont sur ses affaires, comme vous le pretendez, il serait plus obligeant d'aller vous expliquer avec elle que d'ecrire deux mots a la hate. C'est une personne qui vaut bien la peine qu'on se derange de quelques lieues pour lui rendre service, et moi, qui ne suis qu'un meunier, j'irais au bout du monde s'il le fallait. Lemor, informe, presque malgre lui, du lieu que Marcelle avait choisi momentanement pour sa retraite, ne put se decider a se separer brusquement d'un homme qui la connaissait et qui semblait si dispose a lui parler d'elle. L'espece de proposition et de conseil qu'on lui adressait d'aller a Blanchemont faisait passer des eblouissements dans cette jeune tete volontairement stoique, mais profondement bouleversee par la passion. Agite de desirs et de resolutions contradictoires, il laissait paraitre sur son visage toutes les perplexites qu'il croyait renfermer dans son ame, et le penetrant meunier ne s'y trompait pas.--Si je croyais, dit enfin Lemor, que des explications verbales fussent necessaires... mais en verite, je ne le pense pas... _cette dame_ ne m'indique rien de semblable.... --Oui, dit le meunier d'un ton railleur; cette dame vous croyait a Paris, et on ne fait pas venir un homme de si loin pour quelques paroles. Mais peut-etre que si elle vous avait su si pres, elle m'aurait commande de vous ramener avec moi. --Non, monsieur le meunier, vous vous trompez, dit Henri, effraye de la penetration du Grand-Louis. Les questions qu'on me fait l'honneur de m'adresser n'ont pas assez d'importance pour cela. Decidement, j'y repondrai par ecrit. Et en s'arretant a ce dernier parti, Henri sentait son coeur se briser. Car, malgre sa soumission aux ordres de Marcelle, l'idee de la revoir encore une fois avant de s'en eloigner pour une annee entiere, avait fait bouillonner tout son sang energique. Mais ce maudit meunier, avec ses commentaires, pouvait, soit par malice, soit par legerete, rendre sa demarche compromettante pour la jeune veuve, et Lemor devait s'en abstenir. --Vous ferez ce qui vous plait, dit le Grand-Louis, un peu pique de sa reserve, mais comme elle me fera sans doute quelques questions sur votre compte, je serai force de lui dire que l'idee de venir la voir ne vous a pas souri du tout. --Ce qui lui fera assurement beaucoup de peine? repondit Lemor avec un eclat de rire un peu force. --Oui, oui! jouez au plus fin avec moi, mon camarade! reprit le meunier. Mais vous ne riez pas de bon coeur. --Monsieur le meunier, repliqua Lemor perdant patience, vos insinuations, autant que je puis les comprendre, commencent a etre assez deplacees. Je ne sais pas si vous etes aussi devoue a la personne en question que vous le pretendez; mais il ne me semble pas que vous en parliez avec autant de respect que moi, qui la connais a peine. --Vous vous fachez? A la bonne heure, c'est plus franc, et cela me taquine moins que vos moqueries. Maintenant, je sais a quoi m'en tenir sur votre compte. --C'en est trop, dit Lemor irrite, et cela ressemble a une provocation personnelle. J'ignore quelles folles idees vous voulez m'attribuer, mais je vous declare que ce jeu me fatigue et que je ne souffrirai pas plus longtemps vos impertinences. --Vous fachez-vous tout de bon? dit le Grand-Louis d'un ton calme. Je suis bon pour vous repondre. Je suis beaucoup plus fort que vous; mais sans doute vous etes compagnon de quelque Devoir, et vous connaissez, la canne. Et d'ailleurs, vous autres Parisiens, on dit que vous savez tous jouer du baton comme des professeurs. Nous autres, nous ne connaissons pas la theorie, nous n'avons que la pratique. Vous etes plus adroit, que moi, probablement; moi, je cognerai un peu plus dur que vous, ca egalisera la partie. Allons derriere le vieux rempart si vous voulez, ou bien au cafe du pere Robichon. Il y a une petite cour ou l'on peut s'expliquer sans temoins, car il n'y a pas de danger qu'il appelle la garde, il sait trop bien vivre pour cela. --Allons, se dit Lemor, j'ai voulu etre ouvrier, et les lois de l'honneur sont aussi rigides au baton qu'a l'epee. Je ne connais pas l'art feroce de tuer mon semblable avec une arme plus qu'avec une autre. Mais si cet Hercule gaulois veut se donner le plaisir de m'assommer, je ne l'eviterai pas en lui parlant raison. Ce sera, d'ailleurs, la seule maniere de me debarrasser de ses questions, et je ne vois pas pourquoi je serais plus patient qu'un gentilhomme. Le genereux et pacifique meunier n'avait aucune envie de chercher querelle a Henri comme celui-ci le supposait, faute de comprendre l'interet qu'il portait reellement a madame de Blanchemont et a lui, par consequent; mais ce dernier sentiment etait mele d'une mefiance dont le Grand-Louis eut voulu se guerir l'esprit par une sincere explication. N'ayant pas reussi, a son tour il se croyait provoque, et en prenant le chemin du cafe Robichon, chacun des deux adversaires se persuadait qu'il etait force de repondre a la fantaisie belliqueuse de l'autre. Six heures sonnaient a l'horloge d'une eglise voisine, lorsqu'ils arriverent au cafe Robichon. C'etait une maisonnette decoree de ce titre fastueux qu'on voit maintenant jusque sur les plus humbles cabarets des provinces les plus arrierees. _"Cafe de la Renaissance."_ On y entrait par une etroite allee plantee de jeunes acacias et de dahlias superbes. La petite cour aux explications etait adossee au mur de l'eglise gothique, revetu en cet endroit de lierre et de roses grimpantes. Des berceaux de chevrefeuille et de clematite interceptaient le regard des voisins et parfumaient l'air matinal. Cette cachette fleurie, deserte encore et proprement sablee, semblait destinee a des rendez-vous d'amour beaucoup plus qu'a des scenes tragiques. En y introduisant Lemor, le Grand-Louis ferma la porte derriere lui, puis s'asseyant a une petite table de bois peinte en vert: --Ah ca! dit-il, sommes-nous venus ici pour nous allonger des coups ou pour prendre le cafe ensemble? --C'est comme il vous plaira, repondit Lemor. Je me battrai avec vous si vous voulez; mais je ne prendrai pas de cafe. --Vous etes trop fier pour ca! c'est tout simple! dit le Grand-Louis en haussant les epaules. Quand on recoit des lettres d'une baronne! --Vous recommencez donc? Allons, laissez-moi m'en aller, ou battons-nous tout de suite. --Je ne peux pas me battre avec vous, dit le meunier. Vous n'avez qu'a me regarder, je crois, pour voir que je ne suis pas un capon, et cependant je refuse la partie que vous m'avez proposee. Madame de Blanchemont ne me le pardonnerait jamais, et cela perdrait toutes mes affaires. --Qu'a cela ne tienne! si vous pensez que madame de Blanchemont vous blame d'etre querelleur, vous n'etes pas force de lui dire que vous m'avez cherche noise. --Ah! c'est donc moi qui vous ai cherche noise a present? qu'est-ce qui a parle le premier de se battre? --Il me semble que vous etes le seul qui en ayez parle, mais peu importe. J'accepte la proposition. --Mais qu'est-ce qui a insulte l'autre? Je ne vous ai rien dit que d'honnete, et vous m'avez traite d'impertinent. --Votre maniere d'interpreter mes paroles et mes pensees etait incivile. Je vous ai signifie de me laisser en paix. --Oui, c'est ca, vous m'avez ordonne de me taire! Et si je ne veux pas, moi, voyons? --Je vous tournerai le dos, et si vous le trouvez mauvais, nous nous battrons. --Ce garcon-la est entete comme tous les diables! s'ecria le Grand-Louis en frappant de son large poing sur la petite table qui se fendit par la moitie. Tenez, monsieur le Parisien! vous voyez bien comme j'ai la main lourde! Votre fierte me donnerait envie de savoir si votre tete est aussi dure que cette planche de chene; car il n'y a rien de plus insolent au monde que de dire a un homme: "Je ne veux pas vous ecouter". Et pourtant je ne dois pas, je ne peux faire tomber un cheveu de cette tete de fer. Ecoutez, il faut en finir. Je vous veux pourtant du bien, j'en veux surtout a une personne pour qui je me ferais casser bras et jambes, et qui a, j'en suis sur, la fantaisie de s'interesser a vous. Il faut s'expliquer; je ne vous ferai plus de questions, puisque c'est peine perdue, mais je vous dirai tout ce que j'ai sur le coeur pour ou contre vous, et quand j'aurai dit, si cela ne vous convient pas, nous nous battrons; et si ce dont je vous soupconne est vrai, je n'aurai aucun regret de vous casser la machoire. Allons, il faut bien s'entendre avant de se mesurer, et savoir pourquoi on le fait. Nous allons prendre le cafe, car je suis a jeun depuis hier et mon estomac crie misere. Si vous etes trop grand seigneur pour me laisser payer l'ecot, convenons que le moins etrille des deux s'en chargera apres l'affaire. --Soit, dit Henri, qui, se regardant comme en etat d'hostilite avec le meunier, ne craignait plus de s'oublier avec lui par bienveillance. Le pere Robichon apporta le cafe lui-meme, en faisant toutes sortes d'amities au Grand-Louis. "C'est donc un de tes amis? lui dit-il en regardant Lemor avec la curiosite des industriels peu affaires des petites villes. Je ne le connais pas, mais c'est egal; ce doit etre quelque chose de bon, puisque tu me l'amenes. Voyez-vous, mon garcon, ajouta-t-il en s'adressant a Lemor, vous avez fait la, en arrivant dans notre pays, une bonne connaissance. Vous ne pouviez pas mieux tomber. Le Grand-Louis est estime d'un chacun et de tout le monde. Pour moi, je l'aime comme mon fils. Oh! c'est qu'il est sage, honnete et doux... doux comme un agneau, malgre qu'il soit le plus _fort homme_ du pays; mais je peux bien dire que jamais, au grand jamais, il n'a fait de scandale nulle part, qu'il ne donnerait pas une chiquenaude a un enfant, et que je ne l'ai jamais entendu elever la voix dans ma maison. Dieu sait pourtant qu'il y rencontre bien des gens querelleurs, mais il met la paix partout. Cet eloge si singulierement place dans un moment ou le Grand-Louis amenait un etranger au cafe Robichon pour vider une querelle avec lui, fit sourire les deux jeunes gens. XVII. LE GUE DE LA VAUVRE. Cependant le panegyrique paraissait si sincere, que Lemor, deja dispose precedemment a une grande sympathie pour le meunier, reflechit a la singularite de sa conduite en cette circonstance, et commenca a se dire que cet homme devait avoir de puissants motifs pour l'interroger. Ils prirent le cafe ensemble avec beaucoup de politesse mutuelle, et quand le pere Robichon les eut debarrasses de sa presence, le meunier commenca ainsi: --_Monsieur_ (il faut bien que je vous appelle comme ca, puisque je ne sais pas si nous sommes amis ou ennemis), vous saurez d'abord que je suis amoureux, ne vous en deplaise, d'une fille trop riche pour moi, et qui ne m'aime que juste ce qu'il faut pour ne pas me detester. Ainsi je peux parler d'elle sans la compromettre; et d'ailleurs vous ne la connaissez pas. Je n'aime pourtant pas a parler de mes amours, c'est ennuyeux pour les autres, surtout quand ils ont ete piques de la meme mouche, et qu'ils sont, comme on l'est en general dans cette maladie-la, egoistes en diable, et soucieux d'eux-memes, du prochain, point. Cependant, comme en travaillant tout seul a remuer une montagne, on n'avance a rien, m'est avis que si on s'entr'aidait un peu par l'amitie, on ferait au moins quelque chose. Voila pourquoi j'aurais voulu votre confiance comme j'ai celle de la dame que vous savez bien, et pourquoi je vous donne la mienne sans trop savoir si elle sera bien placee. "Donc, j'aime une fille qui aura en dot trente mille francs de plus que moi, et, par le temps qui court, c'est comme si je voulais epouser l'imperatrice de la Chine. Je me soucie de ses trente mille francs comme d'un fetu; meme je peux dire que je voudrais les envoyer au fin fond de la mer, puisque c'est la ce qui nous separe. Mais jamais les empechements n'ont fait entendre raison a l'amour, et j'ai beau etre gueux, je suis amoureux; je n'ai que cela en tete, et si la dame que vous savez bien ne vient pas a mon secours comme elle me l'a fait esperer... je suis un homme perdu... je suis capable!... je ne sais pas de quoi je suis capable! Et en disant cela, la figure ordinairement enjouee du meunier, s'altera si profondement, que Lemor fut frappe de la force et de la sincerite de sa passion. --Eh bien, lui dit-il avec cordialite, puisque vous avez la protection d'une dame si bonne et si eclairee... on la dit telle du moins!... --Je ne sais pas ce _qu'on dit_ d'elle, repondit Grand-Louis, impatiente de la reserve obstinee du jeune homme; je sais ce que j'en pense, moi, et je vous dis que cette femme-la est un ange du ciel. Tant pis pour vous si vous ne le savez pas. --En ce cas, dit Lemor, qui se sentait vaincu interieurement par cet hommage si sincere rendu a Marcelle, ou voulez-vous en venir, mon cher monsieur Grand-Louis? --Je veux vous dire que, voyant cette femme si bonne, si respectable, et d'un coeur si pur, disposee en ma faveur, et en train deja de me donner de l'esperance lorsque je croyais tout perdu, je me suis attache a elle tout d'un coup, et pour toujours. L'amitie m'est venue, comme on dit dans les romans que l'amour vient, en un clin d'oeil; et maintenant, je voudrais rendre, d'avance, a cette femme tout le bien qu'elle a l'intention de me faire. Je voudrais qu'elle fut heureuse comme elle le merite, heureuse dans ses affections, puisqu'elle n'estime que cela au monde et meprise la fortune, heureuse de l'amour d'un homme qui l'aimat pour elle-meme et ne s'occupat pas de supputer ce qui lui reste d'une richesse qu'elle perd si joyeusement, ne songeant, lui, qu'a s'informer de ce qu'elle possede ou ne possede pas... afin de savoir s'il doit la rejoindre ou s'en aller bien loin d'elle... l'oublier sans doute, et essayer si sa jolie figure fera quelque autre conquete plus lucrative... car enfin... Lemor interrompit le meunier. --Quelle raison avez vous donc, dit-il en palissant, de craindre que cette dame respectable ait si mal place ses affections? Quel est le lache a qui vous supposez de si honteux calculs dans l'ame? --Je n'en sais rien, dit le meunier qui observait attentivement le trouble d'Henri, ne sachant encore s'il devait l'attribuer a l'indignation d'une bonne conscience ou a la honte de se voir devine. Tout ce que je sais, c'est qu'il est venu a mon moulin, il y a quinze jours environ, un jeune homme dont la mine et les manieres semblaient fort honnetes, mais qui paraissait avoir du souci, et puis qui, tout a coup, s'est mis a parler d'argent, a faire des questions, a prendre des notes, enfin a etablir par francs et centimes sur un bout de papier, qu'il restait encore a la dame de Blanchemont un assez joli debris de sa fortune. --En verite, vous pensez que ce garcon-la etait pret a declarer son amour au cas seulement ou le mariage lui paraitrait avantageux? Alors, c'etait un miserable; mais pour l'avoir si bien devine, il faut etre soi-meme... --Achevez, Parisien! ne vous genez pas, dit le mennier dont les yeux brillerent comme l'eclair; puisque nous sommes ici pour nous expliquer! --Je dis, reprit Lemor non moins irrite, que pour interpreter ainsi ta conduite d'un homme qu'on ne connait pas et dont on ne sait rien, il faut etre soi-meme fort amoureux de la dot de sa belle. Les yeux du meunier s'eteignirent et un nuage passa sur son front. --Oh! dit-il d'une voix triste, je sais bien qu'on peut dire cela, et je parie que bien des gens le diraient si je parvenais a me faire aimer! Mais son pere n'a qu'a la desheriter, ce qui arriverait certainement si elle m'aimait, et alors on verra si je fais sur mes doigts le compte de ce qu'elle aura perdu! --Meunier! dit Lemor d'un ton brusque et franc, je ne vous accuse pas, moi. Je ne veux pas vous soupconner. Mais comment se fait-il qu'avec une ame honnete, vous n'ayez pas suppose ce qui etait le plus vraisemblable et le plus digne de vous? --Ce qui pourrait expliquer les sentiments du jeune homme, ce serait sa conduite ulterieure. S'il courait avec transport vers sa chere dame!... je ne dis pas, mais s'il s'en va au diable, c'est different! --Il faudrait supposer, repondit Lemor, qu'il regarde son amour comme insense, et qu'il ne veut pas s'exposer a un refus. --Ah! je vous y prends! s'ecria le meunier; voila les mensonges qui recommencent! Je sais pertinemment, moi, que la dame est enchantee d'avoir perdu sa fortune, qu'elle a meme pris courageusement son parti de la ruine totale de son fils, et tout cela parce qu'elle aime quelqu'un qu'on lui aurait peut-etre fait un crime d'epouser, sans toutes ces catastrophes-la. --Son fils est ruine? dit Henri en tressaillant; totalement ruine? Est-ce possible! En etes-vous certain? --Tres-certain, mon garcon! repondit le meunier d'un air narquois. La tutrice, qui aurait pu, pendant une longue minorite, partager avec un amant ou un mari les interets d'un gros capital, n'aura maintenant plus que des dettes a payer, si bien que son intention, elle me le disait hier soir, est de faire apprendre a son enfant quelque metier pour vivre. Henri s'etait leve. Il se promenait avec agitation dans la petite cour, et l'expression de sa figure etait indefinissable. Grand-Louis, qui ne le perdait pas de vue, se demanda s'il etait au comble du bonheur ou du desappointement. Voyons, se dit-il, est-ce un homme comme _elle_ et comme moi, haissant l'argent qui contrarie les amours, ou bien un intrigant qui s'est fait aimer d'elle a l'aide de je ne sais quel sortilege, et dont l'ambition vise plus haut que la jouissance du petit revenu qui lui reste? Ayant reve quelques instants, Grand-Louis qui tenait a honneur de donner une grande joie a Marcelle, ou de la debarrasser d'un perfide en le demasquant, s'avisa d'un stratageme. --Allons, mon garcon, dit-il en adoucissant sa voix, vous etes contrarie! il n'y a pas de mal a cela. Tout lo monde n'est pas romanesque, et si vous avez pense au solide, c'est que vous etes fait comme tous les gens de ce temps-ci. Vous voyez donc que je ne vous ai pas rendu un si mauvais service, en me querellant avec vous; je vous ai appris que le douaire etait a la secheresse. Sans doute vous comptiez sur les benefices de la tutelle du jeune heritier, car vous saviez bien que les fameux trois cent mille francs etaient une derniere, une pure illusion de la veuve?... --Comment dites-vous? s'ecria Lemor en suspendant sa marche agitee. Cette derniere ressource lui est enlevee? --Sans doute; ne faites donc pas semblant de l'ignorer; vous avez trop bien ete aux renseignements pour ne pas savoir que la dette envers le fermier Bricolin est quadruple de ce qu'on la supposait, et que la dame de Blanchemont va etre obligee de postuler pour un bureau de poste ou de tabac, si elle veut avoir de quoi envoyer son fils a l'ecole. --Est-il possible? repeta Lemor, stupefait et comme etourdi de cette nouvelle. Une revolution si prompte dans sa destinee! Un coup du ciel! --Oui, un coup de foudre! dit le meunier avec un rire amer. --Eh! dites-moi, n'en est-elle pas affectee du tout? --Oh! du tout. _Tant s'en faut qu'on contraire_ elle se figure que vous ne l'en aimerez que mieux. Mais vous? Pas si bete, n'est-ce pas? --Mon cher ami, repondit Lemor sans ecouter les paroles du Grand-Louis, que m'avez-vous dit la? Et moi qui voulais me battre avec vous! Vous me rendez un grand service! lorsque j'allais... Vous etes pour moi l'envoye de la Providence. Grand-Louis, attribuant cette effusion a la satisfaction qu'eprouvait Lemor d'etre averti a temps de la ruine de ses cupides esperances; detourna la tete avec degout, et resta quelques instants absorbe par une profonde tristesse. --Voir une femme si confiante et si desinteressee, se disait-il, abusee par un freluquet pareil! Il faut qu'elle ait aussi peu de raison qu'il a peu de coeur. J'aurais du penser qu'en effet elle etait fort imprudente, puisque dans un seul jour, ou je l'ai vue pour la premiere fois de ma vie, elle m'a laisse decouvrir tous ses secrets. Elle est capable de livrer son bon coeur au premier venu. Oh! il faudra que je la gronde, que je l'avertisse, que je la mette en garde contre elle-meme en toutes choses! et, pour commencer, il faut que je la delivre de ce drole-la. On peut dechirer un peu l'oreille de ce faquin, on peut faire a son joli museau une egratignure qui l'empeche de se montrer de si tot devant les belles...--Hola! monsieur le Parisien, dit-il sans se retourner et en tachant de rendre sa voix calme et claire, vous m'avez entendu, et a present vous savez le cas que je fais de vous. Je sais ce que je voulais savoir vous n'etes qu'une canaille. Voila mon opinion, et je vais vous la prouver tout de suite, si vous voulez bien le permettre. En parlant ainsi, le meunier avait, avec assez de flegme, retrousse ses manches, ne voulant faire usage que de ses poings; il se leva et se retourna, surpris de la lenteur de son antagoniste a lui repondre. Mais a sa grande surprise, il se trouva seul dans la cour. Il parcourut l'allee aux dahlias, explora tous les coins du cafe Robichon, arpenta toutes les rues voisines; Lemor avait disparu. Personne ne l'avait vu sortir. Grand-Louis, indigne et presque furieux, le chercha vainement dans toute la ville. Apres une heure d'inutiles perquisitions, le meunier essouffle, commenca a se lasser et a se decourager. --C'est egal, se dit-il en s'asseyant sur une borne, il ne partira pas une diligence ni une patache de la ville aujourd'hui, dont je n'aille compter et regarder les voyageurs sous le nez! Ce monsieur ne s'en ira pas sans que...mais bah! je suis fou! Ne voyage-t-il pas a pied, et un homme qui tient a ne pas payer une dette d'honneur ne prend-il pas _le pays par pointe_ sans tambour ni trompette?... Et puis, ajouta-t-il en se calmant peu a peu, ma chere madame Marcelle me saurait sans doute bien mauvais gre de rosser son galant. On ne se defait pas comme cela d'une si forte _attache_, et la pauvre femme ne voudra peut-etre pas me croire quand je lui dirai que son Parisien est un vrai _Marchais_[6]. Comment vais-je m'y prendre pour la desabuser? C'est mon devoir, et pourtant quand je songe a la peine que je vais lui faire...Chere dame du bon Dieu! Est-il possible qu'on se trompe a ce Point! [Note 6: Les habitants de la Marche sont, a tort ou a raison, en si mauvaise odeur chez leurs voisins du Berri, que _Marchois_ y est synonyme d'aigrefin.] En devisant ainsi avec lui-meme, le meunier se rappela qu'il avait une caleche a vendre, et alla trouver un ex-fermier enrichi, qui, apres avoir bien examine et marchande longtemps, se decida par la crainte que M. Bricolin ne vint a s'emparer de cet objet de luxe et de ce bon marche. Achetez! monsieur Ravalard, disait Grand-Louis avec l'admirable patience dont sont doues les Berrichons, lorsque, comprenant bien qu'on est decide a s'accommoder de leur denree, ils se pretent par politesse a feindre d'etre dupes de la pretendue incertitude du chaland. Je vous l'ai dit deux cents fois deja, et je vas vous le repeter tant que vous voudrez. C'est du beau et du bon, du fin et du solide. Ca sort des premiers fabricants de Paris, c'est _rendu-conduit_ gratis. Vous me connaissez trop pour croire que je m'en melerais s'il y avait une attrape la-dessous. De plus, je ne vous demande pas ma commission, qu'il vous faudrait pourtant bien payer a un autre. Voyez! c'est tout profit. Les irresolutions de l'acheteur durerent jusqu'au soir. Le deboursement des ecus lui dechirait l'ame. Quand Grand-Louis vit le soleil baisser,--Allons, dit-il, je ne veux pas coucher ici, moi, je m'en vais. Je vois bien que vous ne voulez pas de cette jolie brouette si reluisante et si bon marche. J'y vas atteler Sophie, et je m'en retournerai a Blanchemont fier comme Artaban. Ca sera la premiere fois de ma vie que je roulerai carrosse; ca m'amusera, et ca m'amusera encore plus de voir le pere et la mere Bricolin se _carrer_ la-dedans pour aller le dimanche a La Chatre! M'est avis pourtant que vous et votre dame, vous y auriez fait meilleure figure. Enfin, la nuit approchant, M. Ravalard compta l'argent et lit remiser la belle voiture sous son hangar. Grand-Louis chargea les effets de madame de Blanchemont sur sa charrette, mit les deux mille francs dans une ceinture de cuir et partit au grand trot de Sophie, assis sur une malle et chantant a tue-tete, en depit des cahots et du vacarme de ses grandes roues sur le pave. Il marchait vite, ne courant pas le risque de se tromper de voie comme le patachon, et il avait depasse le joli hameau de Mers que la lune n'etait pas encore levee. La vapeur fraiche qui, dans la Vallee-Noire, meme durant les chaudes nuits d'ete, nage sur de nombreux ruisseaux encaisses, coupait de nappes blanches qu'on aurait prises pour des lacs, la vaste etendue sombre qui se deployait au loin. Deja les cris des moissonneurs et les chants des bergeres avaient cesse. Des vers luisants semes de distance en distance dans les buissons qui bordent le chemin furent bientot les seules rencontres que put faire le meunier. Cependant comme il traversait une de ces landes marecageuses que forment les meandres des rivieres dans ce pays d'ailleurs si fertile et si meticuleusement cultive, il lui sembla voir une forme vague qui courait dans les joncs devant lui, et qui s'arreta au bord du gue de la Vauvre comme pour l'attendre. Grand-Louis etait peu sujet au mal de la peur. Cependant comme il avait, ce soir-la, a defendre une petite fortune dont il etait plus jaloux que si elle lui eut appartenu, il se hata de rejoindre sa charrette dont il s'etait un peu ecarte, ayant fait un bout de chemin a pied, autant pour se desengourdir que pour soulager sa fidele Sophie. La ceinture de cuir qui le genait avait ete deposee par lui dans un sac de ble. Quand il fut remonte sur son char, qu'il appelait facetieusement dans le style du pays, son equipage suspendu en _cuir de brouette_, c'est-a-dire en bois pur et simple, il s'assura sur ses jambes, s'arma de son fouet dont la lourde poignee faisait une arme a deux fins; et, debout, comme un soldat a son poste, il marcha droit sur le voyageur de nuit, en chantant gaiement un couplet de vieux opera-comique que Rose lui avait appris dans son enfance. Notre meunier charge d'argent Revenait au village. Quand tout a coup v'la qu'il entend Un grand bruit dans l'feuillage. Notre meunier est homm' de coeur, On dit pourtant qu'il eut grand peur... Or, ecoutez mes chers amis, Si vous voulez m'en croire, N'allez pas, n'allez pas dans la _Vallee-Noire_. Je crois que la chanson dit: _dans la Foret-Noire_; mais Grand-Louis, qui se moquait de la cesure comme des voleurs et des revenants, s'amusait a adapter les paroles a sa situation; et ce couplet naif, jadis fort en vogue, mais qui no se chantait plus guere qu'au moulin d'Angibault, charmait souvent les ennuis de ses courses solitaires. Lorsqu'il fut pres de l'homme qui l'attendait de pied ferme, il jugea que le poste etait assez bien choisi pour une attaque. Le gue etait, sinon profond, du moins encombre de grosses pierres qui forcaient les chevaux d'y marcher avec precaution, et de plus, pour descendre dans l'eau, il fallait s'occuper de soutenir la bride, le _raidillon_ etant assez rapide pour exposer l'animal a s'abattre. --Nous verrons bien, se disait Grand-Louis avec beaucoup de prudence et de calme. XVIII. HENRI. Le voyageur s'avanca en effet a la tete du cheval, et deja Grand-Louis qui, pendant sa chanson, avait dextrement attache une balle de plomb, percee a cet effet, a la meche de son fouet, levait le bras pour lui faire lacher prise, lorsqu'une voix connue lui dit amicalement: --Maitre Louis, permettez-moi de monter sur votre voiture pour passer l'eau. --Oui-da, cher Parisien! repondit le meunier: enchante de vous rencontrer. Je vous ai assez cherche ce ce matin! Montez, montez, j'ai deux mots a vous dire. --Et moi, j'ai plus de deux mots a vous demander, repliqua Henri Lemor en sautant dans la charrette et en s'asseyant sur la malle a cote de lui, avec la confiance d'un nomme qui ne s'attend a rien de facheux. --Voila un gaillard bien ose, se dit le meunier qui, dans le premier retour de sa rancune, avait peine a se contenir jusqu'a l'autre rive. Savez-vous, mon camarade, dit-il en lui mettant sa lourde main sur l'epaule, que je ne sais ce qui me retient de faire demi-tour a droite et d'aller vous faire faire un plongeon au-dessous de l'ecluse? --L'idee est plaisante, repondit tranquillement Lemor, et realisable jusqu'a un certain point. Je crois pourtant, mon cher ami, que je me defendrais fort bien, car, pour la premiere fois depuis longtemps, je tiens ce soir a ma vie, avec acharnement. --Minute! dit le meunier en s'arretant sur le sable apres avoir traverse le ruisseau. Nous voici plus a l'aise pour causer. D'abord et avant tout, faites-moi l'amitie, mon cher monsieur, de me dire ou vous allez. --Je n'en sais trop rien, dit Lemor en riant. Je crois que je vais au hasard devant moi. Ne fait-il pas beau pour se promener? --Pas si beau que vous croyez, mon maitre, et vous pourriez vous en retourner par un mauvais temps, si tel etait mon bon plaisir. Vous avez voulu venir sur ma charrette; c'est mon fort detache, a moi, et on n'en descend pas toujours comme on y monte. --Treve de bons mots, Grand-Louis, repondit Lemor, et fouettez votre cheval. Je ne puis rire, je suis trop emu... --Vous avez peur, enfin, convenez-en. --Oui, j'ai _grand'peur_ comme le meunier de votre chanson, et vous le comprendrez quand je vous aurai parle...si je puis parler...je n'ai guere ma tete a moi. --Enfin, ou allez-vous? dit le meunier qui commencait a craindre d'avoir mal juge Lemor, et qui, reprenant sa raison un peu ebranlee par la colere, se demandait si un coupable viendrait ainsi se remettre entre ses mains. --Ou allez vous vous-meme? dit Lemor. A Angibault? bien pres de Blanchemont!... et moi, je vais de ce cote-la, sans savoir si j'oserai aller jusque-la. Mais vous avez entendu parler de l'aimant qui attire le fer. --Je ne sais pas si vous etes de fer, reprit le meunier, mais je sais qu'il y a aussi pour moi une fameuse pierre d'aimant de ce cote-la. Allons, mon garcon, vous voudriez donc... --Je ne veux rien, je n'ose rien vouloir! et cependant elle est ruinee, tout a fait ruinee! Pourquoi m'en irais-je? --Pourquoi vouliez-vous donc aller si loin, en Afrique, au diable? --Je la croyais encore riche; trois cent mille francs, je vous l'ai dit, comparativement a ma position, c'etait l'opulence. --Mais puisqu'elle vous aimait malgre cela? --Et moi, vous jugez que j'aurais du accepter l'argent avec l'amour? Car je ne puis plus feindre avec vous, ami. Je vois qu'on vous a confie des choses que je ne vous aurais pas avouees, eussions-nous du en venir aux coups. Mais j'ai reflechi, apres vous avoir quitte un peu brusquement, sans trop savoir ce que je faisais, et me sentant le coeur si gros de joie que je n'aurais pu me taire...Oui, j'ai reflechi a tout ce que vous m'avez dit, j'ai vu que vous saviez tout et que j'etais insense de craindre l'indiscretion d'un ami si devoue a... --Marcelle! dit le meunier, un peu vain de pouvoir prononcer familierement ce nom _chretien_, comme il le definissait dans sa pensee, par opposition au nom nobiliaire de la dame de Blanchemont. Ce nom fit tressaillir Lemor. C'etait la premiere fois qu'il resonnait a ses oreilles. N'ayant jamais eu de relations avec l'entourage de madame de Blanchemont, et n'ayant jamais confie le secret de ses amours a personne, il ne connaissait pas dans la bouche d'autrui le son de ce nom cheri, qu'il avait lu au bas de maint billet avec tant de veneration, et que lui seul avait ose prononcer dans des moments de desespoir ou d'ivresse. Il saisit le bras du meunier, partage entre le desir de le lui faire repeter et la crainte de le profaner en le livrant aux echos de la solitude. --Eh bien! dit Grand-Louis, touche de son emotion, vous avez enfin reconnu que vous ne deviez pas, que vous ne pouviez pas vous mefier de moi? Mais moi, voulez-vous que je vous dise la verite? Je me mefie encore un peu de vous. C'est malgre moi, mais cela me poursuit, cela me quitte et me reprend. Voyons, ou avez-vous donc passe la journee? Je vous ai cru cache dans une cave. --Je l'aurais fait, je pense, s'il s'en etait trouve une a ma portee, dit Lemor en souriant, tant j'avais besoin de cacher mon trouble et mon enivrement. Savez-vous, ami, que je m'en allais en Afrique avec l'intention de ne jamais revoir...celle que vous venez de nommer. Oui, malgre le billet que vous m'avez remis, qui me commandait de revenir dans un an, je sentais que ma conscience m'ordonnait un affreux sacrifice. Et encore aujourd'hui j'ai en bien de l'effroi et de l'incertitude! car si je n'ai plus a lutter contre la honte, moi, proletaire, d'epouser une femme riche, il reste encore l'inimitie de races, la lutte du plebeien contre les patriciens, qui vont persecuter cette noble femme a cause d'un choix repute indigne. Mais il y aurait peut-etre de la lachete a eviter cette crise. Ce n'est pas sa faute, a elle, si elle est du sang des oppresseurs, et d'ailleurs, la puissance des nobles a passe dans d'autres mains. Leurs idees n'ont plus de force, et peut-etre que...celle qui daigne me preferer...ne sera pas universellement blamee. Cependant, c'est affreux, n'est-ce pas, d'entrainer la femme qu'on aime dans un combat contre sa famille, et d'attirer sur elle le blame de tous ceux parmi lesquels elle a toujours vecu! Par quelles autres affections remplacerai-je autour d'elle ces affections secondaires, il est vrai, mais nombreuses, agreables, et qu'un genereux coeur ne peut pas rompre sans regret? Car je suis isole sur la terre, moi, le pauvre l'est toujours, et le peuple ne comprend pas encore comment il devrait accueillir ceux qui viennent a lui de si loin, et a travers tant d'obstacles. Helas! j'ai passe une partie du jour sous un buisson, je ne sais ou, dans un lieu retire ou j'avais ete au hasard, et ce n'est qu'apres plusieurs heures d'angoisses et de meditation laborieuse que je me suis resolu a vous chercher pour vous demander de me procurer une heure d'entretien avec elle...Je vous ai cherche en vain, peut-etre de votre cote aussi me cherchiez-vous, car c'est vous qui m'avez mis en tete cette idee brulante d'aller a Blanchemont. Mais je crois que vous etes imprudent et moi insense, car _elle_ m'a defendu de savoir meme ou elle s'est retiree, et elle a fixe, pour les convenances de son deuil, le delai d'un an. --Tant que cela? dit Grand-Louis un peu effraye de l'idee ingenieuse qu'il avait cru avoir, le matin, on provoquant, chez l'amant de Marcelle, la tentation de venir la voir. Ces histoires de convenances dont vous me parlez la sont-elles si serieuses dans vos idees, et faut-il, qu'apres la mort d'un mechant mari, un an s'ecoule, ni plus ni moins, sans qu'une honnete femme voie le visage d'un honnete homme qui songe a l'epouser? C'est donc l'usage a Paris? --Pas plus a Paris qu'ailleurs. Le sentiment religieux qu'on porte au mystere de la mort est sans doute partout l'arbitre intime du plus ou du moins de temps qu'on accorde au souvenir des funerailles. --Je sais que c'est un bon sentiment qui a etabli la coutume de porter le deuil sur ses habits, dans ses paroles, dans toute sa conduite; mais cela n'a-t-il pas l'inconvenient de degenerer en hypocrisie, quand le defunt est vraiment peu regrettable, et que l'amour parle honnetement en faveur d'un autre? Resulte-t-il de l'etat de decence ou doit vivre une veuve que son pretendant soit force de s'expatrier, ou bien de ne jamais passer devant sa porte, et de ne pas la regarder du coin de l'oeil quand elle a l'air de n'y pas faire attention? --Vous ne connaissez pas, mon brave, la mechancete de ceux qui s'intitulent _gens du monde_, singuliere denomination, n'est-ce pas? et juste pourtant a leurs yeux, puisque le peuple ne compte pas, puisqu'ils s'arrogent l'empire du monde, puisqu'ils l'ont toujours eu, et qu'ils l'ont encore pour un certain temps! --Je n'ai pas de peine a croire, s'ecria le meunier, qu'ils sont plus mechants que nous!... Et pourtant, ajouta-t-il tristement, nous ne sommes pas aussi bons que nous devrions l'etre! Nous aussi, nous sommes souvent bavards, moqueurs, et portes a condamner le faible. Oui, vous avez raison, nous devons prendre garde de faire mal parler de cette chere dame. Il lui faudra du temps pour se faire connaitre, cherir et respecter comme elle le merite; il ne faudrait qu'un jour pour qu'on l'accusat de se gouverner follement. Mon avis est donc que vous n'alliez pus vous montrer a Blanchemont. --Vous etes un homme de bon conseil, Grand-Louis, et j'etais sur que vous ne me laisseriez pas faire une mauvaise chose. J'aurai le courage d'ecouter les avis de votre raison, comme j'ai eu la folie de m'enflammer au premier mouvement de votre bienveillance. Je vais causer avec vous jusqu'a ce que vous soyez arrive aupres de votre moulin, et alors je m'en retournerai a*** pour partir demain et continuer mon voyage. --Allons! allons! vous allez d'une extremite a l'autre, dit le meunier qui, tout en causant avec Lemor, faisait toujours cheminer au pas la patiente Sophie. Angibault est a une lieue de Blanchemont, et vous pouvez bien y passer la nuit sans compromettre personne. Il ne s'y trouve pas d'autre femme ce soir que ma vieille mere, et ca ne fera pas jaser. Vous avez fait, de *** jusqu'ici, une jolie promenade, et je n'aurais ni coeur ni ame si je ne vous forcais d'accepter une petite _couchee_ avec un souper _frugal_, comme dit M. le cure, qui ne les aime guere de cette facon-la. D'ailleurs, ne faut-il pas que vous ecriviez? Vous trouverez chez nous tout ce qu'il faut pour cela... peut-etre pas de joli papier a lettres, par exemple! Je suis l'adjoint de ma commune, et je ne fais pas mes actes sur du velin; mais quand meme vous coucheriez votre prose amoureuse sur du papier marque au timbre de la mairie, ca n'empechera pas qu'on la lise, et plutot deux fois qu'une. Venez, vous dis-je, je vois deja la fumee de mon souper qui monte dans les arbres, nous allons trotter un peu, car je parie que ma vieille mere a faim et qu'elle ne veut pas manger sans moi. Je lui ai promis de revenir de bonne heure. Henri mourait d'envie d'accepter l'offre du bon meunier. Il se fit un peu prier pour la ferme; les amants sont dissimules comme les enfants. Il avait renonce pourtant a la folie d'aller a Blanchemont, mais il etait pousse dans cette direction comme par un charme magique, et chaque pas de _Sophie_, qui le rapprochait de ce foyer d'attraction, remuait son coeur, naguere brise par une lutte au-dessus de ses forces. Lemor ceda pourtant, benissant dans son coeur l'insistance hospitaliere du meunier. --Mere! dit celui-ci a la Grand-Marie en sautant a bas de sa charrette, vous ai-je manque de parole? Si l'horloge du bon Dieu n'est pas derangee, les etoiles de la croix marquent, dix heures sur le chemin de Saint-Jacques.[7] [Note 7. La croix est la constellation du cygne, et le chemin de Saint-Jacques la voie Lactee.] --Il n'est guere plus, dit la bonne femme; c'est seulement une heure plus tard que tu ne t'etais annonce. Mais je ne te gronde pas; je vois que tu as fait les commissions de notre chere dame. Est-ce que tu comptes aller porter tout cela a Blanchemont ce soir? --Ma foi non! il est trop tard. Madame Marcelle m'a dit qu'un jour de plus ou de moins lui importait peu. Et d'ailleurs, peut-on entrer au chateau neuf apres dix heures? N'ont-ils pas fait reparer le mur crenele de la cour et mettre des barres de fer a la grand'porte? Ils sont capables de faire faire un pont-levis sur leur fosse sans eau. Le diable me confonde! M. Bricolin se croit deja seigneur de Blanchemont, et il aura bientot des armes sur sa cheminee. Il se fera appeler de Bricolin... Mais dites donc, mere, je vous amene de la compagnie. Reconnaissez-vous ce garcon-la? --Eh! c'est le monsieur du mois dernier! dit la Grand'-Marie; celui que nous prenions pour un homme d'affaires de la dame de Blanchemont? Mais il parait qu'elle ne le connait pas. --Non, non, elle ne le connait pas du tout, dit Grand-Louis, et il n'est pas homme d'affaires; c'est un employe au cadastre pour la nouvelle repartition de l'impot. Allons, geometre, asseyez-vous et mangez chaud. --Dites donc, Monsieur, fit la meuniere quand le premier service, c'est-a-dire la soupe aux raves fut depechee, est-ce vous qui avez ecrit votre nom sur un de nos arbres au bord de la riviere? --C'est moi, dit Henri. Je vous en demande pardon; peut-etre cette sotte fantaisie d'ecolier a-t-elle fait mourir ce jeune saule? --Sauf votre respect, c'est un peuplier blanc, dit le meunier. Vous etes bien un vrai Parisien, et sans doute vous ne connaissez pas le chanvre d'avec la pomme de terre. Mais n'importe. Nos arbres se moquent de vos coups le canif, et ma mere vous demande cela pour causer. --Oh! je ne vous ferais pas de reproche pour un petit arbre. Nous en avons de reste ici, dit la meuniere; mais c'est que notre jeune dame s'est tant tourmentee pour savoir qui avait pu mettre ce nom-la! Et son petit qui l'a lu tout seul! oui, Monsieur, un enfant de quatre ans, qui voit ce que je n'ai jamais pu voir dans des lettres! --Elle est donc venue ici? dit etourdiment Lemor, qui n'avait pas bien sa raison dans ce moment. --Qu'est-ce que ca vous fait, puisque vous ne la connaissez pas? repondit Grand-Louis en lui donnant un grand coup de genou pour l'engager a feindre, surtout devant son garcon de moulin. Lemor le remercia du regard, bien que son avertissement eut ete un peu rude, et, craignant de divaguer, il ne desserra plus les dents que pour manger. Lorsque l'on se fut separe pour la _nuitee_, comme disait la meuniere, Lemor qui devait partager la petite chambre du meunier au rez-de-chaussee, tout en face de la porte du moulin, pria Grand-Louis de ne pas s'enfermer encore et de le laisser promener un quart d'heure au bord de la Vauvre. --Pardieu, je vas vous y conduire, dit Grand-Louis que le roman de son nouvel ami interessait beaucoup par la ressemblance qu'il avait avec le sien propre. Je sais ou vous allez revasser, et je ne sais pas si presse de dormir que je ne puisse faire un tour avec vous au clair de la lune: car la voici qui se leve et qui va se mirer dans l'eau. Venez voir, mon Parisien, comme elle est blanche et fiere dans le bassin de la Vauvre, et vous me direz si c'est a Paris que vous avez une aussi belle lune et une aussi belle riviere! Tenez! ajouta-t-il lorsqu'ils furent au pied de l'arbre, voila ou _elle_ etait appuyee en lisant votre nom; elle etait comme cela contre la barriere, et elle regardait avec des yeux.... que je ne peux pas faire, quand je passerais deux heures a ouvrir les miens. Ah ca, vous saviez donc qu'elle viendrait ici, que vous lui aviez laisse la votre signature? --Ce qu'il y a de plus etrange, c'est que je l'ignorais, et que le hasard seul... un caprice d'enfant, m'a suggere de marquer ainsi mon passage dans ce bel endroit ou je ne croyais pas devoir jamais revenir. J'avais oui dire a Paris qu'_elle_ etait ruinee. Je l'esperais! j'etais venu savoir a quoi m'en tenir, et quand j'ai appris qu'elle etait encore trop riche pour moi, je n'ai plus songe qu'a lui dire adieu. --Voyez! il y a un Dieu pour les amants; car sans cela vous n'y seriez, pas revenu, en effet. C'est cela, c'est l'air de madame Marcelle en m'interrogeant sur le jeune voyageur qui avait ecrit ce nom, qui m'a fait deviner tout d'un coup qu'elle aimait et que son amant s'appelait Henri. C'est ce qui m'a eclairci l'esprit pour deviner le reste, car on ne m'a rien dit, j'ai tout devine; il faut bien que je m'en accuse et que je m'en vante. --Quoi! on ne vous avait rien confie, et moi j'ai tout avoue? La volonte de Dieu soit faite! Je reconnais sa main dans tout cela, et je ne me defends plus de la confiance absolue que vous m'inspirez. --Je voudrais pouvoir vous en dire autant, repondit Grand-Louis en lui prenant la main, car le diable me broie si je ne vous aime pas! Et pourtant il y a quoique chose qui me chiffonne toujours. [Illustration: Tenez, ajouta t-il lorsqu'ils furent au pied de l'arbre.] --Comment pouvez-vous me soupconner encore quand je reviens dans votre Vallee-Noire, seulement pour respirer l'air qu'elle a respire, lorsque je sais enfin qu'elle est pauvre? --Mais ne pourriez-vous pas avoir ete courir chez les avoues et les notaires pendant que je vous cherchais ce matin par la ville? Et si vous aviez appris qu'elle est encore assez riche? --Que dites-vous, serait-il vrai? s'ecria Lemor avec un accent douloureux. Ne jouez pas ainsi avec moi, ami! vous m'accusez de choses si ridicules, que je ne pense pas meme a m'en justifier. Mais il y en a une que je veux vous dire en deux mots. Si madame de Blanchemont est encore riche, voulut-elle agreer l'amour d'un proletaire comme moi, il faut que je la quitte pour toujours! Oh! si cela est, s'il faut que je l'apprenne... pas encore, au nom du ciel? Laissez-moi rever le bonheur jusqu'a demain, jusqu'a ce que je quitte ce pays pour un an ou pour jamais! --Alors vous etes un peu fou, l'ami, s'ecria le meunier. Et meme vous me paraissez si exagere dans ce moment-ci, que je crains que ce ne soit une affectation pour me tromper. --Vous n'etes donc pas comme moi, vous! vous ne haissez donc pas la richesse? --Non, par Dieu! je ne la hais ni ne l'aime pour elle-meme, mais bien a cause du mal ou du bien qu'elle peut me faire. Par exemple, je deteste les ecus du pere Bricolin, parce qu'ils m'empechent d'epouser sa fille.... Ah! diable! je lache des noms que j'aurais aussi bien fait de vous laisser ignorer.... Mais je sais vos affaires, apres tout, et vous pouvez bien savoir les miennes.... Je dis donc, que je deteste ces ecus-la; mais j'aimerais beaucoup trente ou quarante mille francs qui me tomberaient du ciel et qui me permettraient de pretendre a Rose. --Je ne pense pas comme vous. Si je possedais un million, je ne voudrais pas le garder. --Vous le jetteriez dans la riviere plutot que de vous faire un titre pour retablir l'egalite entre elle et vous? Vous etes encore un drole de corps. [Illustration: Marcelle de Blanchemont etait plus petite de taille.] --Je crois que je le distribuerais aux pauvres, comme les communistes chretiens des premiers temps, afin de m'en debarrasser, quoique je sache fort bien que je ne ferais pas la une bonne oeuvre veritable; car en abandonnant leurs biens, ces premiers disciples de l'egalite fondaient une societe. Ils apportaient aux malheureux une legislation qui etait en meme temps une religion. Cet argent etait le pain de l'ame en meme temps que celui du corps. Ce partage etait une doctrine et faisait des adeptes. Aujourd'hui, il n'y a rien de semblable. On a l'idee d'une communaute sainte et providentielle, on n'en sait pas encore les lois. On ne peut pas recommencer le petit monde des premiers chretiens, on sent qu'il faudrait la doctrine; on ne l'a pas, et d'ailleurs, les hommes ne sont pas disposes a la recevoir. L'argent qu'on distribuerait a une poignee de miserables n'enfanterait chez eux que l'egoisme et la paresse, si on ne cherchait a leur faire comprendre les devoirs de l'association. Et, d'une part, je vous le repete, ami, il n'y a pas encore assez de lumieres dans l'initiation, de l'autre, il n'y a pas encore assez de confiance, de sympathie et d'elan chez les inities. Voila pourquoi lorsque Marcelle....(et moi aussi j'ose la nommer puisque vous avez nomme _Rose_) m'a propose de faire comme les apotres et de donner aux pauvres ces richesses qui me faisaient horreur, j'ai recule devant un sacrifice que je ne me sens pas la science et le genie de faire fructifier reellement entre ses mains pour le progres de l'humanite. Pour posseder la richesse et la rendre utile comme je l'entends, il faut etre plus qu'un homme de coeur, il faut etre un homme de genie. Je ne le suis pas, et, en songeant aux vices profonds, a l'epouvantable egoisme qu'impose la fortune a ceux qui la possedent, je me sens penetre d'effroi. Je remercie Dieu de m'avoir rendu pauvre, moi aussi, qui ai failli heriter de beaucoup d'argent, et je fais le serment de ne jamais posseder que le salaire de ma semaine! --Ainsi, vous remerciez Dieu de vous avoir rendu sage par un pur effet de sa bonte, et vous profitez du hasard qui vous a preserve du mal? C'est de la vertu tres-facile, et je n'en suis pas si emerveille que vous croyez. Je comprends maintenant pourquoi madame Marcelle etait si contente hier d'etre ruinee. Vous lui avez mis en tete toutes ces belles choses-la! C'est joli, mais ca ne signifie rien. Qu'est-ce que c'est que des gens qui disent: Si j'etais riche, je serais mechant, et je suis enchante de ne l'etre pas? C'est l'histoire de ma grand'mere qui disait: Je n'aime pas l'anguille, et j'en suis bien contente, parce que si je l'aimais, j'en mangerais. Voyons, pourquoi ne seriez-vous pas riche et genereux? Eh, quand vous ne pourriez pas faire d'autre bien que de donner du pain a ceux qui en manquent autour de vous, ce serait deja quelque chose, et la richesse serait mieux placee dans vos mains que dans celles des avares.... Oh! je sais bien votre affaire! J'ai compris; je ne suis pas si bete que vous croyez, et j'ai lu de temps en temps des journaux et des brochures qui m'ont appris un peu ce qui se passe hors de nos campagnes, ou il est vrai de dire qu'il ne se passe rien de nouveau. Je vois que vous etes un faiseur de nouveaux systemes, un economiste, un savant! --Non. C'est peut-etre un malheur; mais je connais la science des chiffres moins que toute autre, et je ne comprends rien a l'economie politique telle qu'on l'entend aujourd'hui. C'est un cercle vicieux ou je ne concois pas qu'on s'amuse a tourner. --Vous n'avez pas etudie une science sans laquelle vous ne pouvez rien essayer de neuf? En ce cas, vous etes un paresseux. --Non, mais un reveur. --J'entends, vous etes ce qu'on appelle un poete. --Je n'ai jamais fait de vers, et maintenant je suis un ouvrier. Ne me prenez pas tant au serieux. Je suis un enfant, et un enfant amoureux. Tout mon merite, c'est d'avoir su apprendre un metier, et je vais l'exercer. --C'est bien! gagnez votre vie comme je fais, moi, et ne vous tourmentez plus de la maniere dont va le monde, puisque vous n'y pouvez rien. --Quel raisonnement, ami! Vous verriez une barque chavirer sur cette riviere, et il y aurait la une famille a laquelle, vous, attache a cet arbre, je suppose, vous ne pourriez porter secours, et vous la verriez perir avec indifference? --Non, Monsieur, je casserais l'arbre, fut-il dix fois plus gros. J'aurais si bonne volonte que Dieu ferait ce petit miracle pour moi. ---Et pourtant la famille humaine perit, s'ecria Lemor douloureusement, et Dieu ne fait plus de miracles! --Je le crois bien! personne ne croit plus en lui. Mais moi, j'y crois, et je vous declare, puisque nous en sommes a ne nous rien cacher, que, dans le fond de ma pensee, je n'ai jamais desespere d'epouser Rose Bricolin. Amener son pere a accepter un gendre pauvre, c'est pourtant un miracle plus consequent que de casser avec mes bras, sans cognee, le gros arbre que vous voyez la. Eh bien, ce miracle se fera, je ne sais comment: j'aurai cinquante mille francs. Je les trouverai dans la terre en plantant mes choux, ou dans la riviere en jetant mes filets; ou bien il me viendra une idee... n'importe sur quoi. Je decouvrirai quelque chose, puisqu'il suffit, dit-on, d'une idee pour remuer le monde. --Vous decouvrirez le moyen d'appliquer l'egalite a une societe qui n'existe que par l'inegalite, n'est-ce pas? dit Henri avec un triste sourire. --Pourquoi pas, Monsieur? repondit le meunier avec une vivacite enjouee. Quand j'aurai fait fortune, comme je ne veux pas etre avare et mechant, et, comme je suis bien sur, moi, de ne jamais le devenir, pas plus que ma grand'mere n'est venue a bout d'aimer l'anguille qu'elle ne pouvait pas souffrir, alors il faudra que je devienne tout a coup plus savant que vous, et que je trouve dans ma cervelle ce que vous n'avez pas trouve dans vos livres, a savoir le secret de faire de la justice avec ma puissance et des heureux avec ma richesse. Ca vous etonne? Et pourtant, mon Parisien, je vous declare que j'en sais bien moins que vous sur l'economie politique, et je n'y entends ni _a_ ni _b_. Mais qu'est-ce que cela fait, puisque j'ai la volonte et la croyance? Lisez l'Evangile, Monsieur. M'est avis que vous, qui en parlez si bien, vous avez un peu oublie que les premiers apotres etaient des gens de rien, ne sachant rien comme moi. Le bon Dieu souffla sur eux, et ils en surent plus long que tous les maitres d'ecole et tous les cures de leur temps. --O peuple! tu prophetises! s'ecria Lemor en serrant le meunier contre son coeur. C'est pour toi, en effet, que Dieu fera des miracles, c'est sur toi que soufflera l'Esprit Saint! Tu ne connais pas le decouragement, toi; tu ne doutes de rien. Tu sens que le coeur est plus puissant que la science, tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur l'inspiration! Et voila pourquoi j'ai brule mes livres, voila pourquoi j'ai voulu retourner au peuple, d'ou mes parents m'avaient fait sortir. Voila pourquoi je vais chercher, parmi les pauvres et les simples de coeur, la foi et le zele que j'ai perdus en grandissant parmi les riches! --J'entends! dit le meunier; vous etes un malade qui cherche la sante. --Ah! je la trouverais si je vivais pres de vous. --Je vous la donnerais de bon coeur si vous me promettiez de ne pas me donner votre maladie. Et pour commencer, parlez-moi donc raisonnablement; dites-moi que, quelle que soit la position de madame Marcelle, vous l'epouserez si elle y consent. --Vous reveillez mon angoisse. Vous m'avez dit qu'elle n'avait plus rien; puis vous avez semble vous raviser et me faire entendre qu'elle etait encore riche. --Allons, sachez la verite, c'etait une epreuve. Les trois cent mille francs subsistent encore, et le pere Bricolin aura beau faire, je la conseillerai si bien qu'elle les conservera. Avec trois cent mille francs, mon camarade, vous pourrez faire du bien, j'espere, puisque avec cinquante mille que je n'ai pas, moi, je pretends sauver le monde! --J'admire et j'envie votre gaiete, dit Lemor accable; mais vous m'avez remis la mort dans l'ame. J'adore cette femme, cet ange, et je ne peux pas etre l'epoux d'une femme riche! Le monde a sur l'honneur des prejuges que j'ai subis malgre moi, et que je ne saurais secouer. Je ne pourrais pas regarder comme mienne cette fortune qu'elle doit et qu'elle veut sans doute conserver a son fils. Je ne pourrais donc songer a me rendre utile, par ma richesse, sans manquer a ce qu'on regarde comme la probite. Et puis j'aurais certains scrupules de condamner a l'indigence une femme pour laquelle je sens une tendresse infinie, et un enfant dont je respecte l'independance future. Je souffrirais de leurs privations, je fremirais a toute heure de les voir succomber a une vie trop rude. Helas! cet enfant, cette femme n'appartiennent pas a la meme race que nous, Grand-Louis. Ce sont les maitres detrones de la terre qui demanderaient a leurs anciens esclaves les soins et les recherches auxquels ils sont habitues. Nous les verrions languir et deperir sous notre chaume. Leurs mains trop faibles seraient brisees par le travail, et notre amour ne les soutiendrait peut-etre pas jusqu'au bout de cette lutte qui nous brise deja nous-memes.... --Voila encore votre maladie qui vous reprend et la foi qui vous abandonne, dit le Grand-Louis en l'interrompant. Vous ne croyez meme plus a l'amour; vous ne voyez pas qu'_elle_ supporterait tout pour vous, et qu'elle se trouverait heureuse comme cela? Vous n'etes pas digne d'etre si grandement aime, vrai! --Ah! mon ami, qu'elle devienne pauvre, tout a fait pauvre, sans que j'aie a me reprocher d'y avoir contribue, et vous verrez si je manque de courage pour la soutenir! --Eh bien! vous travaillerez pour gagner un peu d'argent, comme nous travaillons tous? Pourquoi mepriser tant l'argent qu'elle a, et qui est tout gagne? --Il n'a pas ete gagne par le travail du pauvre; c'est de l'argent vole. --Comment ca? --C'est l'heritage des rapines feodales de ses peres. C'est le sang et la sueur du peuple qui ont cimente leurs chateaux et engraisse leurs terres. --C'est vrai cela! mais l'argent ne conserve pas cette espece de rouille. Il a le don de s'epurer ou de se salir, suivant la main qui le touche. --Non! dit Lemor avec feu. Il y a de l'argent souille et qui souille la main qui le recoit! --C'est une metaphore! dit tranquillement le meunier. C'est toujours l'argent du pauvre, puisqu'il lui a ete extorque par le pillage, la violence et la tyrannie. Faudra-t-il que le pauvre s'abstienne de le reprendre, parce que la main des brigands l'a longtemps manie! Allons! nous coucher, mon cher, vous deraisonnez; vous n'irez pas a Blanchemont. Moins que jamais j'en suis d'avis, puisque vous n'avez que des sottises a dire a ma chere dame; mais, par la cordieu! vous ne me quitterez pas que vous n'ayez renonce a vos... attendez que je trouve le mot... a vos utopies! Est-ce cela? --Peut-etre! dit Lemor tout pensif, et entraine par son amour a subir l'ascendant de son nouvel ami. TROISIEME JOURNEE. XIX. PORTRAIT. Nous ne savons pas s'il est bien conforme aux regles de l'art de decrire minutieusement les traits et le costume des gens qu'on met en scene dans un roman. Peut-etre les conteurs de notre temps (et nous tous les premiers) ont-ils un peu abuse de la mode des portraits dans leurs narrations. Cependant, c'est un vieil usage, et tout en esperant que les maitres futurs, condamnant nos minuties, esquisseront leurs figures en traits plus larges et plus nets, nous ne nous sentons pas la main assez ferme pour ne pas suivre la route battue, et nous allons reparer l'oubli ou nous sommes tombe jusqu'ici, en omettant le portrait d'une de nos heroines. Ne semble-t-il pas, en effet, que quelque chose de capital manque a l'interet d'une histoire d'amour, tant veridique soit-elle, lorsqu'on ignore si le personnage feminin est doue d'une beaute plus ou moins remarquable? Il ne suffit meme pas qu'on nous dise: _elle est belle_; si ses aventures ou l'excentricite de sa situation nous ont tant soit peu frappes, nous voulons savoir si elle est blonde ou brune, grande ou petite, reveuse ou animee, elegante ou simple dans ses ajustements; si on nous dit qu'elle passe dans la rue, nous courons aux fenetres pour la voir, et, selon l'impression que sa physionomie produit en nous, nous sommes disposes a l'aimer ou a l'absoudre d'avoir attire sur elle l'attention publique. Tel etait sans doute l'avis de Rose Bricolin; car le lendemain de la premiere nuit ou elle avait partage sa chambre avec madame de Blanchemont, couchee encore languissamment sur son oreiller, tandis que la jeune veuve, plus active et plus matinale, achevait deja sa toilette, Rose l'examinait attentivement, se demandant si cette beaute parisienne eclipserait la sienne a la fete du village, qui devait avoir lieu le jour suivant. Marcelle de Blanchemont etait plus petite de taille qu'elle ne le paraissait, grace a l'elegance de ses proportions et a la distinction de toutes ses attitudes. Elle etait tres-franchement blonde, mais non d'un blond fade, ni meme d'un blond cendre, couleur trop vantee et qui eteint presque toujours la physionomie, parce qu'elle est souvent l'indice d'une organisation sans puissance. Elle etait d'un blond vif, chaud et dore, et ses cheveux etaient une des plus grandes beautes de sa personne. Dans son enfance elle avait eu un eclat extraordinaire, et au couvent on l'appelait le cherubin; a dix-huit ans elle n'etait plus qu'une fort agreable personne, mais a vingt-deux, elle etait telle qu'elle avait inspire plus d'une passion sans s'en apercevoir. Cependant ses traits n'etaient pas d'une grande perfection, et sa fraicheur etait souvent fatiguee par une animation un peu febrile. On voyait autour de ses yeux d'un bleu eclatant des teintes sombres qui annoncaient le travail d'une ame ardente, et que l'observateur inintelligent eut pu attribuer aux agitations d'une nature voluptueuse; mais il etait impossible d'etre chaste soi-meme sans comprendre que cette femme vivait par le coeur plus que par l'esprit, et par l'esprit plus que par le sens. Son teint variable, son regard droit et franc, un leger duvet blond aux coins de sa levre, etaient chez elle les indices certains d'une volonte energique, d'un caractere devoue, desinteresse, courageux. Elle plaisait au premier coup d'oeil sans eblouir, elle eblouissait ensuite de plus en plus sans cesser de plaire, et tel qui ne l'avait pas crue jolie au premier abord, n'en pouvait bientot detacher ses yeux ni sa pensee. La seconde transformation qui s'etait operee en elle etait l'ouvrage de l'amour. Laborieuse et enjouee au couvent, elle n'avait jamais ete reveuse ni melancolique avant de rencontrer Lemor; et meme depuis qu'elle l'aimait, elle etait restee active et decidee jusque dans les plus petites choses. Mais une affection profonde, en dirigeant vers un but unique toutes les forces de sa volonte, avait accentue ses traits et donne un charme etrange et mysterieux a toutes ses manieres. Personne ne savait qu'elle aimait; tout le monde sentait qu'elle etait capable d'aimer passionnement, et tous les hommes qui s'etaient approches d'elle avaient desire de lui inspirer de l'amour ou de l'amitie. A cause de ce puissant attrait, il y avait eu un moment dans le monde ou les femmes, jalouses d'elle, mais ne pouvant attaquer ses moeurs, l'avaient accusee de coquetterie. Jamais reproche ne fut moins merite. Marcelle n'avait pas de temps a perdre au pueril et impudique amusement d'inspirer des desirs. Elle ne pensait pas meme qu'elle put en inspirer, et, en s'eloignant brusquement du monde, elle n'avait pas a se faire le reproche d'y avoir marque volontairement son passage. Rose Bricolin, incontestablement plus belle, mais moins mysterieuse a suivre et a deviner dans ses emotions enfantines, avait entendu parler de la jeune baronne de Blanchemont comme d'une beaute des salons de Paris, et elle ne comprenait pas bien comment, avec une mise si simple et des manieres si naturelles, cette blonde fatiguee pouvait s'etre fait une telle reputation. Rose ne savait pas que, dans les societes tres civilisees, et par consequent tres-blasees, l'animation interieure repand un prestige sur l'exterieur de la femme, qui efface toujours la majeste classique de la froide beaute. Cependant Rose sentait qu'elle aimait deja Marcelle a la folie; elle ne se rendait pas encore bien compte de l'attraction exercee par son regard ferme et vif, par le son affectueux de sa voix, par son sourire fin et bienveillant, par les allures decidees et genereuses de tout son etre. Elle n'est pourtant pas si belle que je croyais! pensait-elle; d'ou vient donc que je voudrais lui ressembler? Rose se surprit, en effet, occupee a attacher ses cheveux comme elle, et a imiter involontairement sa demarche, sa maniere brusque et gracieuse de tourner la tete, et jusqu'aux inflexions de sa voix. Elle y reussit assez bien pour perdre en peu de jours un reste de gaucherie rustique qui avait pourtant son charme; mais il est vrai de dire que cette vivacite fut plus d'inspiration que d'emprunt, et qu'elle sut bientot se l'approprier assez pour rehausser beaucoup en elle les dons de la nature. Rose n'etait pas non plus depourvue de courage et de franchise; Marcelle etait plutot destinee a developper son naturel etouffe par les circonstances exterieures qu'a lui en suggerer un factice et de pure imitation. XX. L'AMOUR ET L'ARGENT. Tout en allant et venant par la chambre, Marcelle entendit une voix etrange qui partait de la piece voisine et qui etait a la fois forte comme celle d'un boeuf et enrouee comme celle d'une vieille femme. Cette voix, qui semblait ne sortir qu'avec effort d'une poitrine caverneuse et ne pouvoir ni s'exhaler ni se contenir, repeta a plusieurs reprises: --Puisqu'ils m'ont tout pris!... tout pris, jusqu'a mes vetements! Et une voix plus ferme, que l'on reconnaissait pour celle de la grand'mere Bricolin, repondait: --Taisez-vous donc, _notre maitre_![8] je ne vous parle pas de ca. [Note 8: Dans nos campagnes, les femmes agees suivent encore l'ancienne coutume de dire eu parlant de leur mari, _notre maitre_. Celles de notre generation disent _notre homme_.] Voyant l'etonnement de sa compagne, Rose se chargea de lui expliquer ce dialogue.--Il y a toujours eu du malheur dans notre maison, lui dit-elle, et meme avant ma naissance et celle de ma pauvre soeur, le mauvais sort etait dans la famille. Vous avez bien vu mon grand-papa, qui parait si vieux, si vieux? C'est lui que vous venez d'entendre. Il ne parle pas souvent; mais comme il est sourd, il crie si haut que toute la maison en resonne. Il repete presque toujours a peu pres la meme chose: _Ils m'ont tout pris, tout pille, tout vole._ Il ne sort guere de la, et si ma grand'mere, qui a beaucoup d'empire sur lui, ne l'avait pas fait taire, il vous l'aurait dit hier a vous-meme en guise de bonjour. --Et qu'est-ce que cela signifie? demanda Marcelle. --Est-ce que vous n'avez pas entendu parler de cette histoire-la? dit Rose. Elle a fait pourtant assez de bruit; mais il est vrai que vous n'etes jamais venue dans ce pays, et que vous ne vous etes jamais occupee de ce qui avait pu s'y passer. Je parie que vous ne savez pas que, depuis plus de cinquante ans, les Bricolin sont fermiers des Blanchemont? --Je savais cela, et meme je sais que votre grand-pere, avant de venir se fixer ici, a tenu a ferme une terre considerable du cote du Blanc, appartenant a mon grand-pere. --Eh bien, en ce cas, vous avez entendu parler de l'histoire des chauffeurs? --Oui, mais c'est du plus loin que je me souvienne, car c'etait deja une vieille histoire quand je n'etais encore qu'un enfant. --Cela s'est passe, il y a plus de quarante ans, autant que je puis savoir moi-meme, car on ne parle pas volontiers de cela chez nous. Cela fait trop de mal et trop de peur. Monsieur votre grand-pere avait, a l'epoque des assignats, confie a mon grand-papa Bricolin une somme de cinquante mille francs en or, en le priant de la cacher dans quelque vieille muraille du chateau, pendant qu'il se tiendrait cache lui-meme a Paris, ou il reussit a n'etre pas denonce. Vous connaissez cela mieux que moi. Voila donc que mon grand-papa avait cet or-la cache avec le sien dans ce vieux chateau de Beaufort, dont il etait fermier, et qui est a plus de vingt lieues d'ici. Je n'y ai jamais ete. Votre grand-pere ne se pressant pas de lui redemander son depot, il eut le malheur, en voulant lui faire ecrire une lettre a cet effet, de mettre un scelerat d'avoue dans sa confidence. La nuit suivante les chauffeurs vinrent et soumirent mon pauvre grand-pere a mille tortures jusqu'a ce qu'il eut dit ou etait cache l'argent. Ils emporterent tout, le sien et le votre, et jusqu'au linge de la maison et aux bijoux de noces de ma grand'mere. Mon pere, qui etait un enfant, avait ete garrotte et jete sur un lit. Il vit tout et faillit en mourir de peur. Ma grand'mere etait enfermee dans la cave. Les garcons de ferme furent battus et attaches aussi. On leur tenait des pistolets sur la gorge pour les empecher de crier. Enfin, quand les brigands eurent fait main-basse sur tout ce qu'ils purent enlever, ils se retirerent sans grand mystere et demeurerent impunis, on n'a jamais su pourquoi. Et de cette affaire-la, mon pauvre grand-papa qui etait jeune est devenu vieux tout a coup. Il n'a jamais pu retrouver sa tete, ses idees se sont affaiblies; il a perdu la memoire de presque tout, excepte de cette abominable aventure, et il ne peut guere ouvrir la bouche sans y faire allusion. Le tremblement que vous lui voyez, il l'a toujours eu depuis cette nuit-la, et ses jambes qui ont ete dessechees par le feu, sont restees si minces et si faibles qu'il n'a jamais pu travailler depuis. Votre grand-pere qui etait un digne seigneur, a ce qu'on dit, ne lui a jamais reclame son argent, et meme il a abandonne a ma grand'mere, qui etait devenue tout a coup l'homme de la famille; par sa bonne tete et son courage, tous les fermages echus depuis cinq ans, et qu'il ne s'etait pas fait payer. Cela a nos affaires, et quand mon pere a ete en age de prendre la ferme de Blanchemont il avait deja un certain credit. Voila notre histoire; jointe a celle de ma pauvre soeur, vous voyez qu'elle n'est pas tres-gaie. Ce recit fit beaucoup d'impression sur Marcelle, et l'interieur des Bricolin lui parut encore plus sinistre que la veille. Au milieu de leur prosperite, ces gens-la semblaient voues a quelque chose de sombre et de tragique. Entre la folle et l'idiot, madame de Blanchemont se sentit saisie d'une terreur instinctive et d'une tristesse profonde. Elle s'etonna que l'insouciante et luxuriante beaute de Rose eut pu se developper dans cette atmosphere de catastrophes et de luttes violentes, ou l'argent avait joue un role si fatal. Sept heures sonnaient au coucou que la mere Bricolin conservait avec amour dans sa chambre, encombree de tous les vieux meubles rustiques mis a la reforme dans le chateau neuf, et contigue a celle qu'occupaient Rose et Marcelle, lorsque la petite Fanchon vint toute joyeuse annoncer que _son maitre_ venait d'arriver. --Elle parle du Grand-Louis, dit Rose. Qu'a-t-elle donc a nous proclamer cela comme une grande nouvelle? Et, malgre son petit ton dedaigneux, Rose devint vermeille comme la mieux epanouie des fleurs dont elle portait fierement le nom. --Mais c'est qu'il apporte tout plein d'affaires et qu'il demande a vous parler, dit Fanchon un peu deconcertee. --A moi? dit Rose, rougissant de plus en plus, tout en haussant les epaules. --Non, a madame Marcelle, dit la petite. Marcelle se dirigeait vers la porte que la petite Fanchon tenait toute grande ouverte, lorsqu'elle fut forcee de reculer pour laisser entrer un garcon de la ferme charge d'une malle, puis le Grand-Louis qui en portait lui-meme une encore plus lourde et qui la deposa sur le plancher avec beaucoup d'aisance. --Et toutes vos commissions sont faites! dit-il en posant aussi un sac d'ecus sur la commode. Puis, sans attendre les remerciements de Marcelle, il jeta les yeux sur le lit qu'elle venait de quitter, et ou dormait Edouard, beau comme un ange. Entraine par son amour pour les enfants, et surtout pour celui-la, qui avait des graces irresistibles, Grand-Louis s'approcha du lit pour le regarder de plus pres, et Edouard, en ouvrant les yeux, lui tendit les bras, en lui donnant le nom d'_Alochon_, dont il l'avait obstinement gratifie. --Voyez comme il a deja bonne mine depuis qu'il est dans notre pays! dit le meunier en prenant une du ses petites mains pour la baiser.... Mais il se fit un brusque mouvement de rideaux derriere lui, et en se retournant, Grand-Louis vit le joli bras de Rose qui, toute honteuse et toute irritee de cette invasion de son appartement, s'enfermait a grand bruit dans ses courtines brodees. Grand-Louis, qui ne savait pas que Rose eut partage sa chambre avec Marcelle, et qui ne s'attendait pas a l'y trouver, resta stupefait, repentant, honteux, et ne pouvant cependant detacher ses yeux de cette main blanche qui tenait assez maladroitement les franges du rideau. Marcelle s'apercut alors de l'inconvenance qu'elle avait laissee commettre, et se reprocha ses habitudes aristocratiques qui l'avaient dominee a son insu en cet instant. Accoutumee a ne pas traiter a tous egards un porte-faix comme un homme, elle n'avait pas songe a defendre l'appartement de Rose contre le valet de ferme et le meunier qui apportaient ses effets. Honteuse et repentante a son tour, elle allait avertir Grand-Louis qui semblait petrifie a sa place, de se retirer au plus vite, lorsque madame Bricolin parut tout herissee au seuil de la chambre et resta muette d'horreur en voyant le meunier, son mortel ennemi, debout et trouble entre les deux lits jumeaux des jeunes dames. Elle ne dit pas un mot et sortit brusquement, comme une personne qui trouve un voleur dans sa maison et qui court chercher la garde. Elle courut en effet chercher M. Bricolin qui prenait son _coup du matin_ pour la troisieme fois, c'est-a-dire son troisieme pot de vin blanc, dans la cuisine. --Monsieur Bricolin! fit-elle d'une voix etouffee; viens vite, vite! m'entends-tu? --Qu'est-ce qu'il y a? dit le fermier, qui n'aimait pas a etre derange dans ce qu'il appelait son _rafraichissement_. Est-ce que le feu est a la maison? --Viens, te dis-je, viens voir ce qui se passe chez toi! repondit la fermiere a qui la colere otait presque la parole. --Ah! ma foi! s'il y a a se facher pour quelque chose, dit Bricolin, habitue aux bourrasques de sa moitie, tu t'en chargeras bien sans moi. Je suis tranquille la-dessus. Voyant qu'il ne se derangeait pas, madame Bricolin s'approcha, et, faisant avec effort le mouvement d'avaler car elle eprouvait une veritable strangulation de fureur: --Te derangeras-tu? dit-elle enfin, en s'observant assez pourtant pour n'etre pas entendue des valets qui allaient et venaient; je te dis que ton manant de meunier est dans la chambre de Rose, pendant que Rose est encore au lit. --Ah! cela, c'est _inconvenable_, tres-_inconvenable_, dit M. Bricolin en se levant, et je m'en vas lui dire deux mots.... Mais, pas de bruit, ma femme, entends-tu? a cause de la petite! --Va donc, et ne fais pas de bruit toi-meme! Ah! j'espere que tu me croiras, maintenant, et que tu vas le traiter comme un malappris et un impudent qu'il est! Au moment ou M. Bricolin allait sortir de la cuisine, il se trouva face a face, avec le Grand-Louis. --Ma foi, monsieur Bricolin, dit celui-ci avec un air de candeur irresistible, vous voyez quelqu'un de bien etonne de la sottise qu'il vient de faire. Et il raconta le fait naivement. --Tu vois bien qu'il ne l'a pas fait expres? dit Bricolin en se tournant vers sa femme. --Et c'est comme cela que tu prends la chose? s'ecria la fermiere donnant un libre cours a sa fureur. Puis elle courut pousser les deux portes, et revenant se placer entre le meunier et M. Bricolin, qui deja offrait au coupable de se _rafraichir_ avec lui:--Non, monsieur Bricolin, s'ecria-t-elle, je ne comprends pas ton imbecillite! Tu ne vois pas que ce vaurien-la a avec notre fille des manieres qui ne conviennent qu'a des gens de son espece, et que nous ne pouvons pas supporter plus longtemps? Il faut donc que je me charge de le lui dire, moi, et de lui signifier.... --Ne signifie rien encore, madame Bricolin, dit le fermier en elevant la voix a son tour, et laisse-moi un peu faire mon metier de pere de famille. Ah! si l'on t'en croyait, je sais bien qu'on attacherait son haut de chausses avec des epingles, et que tu mettrais une paire de bretelles a ton cotillon? Voyons, ne me casse pas la tete des le matin. Je sais ce que j'ai a dire a ce garcon-la, et je ne veux pas qu'un autre s'en charge. Allons, ma femme, dis a la Chounette de nous monter un pichet de vin frais, et va-t'en voir tes poules. Madame Bricolin voulut repliquer. Son epoux prit un gros baton de houx qui etait toujours appuye contre sa chaise pendant qu'il buvait, et se mit a en frapper la table en cadence a tour de bras. Ce bruit retentissant couvrit si bien la voix de madame Bricolin qu'elle fut forcee de sortir en jetant les portes avec fracas derriere elle. --Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, notre maitre? dit la Chounette accourant au bruit. M. Bricolin prit majestueusement le pichet vide et le lui tendit en roulant les yeux d'une facon terrible. La grosse Chounette devint plus legere qu'un oiseau pour executer les ordres du potentat de Blanchemont. --Mon pauvre Grand-Louis, dit le gros homme lorsqu'ils furent seuls, avec un pot de vin entre leurs verres, il faut que tu saches que ma femme est enragee contre toi; elle t'en veut a _mort_, et, sans moi, elle t'aurait mis a la porte. Mais nous sommes de vieux amis, nous avons besoin l'un de l'autre, et nous ne nous brouillerons pas comme ca. Tu vas me dire la verite; je suis sur que ma femme se trompe. Toutes les femmes sont sottes ou folles, que veux-tu? Voyons, peux-tu me repondre la main sur ta conscience? --Parlez! parlez! dit Grand-Louis d'un ton qui semblait promettre sans examen, et en faisant un grand effort pour donner a sa figure un air d'insouciance et de tranquillite, sentiments bien contraires a ce qu'il eprouvait en cet instant. --Eh bien donc! je n'y vas pas par quatre chemins, moi! dit le fermier. Es-tu ou n'es-tu pas amoureux de ma fille? --Voila une drole de question! repondit le meunier, payant d'audace. Que voulez-vous qu'on y reponde? Si on dit oui, on a l'air de vous braver; si on dit non, on a l'air de faire injure a mademoiselle Rose; car enfin elle merite qu'on en soit amoureux, comme vous meritez qu'on vous porte respect. --Tu plaisantes! c'est bon signe; je vois bien que tu n'es pas amoureux. --Attendez, attendez! reprit Grand-Louis, je n'ai pas dit cela. Je dis au contraire, que tout le monde est force d'en etre amoureux, parce qu'elle est belle comme le jour, parce qu'elle est tout votre portrait, parce qu'enfin tous ceux qui la regardent, vieux ou jeunes, riches ou pauvres, sentent quelque chose pour elle, sans trop savoir si c'est le plaisir de l'aimer ou le chagrin de ne pas pouvoir se le permettre. --Il a de l'esprit comme trente mille hommes! dit le fermier en se renversant sur sa chaise avec un rire qui faisait bondir son gilet proeminent. Le tonnerre m'ecrase si je ne voudrais pas que tu fusses riche de cent mille ecus! Je te donnerais ma fille de preference a tout autre! --Je le crois bien! mais comme je ne les ai pas, vous ne me la donnerez guere, n'est-il pas vrai? --Non, le tonnerre de Dieu m'aplatisse! mais enfin, j'en ai du regret, et ca te prouve mon amitie. --Grand merci, vous etes trop bon! --Ah! c'est que, vois-tu, ma carogne de femme s'est mis dans la tete que tu en contais a Rose! --Moi? dit le meunier, parlant cette fois avec l'accent de la verite, jamais je ne lui ai dit un mot que vous n'auriez pas pu entendre. --J'en suis bien sur. Tu as trop de raison pour ne pas voir que tu ne peux pas penser a ma fille, et que je ne peux pas la donner a un homme comme toi. Ce n'est pas que je te meprise, da! Je ne suis pas fier, et je sais que tous les hommes sont egaux devant la loi. Je n'ai pas oublie que je sors d'une famille de paysans, et que quand mon pere a commence sa fortune, qu'il a si malheureusement perdue comme tu sais, il n'etait pas plus gros monsieur que toi, puisqu'il etait meunier aussi! mais _au jour d'aujourd'hui_, mon vieux, monnaie fait tout, comme dit l'autre, et puisque j'en ai, et que tu n'en as pas, nous ne pouvons pas faire affaire ensemble. --C'est concluant et peremptoire, dit le meunier avec une amere gaiete. C'est juste, raisonnable, veritable, equitable et salutaire, comme dit la preface a M. le cure. --Dame! ecoute donc, Grand-Louis, chacun agit de meme. Tu n'epouserais pas, toi qui es riche pour un paysan, la petite Fanchon, la servante, si elle se prenait d'amour pour toi? --Non; mais si je me prenais d'amour pour elle, ce serait different. --Veux-tu dire par la, grand farceur, que ma fille en pourrait bien tenir pour toi? --Moi, j'ai dit cela? quand donc? --Je ne t'accuse pas de l'avoir dit, quoique ma femme soutienne que tu es capable de parler legerement si on te laisse prendre tant de familiarite chez nous. --Ah ca! monsieur Bricolin, dit le Grand-Louis, qui commencait a perdre patience et qui trouvait la formule de son arret assez brutale sans qu'on y joignit l'insulte, est-ce pour _rire ou pour plaisanter_, comme dit l'autre, que depuis cinq minutes vous me dites toutes ces choses-la? Parlez-vous serieusement? Je ne vous ai pas demande votre fille, je ne vois donc pas pourquoi vous vous donnez la peine de me la refuser. Je ne suis pas homme a parler d'elle sans respect; je ne vois donc pas non plus pourquoi vous me rapportez les mauvais propos de madame Bricolin sur mon compte. Si c'est pour me dire de m'en aller, me voila tout pret. Si c'est pour me retirer votre pratique, je ne m'y oppose pas; j'en ai d'autres. Mais parlez franchement et quittons-nous en honnetes gens, car je vous avoue que tout ceci me fait l'effet d'une mauvaise querelle qu'on veut me chercher, comme si quelqu'un ici voulait me mettre dans mon tort pour cacher le sien. En parlant ainsi, le Grand-Louis s'etait leve et faisait mine de vouloir sortir. Se brouiller avec lui n'etait ni du gout ni de l'interet de M. Bricolin. --Qu'est-ce que tu dis-la, grand benet? lui repondit-il d'un ton amical, en le forcant a se rasseoir. Es-tu fou? quelle mouche te pique? Est-ce que je t'ai parle serieusement? Est-ce que je fais attention aux sottises de ma femme? Regle generale, une guepe qui vous bourdonne a l'oreille, une femme qui vous taquine et vous contredit, c'est a peu pres la meme chanson. Achevons notre pichet, et restons amis, crois-moi, Grand-Louis. Ma pratique est bonne, et j'ai a me louer de te l'avoir donnee. Nous pouvons nous rendre mutuellement bien des petits services, ce serait donc fort niais de nous quereller pour rien. Je sais que tu es un garcon d'esprit et de bon sens, et que tu ne peux pas en conter a ma fille. D'ailleurs j'ai trop bonne opinion d'elle pour ne pas penser qu'elle saurait bien te rembarrer si tu t'ecartais du respect... ainsi... --Ainsi, ainsi!... dit Grand-Louis en frappant avec son verre sur la table dans un mouvement de colere bien marquee, toutes ces raisons-la sont inutiles et finissent par m'ennuyer, monsieur Bricolin! Au diable votre pratique, vos petits services, et mes interets, s'il faut que j'entende seulement supposer que je suis capable de manquer de respect a votre fille, et qu'elle aura un jour ou l'autre a me remettre a ma place. Je ne suis qu'un paysan, mais je suis aussi fier que vous, monsieur Bricolin, ne vous en deplaise; et si vous ne trouvez pas pour moi des facons plus delicates de vous exprimer, laissez-moi vous souhaiter le bonjour et m'en aller a mes affaires. M. Bricolin eut beaucoup de peine a calmer le Grand-Louis qui se sentait fort irrite, non des soupcons de la fermiere qu'il savait bien meriter dans un certain sens, ni du style grossier de Bricolin, auquel il etait fort habitue, mais de la cruaute avec laquelle ce dernier faisait, sans le savoir, saigner la plaie vive de son coeur. Enfin, il s'apaisa apres s'etre fait faire amende honorable par le fermier, qui avait ses raisons pour se montrer fort pacifique et pour ne pas ecouter les craintes de sa femme, du moins pour le moment. --Ah ca! lui dit celui-ci, en l'invitant a entamer, apres le fromage, un nouveau pichet de son _vin gris_; tu es donc en grande amitie avec notre jeune dame? --En grande amitie! repondit le meunier avec un reste d'humeur, et s'abstenant de boire, malgre l'insistance de son hote: c'est une parole aussi raisonnable que l'amour dont vous me defendez de parler a votre fille! --Ma foi! si le mot est _inconvenable_, ce n'est pas moi qui l'ai invente; c'est elle-meme qui nous a dit plusieurs fois hier (ce qui faisait bien enrager la Thibaude!) qu'elle avait beaucoup d'amitie pour toi. Dame! tu es un beau garcon, Grand-Louis, c'est connu, et on dit que les grandes dames.... Allons! vas-tu encore te facher? --M'est avis que vous avez un pichet de trop dans la tete ce matin, monsieur Bricolin! dit le meunier pale d'indignation. Jamais le cynisme de Bricolin, dont il avait pris son parti jusqu'alors, ne lui avait inspire autant de degout. --Et toi, tu as, je crois, ce matin, repondit le fermier, vide la pelle de ton moulin dans ton estomac, car tu es triste et quinteux comme un buveur d'eau. On ne peut donc plus rire avec toi a present? Voila du nouveau! Eh bien, parlons donc serieusement puisque tu le veux. Il est certain que d'une maniere ou de l'autre, tu as conquis l'estime et la confiance de la jeune dame, et qu'elle te charge de ses commissions sans en rien dire a personne. --Je ne sais pas ce que vous voulez dire. --Tiens! tu vas a *** pour elle, tu lui rapportes ses effets, son argent!... car la Chounette t'a vu lui remettre un gros sac d'ecus! Tu fais ses affaires enfin. --Comme vous voudrez; je sais que je fais les miennes, et que, par la meme occasion, je lui rapporte sa bourse et ses malles de l'auberge ou elle les avait laissees en depot; si c'est la faire ses affaires, a la bonne heure, je le veux bien. --Qu'est-ce que c'est donc que ce sac? Est-ce de l'or ou de l'argent? --Est-ce que je le sais, moi? Je n'y ai pas regarde. --Ca ne t'aurait rien coute, et ca ne lui aurait pas fait de tort. --Il fallait me dire que ca vous interessait. Je ne l'ai pas devine! --Ecoute, Grand-Louis, mon garcon, sois franc! cette dame a cause avec toi de ses affaires? --Ou prenez-vous ca? --Je le prends la! dit le fermier en portant l'index a son front etroit et basane. Je sens dans l'air une odeur de confidences et de cachotteries. La dame a l'air de se mefier de moi et de te consulter! --Quand cela serait! repondit Grand-Louis en regardant fixement Bricolin avec quelque intention de le braver. --Si cela etait, Grand-Louis, je ne pense pas que tu voudrais m'etre defavorable? --Comment l'entendez-vous? --Comme tu l'entends bien toi-meme. J'ai toujours eu confiance en toi, et tu ne voudrais pas en abuser. Tu sais bien que j'ai envie de la terre, et que je ne voudrais pas la payer trop cher? --Je sais bien que vous ne voudriez pas la payer son prix. --Son prix! son prix! ca depend de la position des personnes. Ce qui serait mal vendu pour une autre, sera heureusement vendu pour _elle_, qui a grand besoin de sortir du petrin ou son mari l'a laissee! --Je sais cela, monsieur Bricolin, je sais vos idees la-dessus, et vos ambitions sur le bout de mon doigt. Vous voulez enfoncer de cinquante mille francs la dame venderesse, comme disent les gens de loi. --Non! pas enfoncer du tout! J'ai joue cartes sur table avec elle. Je lui ai dit ce que valait son bien. Seulement je lui ai dit que je ne le paierais pas toute sa valeur, et dix mille millions de tonnerres m'ecrasent si je veux et si je peux monter d'un liard. --Vous m'avez parle autrement, il n'y a pas encore si longtemps! vous m'avez dit que vous pouviez le payer son prix, et que s'il fallait absolument en passer par la.... --Tu radotes! je n'ai jamais dit ca! --Pardon, excuse! rappelez-vous donc! c'etait a la foire de Cluis, a preuve que M. Grouard, le maire, etait la. --Il n'en pourrait pas temoigner, il est mort! --Mais moi, j'en pourrais lever la main! --Tu ne le feras pas! --Ca depend. --Ca depend de quoi? --Ca depend de vous. --Comment ca? --La conduite qu'on aura avec moi dans votre maison reglera la mienne, monsieur Bricolin. Je suis las des malhonnetetes de votre dame et des affronts qu'elle me fait; je sais qu'on m'en tient d'autres en reserve, qu'il est defendu a votre fille de me parler, de danser avec moi, de venir voir sa nourrice a mon moulin, et toutes sortes de vexations dont je ne me plaindrais pas si je les avais meritees, mais que je trouve insultantes, ne les meritant pas. --Comment, c'est la tout, Grand-Louis? et un joli cadeau, un billet de cinq cents francs, par exemple, ne te ferait pas plus de plaisir? --Non, Monsieur! dit sechement le meunier. --Tu es un niais, mon garcon. Cinq cents francs dans la poche d'un honnete homme valent mieux qu'une bourree dans la poussiere. Tu tiens donc bien a danser avec ma fille? --J'y tiens pour mon honneur, monsieur Bricolin. J'ai toujours danse la bourree avec elle devant tout le monde. Personne ne l'a trouve mauvais, et si je recevais d'elle maintenant l'affront d'un refus, on croirait aisement ce que trompette deja votre femme, a savoir que je suis un malhonnete et un malappris. Je ne veux pas etre traite comme ca. C'est a vous de savoir si vous voulez me facher, oui ou non. --Danse avec Rose, mon garcon, danse! s'ecria le fermier avec une joie melee de malice profonde, danse tant que tu voudras! s'il ne faut que cela pour te contenter!... --Eh bien, nous verrons! pensa le meunier, satisfait de sa vengeance. Voila la dame de Blanchemont qui vient par ici, dit-il. Votre femme, avec son esclandre, ne m'a pas donne le temps de lui rendre compte de ses commissions. Si elle me parle de ses affaires, je vous dirai ses intentions. --Je te laisse avec elle, dit M. Bricolin en se levant. N'oublie pas que tu peux les influencer, ses intentions! Les affaires l'ennuient, elle a hate d'en finir. Fais-lui bien comprendre que je serai inebranlable.... Moi, je vas trouver la Thibaude pour lui faire la lecon en ce qui te concerne. --Double coquin! se dit le Grand-Louis, en voyant s'enfuir lourdement le fermier; compte sur moi pour te servir de compere! Oui-da! pour m'en avoir cru seulement capable, je veux qu'il t'en coute cinquante mille francs, et vingt mille en plus. XXI. LE GARCON DE MOULIN. --Ma chere dame dit en toute hate le meunier qui entendait Rose venir derriere Marcelle, j'ai deux cents choses a vous dire, mais je ne peux pas debiter tout cela en deux minutes! Ici d'ailleurs (je ne parle pas de mademoiselle Rose), les murs ont des oreilles tres-longues, et si je vas me promener seul avec vous, ca donnera des soupcons sur certaines affaires.... Enfin, il faut que je vous parle, comment ferons-nous? --Il y a un moyen bien simple, repondit madame de Blanchemont. J'irai me promener aujourd'hui, et je trouverai bien le chemin d'Angibault. ---D'ailleurs, si mademoiselle Rose voulait vous le montrer... dit Grand-Louis au moment ou Rose entrait, et entendait les dernieres paroles de Marcelle.... Si tant est, ajouta-t-il, qu'elle ne soit pas trop en colere contre moi.... --Ah! grand etourdi! vous allez me faire gronder par ma mere d'une belle facon! repondit Rose. Elle ne m'a encore rien dit, mais avec elle ce qui est differe n'est pas perdu. --Non, mademoiselle Rose, non, ne craignez rien. Votre maman, cette fois, ne dira mot, Dieu merci! Je me suis justifie, votre papa m'a pardonne, il s'est charge d'apaiser madame Bricolin, et pourvu que vous ne me gardiez pas rancune de ma sottise.... --Ne parlons plus de cela, dit Rose en rougissant. Je ne vous en veux pas, Grand-Louis. Seulement vous auriez pu me crier votre justification un peu moins haut en sortant; vous m'avez _reveillee en peur_. --Vous dormiez donc? Je ne croyais pas. --Allons, vous ne dormiez pas, petite rusee, dit Marcelle, puisque vous avez ferme vos rideaux avec fureur. --Je dormais a moitie, dit Rose en tachant de cacher son embarras sous un air de depit. --Ce qu'il y a de plus clair la dedans, dit le meunier avec une douleur ingenue, c'est qu'elle m'en veut! --Non, Louis, je te pardonne, puisque tu ne me savais pas la, dit Rose, qui avait eu trop longtemps l'habitude de tutoyer le Grand-Louis, son ami d'enfance, pour ne pas y retomber soit par distraction, soit a dessein. Elle savait bien qu'un seul mot de sa bouche accompagne de ce delicieux tu changeait en joie expansive toutes les tristesses de son amoureux. --Et pourtant, dit le meunier, dont les yeux brillerent de plaisir, vous ne voulez pas venir vous promener au moulin aujourd'hui avec madame Marcelle? --Comment donc faire, Grand-Louis, puisque maman me l'a defendu, je ne sais pas pourquoi? --Votre papa vous le permettra. Je me suis plaint a lui des duretes de madame Bricolin; il les desapprouve et m'a promis d'oter a _sa dame_ les preventions qu'elle a contre moi... je ne sais pas pourquoi non plus. --Ah! tant mieux! s'il en est ainsi, s'ecria Rose avec abandon. Nous irons a cheval, n'est-ce pas, madame Marcelle? vous monterez ma petite jument, et moi, je prendrai le bidet a papa; il est tres-doux et va tres-vite aussi. --Et moi, dit Edouard, je veux monter a cheval aussi. --Cela est plus difficile, repondit Marcelle. Je n'oserai pas te prendre en croupe, mon ami. --Ni moi non plus, dit Rose, nos chevaux sont un peu trop vifs. --Oh! je veux aller a Angibault, moi! s'ecria l'enfant. Maman, emmene-moi au moulin! --C'est trop loin pour vos petites jambes, dit le meunier; mais moi je me charge de vous, si votre maman y consent. Nous partirons les premiers dans ma charrette, et nous irons voir traire les vaches pour que ces dames trouvent de la creme en arrivant. --Vous pouvez bien le lui confier, dit Rose a Marcelle. Il est si bon pour les enfants! j'en sais quelque chose, moi! --Oh! vous, vous etiez si gentille! dit le meunier tout attendri, vous auriez du rester toujours comme cela! --Merci du compliment, Grand-Louis! --Je ne veux pas dire que vous ne soyez plus gentille, mais que vous auriez du rester petite. Vous m'aimiez tant dans ce temps-la! vous ne pouviez pas me quitter; toujours pendue a mon cou! --Il serait plaisant, dit Rose moitie troublee, moitie railleuse, que j'eusse conserve cette habitude! --Allons, reprit le meunier s'adressant a Marcelle, j'emmene le petit, c'est convenu? --Je vous le confie en toute securite, dit madame de Blanchemont en lui mettant son fils dans les bras. --Ah! quel bonheur! s'ecria l'enfant. _Alochon_, tu me mettras encore au bout de tes bras pour me faire attraper des prunes noires aux arbres tout le long du chemin! --Oui, Monseigneur, dit le meunier en riant; a condition que vous ne m'en ferez plus tomber sur le nez. Grand-Louis cheminant et jouant sur sa charrette avec le bel Edouard qui faisait battre son coeur en lui rappelant les graces, les caresses et les malices de Rose enfant, approchait de son moulin, lorsqu'il apercut dans la prairie Henri Lemor qui venait a sa rencontre, mais qui retourna aussitot sur ses pas et rentra precipitamment dans la maison pour se cacher, en reconnaissant Edouard a cote du meunier. --Mene Sophie au pre, dit Grand-Louis a son garcon de moulin en s'arretant a quelque distance de la porte. Et vous, ma mere, amusez-moi cet enfant-la. Ayez-en soin comme de la prunelle de vos yeux; moi, j'ai un mot a dire au moulin. Il courut alors retrouver Lemor, qui s'etait enferme dans sa chambre, et qui lui dit, en ouvrant avec precaution: --Cet enfant me connait; j'ai du eviter ses regards. --Et qui diable pouvait se douter que vous seriez encore la! dit le meunier qui avait peine a revenir de sa surprise. Moi qui vous avais fait mes adieux ce matin et qui vous croyais deja mettant a la voile pour l'Afrique! Quel chevalier errant, ou quelle ame en peine etes-vous donc? --Je suis une ame en peine, en effet, mon ami. Ayez compassion de moi. J'ai fait une lieue; je me suis assis au bord d'une fontaine, j'ai reve, j'ai pleure, et je suis revenu: je ne peux pas m'en aller! [Illustration: Lemor blotti dans son grenier.] --Eh bien, c'est comme cela que je vous aime, s'ecria le meunier en lui secouant la main avec force. Voila comme j'ai ete plus de cent fois! Oui, plus de cent fois, j'ai quitte Blanchemont en jurant de n'y jamais remettre les pieds, et il y avait toujours au bord du chemin quelque fontaine ou je m'asseyais pour pleurer, et qui avait la vertu de me faire retourner d'ou je venais. Mais ecoutez, mon garcon, il faut etre sur vos gardes: je veux bien que vous restiez chez nous tant que vous ne pourrez pas vous decider a vous en aller. Ce sera long, je le prevois. Tant mieux, je vous aime; je voulais vous retenir ce matin, vous revenez, j'en suis heureux, et je vous en remercie. Mais pour quelques heures il faut vous eloigner. _Elles_ vont venir ici. --Toutes les deux! s'ecria Lemor, qui comprenait Grand-Louis a demi-mot. --Oui, toutes les deux. Je n'ai pas pu dire un mot de vous a madame de Blanchemont. Elle vient pour que je lui parle de ses affaires d'argent, sans savoir que j'ai a lui parler de ses affaires de coeur. Je ne veux pas qu'elle vous sache ici avant d'etre bien sur qu'elle ne me grondera pas de vous y avoir amene.... D'ailleurs, je ne veux pas la surprendre, surtout devant Rose, qui ne sait sans doute rien de tout cela. Cachez-vous donc. Elles ont demande leurs chevaux comme je partais. Elles auront dejeune comme dejeunent les belles dames, c'est-a-dire comme des fauvettes; leurs montures n'ont pas les epaules froides, elles peuvent etre ici d'un moment a l'autre. --Je pars... je m'enfuis! dit Lemor tout pale et tout tremblant: ah! mon ami, elle va venir ici! --J'entends bien! ca vous saigne le coeur de ne pas la voir! oui, c'est dur, j'en conviens!... Si on pouvait compter sur vous... si vous pouviez jurer de ne pas vous montrer, de ne bouger ni pied ni patte tout le temps qu'elles seront par ici... je vous fourrerais bien dans un endroit d'ou vous la verriez sans etre apercu. --Oh! mon cher Grand-Louis, mon excellent ami, je promets, je jure! cachez-moi, fut-ce sous la meule de votre moulin.... --Diable! il n'y ferait pas bon, la _Grand'Louise_ a les os plus durs que vous. Je vas vous serrer plus mollement. Vous monterez dans mon grenier a foin, et par le trou de la lucarne vous pourrez voir passer et repasser ces dames. Je ne serai pas fache que vous voyiez Rose Bricolin; vous me direz si vous avez connu a Paris beaucoup de duchesses plus jolies que ca. Mais attendez que j'aille voir ce qui se passe! [Illustration: Le mendiant toisait d'un air dedaigneux Lemor.] Et le Grand-Louis gravit un peu la cote de Conde d'ou l'on decouvrait les tours de Blanchemont et a peu pres tout le chemin qui y mene. Quand il se fut assure que les deux amazones ne paraissaient pas encore, il retourna aupres de son prisonnier. --Ca, mon camarade, lui dit-il, voila un miroir de deux sous et un vrai rasoir de meunier, vous allez me jeter bas cette barbe de bouc. C'est deplace dans un moulin. C'est un nid a farine. Et puis, si par malheur on apercevait le bout de votre museau, ce changement vous rendrait moins facile a reconnaitre. --Vous avez raison, dit Lemor, et je vous obeis bien vite. --Savez-vous, reprit le meunier, que j'ai mon idee en vous faisant mettre bas cette toison noire? --Laquelle? --Je viens d'y penser, et j'ai arrete ce qui suit: vous allez rester chez moi jusqu'a ce que vous vous soyez decide a ne plus faire de peine a ma chere dame, et a changer vos folles idees sur la fortune. Quand meme vous n'y resteriez que peu de jours, il ne faut pas qu'on sache qui vous etes, et votre barbe vous donne un air citadin qui attire les yeux. J'ai dit en l'air, hier soir, a ma bonne femme de mere, que vous etiez un arpenteur. C'est le premier mensonge qui m'est venu, et il est absurde. J'aurais mieux fait de dire tout de suite votre etat. Au reste, ma mere, qui ne s'etonne de rien, trouvera tout simple que du cadastre vous ayez passe dans la mecanique. Vous allez donc etre meunier, mon cher, ca vous va mieux. Vous vous occuperez, ou vous aurez l'air de vous occuper au moulin; vous avez certainement des connaissances dans la partie, et vous serez cense me conseiller pour l'etablissement d'une nouvelle meule. Vous serez une rencontre utile que j'aurai faite a la ville. Comme cela, votre presence chez moi n'etonnera personne. Je suis adjoint, je reponds de vous, personne ne demandera a voir votre passe-port. Le garde champetre est un peu curieux et bavard. Mais avec une ou deux pintes de vin on endort sa langue. Voila mon plan. Il faut vous y conformer ou je vous abandonne. --Je me soumets, je serai votre garcon de moulin, je me cacherai, pourvu que je ne parte pas sans revoir, ne fut-ce que d'ici et pour un instant.... --Chut! j'entends des fers sur les cailloux... _tric tric_... c'est la jument noire a mademoiselle Rose; _trac trac_... c'est le bidet gris a M. Bricolin. Vous voila assez rase, assez lave, et je vous assure que vous etes cent fois mieux comme ca. Courez au foin et poussez sur vous le volet de la lucarne. Vous regarderez par la fente. Si mon garcon y monte, faites semblant de dormir. Une sieste dans le foin est une douceur que les gens du pays se donnent souvent, et une occupation qui leur parait plus chretienne que celle de reflechir tout seul les bras croises et les yeux ouverts.... Adieu! voila mademoiselle Rose. Tenez, la premiere en avant! voyez comme ca trottine legerement et d'un air decide! --Belle comme un ange! dit Lemor qui n'avait regarde que Marcelle. XXII. AU BORD DE L'EAU. Grand-Louis, qui avait toutes les delicatesses d'un coeur candidement epris, avait donne, en passant, des ordres pour que le lait et les fruits de la collation fussent servis sous une treille qui ornait le devant de sa porte, juste en face et a tres-peu de distance du moulin, d'ou Lemor, blotti dans son grenier, pouvait voir et meme entendre Marcelle. La collation rustique fut fort enjouee, grace a l'espiegle intimite d'Edouard avec le meunier et aux charmantes coquetteries de Rose envers celui-ci. --Prenez garde, Rose! dit madame de Blanchemont a l'oreille de la jeune fille, vous vous faites adorable aujourd'hui, et vous voyez bien que vous lui tournez la tete. Il me semble que vous vous moquez beaucoup de mes sermons, ou que vous vous engagez trop. Rose se troubla, resta un moment reveuse, et recommenca bientot ses vives agaceries, comme si elle eut pris interieurement son parti d'accepter l'amour qu'elle provoquait. Il y avait toujours eu au fond de son coeur une vive amitie pour le Grand-Louis; il n'etait donc guere probable qu'elle se fit un jeu de le railler, si elle n'eut senti la possibilite de faire faire, en elle-meme, un grand progres a cette amitie fraternelle. Le meunier, sans vouloir se flatter, eprouvait cependant une confiance instinctive, et son ame loyale lui disait que Rose etait trop bonne et trop pure pour le torturer froidement. Il se trouvait donc heureux de la voir si enjouee et si animee pres de lui, et il eut grand'peine a la laisser avec sa mere la derniere a table. Mais il avait vu Marcelle s'eloigner un peu et lui faire signe a la derobee qu'il eut a la suivre de l'autre cote de la riviere. --Eh bien! mon cher Grand-Louis, lui dit madame de Blanchemont, il me semble que vous n'etes plus si triste que l'autre jour, et que j'en ai devine la cause! --Ah! madame Marcelle, vous savez tout, je le vois bien, et je n'ai rien a vous apprendre. C'est vous qui pourriez m'en dire plus long que je n'en sais; car il me semble qu'on doit avoir et qu'on a grande confiance en vous. --Je ne veux pas compromettre Rose, dit Marcelle en souriant. Les femmes ne doivent pas se trahir entre elles. Cependant je crois pouvoir esperer avec vous qu'il ne vous sera pas impossible de vous faire aimer. --Ah! si on m'aimait!... je serais content, et je crois que je n'en demanderais pas davantage; car le jour ou elle me le dirait, je serais capable d'en mourir de joie. --Mon ami, vous aimez sincerement et noblement, et c'est pour cela qu'il ne faudrait pas trop desirer d'etre paye de retour avant de songer a detruire les obstacles qui viennent de la famille. Je presume que c'est la ce dont vous avez a m'entretenir, et c'est pourquoi je me suis rendue avec empressement a votre invitation. Voyons, le temps est precieux, car on va sans doute venir nous rejoindre.... En quoi puis-je influencer les idees du pere, ainsi que Rose me la fait entendre? --Rose vous a fait entendre cela! s'ecria le meunier transporte. Elle y songe donc? Elle m'aime donc? Ah! madame Marcelle! et vous ne me disiez pas cela tout de suite!... Eh! que m'importe le reste si elle m'aime, si elle desire m'epouser?... --Doucement, mon ami. Rose ne s'est pas engagee si avant. Elle a pour vous l'affection d'une soeur, elle desirait voir revoquer la sentence qui lui interdisait de vous parler, de venir chez vous, de vous traiter enfin en ami, comme elle l'avait fait jusqu'a ce jour. Voila pourquoi elle m'a priee de vous proteger aupres de ses parents et de prendre votre parti, tout en montrant quelque fermete dans mes affaires avec eux. Et voici ce que j'ai compris, en outre, Grand-Louis: M. Bricolin veut ma terre a bon marche, et peut-etre que si Rose vous aimait, je pourrais assurer son bonheur et le votre en imposant votre mariage comme une condition de mon consentement. Si vous le croyez, ne doutez pas que je sois tres-heureuse de faire ce leger sacrifice. --Ce leger sacrifice! vous n'y songez pas, madame Marcelle! vous vous croyez encore riche; vous parlez de cinquante mille francs comme d'un rien. Vous oubliez que c'est desormais une bonne part de votre existence. Et vous croyez que j'accepterais ce sacrifice-la? Oh! j'aimerais mieux renoncer a Rose tout de suite. --C'est que vous ne comprenez pas la veritable valeur de l'argent, mon ami; ce n'est qu'un moyen de bonheur, et le bonheur qu'on peut procurer aux autres est le plus certain et le plus pur qu'on puisse se procurer a soi-meme. --Vous etes bonne comme Dieu, pauvre dame! mais il y a la un bonheur plus certain et plus pur encore pour vous-meme. C'est celui que vous devez menager a votre fils. Et que diriez-vous un jour, grand Dieu! si, faute des cinquante mille francs que vous auriez sacrifies pour vos amis, votre cher Edouard etait force, a son tour, de renoncer a une femme qu'il aimerait, et que vous ne pourriez plus lui faire obtenir? --Mon coeur est penetre de votre bon raisonnement; mais en fait d'interets materiels, il n'y a point, pour l'avenir, de calculs absolus. Ma position n'est pas rigidement dessinee comme vous la faites; en m'abstenant de vendre cher je perdrai du temps, et, vous le savez, chaque jour d'hesitation m'entraine a ma ruine. En terminant vite, je me libere des dettes qui me rongent, et, certes, il peut y avoir un jour tout profit pour moi a avoir su prendre mon parti sans regret pueril et sans parcimonie deplacee. Vous voyez donc que je ne suis pas si genereuse, et que j'agis dans mes interets en servant ceux de votre amour. --En voila une pauvre tete en affaires! s'ecria le meunier avec un sourire triste et tendre. Une sainte du paradis ne dirait pas mieux. Mais ca n'a pas le sens commun, permettez-moi de vous le dire, ma chere dame. Vous trouverez, d'ici a quinze jours, des acquereurs pour votre terre, et qui seront bien contents de ne la payer que son prix. --Mais qui ne seront pas solvables comme M. Bricolin? --Ah! oui, voila son orgueil! c'est d'etre solvable. _Solvable!_ le grand mot! Il croit etre le seul au monde qui puisse dire: Je suis _solvable_, moi! C'est-a-dire, il sait bien qu'il y en a d'autres, mais il vous eblouit avec cela. Ne l'ecoutez pas. C'est un fin matois. Faites seulement mine de conclure avec un autre, fallut-il faire des demarches et des contrats simules. Je ne me generais pas a votre place. A la guerre comme a la guerre, avec les juifs comme avec les juifs! Voulez-vous me laisser agir? Dans quinze jours, je vous jure, comme voila de l'eau, que M. Bricolin vous donnera vos trois cent mille francs bien comptes et un beau pot-de-vin par-dessus le marche. --Je n'aurais jamais l'habilete de suivre vos conseils, et je trouve beaucoup plus vite fait de rendre chacun de nous heureux a sa maniere, vous, Rose, moi, M. Bricolin, et mon fils qui me dira un jour que j'ai bien fait. --Romans! romans! dit le meunier. Vous ne savez pas ce que pensera votre fils dans quinze ans d'ici sur l'argent et sur l'amour. N'allez pas faire cette folie; je ne m'y preterais pas, madame Marcelle... non, non, n'y comptez pas, je suis aussi fier que qui que ce soit, et tetu comme un mouton... du Berri qui plus est! D'ailleurs, ecoutez, ce serait en pure perte. M. Bricolin promettrait tout et ne tiendrait rien. Il faut, vu votre position, que votre contrat de vente soit signe avant la fin du mois, et certes ce n'est pas d'ici a un mois que je pourrais esperer d'epouser Rose. Il faudrait pour cela qu'elle fut folle de moi, et cela n'est pas. Il faudrait l'exposer a un bruit, a des scandales! Je ne m'y resoudrais jamais. Quelle rage aurait sa mere! quels etonnements et quels denigrements de la part de ses voisins et de ses connaissances! Et que ne dirait-on pas? Qui est-ce qui comprendrait que vous avez impose cela a M. Bricolin par pure grandeur d'ame et par sainte amitie pour nous! Vous ne connaissez pas la malice des hommes; et celle des femmes, si vous saviez ce que c'est! votre bonte pour moi... non, vous ne pouvez pas vous imaginer, et je n'oserais jamais vous dire comment M. Bricolin tout le premier serait capable de l'interpreter.... Ou bien encore on dirait que Rose, pauvre sainte fille! a fait un faux pas, qu'elle vous l'a confie, et que vous vous etes devouee, pour sauver son honneur, a doter le coupable.... Enfin, cela ne se peut pas, et voila plus de raisons qu'il n'en faut, j'espere, pour vous en convaincre. Oh! ce n'est pas comme cela que je veux obtenir Rose! Il faut, que cela arrive naturellement, et sans faire crier personne contre elle. Je sais bien qu'il faut un miracle pour que je devienne riche, ou un malheur pour qu'elle devienne pauvre. Dieu me viendra en aide si elle m'aime... et elle m'aimera peut-etre, n'est-ce pas? --Mais, mon ami, je ne puis travailler a enflammer son coeur pour vous si vous m'otez les moyens de dominer la cupidite de son pere. Je ne l'aurais pas entrepris si je n'avais eu cette pensee; car precipiter cette jeune et charmante fille dans une passion malheureuse serait un crime de ma part. --Ah! c'est la verite! dit le Grand-Louis soudainement accable, et je vois bien que je suis un fou.... Aussi n'etait-ce ni de moi, ni de Rose que je voulais vous parler en vous priant de venir ici, madame Marcelle; vous vous etes trompee la-dessus dans votre excellente bonte. Je voulais vous parler de vous seule, quand vous m'avez prevenu en me parlant de moi-meme. Je me suis laisse aller comme un grand enfant a vous ecouter, et puis force m'a ete de vous repondre; mais je reviens a mon but, qui est de vous forcer a vous occuper de vos affaires. Je sais celles de M. Bricolin; je sais ses intentions et son ardeur d'acheter vos terres, il n'en demordra pas, et pour en avoir trois cent mille francs, il faut lui en demander trois cent cinquante mille. Vous les auriez si vous vous obstiniez; mais, de toutes facons, il ne faut pas qu'il paie le bien au-dessous de sa valeur. Il en a trop d'envie, ne craignez rien. --Je vous repete, mon ami, que je ne saurai pas soutenir cette lutte, et que, depuis deux jours qu'elle dure, elle est deja au-dessus de mes forces. --Aussi, ne faut-il pas vous en meler. Vous allez remettre vos affaires a un notaire honnete et habile. J'en connais un; j'irai lui parler ce soir, et vous le verrez demain, sans vous deranger. C'est demain la fete patronale de Blanchemont. Il y a grande assemblee sur le terrier devant l'eglise. Le notaire viendra s'y promener et causer, suivant l'habitude, avec ses clients de la campagne; vous entrerez comme par hasard dans une maison ou il vous attendra. Vous signerez une procuration, vous lui direz deux mots, je lui en dirai quatre, et vous n'aurez plus qu'a renvoyer M. Bricolin batailler avec lui. S'il ne se rend pas, pendant ce temps-la votre notaire vous aura trouve un autre acquereur. Il n'y aura qu'un peu de prudence a garder pour que le Bricolin ne se doute pas que je vous ai indique cet homme d'affaires au lieu du sien, qu'il vous a sans doute propose, et que vous avez peut-etre fait la folie d'accepter! --Non! je vous avais promis de ne rien faire sans vos conseils. --C'est bien heureux! Allez donc demain, a deux heures sonnant, vous promener au bord de La Vauvre, comme pour voir du bas du terrier le joli coup d'oeil de la fete. Je serai la et je vous ferai entrer chez une personne sure et discrete. --Mais, mon ami, si M. Bricolin decouvre que vous me dirigez dans cette affaire contre ses interets, il vous chassera de sa maison, et vous ne pourrez jamais revoir Rose. --Il sera bien fin s'il le decouvre! Mais si ce malheur arrivait... je vous l'ai dit, madame Marcelle, Dieu me viendrait en aide par un miracle, d'autant plus que j'aurais fait mon devoir. --Ami loyal et courageux, je ne puis me resoudre a vous exposer ainsi. --Et je ne vous dois pas cela quand vous vouliez vous ruiner pour moi? Allons, pas d'enfantillage, ma chere dame, nous sommes quittes.... --Voici Rose qui vient vers nous, dit Marcelle. Il me reste a peine le temps de vous remercier.... --Non! mademoiselle Rose tourne du cote de l'avenue avec ma mere, qui a le mot pour la retenir un peu, car je n'ai pas fini, madame Marcelle, j'ai bien autre chose a vous dire! Mais vous devez etre lasse de marcher si longtemps. Puisque la cour est libre et le moulin silencieux, venez vous asseoir sur ce banc aupres de la porte. Mademoiselle Rose nous croit de l'autre cote et ne reviendra par ici qu'apres avoir fait le tour du pre. Ce que j'ai a vous dire est un peu plus interessant pour vous que vos affaires, et demande plus de secret encore. Marcelle, etonnee de ce preambule, suivit le meunier et s'assit avec lui sur le banc, juste au-dessous de la lucarne du grenier a foin, d'ou Lemor pouvait la voir et l'entendre. --Dites donc, madame Marcelle, balbutia le meunier un peu embarrasse pour entrer en matiere, vous savez bien cette lettre que vous m'aviez confiee? --Eh bien, mon cher Grand-Louis! repondit madame de Blanchemont, dont le visage calme et un peu eteint s'enflamma tout a coup, ne m'avez-vous pas dit ce matin que vous l'aviez fait partir? --Pardon, excuse... c'est que je ne l'ai pas mise a la poste. --Vous l'avez oubliee? --Oh! non, certes! --Perdue peut-etre? --Encore moins. J'ai fait mieux que de la jeter dans la boite, je l'ai remise a son adresse. --Que voulez-vous dire? Elle etait adressee a Paris! --Oui, mais la personne a qui elle etait destinee s'etant trouvee sur mon chemin, j'ai cru mieux faire de la lui remettre. --Mon Dieu! vous me faites trembler, Louis! dit Marcelle redevenue pale. Vous aurez fait quelque meprise. --Pas si sot! Je connais bien M. Henri Lemor, peut-etre!... --Vous le connaissez! et il est dans ce pays-ci? dit Marcelle avec une emotion qu'elle ne cherchait pas a dissimuler. En quatre mots Grand-Louis expliqua la maniere dont il avait reconnu Lemor pour le voyageur qui etait deja venu a son moulin, et pour le destinataire de la lettre a lui confiee. --Et ou donc allait-il? et que fait-il a ***? demanda Marcelle oppressee. --Il allait en Afrique. Il passait! repondit le meunier qui voulait voir venir. C'est bien le chemin par Toulouse. Il avait pris l'heure du dejeuner de la diligence pour aller a la poste. --Et ou est-il maintenant? --Je ne vous dirai pas bien ou il peut etre; mais il n'est plus a ***. --Il va en Afrique, dites-vous? Et pourquoi si loin? --Pour aller bien loin precisement. Voila ce qu'il a repondu a ma question. --La reponse est plus claire que vous ne pensez! dit Marcelle, dont l'agitation augmentait, et qui ne songeait pas meme a la rendre moins evidente. Mon ami, vous n'etes pas si malheureux que vous croyez! Il est des coeurs plus brises que le votre. --Le votre, par exemple, ma pauvre chere dame? --Oui, mon ami, le mien. --Mais n'est-ce pas un peu de votre faute? Pourquoi ordonniez-vous a ce pauvre jeune homme de rester un an sans entendre parler de vous? --Comment! il vous a donc fait lire ma lettre? --Oh! non! il est assez mefiant et cachottier, allez! Mais je l'ai tant questionne, tant obsede, tant devine, qu'il a ete force de m'avouer que je ne me trompais guere. Ah dame! voyez-vous, madame Marcelle, je suis tres-curieux des secrets de ceux que j'aime, moi, parce que, tant qu'on ne sait pas ce qu'ils pensent, on ne sait pas comment les servir. Ai-je tort? --Non, ami, je suis bien aise que vous ayez mes secrets comme j'ai les votres. Mais, helas! quelle que soit ici votre bonne volonte et votre bon coeur, vous ne pouvez rien pour moi. Repondez-moi, pourtant. Ce jeune homme ne vous a-t-il transmis aucune reponse ni par ecrit, ni verbalement? --Il vous a ecrit ce matin un tas de billevesees dont je n'ai pas voulu me charger. --Vous m'avez rendu un mauvais service! Ainsi, je ne puis savoir ses intentions? --Il n'a su me dire que ceci: "Je l'aime, _mais_ j'ai du courage!" --Il a dit: _Mais?_ --Il a peut-etre dit: _Et!_ --Ce serait si different! Rappelez-vous, Grand-Louis! --Il a dit tantot l'un, tantot l'autre, car il l'a repete souvent. --Ce matin, dites-vous? Vous n'avez donc quitte la ville que ce matin? --J'ai voulu dire hier soir. Il etait tard, et nous prenons, nous autres, le matin des minuit. --Mon Dieu! qu'est-ce a dire? Pourquoi pas de lettre? Vous avez donc vu celle qu'il m'ecrivait? --Un peu! il en a dechire quatre. --Mais que disaient ces lettres? Il etait donc bien irresolu? --Tantot il vous disait qu'il ne pouvait jamais vous revoir, tantot qu'il allait venir vous voir tout de suite. --Et il a resiste a cette derniere tentation? Il a bien du courage, en effet! --Ah! ecoutez donc! il a ete tente plus que saint Antoine; mais, d'une part, je l'en detournais; de l'autre, il craignait de vous desobeir? --Et que pensez-vous d'un amant qui ne sait pas desobeir? --Je pense qu'il aime trop, et qu'on ne lui en saura aucun gre. --Je suis injuste, n'est-ce pas, mon cher Grand-Louis? je suis trop emue, je ne sais ce que je dis. Mais pourquoi, vous, ami, l'avez-vous detourne de vous suivre? Car il en a eu la pensee? --Oh! je crois bien! Il a meme fait un bout de chemin sur ma charrette. Mais moi, excusez! j'avais trop peur de vous mecontenter. --Vous aimez, et vous croyez les autres si severes? --Dame! qu'auriez-vous dit si je l'avais amene dans la Vallee-Noire? Par exemple, dans ce moment-ci... si je vous disais que je l'ai engage a se cacher dans mon moulin! Ah! pour le coup, vous me traiteriez comme je le meriterais! --Louis! dit Marcelle en se levant d'un air de resolution exaltee, il est ici. Vous en convenez! --Non pas, Madame; c'est vous qui me faites dire cela. --Mon ami, reprit-elle en lui prenant la main avec effusion, dites-moi ou il est, et je vous pardonne. --Et si cela etait, dit le meunier un peu effraye de la spontaneite de Marcelle, mais enthousiasme de sa franchise, vous ne craindriez donc pas de faire jaser sur votre compte? --Quand il me quittait volontairement et que j'avais l'esprit abattu, je pouvais songer au monde, prevoir des dangers, me creer des devoirs rigides, exageres peut-etre; mais quand il revient vers moi, quand il est si pres d'ici, a quoi voulez-vous que je songe, et que voulez-vous que je craigne? --Il faut pourtant craindre que quelque imprudence ne rende vos projets plus malaises a executer, dit Grand-Louis en faisant un geste pour indiquer a Marcelle la fenetre au-dessus de sa tete. Marcelle leva les yeux et rencontra ceux de Lemor, qui, palpitant et penche vers elle, etait pret a sauter du haut du toit pour abreger la distance. Mais le meunier toussa de toute sa force, et d'un autre geste, indiquant aux deux amants Rose qui s'approchait avec la meuniere et le petit Edouard: --Oui, Madame, dit-il en elevant la voix, un moulin comme ca rapporte peu; mais si je pouvais tant seulement y etablir une grande meule que j'ai dans la tete, il me rapporterait bien... huit cents bons francs par an!... XXIII. CADOCHE. Le regard des deux amants avait ete brulant et rapide. Un calme souverain succeda a cette commotion. Ils s'aimaient, ils etaient surs l'un de l'autre. Ils s'etaient tout dit, tout explique, tout persuade mutuellement dans le choc electrique de ce regard. Lemor se jeta au fond du grenier, et Marcelle, maitresse d'elle-meme parce qu'elle se sentait heureuse, accueillit Rose sans trouble et sans regret. Elle se laissa emmener dans le delicieux taillis voisin, et apres une heure de promenade elle remonta a cheval avec sa compagne, et reprit le chemin de Blanchemont, apres avoir dit tout bas au meunier: --Cachez-le bien, je reviendrai. --Non, non, pas trop tot, avait repondu Grand-Louis. J'arrangerai une entrevue sans dangers; mais laissez-moi prendre mes mesures. Je vous reconduirai votre fils ce soir, et je vous parlerai encore si je peux. Quand Marcelle fut partie, Lemor sortit de sa cachette, ou la joie et l'emotion, plus que l'odeur enivrante du foin, commencaient a lui donner des vertiges. --Ami, dit-il gaiement au meunier, je suis votre garcon de moulin, et je ne pretends pas etre a votre charge sans travailler pour vous. Donnez-moi de l'ouvrage, et vous verrez que le Parisien a d'assez bons bras, malgre son peu d'apparence. --Oui, repondit Grand-Louis, quand le coeur est content, les bras sont assez souples. Vos affaires vont mieux que les miennes, mon garcon, et quand nous causerons ce soir, ce sera a votre tour de me donner du courage. Mais, a cette heure, vous l'avez dit, il faut s'occuper. Je ne puis pas passer mon temps a parler d'amour, et vous pourriez devenir fou de contentement si vous restiez oisif. Le travail est salutaire a tous, il entretient la joie et distrait de la peine; ce qui veut peut-etre dire qu'il est fait pour tous dans les idees du bon Dieu. Allons, vous allez m'aider a lever ma pelle et a mettre la _Grand'Louise_ en danse. Sa chanson a la vertu de me remettre l'esprit quand je me detraque. --Ah! mon Dieu! cet enfant va me reconnaitre! dit Lemor en apercevant Edouard qui s'etait echappe des bras de la meuniere, et qui montait avec les pieds et les mains l'escalier rapide du moulin. --Il vous a deja vu, repondit le meunier; ne vous cachez pas et ne faites semblant de rien. Il n'est pas sur qu'il vous reconnaisse, affuble comme vous voila. En effet, Edouard s'arreta incertain et interdit. Depuis un mois que Marcelle avait brusquement quitte Montmorency pour se rendre aupres de son mari expirant, son fils n'avait pas revu Lemor, et un mois est un siecle dans la memoire d'un si jeune enfant. Celui-la etait pourtant exceptionnel par le developpement precoce de ses facultes; mais Lemor sans barbe, le visage barbouille de farine, et affuble d'une blouse de paysan, etait assez peu reconnaissable. Edouard resta comme petrifie devant lui pendant une minute; mais ayant rencontre le regard severe et indifferent de l'ami qui d'ordinaire courait a lui les bras ouverts, il baissa les yeux avec une sorte d'embarras et meme de peur, sentiment qui, chez les enfants, est presque toujours mele a l'etonnement; puis il s'approcha du meunier et lui dit de l'air serieux et meditatif qu'il avait souvent: --Qu'est-ce que c'est donc que cet homme-la? --Ca? c'est mon garcon de moulin, c'est Antoine. --Tu en as donc deux? --Bon! j'en ai par douzaines, des garcons! Celui-la, c'est _Alochon_ n deg. 2. --Et Jeannie est Alochon 3? --Comme vous dites, mon general! --Est-il mechant, ton Antoine? --Non, non! Mais il est un peu bete, un peu sourd, et ne joue pas avec les enfants. --En ce cas, je m'en vais jouer avec Jeannie, dit Edouard en s'eloignant avec insouciance. A quatre ans, on ne sait ce que c'est que d'etre trompe, et la parole de ceux qu'on aime est plus puissante sur l'esprit que le temoignage des sens. On apporta a la meule le ble que le meunier devait rendre le soir meme en farine. C'etait celui de M. Bricolin, contenu dans deux sacs marques chacun de deux enormes initiales. --Voyez, dit le Grand-Louis en riant cette fois avec un peu d'amertume, Bricolin de Blanchemont, comme qui dirait Bricolin, demeurant a Blanchemont. Mais quand il aura achete la terre il faudra qu'il mette un autre petit _b_ entre les deux grands. Ca voudra dire: Bricolin, baron de Blanchemont. --Comment, dit Lemor occupe d'une autre pensee, c'est la le ble de Blanchemont? --Oui, repondit le meunier qui le devinait avant qu'il eut parle, c'est le ble qui fera la farine... dont on fera le pain... que mangeront madame Marcelle et mademoiselle Rose. On dit que Rose est trop riche pour epouser un homme comme moi: c'est pourtant moi qui lui fournis le pain qu'elle mange! --Ainsi, nous travaillons pour _elles!_ reprit Lemor. --Oui, oui, garcon. Attention au commandement! Il ne s'agit pas de mal fonctionner. Diable! je travaillerais pour le roi que je n'y mettrais pas tant de coeur. Cette circonstance toute vulgaire dans les habitudes du moulin prit une couleur romanesque et quasi poetique dans le cerveau du jeune Parisien, et il se mit a aider le meunier avec tant de zele et d'attention, qu'au bout de deux heures il etait parfaitement au courant du metier. Il ne lui fut pas difficile de s'habituer au mecanisme elementaire et presque barbare de l'etablissement. Il comprenait les ameliorations qu'avec un peu d'argent comptant (le fruit defendu au paysan) on eut pu apporter a la machine rustique. Il eut bientot appris en patois les noms techniques de chaque piece et de chaque fonction. Jeannie le voyant si actif et si bien traite par son maitre, eut un peu d'inquietude et de jalousie. Mais quand Grand-Louis eut pris soin de lui expliquer que le Parisien n'etait la qu'en passant, et que sa place a lui, Jeannie, ne menacait pas d'etre envahie, il se rassura et se decida meme, en bon Berrichon qu'il etait, a ceder une partie de son travail pendant quelques jours a un compagnon officieux. Il en profita pour reporter a Blanchemont Edouard qui commencait a s'ennuyer et a s'effrayer d'etre si longtemps separe de sa mere. La meuniere ne reussissait plus a l'amuser, et la petite Fanchon etant venue le retrouver, Jeannie ne fut pas fache d'accompagner sa jeune camarade jusqu'au chateau. La tache terminee, Lemor, le front baigne de sueur et le visage anime, se sentit plus souple de corps et plus fort de volonte qu'il ne l'avait ete depuis longtemps. Les longues reveries qui devoraient sa jeunesse firent place a cette sorte de bien-etre physique et moral que la Providence a attache a l'accomplissement du travail de l'homme quand le but en est bien senti et la fatigue mesuree a ses forces. Ami, s'ecria-t-il, le travail est beau et saint par lui-meme; vous aviez raison de le dire en commencant! Dieu l'impose et le benit. Il m'a semble doux de travailler pour nourrir ma maitresse; oh! qu'il serait plus doux encore de travailler en meme temps pour alimenter la vie d'une famille d'egaux et de freres! Quand chacun travaillera pour tous et tous pour chacun, que la fatigue sera legere, que la vie sera belle! --Oui, ma profession serait, dans ce cas-la, une des plus gentilles! dit le meunier avec un sourire de vive intelligence. Le ble est la plus noble des plantes, le pain le plus pur des aliments. Mes fonctions meriteraient bien quelque estime, et, les jours de fete, ou pourrait mettre une couronne d'epis et des bleuets a la pauvre _Grand'Louise_, a laquelle personne ne fait attention maintenant; mais que voulez-vous? _au jour d'aujourd'hui_, comme dit M. Bricolin, je ne suis qu'un mercenaire employe par lui, et il se dit en pensant a moi: "Un homme _comme ca_ songerait a ma fille! Un malheureux qui broie le grain, quand c'est moi qui seme le ble et possede la terre!" Voyez pourtant la belle difference! Mes mains sont plus propres que les siennes qui remuent le fumier; voila tout. Ah ca! mon garcon, l'ouvrage est fait; depechons la soupe. Je parie que vous la trouverez meilleure que ce matin, quand meme elle serait dix fois plus salee, et puis je m'en irai a Blanchemont porter ces deux sacs? --Sans moi? --Tiens! sans doute. Vous avez donc envie de vous faire voir a la ferme? --Personne ne m'y connait. --C'est vrai. Mais qu'y ferez-vous? --Rien; je vous aiderai a decharger les sacs. --Et a quoi ca vous avancera-t-il? --A voir peut-etre passer _quelqu'un_ dans la cour. --Et si _quelqu'un_ n'y passe pas? --Je verrai la maison qu'elle habite. J'entendrai peut-etre prononcer son nom. --M'est avis que c'est un plaisir que nous nous donnons bien sans aller si loin. --C'est a deux pas d'ici! --Vous avez reponse a tout. Vous ne ferez pas d'imprudence? --Vous croyez donc que je ne l'aime pas? Est-ce que vous en feriez a ma place, vous? --Peut-etre! si l'on m'aimait! Voyons! vous ne la regarderez pas comme vous faisiez du haut de la lucarne? Savez-vous que j'ai cru que vous mettriez le feu a mon foin avec vos yeux enflammes? --Je ne la regarderai pas du tout. --Et vous ne lui parlerez mie? --Quel pretexte aurais-je pour lui parler? --Vous n'en chercherez pas? --Je n'entrerai pas meme dans la cour si vous me le defendez. Je regarderai les murailles de loin. --Ce serait le plus sage. Je vous permets de flairer, de la porte, le vent qui passe sur le chateau; voila tout. Les deux amis se mirent en route a la tombee du jour; Sophie, chargee des deux sacs, marchait magistralement devant eux. Grand-Louis, qui avait le coeur triste, parlait peu et n'exprimait ses idees noires que par de grands coups de fouet allonges a droite et a gauche sur les buissons charges de mures sauvages et de pales chevrefeuilles plus parfumes que ceux qu'on cultive dans nos jardins. Ils avaient depasse un groupe de chaumieres qu'on appelle le _Cortioux_, lorsque Lemor, qui cotoyait le fosse du chemin, s'arreta, surpris de voir un homme etendu tout de son long sous la haie, la tete appuyee sur une besace tres-rebondie. --Oh! oh! dit le meunier sans s'etonner, vous avez failli marcher sur _mon oncle_! La voix sonore de Grand-Louis reveilla en sursaut le dormeur. Il se souleva brusquement, saisit a deux mains son grand baton etendu a son flanc, et articula un jurement energique. --Ne vous fachez pas, mon oncle! dit le meunier en riant. Ce sont des amis qui passent, avec votre permission; car quoique les chemins soient a vous, comme vous le dites, vous ne defendez a personne de s'en servir, n'est-ce pas? --Oui-da! repondit, en se levant tout a fait, cet homme d'une taille gigantesque et d'un aspect repoussant; je suis le meilleur des proprietaires, tu le sais, _mon petit_? Mais c'est abuser un peu de ma bonte que de me marcher sur la figure. Quel est-il donc ce mauvais chretien, qui ne voit pas un honnete homme etendu sur son lit? Je ne le connais pas, moi qui connais tout le monde ici, et ailleurs! Et en parlant ainsi, le mendiant toisait d'un air dedaigneux Lemor, qui le considerait de son cote avec repugnance. C'etait un vieillard osseux, couvert de haillons immondes, et dont la barbe dure, melee de noir et de blanc, ressemblait a l'armure d'un herisson. Son chapeau, a forme haute, tombant en lambeaux, etait surmonte, comme d'un trophee derisoire, d'un noeud de rubans blancs et d'un bouquet de fleurs artificielles hideusement fane. --Rassurez-vous, mon oncle, dit le meunier, celui-la est un bon chretien, allez! --Et a quoi le reconnait-on? reprit l'oncle Cadoche en otant son chapeau qu'il tendit a Henri. --Allons, dit le meunier a Lemor, vous ne comprenez pas? mon oncle vous demande un sou. Lemor jeta son obole dans le chapeau de l'oncle, qui la prit aussitot et la tourna dans ses longs doigts avec une sorte de volupte. --C'est un gros sou! dit-il avec un ignoble sourire. Dix decimes revolutionnaires peut-etre! Non! Dieu soit beni! c'est un Louis XV, c'est mon roi! un roi dont j'ai vu le regne! ca me portera bonheur, et a toi aussi, mon neveu, ajouta-t-il en appuyant sa grande main crochue sur l'epaule de Lemor. Tu peux dire a present que tu es de ma famille, et que je te reconnaitrai quand meme tu serais deguise des pieds a la tete. --Allons, allons, bonsoir, mon oncle, dit Grand-Louis en joignant son aumone a celle de Lemor. Sommes-nous amis? --Toujours! repondit le mendiant d'une voix solennelle. Toi, tu as toujours ete un bon parent, le meilleur de toute ma famille. Aussi, c'est a toi, Grand-Louis, que je veux laisser tout mon bien. Il y a longtemps que je te l'ai dit, et lu verras si je tiens parole! --Tiens! parbleu, j'y compte bien! reprit le meunier avec gaiete. Le bouquet en sera-t-il aussi? --Le chapeau, oui! Mais le bouquet et le ruban seront pour ma derniere maitresse. --Diable! je tenais pourtant au bouquet! --Je le crois bien! dit le mendiant qui s'etait mis a marcher derriere les deux jeunes gens et qui les suivait d'un pas assez alerte encore malgre son grand age. Le bouquet est ce qu'il y a de plus precieux dans la succession. C'est beni, vois-tu! c'est de la chapelle de Sainte-Solange. --Comment un homme aussi devot que vous vous en donnez l'air peut-il parler de ses maitresses? dit Henri, a qui ce personnage ridicule n'inspirait qu'un profond degout. --Tais-toi, mon neveu, repondit l'oncle Cadoche en le regardant de travers; tu parles comme un sot. --Excusez-le, c'est un enfant, dit le meunier qui s'amusait du _grand oncle_ par habitude. Ca n'a pas encore de barbe au menton et ca se mele de raisonner! Mais ou donc ou allez-vous si tard, mon oncle? Comptez-vous coucher chez vous cette nuit? C'est bien loin d'ici! --Oh non! je m'en vas de ce pas a Blanchemont pour la fete de demain. --Ah! c'est vrai, c'est un bon jour pour vous! Vous _y cueillez_ au moins quarante gros sous. --Non; mais toujours de quoi faire dire une messe au bon saint de la paroisse. --Vous les aimez donc toujours, les messes? --La messe et l'eau-de-vie, mon neveu, et un peu de tabac avec, c'est le salut de l'ame et du corps. --Je ne dis pas non, mais l'eau-de-vie ne rechauffe pas assez pour qu'on dorme comme cela dans les fosses a votre age, mon oncle. --On dort ou l'on se trouve, mon neveu. On est fatigue, on s'arrete; on fait un somme sur une pierre ou sur sa besace, quand elle n'est pas trop plate. --M'est avis que la votre est assez ronde, ce soir. --Oui; tu devrais, mon neveu, me la laisser mettre sur ton cheval, elle me fatigue un peu. --Non! Sophie est assez chargee. Mais donnez-la-moi, je vous la porterai jusqu'a Blanchemont! --C'est juste! Tu es jeune, tu dois servir ton oncle. Tiens, la voila. Ta blouse est-elle propre? ajouta-t-il d'un air degoute. --Oh! c'est de la farine! dit le meunier en prenant le sac du mendiant; ca ne fait pas la guerre au pain. Mille tonnerres! il y en a la dedans, des vieilles croutes! --Des croutes? je n'en recois pas. Je voudrais bien que quelqu'un s'avisat de m'en offrir, je saurais bien les lui jeter au nez, comme j'ai fait une fois a la Bricolin. --C'est donc depuis ce jour-la qu'elle a peur de vous? --Oui! elle dit que je pourrais bien mettre le feu a ses granges, dit le mendiant d'un air sinistre. Puis il ajouta d'un ton patelin: Pauvre chere femme du bon Dieu! comme si j'etais mechant! A qui ai-je fait du mal, moi? --A personne, que je sache, repondit le meunier. Si vous en aviez fait, vous ne seriez pas ou vous etes. --Jamais, jamais, je n'ai fait tort a personne, reprit l'oncle Cadoche, en elevant la main vers le ciel, puisque jamais je n'ai ete repris de justice pour quoi que ce soit. Ai-je fait un seul jour de prison dans ma vie? J'ai toujours servi le bon Dieu, et le bon Dieu m'a toujours protege depuis quarante ans que je cherche ma pauvre vie. --Quel age avez-vous donc au juste, mon oncle? --Je ne sais pas, mon enfant, car mon acte de bapteme a ete egare dans les temps comme tant d'autres, mais je dois avoir quatre-vingts ans passes. J'ai environ dix ans de plus que le pere Bricolin, qui parait cependant plus vieux que moi. --C'est la verite, vous etes joliment conserve, et lui...mais il est vrai qu'il a eu des accidents qui n'arrivent pas a tout le monde. --Oui, dit le mendiant avec un profond soupir de componction. Il a eu du malheur!... --C'est une histoire de votre temps, cela? N'etes-vous pas de ce pays-la? --Oui, je suis ne natif de Ruffec, pres Beaufort, ou l'accident est arrive. --Et vous etiez dans le pays alors? --Oh! je le crois bien, bonne sainte Vierge! Je n'y peux pas penser sans trembler! Avait-on peur dans ce temps-la! --Est-ce que vous avez peur de quelque chose, vous, qui etes toujours tout seul a toute heure par les chemins? --Oh! a present, mon bon fils, que veux-tu que craigne un pauvre homme comme moi qui ne possede que les trois guenilles qui le couvrent? Mais dans ce temps-la j'avais un peu de bien, et les brigands me l'ont fait perdre. --Comment! est-ce que les chauffeurs ont ete chez vous aussi? --Oh! nenni! je n'avais pas assez pour les tenter; mais j'avais une petite maison que je louais a des journaliers. Quand la peur des brigands s'est repandue dans le pays, personne n'a plus voulu l'habiter. Je n'ai pas pu la vendre; je n'avais plus de quoi la faire reparer. Elle me tombait en ruines sur le corps. Il a fallu faire des dettes que je n'ai pu payer. Alors, mon champ, la maison, et une jolie cheneviere que j'avais, ont ete vendus par expropriation forcee. J'ai donc ete force de prendre la besace; j'ai quitte le pays, et depuis ce temps-la je voyage toujours comme les enfants du bon Dieu. --Mais vous ne quittez guere le departement? --Sans doute, j'y suis connu; j'y ai ma clientele et toute ma famille. --Je vous croyais tout seul? --Et tous mes neveux, donc! --C'est vrai, j'oubliais; moi, par exemple, mon camarade que voila, et tous ceux qui ne vous refusent jamais votre sou pour acheter du tabac. Mais, dites donc, mon oncle, ces chauffeurs dont nous parlions, quels gens etaient-ils? --Demande-le au bon Dieu, mon pauvre enfant, lui seul peut le savoir. --On dit qu'il y avait la dedans des gens riches et qui passaient pour huppes? --On dit qu'il y en a qui vivent encore, qui sont gros et gras, qui ont de bonnes terres, de bonnes maisons, qui font figure dans le pays et qui ne donneraient pas seulement deux liards a un pauvre. Ah! si c'etaient des gens comme moi en les aurait tous pendus! --C'est vrai, ca, pere Cadoche! --J'ai encore eu du bonheur de n'etre pas accuse; car on soupconnait tout le monde dans ce temps-la, et la justice ne courait sus qu'aux pauvres. On en a mis en prison qui etaient blancs comme neige, et quand on a eu la main sur les vrais coupables, il est venu des ordres d'en haut pour les relacher. --Et pourquoi ca? --Parce qu'ils etaient riches, sans doute. Quand donc as-tu vu, mon neveu, qu'on ne faisait pas grace aux riches? --C'est encore la verite. Allons, mon oncle, nous voila tout a l'heure a Blanchemont. Ou voulez-vous que je porte votre sac a pain? --Rends-le-moi, mon neveu. Je vais aller coucher dans l'etable a M. le cure: c'est un saint homme qui ne me renvoie jamais. C'est comme toi, Grand-Louis, tu ne m'as jamais fait mauvaise mine. Aussi, tu en seras recompense; tu seras mon heritier, je te l'ai toujours promis. Excepte le bouquet que je veux donner a la petite Borgnotte, tu auras tout, ma maison, mes habits, ma besace et mon cochon. --C'est bon, c'est bon, dit le meunier; je vois bien que je serai trop riche a la fin, et que toutes les filles voudront m'epouser. --J'admire votre coeur, Grand-Louis, dit Lemor lorsque le mendiant eut disparu derriere les haies des enclos, qu'il coupait en droite ligne sans s'inquieter des clotures et sans chercher les sentiers. Vous traitez ce mendiant comme s'il etait veritablement votre oncle. --Pourquoi pas, puisque c'est son plaisir de faire le grand parent et de promettre son heritage a tout le monde! Bel heritage, ma foi! Sa hutte de terre ou il couche avec son cochon, ni plus ni moins que saint Antoine, et sa defroque qui fait mal au coeur! Si je n'ai que cela pour etre agree de M. Bricolin, mes affaires sont en bon train! --Malgre le degout que sa personne inspire, vous avez pourtant pris sa besace sur vos epaules pour le soulager. Louis, vous avez l'ame vraiment evangelique. --Belle merveille! Faut-il refuser un si petit service a un pauvre diable qui mendie encore son pain a quatre-vingts ans? C'est un brave homme, apres tout. Tout le monde s'interesse a lui parce qu'il est honnete, quoique un peu trop cagot et libertin. --C'est ce qu'il me semble. --Bah! quelles vertus voulez-vous que ces gens-la puissent avoir? C'est beaucoup quand ils n'ont que des vices et qu'ils ne commettent pas de crimes. Est-ce qu'il ne raisonne pas avec bon sens, malgre tout? --A la fin, j'en ai ete frappe. Mais pourquoi se croit-il l'oncle de tout le monde? Est-ce un grain de folie? --Oh! non, c'est un genre qu'il se donne. Beaucoup de gens de son metier affectent quelque manie pour se rendre plaisants, attirer l'attention et amuser les gens qui ne feraient l'aumone ni par charite ni par prudence. C'est malheureusement l'usage chez nous que les pauvres fassent l'office de bouffons aux portes des riches...Mais nous voici a la ferme de Blanchemont, mon camarade. Tenez, n'entrez pas, croyez-moi. Vous pouvez etre maitre de vous, je n'en doute pas. Mais _elle_, qui n'est pas prevenue, pourrait faire un cri, dire un mot...Laissez-moi au moins la prevenir. --Mais tout le monde est encore debout dans le hameau; la presence d'un inconnu ne sera-t-elle pas remarquee si je reste ici a vous attendre? --Aussi, vous allez me faire l'amitie d'entrer dans la garenne; a cette heure ci, personne ne s'y promene. Asseyez-vous bien raisonnablement dans un coin. En repassant, je sifflerai comme si j'appelais un chien, sauf votre respect, et vous viendrez me rejoindre. Lemor se resigna, esperant que l'ingenieux meunier trouverait un moyen d'amener Marcelle de ce cote. Il suivit donc lentement le sentier couvert qui traversait la garenne, s'arretant a chaque instant pour preter l'oreille, retenant sa respiration et revenant sur ses pas, pour etre plus a portee d'une bienheureuse rencontre. Il ne fut pas longtemps sans entendre des pas legers qui semblaient effleurer le gazon, et un frolement dans le feuillage le convainquit qu'une personne approchait. Il entra dans le fourre pour s'assurer qu'il ne se trompait pas, et vit venir vers lui une forme vague qui etait celle d'une femme assez petite. On croit aisement a ce qu'on desire, et Henri, ne doutant pas que ce ne fut Marcelle, envoyee par le meunier, se montra et marcha a la rencontre du fantome. Mais il s'arreta en entendant une voix inconnue qui appelait avec precaution: _Paul! Paul! Es-tu la, Paul_? Henri voyant qu'il s'etait mepris et pensant qu'il tombait dans un rendez-vous destine a un autre, voulut s'eloigner. Mais il fit du bruit en marchant sur des branches seches, et la folle qui l'apercut, au milieu de son reve d'amour, s'elanca sur ses traces avec la rapidite d'une fleche, en criant d'une voix lamentable: Paul! Paul! me voila! Paul! c'est moi!... ne t'en va pas! Paul! Paul! tu t'en vas toujours! XXIV. LA FOLLE. Lemor ne s'inquieta pas d'abord beaucoup de l'aventure. Il pensait qu'a la faveur de la nuit il lui serait facile d'eviter cette femme qu'il n'avait pas distinguee assez pour soupconner son etat de demence. Il se flattait naturellement de courir beaucoup mieux qu'elle. Mais il vit bientot qu'il se trompait, et que ce n'etait pas trop de toute l'agilite dont il etait capable pour se maintenir a quelque distance. Force de traverser toute la garenne, il se trouva bientot dans l'avenue du fond, que la Bricoline avait l'habitude de parcourir pendant des heures entieres, et dont l'herbe avait ete rasee par ses pieds en certains endroits. Le fugitif, que les racines a fleur de terre et les asperites du sentier avaient un peu gene jusque-la, deploya toutes ses forces dans l'avenue pour gagner du terrain. Mais la folle, lorsqu'elle etait sous l'influence d'une pensee ardente, devenait legere comme une feuille seche emportee par l'orage. Elle le suivit donc si rapidement que Lemor, confondu de surprise, et tenant beaucoup a n'etre pas vu d'assez pres pour etre reconnu plus tard, s'enfonca de nouveau dans le taillis et s'efforca de se perdre dans l'ombre. Mais la folle connaissait tous les arbres, tous les buissons, et, pour ainsi dire, toutes les branches de la garenne. Depuis douze ans qu'elle y passait sa vie, il n'etait pas un recoin ou son corps n'eut pris machinalement l'habitude de penetrer, bien que l'etat de son esprit l'empechat de se livrer a aucune observation raisonnee. En outre, l'exaltation de son delire la rendait completement insensible a la douleur physique. Elle eut laisse aux ronces du taillis les lambeaux de sa chair sans s'en apercevoir, et cette disposition, pour ainsi dire cataleptique, lui donnait un avantage non equivoque sur celui qu'elle voulait atteindre. Elle etait d'ailleurs si menue, son corps attenue occupait si peu de volume, qu'elle se glissait comme un lezard entre des tiges serrees, ou Lemor etait oblige de se frayer un passage avec effort, et que plus souvent encore il lui fallait tourner. Se voyant plus embarrasse qu'auparavant, il regagna l'avenue, toujours serre de pres, et se decida a franchir le fosse sans en apprecier la largeur, a cause des buissons touffus qui le couvraient. Il prit son elan et alla tomber sur ses genoux dans les epines. Mais il avait a peine eu le temps de se relever, que le fantome, traversant cet obstacle sans sauter par-dessus, et sans s'occuper des pierres ni des orties, se trouva a ses cotes cramponne a ses vetements. En se voyant saisi par cet etre vraiment effroyable, Lemor, dont l'imagination etait vive comme celle d'un artiste et d'un poete, se crut sous la puissance d'un reve, et, se debattant comme s'il eut ete aux prises avec le cauchemar, il parvint a se degager de la folle qui poussait des cris inarticules, et a reprendre sa course a travers champs. [Illustration 1: En se voyant saisi par cet etre...] Mais elle s'elanca sur ses traces, aussi agile dans les sillons herisses d'une paille fraichement moissonnee, raide et blessante, qu'elle l'avait ete dans le fourre du parc. Au bout du champ, Lemor franchit une nouvelle cloture et se trouva dans un chemin couvert qui descendait rapidement. Il n'y avait pas fait dix pas qu'il entendit derriere lui le spectre criant toujours d'une voix etouffee: _Paul! Paul! pourquoi t'en vas-tu_? Cette course avait quelque chose de fantastique qui s'emparait de plus en plus de l'imagination de Lemor. Il avait pu, en se degageant de l'etreinte de la folle, distinguer vaguement par la nuit claire et constellee, cette apparition bizarre, cette face cadavereuse, ces bras etiques couverts de blessures, ces longs cheveux noirs flottants sur des haillons ensanglantes. Il ne lui etait pas venu a l'esprit que cette malheureuse creature fut alienee. Il se croyait poursuivi par une amante jalouse, folle pour le moment puisqu'elle s'obstinait a le prendre pour un autre. Il hesita s'il ne s'arreterait pas pour lui parler et la detromper; mais comment alors expliquer sa presence dans la garenne? Lui, inconnu, et se glissant dans l'ombre comme un voleur, n'eveillerait-il pas, des le debut, d'etranges soupcons a la ferme, et ne devait-il pas eviter, par-dessus tout, de marquer son apparition dans le pays par une aventure scandaleuse ou ridicule? Il se decida donc a courir encore, et cet exercice etrange dura pres d'une demi-heure sans interruption. Le cerveau de Lemor s'echauffait malgre lui, et, par instants, il se sentait devenir fou lui-meme, en voyant l'obstination inconcevable et la rapidite surnaturelle du fantome acharne a sa poursuite. Cela pouvait se comparer a ce qu'on raconte des willies et des fees malfaisantes de la nuit. Enfin Lemor trouva la Vauvre au fond du vallon, et, quoique baigne de sueur, il allait s'y jeter a la nage, comptant que cet obstacle mis entre lui et le spectre le delivrerait enfin, lorsqu'il entendit derriere lui un cri horrible, dechirant, et qui fit passer un froid subit dans tout son etre. Il se retourna et ne vit plus rien. La folle avait disparu. [Illustration: Les _cornemuseux_ arrivent en jouant.] La premier mouvement de Henri fut de profiter de ce qui pouvait n'etre qu'un moment de repit pour s'eloigner davantage et faire perdre entierement ses traces. Mais ce cri affreux lui laissait une impression trop penible. Etait-ce bien cette femme qui l'avait fait entendre? Le son n'avait presque rien d'humain, et cependant quelle douleur, quel desespoir atroce il semblait exprimer! Se serait-elle grievement blessee en tombant? pensa Lemor; ou bien, en me perdant de vue derriere ces saules, a-t-elle cru que je m'etais noye? Est-ce un cri d'agonie ou de terreur? Ou bien est-ce la rage de n'avoir pu me suivre jusque dans l'eau, ou elle peut presumer que je me suis jete? Mais si elle-meme etait tombee dans quelque fosse, dans un precipice que je n'aurai pas vu en courant? Si cette malencontreuse rencontre coutait la vie a une infortunee? Non, quoi qu'il puisse en resulter, il est impossible que je l'abandonne aux horreurs de l'agonie. Lemor retourna sur ses pas et chercha l'inconnue sans la trouver. Le chemin rapide qu'il avait parcouru cotoyait l'extremite de la garenne; il y avait la de hauts buissons de cloture et point de fosse; aucune mare, aucun puisard ou elle eut pu se noyer. Le chemin sablonneux ne portait point, autant que Lemor put le distinguer, les traces de la chute d'un corps. Il cherchait toujours, se perdant en conjectures, lorsqu'il entendit siffler a plusieurs reprises, comme pour appeler un chien. D'abord il y fit peu d'attention, tant il etait emu et preoccupe de son aventure. Mais, enfin il se souvint que c'etait le signal convenu avec le meunier, et, desesperant de retrouver sa _poursuiveuse_, il repondit par un autre sifflement a l'appel du Grand-Louis. --Vous avez le diable au corps, lui dit ce dernier a voix basse quand ils se furent rejoints dans la garenne, d'aller vous promener si loin, quand je vous avais recommande de ne pas bouger! Voila un quart d'heure que je vous cherche dans ce bois, n'osant vous appeler trop fort et perdant patience.... Mais comme vous voila fait! tout haletant et tout dechire! Le diable m'emporte, ma blouse a passe un mauvais quart d'heure sur vos epaules, a ce que je vois. Mais parlez donc, vous avez l'air d'un lapin _battu de l'oiseau_, ou plutot d'un homme poursuivi par le follet. --Vous l'avez dit, mon ami. Ou ce que Jeannie raconte des lutins nocturnes de la Vallee-Noire a un fond de realite inexplicable, ou j'ai eu une hallucination. Mais il y a une heure, je crois (peut-etre un siecle, je n'en sais rien!), que je me debats contre le diable. --Si vous ne buviez pas obstinement de l'eau claire a tous vos repas, repondit le meunier, je penserais que vous vous etes mis justement dans la disposition ou il faut etre pour rencontrer la _Grand'Bete, la levrette blanche_, ou _Georgeon, le meneur des loups_. Mais vous etes un homme trop savant et trop raisonnable pour croire a ces histoires-la. Il faut donc qu'il vous soit arrive quelque chose. Un chien enrage, peut-etre? --Pire que cela, dit Lemor en reprenant ses esprits peu a peu; une femme enragee, mon ami! une sorciere qui courait plus vite que moi et qui a disparu, je ne sais comment, au moment ou j'allais me jeter a l'eau pour m'en debarrasser. --Une femme? oh! oh! et que disait-elle? --Elle me prenait pour un certain Paul qui lui tient fort au coeur, a ce qu'il parait. --Je m'en doutais, c'est cela! c'est la folle du chateau. Faut-il que je sois etourdi de ne pas avoir prevu que vous pouviez la rencontrer ici? Vrai, cela m'etait sorti de la tete! Nous sommes si accoutumes a la voir trotter le soir comme une vieille belette, que nous n'y faisons plus d'attention. Et pourtant, c'est un malheur a fendre le coeur quand on y songe! Mais comment diable s'est-elle mise apres vous? Elle a coutume de s'enfuir quand elle voit venir de son cote. Il faut que son mal ait empire depuis peu; la dose etait, pourtant assez bonne comme cela, pauvre fille! --Quelle est donc cette infortunee creature? --On vous contera cela plus tard. Doublons le pas, s'il vous plait! vous avez l'air _vanne_ de fatigue. --Je crois que je me suis brise les genoux en tombant. --Pourtant, il y a la au bout du sentier _quelqu'un_ qui s'impatiente a vous attendre, dit le meunier en baissant la voix encore plus. --Oh! s'ecria Lemor, je me sens plus leger que le vent de la nuit! Et il se mit a courir. --Doucement! dit le meunier en le retenant. Ne courez que sur l'herbe. Pas de bruit! Elle est la sous ce grand arbre. Ne quittez pas l'endroit. Je vas faire la ronde tout autour en cas de surprise. --Y a-t-il donc quelque danger pour elle a venir ici? dit Lemor effraye. --Si je le pensais, je l'aurais bien empechee d'y venir! Ils sont tous occupes, au chateau neuf de la fete de demain. Mais quand je ne servirais qu'a ecarter la folle, s'il lui prend fantaisie de revenir vous tourmenter! Henri, tout a son bonheur, oublia tout le reste, et alla se precipiter aux pieds de Marcelle, qui l'attendait sous un massif de chenes, dans l'endroit le moins frequente du bois. Aucune explication ne trouva place dans leur premiere expansion. Chastes et retenus, comme ils l'avaient toujours ete, ils eprouvaient pourtant une ivresse qu'aucune parole humaine n'eut pu exprimer a leur gre. Ils etaient comme stupefaits de se revoir si tot, apres avoir cru presque a une eternelle separation, et cependant ils ne cherchaient pas a se faire comprendre l'un a l'autre tout ce qui s'etait passe en eux pour les amener a retracter si vite tous leurs projets de courage et de sacrifice. Ils devinaient bien mutuellement quelles souffrances inacceptables et quel entrainement irresistible les avaient forces a courir l'un vers l'autre, au moment ou ils venaient de jurer de se fuir. --Insense! qui voulais me quitter pour toujours! disait Marcelle en abandonnant sa belle main a Lemor. --Cruelle! qui voulais me bannir pour un an! repondit Henri en couvrant cette main de ses levres embrasees. Et Marcelle comprenait bien que sa resolution d'un an de courage avait ete plus sincere a ses propres yeux que l'exil eternel auquel Lemor avait essaye de se condamner. --Aussi quand ils purent se parler, effort dont ils ne furent capables qu'apres s'etre longtemps regardes dans le silence du ravissement, Marcelle revint-elle la premiere a ce dessein vraiment louable. Lemor, dit-elle, ceci n'est qu'un rayon de soleil entre deux nuages. Il faut obeir a la loi du devoir. Quand meme nous ne rencontrerions ici aucun obstacle a la securite de nos relations, il y aurait quelque chose de profondement irreligieux a nous reunir si vite, et nous devons nous revoir a cette heure pour la derniere fois jusqu'a l'expiration de mon deuil. Dites-moi que vous m'aimez et que je serai votre femme, et j'aurai toute la force necessaire pour vous attendre. --Ne me parlez pas de separation maintenant! dit Lemor avec impetuosite. Oh! laissez-moi savourer cet instant qui est le plus beau de ma vie. Laissez-moi oublier ce qui etait hier, et ce qui sera demain. Voyez comme cette nuit est douce, comme ce ciel est beau! Comme ce lieu-ci est tranquille et embaume! Vous etes la! c'est bien vous, Marcelle, ce n'est pas votre ombre! Nous sommes la tous les deux! Nous nous sommes retrouves par hasard et involontairement! Dieu l'a voulu et nous avons ete si heureux d'obeir, _tous les deux_! vous aussi, Marcelle! autant que moi? Est-ce possible! non, je ne reve pas, car vous etes ici, pres de moi! avec moi! seuls! heureux! nous nous aimons tant! nous n'avons pas pu nous quitter, nous ne le pouvons pas, nous ne le pourrons jamais! --Et pourtant, ami.... --Je sais! je sais ce que vous voulez dire. Demain, un autre jour, vous m'ecrirez, vous me ferez dire votre volonte. J'obeirai, vous le savez bien! Pourquoi m'en parlez-vous ce soir? pourquoi gater ce moment qui n'a pas eu son pareil dans toute ma vie? Laissez-moi me persuader qu'il ne finira jamais. Marcelle, je vous vois! Oh! que je vous vois bien, malgre la nuit! que vous etes embellie depuis trois jours... depuis ce matin, ou vous etiez deja si belle! Oh! dites-moi que votre main ne sortira plus jamais de la mienne! je la tiens si bien! --Ah! vous avez raison, Lemor! Soyons heureux de nous retrouver, et ne pensons pas maintenant qu'il faudra se quitter... demain... un autre jour. --Oui, un autre jour, un autre jour! s'ecria Henri. --Faites-moi donc le plaisir du parler plus bas, dit le meunier en se rapprochant. J'entends malgre moi tout ce que vous dites, monsieur Henri! Les deux amants resterent pendant pres d'une heure plonges dans une pure extase, faisant les plus doux reves d'avenir et parlant de leur bonheur, comme s'il devait, non pas s'interrompre, mais commencer le lendemain. La brise secouait sur eux les parfums de la nuit, et les etoiles sereines passaient sur leurs tetes sans qu'ils voulussent s'apercevoir de la marche inevitable du temps, qui ne s'arrete que dans le coeur des amants heureux. Mais le meunier, apres avoir donne de loin plus d'un signe d'impatience, vint les interrompre lorsque l'inclinaison des etoiles polaires lui indiqua dix heures au cadran celeste. --Mes amis, dit-il, impossible a moi de vous laisser la, et impossible aussi de vous attendre un instant de plus. Je n'entends plus chanter les bouviers dans la cour de la ferme, et les lumieres s'eteignent aux fenetres du chateau neuf. Il n'y a plus que celle de mademoiselle Rose qui brille; elle attend madame Marcelle pour se coucher. M. Bricolin va venir faire sa ronde ici avec ses chiens, comme il fait toujours la veille des jours de fete. Partons vite. Lemor se recria: il ne faisait, disait-il, que d'arriver. --C'est possible, dit le meunier; mais moi, savez-vous qu'il faut que j'aille a la Chatre ce soir? --Comment! pour mes affaires? dit Marcelle. --S'il vous plait! Je veux voir votre notaire avant qu'il se couche, et je ne me soucie pas d'aller lui parler demain au jour pour que M. Bricolin ait avis que je conspire contre lui. --Mais, Grand-Louis, dit Marcelle, je ne veux pas que, pour moi, vous risquiez... --Assez, assez cause, repondit le meunier. Je veux faire ce qui me plait, moi.... Et tenez! j'entends aboyer les chiens jaunes! Rentrez dans le pre, madame Marcelle, et nous, mon Parisien, prenons par le chemin d'en haut, s'il vous plait. Detalons! Les amants se separerent sans se rien dire: ils craignaient trop de se rappeler qu'ils devaient regarder cette entrevue comme la derniere. Marcelle n'avait pas la force de fixer un jour pour le depart de Henri, et celui-ci, craignant qu'elle ne le fixat, se hata de s'eloigner apres avoir dix fois baise sa main en silence. --Eh bien! qu'avez-vous decide? lui demanda le meunier, lorsqu'ils eurent gagne la lisiere du parc. --Rien, mon ami, dit Lemor. Nous n'avons parle que de notre bonheur.... --Futur; mais le present? --Il n'y a pas de present, pas d'avenir. Tout cela, c'est la meme chose quand on s'aime. --Voila que vous battez la campagne. J'espere pourtant que vous allez vous tenir tranquille et ne pas trop me faire _trimer_ la nuit dans les bois avec des transes mortelles. Allons, mon garcon, vous voila dans votre chemin. Vous saurez bien retourner tout seul a Angibault? --Parfaitement. Mais ne voulez-vous pas que je vous accompagne a la ville ou vous allez? --Non, c'est trop loin. L'un de nous deux serait a pied et retarderait l'autre, a moins de faire a la mode du pays et de monter tous deux sur Sophie; mais la pauvre bete a _trop d'age_, et, d'ailleurs, elle n'a pas encore soupe. Je m'en vas la chercher a un arbre ou je l'ai attachee la-bas apres avoir fait mine de reprendre le chemin du moulin. Savez-vous que ca m'a donne du souci, de laisser comme ca cette pauvre Sophie a la garde de Dieu? Je l'ai bien cachee dans les branches; mais si quelque vagabond, comme il en vient de toutes sortes pour l'Assemblee, s'etait avise de me la denicher! Pendant que vous roucouliez la-bas, Sophie me trottait dans la tete!... --Allons ensemble la chercher! --Non pas, non pas! vous etes toujours pret a retourner du cote du chateau, vous! je le vois bien! Allez-vous-en dire a ma mere de se coucher sans inquietude; je rentrerai peut-etre un peu tard. M. Tailland, le notaire, voudra me garder a souper. C'est un bon vivant, un fin gourmand et un aimable homme. J'aurai comme ca le temps de lui parler des affaires de Blanchemont, et Sophie mangera son picotin chez lui sans demander de consultation. Lemor n'insista pas pour accompagner son ami. Quelque affection et quelque reconnaissance que le bon meunier lui inspirat, il preferait etre seul, apres les emotions de la soiree. Il avait besoin de penser a Marcelle sans preoccupation, et de recommencer, en se le retracant, le doux songe qu'il venait de faire a ses pieds. Il reprit donc le chemin d'Angibault a peu pres comme un somnambule retrouve celui de son lit. J'ignore s'il suivit bien la route, s'il traversa la riviere sur le pont, s'il ne fit pas le double de son etape, s'il ne s'oublia pas maintes fois au bord des fontaines. La nuit etait pleine de volupte, et, depuis le coq qui jetait sa fanfare aux echos des chaumieres jusqu'au grillon qui chuchotait mysterieusement dans les herbes, tout lui semblait repeter, en triomphe comme en secret, le nom cheri de Marcelle. Mais en arrivant au moulin, il se sentit tellement brise de fatigue, qu'aussitot apres avoir averti la bonne meuniere de ne pas attendre son fils, il alla se jeter sur le petit lit que Louis lui avait fait dresser dans sa propre chambre. La Grand'Marie ayant bien recommande a Jeannie de ne pas trop faire attendre son maitre pour se reveiller, quand il faudrait mettre Sophie a l'etable, alla reposer aussi. Mais la tendresse maternelle ne dort que d'un oeil, et l'orage s'etant eleve, la bonne femme s'eveilla en sursaut a tous les roulements de tonnerre qui passaient sur la vallee, croyant entendre son fils frapper a la porte de Jeannie, qui couchait dans le moulin. Quand le jour parut, elle se leva avec precaution et alla lui recommander de ne pas faire trop de bruit, parce que Grand-Louis, etant sans doute rentre tard, devait avoir besoin de dormir un peu plus que de coutume. Elle fut donc fort surprise et presque effrayee lorsque Jeannie lui repondit que son maitre n'etait pas encore rentre. --Pas possible! dit-elle. Il ne decouche jamais quand il ne va qu'a Blanchemont. --Ah! bah! notre maitresse, c'est la veille de la fete. Personne ne dort la-bas. Les cabarets sont ouverts toute la nuit. Les _cornemuseux_ arrivent en jouant leurs plus belles marches. Ca met le coeur en danse. On voudrait deja etre au lendemain; on ne songe pas a se coucher, on a peur de se reveiller trop tard et de perdre un _tant si peu de la divertissance_. Notre maitre se sera amuse, il aura fait nuit blanche. --Le maitre ne passe pas ses nuits au cabaret, repondit la meuniere en secouant la tete, apres avoir ouvert la porte de l'ecurie pour bien voir si Sophie n'etait pas au ratelier. Je croyais, ajouta-t-elle, qu'il serait rentre sans vouloir te reveiller, Jeannie. Ca lui coute; il aime mieux se servir lui-meme que de deranger un enfant comme toi qui dors _a pleins yeux_. Mais lui n'a pas dormi! Il a bien fatigue aussi avant-hier, il a ete loin. Il s'est couche tard l'autre nuit, et celle-ci, pas du tout!... La meuniere alla faire sa toilette du dimanche avec un profond soupir. _Scelerate_ d'amour! pensait-elle, c'est la ce qui le tourmente et le tient sur pied le jour et la nuit. Comment tout ca finira-t-il pour lui? QUATRIEME JOURNEE. XXV. SOPHIE. La bonne meuniere etait plongee dans de tristes pensees, et, suivant l'habitude de quelques vieillards, elle les exprimait tout haut, en allant de son armoire a son dressoir, occupee machinalement de preparer son corsage antique a longues basques et le tablier d'indienne a carreaux qu'elle gardait precieusement depuis sa jeunesse, l'estimant beaucoup parce qu'il avait coute dans ce temps-la quatre fois plus qu'une etoffe plus belle ne coute aujourd'hui. --Ne vous faites pas de chagrin, ma mere, dit le Grand-Louis qui l'ecoutait du seuil de la porte ou il venait d'arriver sans qu'elle l'apercut; tout cela finira comme ca pourra; mais votre fils tachera toujours de vous rendre heureuse. --Eh! mon pauvre enfant, je ne te voyais pas! dit la meuniere un peu honteuse encore a son age d'etre surprise par son fils avec ses longs cheveux gris deroules sur ses epaules; car les paysannes de la Vallee-Noire mettaient, de son temps, une extreme pudeur a ne jamais montrer leur chevelure. Mais la Grand'Marie oublia bientot ce mouvement de pruderie surannee en voyant le desordre et la paleur du meunier. --Jesus, mon Dieu! dit-elle en joignant les mains, comme le voila fatigue! On dirait que tu as recu toute la pluie de cette nuit! Eh! vraiment! tu es encore tout humide. Va donc vite te changer. Comment donc n'as-tu pas trouve une maison pour te mettre a l'abri? Et quelle mauvaise mine tu as ce matin! Ah! mon pauvre enfant, on dirait que tu veux te rendre malade! --Eh non! mere, ne vous tourmentez donc pas comme ca! dit le meunier en s'efforcant de prendre son air de gaiete habituelle. J'ai passe la nuit a l'abri chez des amis... des gens a qui j'avais affaire et qui m'ont fait bien souper. Je ne me suis mouille qu'un peu tantot, parce que je suis revenu a pied. --A pied! et qu'as-tu donc fait de Sophie? --Je l'ai pretee a,... _chose_... de _la-bas_.... --Qui donc, chose de la-bas?... --Vous savez bien? Bah! Je vous dirai ca plus tard. Si vous voulez aller a l'Assemblee, je prendrai la petite noire, et je vous menerai en croupe. --Tu as tort de preter Sophie, mon enfant. C'est une bete qui n'a pas sa pareille et qui meriterait d'etre epargnee. J'aimerais mieux te voir preter les deux autres. --Et moi aussi. Mais que voulez-vous? ca s'est trouve comme ca. Allons, mere, je vais m'habiller, et quand vous voudrez partir, vous m'appellerez. --Non, non, je vois bien que tu n'as pas _goute de dormir_ cette nuit, et je veux que tu ailles faire un somme. Nous avons encore du temps de reste jusqu'a l'heure de la messe. Ah! Grand-Louis, quelle mine, quelle mine! ca ne vaut rien de courir comme ca! --Soyez tranquille, mere, je ne me sens pas malade, et ca ne recommencera pas souvent. Il faut bien s'etourdir un peu quelquefois. Et le meunier, encore plus triste d'affliger sa mere dont l'inquietude et le mecontentement ne s'exprimaient jamais qu'avec une extreme douceur et une sage retenue, alla se jeter sur son lit avec un certain mouvement de colere qui reveilla Lemor. --Vous vous levez deja? lui dit ce dernier en se frottant les yeux. --Non pas, je me couche avec votre agrement, repondit le meunier qui remuait son lit a coups de poing. --Ami! vous avez du chagrin, reprit Lemor, reveille tout a fait par les signes non equivoques de la rage interieure du Grand-Louis. --Du chagrin? oui, Monsieur, j'en conviens, peut-etre plus que ne vaut la chose; mais enfin, ca me fait plus de peine que je ne voudrais, je ne peux pas m'en empecher. Et de grosses larmes roulaient dans les yeux fatigues du meunier. --Mon ami! s'ecria Lemor en sautant a bas de son lit et en s'habillant a la hate, il vous est arrive un malheur cette nuit, je le vois bien! Et moi je dormais la tranquillement! Mon Dieu, que puis-je faire? ou dois-je courir? --Ah! ne courez pas, c'est inutile, dit Grand-Louis en haussant les epaules, comme s'il eut rougi de sa faiblesse, j'ai assez couru cette nuit pour rien, et me voila sur les dents... pour une betise, apres tout! mais que voulez-vous, on s'attache aux animaux comme aux gens, et on regrette un vieux cheval comme un vieux ami. Vous ne comprendriez pas ca, vous autres gens de la ville; mais nous, bonnes gens de paysans, nous vivons avec les betes, dont nous ne differons guere! --Et vous avez perdu Sophie, je comprends. --Perdu, oui; c'est-a-dire qu'on me l'a volee. --Peut-etre hier dans la garenne? --Precisement. Vous souvenez-vous que j'en avais comme un mauvais presage dans la tete! Quand vous m'avez eu quitte, je suis retourne dans un endroit ou je l'avais bien cachee, et d'ou la pauvre bete, patiente comme un mouton, ne se serait certainement pas detachee.... De sa vie elle n'a casse bride ni licou. Eh bien! Monsieur, cheval et bride, tout avait disparu. J'ai cherche, j'ai couru, rien! Avec ca que je n'osais pas trop la demander, surtout a la ferme; ca aurait donne a penser! On m'aurait demande a moi-meme comment, etant parti monte sur ma bete, je l'avais perdue en route. On aurait cru que j'etais ivre, et madame Bricolin n'aurait pas manque de rapporter devant mademoiselle Rose que j'avais eu quelque vilaine aventure indigne d'un homme qui ne pense qu'a elle au monde. J'ai cru d'abord que quelqu'un avait voulu me faire niche. Je suis entre dans toutes les maisons. Tout le bourg quasiment etait encore sur pied. J'ai flane chez l'un, chez l'autre, sans faire semblant de rien. Je suis entre dans toutes les ecuries, et meme dans celle du chateau sans qu'on m'ait apercu: point de Sophie! Blanchemont est, a cette heure, rempli de gens de toute farine, et il se sera certainement trouve dans le nombre quelque ruse coquin qui etant venu a pied, s'en est retourne a cheval en se disant que la fete a ete assez bonne pour lui avant de commencer, sans qu'il soit besoin d'en voir davantage. Allons, il n'y faut plus penser. Heureusement qu'au milieu de tout cela, je n'ai pas trop perdu la tete. J'ai ete de mon pied leger a la Chatre. J ai vu mon notaire; il etait un peu tard, il avait fini de souper, et la digestion le rendait un peu lourd; mais il sera tantot a la fete, il me l'a promis. En le quittant, j'ai encore furete partout et battu les buissons comme un chasseur de nuit. J'ai trotte par la pluie et le tonnerre jusqu'au jour, esperant toujours que je decouvrirais mon larron cache quelque part. Inutile! Je ne veux pas faire _tambouriner_ mon accident, ca ferait du scandale, et si l'on en venait a une enquete, nous serions propres, avec cette histoire de cheval cache dans la garenne et abandonne la pendant une heure sans que je puisse expliquer pourquoi et comment. Je l'avais mis bien loin de votre rendez-vous, afin que s'il venait a remuer un peu, le bruit n'attirat pas l'attention de votre cote. Pauvre Sophie! J'aurais du me fier a son bon sens. Elle n'aurait pas bouge! --Ainsi, c'est moi qui suis la cause de celle mesaventure! Grand-Louis, j'en ai plus de chagrin que vous, et vous me permettrez certainement de vous indemniser autant qu'il me sera possible. --Taisez-vous, Monsieur; je me moque bien du peu d'argent que la vieille bete pouvait valoir en foire! Croyez-vous que pour une centaine de francs j'aurais tant de souci? Oh! non pas: ce que je regrette, c'est elle, et non pas son prix, elle n'en avait pas pour moi. Elle etait si courageuse, si intelligente, elle me connaissait si bien! Je suis sur qu'a l'heure qu'il est elle pense a moi, et regarde de travers celui qui la soigne. Pourvu au moins qu'il la soigne bien! Si j'en etais sur, j'en serais quasi console. Mais il la pansera a coups de manche de fouet, et il la nourrira avec des cosses de chataignes! Car ca doit etre quelque filou marchois qui l'emmenera dans sa montagne paturer dans un champ de pierres, au lieu de son joli petit pre au bord de l'eau, ou elle vivait si bien et ou elle faisait encore la folle avec les jeunes pouliches, tant elle s'y sentait de bonne humeur a la vue de la verdure. Et ma mere! c'est elle qui en aura du regret! avec cela que je ne pourrai jamais lui expliquer comment ce malheur-la m'est arrive. Je n'ai pas encore eu le courage de le lui dire. N'en parlez donc pas jusqu'a ce que j'aie trouve dans ma cervelle quelque histoire pour lui rendre la nouvelle moins amere. Il y avait dans les regrets naifs du meunier quelque chose de comique et de touchant a la fois, et Lemor, desole d'etre la cause de son chagrin, s'en affecta tellement lui-meme que le bon Louis s'efforca de l'en consoler. --Allons, allons, dit-il, c'est assez de niaiseries comme cela pour une creature a quatre pieds. Je sais bien que ce n'est pas votre faute, et je n'ai pas eu un instant la pensee de vous le reprocher. Que ca ne gate pas le souvenir de votre bonheur, l'ami! c'est bien peu de chose au prix d'une si belle soiree que vous passiez pendant ce temps-la! Et si j'avais jamais un rendez-vous avec Rose, moi, je me soucierais bien d'aller toute ma vie a cheval sur un manche a balai! N'allez pas parler de cela a madame Marcelle; elle serait capable de me donner un cheval de mille francs, et vrai, cela me ferait de la peine. Je ne veux plus m'attacher aux betes. Il y a bien assez de souci comme ca dans la vie avec les gens! vous, dis-je; pensez a vos amours et faites-vous beau, mais toujours paysan, pour aller a la fete, car il faut bien que l'on s'habitue un peu a votre figure dans le pays. Ca vaudra mieux que de vous cacher, ce qui donnerait des soupcons tout de suite. Vous verrez madame Marcelle; vous ne lui parlerez pas, par exemple! D'ailleurs, vous n'aurez pas l'occasion, elle ne dansera pas: elle est en grand deuil!... mais Rose n'y est pas, jarnigue! et je compte bien danser avec elle jusqu'a la nuit, a present que le papa mignon y consent. Ca me fait penser qu'il faut que je dorme une couple d'heures pour n'avoir pas l'air d'un deterre. Ne vous chagrinez plus, dans cinq minutes vous allez m'entendre ronfler. Le meunier tint parole et quand, vers dix heures, on lui amena sa jument noire, beaucoup plus belle, mais moins aimee que Sophie, quand revetu de sa veste de drap fin des dimanches, le menton bien rase, le teint clair et l'oeil brillant, il serra sa monture robuste dans ses grandes jambes, la meuniere en s'asseyant derriere lui a l'aide d'une chaise et du bras de Lemor, ressentit un mouvement d'orgueil d'etre la mere du beau farinier. On n'avait guere mieux dormi a la ferme qu'au moulin, et nous sommes forces de revenir un peu sur nos pas pour mettre le lecteur au courant des evenements qui s'y passerent la nuit qui preceda la fete. Lemor, partage entre l'agitation penible que lui avait cause son etrange rencontre avec la folle, et la joie enivrante de revoir Marcelle, n'avait pas remarque, dans la garenne, que le meunier n'etait pas beaucoup plus calme que lui. Grand-Louis avait trouve la cour de la ferme remplie de mouvement et de tumulte. Deux pataches et trois cabriolets, qui avaient apporte dans leurs flancs solides toute la parente des Bricolin, reposaient inclines sur leurs bras fatigues le long des etables et des fumiers. Toutes les pauvres voisines, avides de gagner un mince salaire, avaient ete mises en requisition pour aider a preparer le souper de ces hotes plus nombreux et plus affames qu'on ne s'y attendait au chateau neuf. M. Bricolin, plus vain de montrer son opulence que contrarie des frais qu'elle allait entrainer, etait de la meilleure humeur. Ses filles, ses fils, ses cousines, ses neveux et ses gendres, venaient, chacun a son tour, lui demander a l'oreille quel jour on pendrait la cremaillere au vieux chateau restaure et rebadigeonne, avec le chiffre des Bricolin en guise d'ecusson sur la porte.--Car enfin tu vas etre seigneur et maitre de Blanchemont, lui disait-on pour refrain banal, et tu administreras un peu mieux la fortune que tous ces comtes et barons auxquels tu vas succeder, a la plus grande gloire de l'aristocratie nouvelle, de la noblesse des bons ecus. Bricolin etait donc ivre d'orgueil, et, tout en repondant avec un sourire malicieux a ses chers parents: "Pas encore, pas encore! Peut-etre jamais!" il prenait avec delices toute l'importance d'un seigneur chatelain. Il ne regardait plus a la depense, il donnait des ordres a ses valets, a sa mere, a sa fille et a sa femme d'une voix tonnante et en gonflant son gros ventre jusqu'au menton. Toute la maison etait bouleversee, la mere Bricolin plumait des poulets, a peine morts, par douzaine, et madame Bricolin, qui avait ete d'abord d'une humeur massacrante en gouvernant le tumulte de la cuisine, commencait a s'egayer aussi a sa maniere, en voyant le repas copieux, les chambres preparees et ses hotes ravis d'admiration. Ce fut a la faveur de tout ce desordre que le meunier put facilement parler a Marcelle, et qu'elle-meme, s'excusant par une migraine, avait pu se soustraire au souper et aller rejoindre, pendant ce festin, Lemor au fond de la garenne. Rose, elle-meme, tandis qu'on mettait le couvert, avait trouve plus d'un excellent pretexte pour errer dans la cour et pour dire en passant quelques paroles amicales au Grand-Louis, suivant sa coutume. Mais sa mere, qui ne la perdait guere de vue, avait trouve de son cote un moyen d'eloigner promptement le meunier. Forcee de se soumettre aux ordres de son mari, qui lui avait imperativement enjoint de ne pas faire mauvaise mine a ce dernier, elle avait imagine, pour assouvir sa haine et pour faire honte a Rose de son amitie pour lui, de le ridiculiser aupres de ses autres filles et de ses autres parentes, toutes assez malicieuses et insolentes, les jeunes comme les vieilles. Elle leur avait rapidement confie, a chacune en particulier, que ce bel esprit de village se flattait de plaire a sa fille, que Rose n'en savait rien et n'y faisait nulle attention; que M. Bricolin, n'y voulant pas croire, le traitait avec beaucoup trop de bonte; mais qu'elle possedait de bonne source un fait curieux: a savoir, que _le beau farinier_, la coqueluche de toutes les filles de mauvaise vie de la campagne, s'etait maintes fois vante de plaire a la plus riche bourgeoise qu'il lui conviendrait de courtiser, a celle-ci tout aussi bien qu'a celle-la.... Et la-dessus, madame Bricolin nommait les personnes presentes, et riait d'une maniere acre et meprisante en retroussant son tablier et mettant le poing sur sa hanche. De la partie feminine de la famille, la confidence avait promptement passe, de bouche en bouche et d'oreille en oreille, a tous les Bricolin de l'autre sexe, si bien que Grand-Louis, qui ne songeait qu'a s'en aller rejoindre Lemor, se vit bientot assailli d'epigrammes si plates qu'elles etaient incomprehensibles, et accompagne, dans sa retraite, de rires mal etouffes et de chuchotements de la derniere impertinence. Ne concevant rien a la gaiete qu'il excitait, il etait sorti de la ferme inquiet, soucieux, et plein de mepris pour le gros sel de messieurs les bourgeois de campagne rassembles a Blanchemont ce soir-la. D'apres la recommandation de madame Bricolin, on eut soin que M. Bricolin ne s'apercut pas de la conspiration, et on se donna parole pour persecuter le meunier le lendemain en presence de Rose. C'etait, disait sa mere, une necessite d'humilier ce manant sous ses yeux, afin qu'elle apprit a ne pas trop ecouter son bon coeur, et a tenir les paysans a distance. Apres le souper, on fit venir les menetriers et on dansa dans la cour par anticipation du lendemain. C'etait dans un intervalle de repos que le meunier, inquiet et presse de se rendre a la Chatre, avait assure que la soiree de plaisir etait close au chateau neuf, et qu'il avait force les deux amants a se separer beaucoup plus tot qu'ils ne l'eussent souhaite. Lorsque Marcelle revint a la ferme, on avait recommence a se divertir, et, se sentant le meme besoin de solitude et de reverie qui avait emporte Lemor dans les traines de la Vallee-Noire, elle retourna dans la garenne et s'y promena lentement jusqu'a minuit. Le son de la cornemuse, uni a celui de la vielle, ecorche un peu les oreilles de pres; mais, de loin, cette voix rustique qui chante parfois de si gracieux motifs rendus plus originaux par une harmonie barbare, a un charme qui penetre les ames simples et qui fait battre le coeur de quiconque en a ete berce dans les beaux jours de son enfance. Cette forte vibration de la musette, quoique rauque et nasillarde, ce grincement aigu et ce _staccato_ nerveux de la vielle sont faits l'un pour l'autre et se corrigent mutuellement. Marcelle les ecouta longtemps avec plaisir, et, remarquant que l'eloignement leur donnait de plus en plus de charme, elle se trouva a l'extremite de la garenne, perdue dans le reve d'une vie pastorale! dont on pense bien que son amour faisait tous les frais. Mais elle s'arreta tout a coup en rencontrant presque sous ses pieds la folle etendue par terre, sans mouvement et comme morte. Malgre le degout que lui inspirait la malproprete inouie de ce malheureux etre, elle se decida, apres avoir vainement essaye de l'eveiller, a la soulever dans ses bras et a la trainer a quelque distance. Elle l'appuya contre un arbre, et ne se sentant pas la force de la porter plus loin, elle se disposait a aller lui chercher du secours a la ferme, lorsque la Bricoline commenca a sortir de sa torpeur et a soulever, avec sa main decharnee, ses longs cheveux herisses d'herbes et de gravier qui lui pesaient sur le visage. Marcelle l'aida a ecarter ce voile epais qui genait sa respiration, et, pour la premiere fois, osant lui adresser la parole, elle lui demanda si elle souffrait. --Certainement, je souffre! repondit la folle avec une indifference effrayante, et du ton dont elle aurait dit: j'existe encore; puis elle ajouta d'une voix breve et imperieuse: L'as-tu vu? Il est revenu. Il ne veut pas me parler. T'a-t-il dit pourquoi? --Il m'a dit qu'il reviendrait, repondit Marcelle essayant de flatter sa manie. --Oh! il ne reviendra pas, s'ecria la folle en se levant avec impetuosite; il ne reviendra plus! Il a peur de moi. Tout le monde a peur de moi, parce que je suis tres riche, tres riche, si riche que l'on m'a defendu de vivre. Mais je ne veux plus etre riche; demain je serai pauvre. Il est temps que cela finisse. Demain tout le monde sera pauvre. Tu seras pauvre aussi, Rose, et tu ne feras plus peur. Je punirai les mechants qui veulent me tuer, m'enfermer, m'empoisonner.... --Mais il y a des personnes qui vous plaignent et ne vous veulent que du bien, dit Marcelle. --Non, il n'y en a pas, repondit la folle avec colere et en s'agitant d'une maniere effrayante. Ils sont tous mes ennemis. Ils m'ont torturee, ils m'ont enfonce un fer rouge dans la tete. Ils m'ont attachee aux arbres avec des clous, ils m'ont jetee plus de deux mille fois du haut des tours sur le pave. Ils m'ont traverse le coeur avec de grandes aiguilles d'acier. Ils m'ont ecorchee vive; c'est pour cela que je ne peux plus m'habiller sans souffrir des douleurs atroces. Ils voudraient m'arracher les cheveux, parce que cela me defend un peu de leurs coups.... Mais je me vengerai! J'ai redige une plainte! j'ai mis cinquante-quatre ans a l'ecrire dans toutes les langues pour la faire parvenir a tous les souverains de l'univers. Je veux qu'on me rende Paul qu'ils ont cache dans leur cave et qu'ils font souffrir comme moi. Je l'entends crier toutes les nuits quand on le torture.... Je connais sa voix.... Tenez, tenez, l'entendez-vous? ajouta-t-elle d'un ton lugubre en pretant l'oreille aux sons enjoues de la cornemuse. Vous voyez bien qu'on lui fait souffrir mille morts! Ils veulent le devorer, mais ils seront punis, punis! Demain je les ferai souffrir aussi, moi! Ils souffriront tant que j'en aurai pitie moi-meme.... En parlant ainsi avec une volubilite delirante, l'infortunee s'elanca a travers les buissons et se dirigea vers la ferme, sans qu'il fut possible a Marcelle de suivre sa course rapide et ses bonds impetueux. XXVI. LA VEILLEE. La danse etait plus obstinee que jamais a la ferme. Les domestiques s'etaient mis de la partie, et une poussiere epaisse s'elevait sous leurs pieds, circonstance qui n'a jamais empeche le paysan berrichon de danser avec ivresse, non plus que les pierres, le soleil, la pluie ou la fatigue des moissons et des fauchailles. Aucun peuple ne danse avec plus de gravite et de passion en meme temps. A les voir avancer et reculer a la bourree, si mollement et si regulierement que leurs quadrilles serrees ressemblent au balancier d'une horloge, on ne devinerait guere le plaisir que leur procure cet exercice monotone, et on soupconnerait encore moins la difficulte de saisir ce rhythme elementaire que chaque pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une precision rigoureuse, tandis qu'une grande sobriete de mouvements et une langueur apparente doivent, pour atteindre a la perfection, en dissimuler entierement le travail. Mais quand on a passe quelque temps a les examiner, on s'etonne de leur infatigable tenacite, on apprecie l'espece de grace molle et naive qui les preserve de la lassitude, et, pour peu qu'on observe les memes personnages dansant dix ou douze heures de suite sans courbature, on peut croire qu'ils ont ete piques de la tarentule, ou constater qu'ils aiment la danse avec fureur. De temps en temps la joie interieure des jeunes gens se trahit par un cri particulier qu'ils exhalent sans que leur physionomie perde son imperturbable serieux, et, par moments, en frappant du pied avec force, ils bondissent comme des taureaux pour retomber avec une souplesse nonchalante et reprendre leur balancement flegmatique. Le caractere berrichon est tout entier dans cette danse. Quant aux femmes, elles doivent invariablement glisser terre a terre en rasant le sol, ce qui exige plus de legerete qu'on ne pense, et leurs graces sont d'une chastete rigide. Rose dansait la bourree aussi bien qu'une paysanne, ce qui n'est pas peu dire, et son pere etait orgueilleux en la regardant. La gaiete s'etait communiquee a tout le monde; les musiciens, largement abreuves, n'epargnaient ni leurs bras ni leurs poumons. La demi-obscurite d'une belle nuit faisait paraitre les danseuses plus legeres, et surtout Rose, cette fille charmante qui semblait glisser comme une mouette blanche sur des eaux tranquilles, et se laisser porter par la brise du soir. La melancolie, repandue ce soir-la dans tous ses mouvements, la rendait plus belle que de coutume. Cependant Rose, qui etait, au fond du coeur, une vraie paysanne de la Vallee-Noire, dans toute sa simplicite native, trouvait du plaisir a danser, ne fut-ce que pour s'exercer a repondre le lendemain aux nombreuses invitations que le Grand-Louis ne manquerait pas de lui faire. Mais tout a coup le _cornemuseux_ trebucha sur le tonneau qui lui servait de piedestal, et l'air contenu dans son instrument s'echappa dans un ton bizarre et plaintif qui forca tous les danseurs stupefaits a s'arreter et a se tourner vers lui. Au meme moment, la vielle, brusquement arrachee des mains de l'autre menetrier, alla rouler sous les pieds de Rose, et la folle sautant de l'orchestre champetre ou elle s'etait elancee d'un bond semblable a celui d'un chat sauvage, se jeta au milieu de la bourree en criant:--"Malheur, malheur aux assassins! malheur aux bourreaux!"--Puis elle se precipita sur sa mere qui s'etait avancee pour la retenir, lui appliqua ses griffes sur le cou, et l'eut infailliblement etranglee si la vieille mere Bricolin ne l'en eut empechee en la prenant a bras le corps. La folle ne s'etait jamais portee a aucun acte de violence envers sa grand'mere, soit qu'elle eut conserve pour elle, sans la reconnaitre une sorte d'amour instinctif, soit qu'elle la reconnut seule parmi tous les autres et qu'elle eut garde le souvenir des efforts que la bonne femme avait faits pour favoriser son amour. Elle ne fit aucune resistance et se laissa emmener par elle dans la maison, en poussant des cris dechirants qui jeterent la consternation et l'epouvante dans tous les esprits. Lorsque Marcelle, qui avait suivi mademoiselle Bricolin l'ainee, d'aussi pres que possible, arriva dans la cour, elle trouva la fete interrompue, tout le monde effraye, et Rose presque evanouie. Madame Bricolin souffrait sans doute au fond de l'ame, ne fut-ce que de voir cette plaie de son interieur exposee ainsi a tous les yeux; mais, dans son activite a reprimer la fureur de l'alienee et a etouffer le bruit de ses cris, il y avait quelque chose de violent et d'energique qui ressemblait a la fermete d'un gendarme incarcerant un perturbateur, plus qu'a la sollicitude d'une mere au desespoir. La mere Bricolin y mettait autant de zele et plus de sensibilite. C'etait un spectacle douloureux que de voir cette pauvre vieille avec sa voix rude et ses manieres viriles caresser la folle et lui parler comme a un petit, enfant qu'on gourmande et qu'on flatte tour a tour: "Allons, ma mignonne, lui disait-elle, toi qui es si raisonnable ordinairement, tu ne voudrais pas faire de chagrin a ta grand'mere? Il faut te mettre au lit tranquillement, ou bien je me facherai et ne t'aimerai plus." La folle ne comprenait rien a ces discours et ne les entendait meme pas. Cramponnee au pied de son lit, elle poussait des hurlements epouvantables, et son imagination malade lui persuadait qu'elle subissait en cet instant les chatiments et les tortures dont elle avait fait le tableau fantastique a Marcelle. Cette derniere, s'etant assuree avant tout que son enfant dormait tranquillement sous les yeux de Fanchon, eut a s'occuper de Rose, qui etait egaree par la peur et le chagrin. C'etait la premiere fois que la Bricoline exhalait la haine amassee depuis douze ans dans son ame brisee. Une fois tout au plus par semaine elle criait et pleurait quand sa grand'mere la decidait a changer de vetements. Mais c'etaient alors les cris d'un enfant, et maintenant c'etaient ceux d'une furie. Elle n'avait jamais adresse la parole a personne, et elle venait, pour la premiere fois, depuis douze ans, de proferer des menaces. Elle n'avait jamais frappe personne, et elle venait de chercher a tuer sa mere. Enfin, depuis douze ans, cette victime muette de la cupidite de ses parents avait promene a l'ecart son inexprimable souffrance, et presque tout le monde s'etait habitue a ce spectacle deplorable avec une sorte d'indifference brutale. On n'en avait plus peur, on etait las de la plaindre, on subissait sa presence comme un mal inevitable, et si l'on avait des remords, on ne se les avouait peut-etre pas a soi-meme. Mais cet epouvantable mal qui la devorait devait avoir ses phases de recrudescence, et on arrivait a celle ou son martyre devenait dangereux pour les autres. Il fallait bien enfin s'en occuper. M. Bricolin, assis dehors devant la porte, ecoutait d'un air hebete les condoleances grossieres de sa famille. --C'est un grand malheur pour vous, lui disait-on, et vous l'avez supporte trop longtemps sous vos yeux. C'est une patience au-dessus des forces humaines, et il faudrait bien vous decider enfin a mettre cette malheureuse dans une maison de fous. --On ne la guerira pas! repondit-il en secouant la tete. J'ai essaye de tout. C'est impossible; son mal est trop grand, il faudra qu'elle en meure! --C'est ce qui pourrait arriver de plus heureux pour elle. Vous voyez bien qu'elle est trop a plaindre sur la terre. Mais enfin si on ne la guerit pas, on vous soulagera de la peine de la soigner et de la voir. On l'empechera de vous faire du mal. Si vous n'y faites pas attention, elle finira par tuer quelqu'un ou se tuer elle-meme devant vous. Ce sera affreux. --Mais que voulez-vous? je l'ai dit cent fois a sa mere, et sa mere ne veut pas s'en separer. Au fond, elle l'aime encore, croyez-moi, et ca se concoit. Les meres sentent toujours quelque chose pour leurs enfants, a ce qu'il parait. --Mais elle sera mieux qu'ici, soyez-en sur. On les soigne tres-bien maintenant. Il y a de beaux etablissements ou ils ne manquent de rien. On les tient propres, on les fait travailler, on les occupe, on dit meme qu'on les amuse, qu'on les mene a la messe et qu'on leur fait entendre de la musique. --En ce cas ils sont plus heureux que chez eux, dit M. Bricolin. Il ajouta apres avoir reve un instant: Et tout cela, ca coute-t-il bien cher? Rose etait profondement affectee. Elle etait la seule, avec sa grand'mere, qui ne fut pas devenue insensible a la douleur de la pauvre Bricoline. Si elle evitait d'en parler, c'est parce qu'elle ne pouvait le faire sans accuser ses parents de ce parricide moral commis par eux; mais vingt fois le jour elle se surprenait a frissonner d'indignation en entendant dans la bouche de sa mere les maximes d'egoisme et d'avarice auxquelles on avait immole sa soeur sous ses yeux. Aussitot que sa defaillance fut dissipee, elle voulut aider sa grand'mere a calmer la folle; mais madame Bricolin, qui craignait que ce spectacle ne lui fit trop d'impression, et qui avait un vague instinct que l'excessive douleur peut devenir contagieuse, meme dans ses resultats physiques, la renvoya avec la durete qu'elle portait jusque dans sa sollicitude la mieux fondee. Rose fut outree de ce refus, et revint dans sa chambre, ou elle se promena une partie de la nuit, en proie a une vive exaltation, mais n'en voulant point parler, de crainte de s'exprimer avec trop de force devant Marcelle, sur le compte de ses parents. Cette nuit qui avait commence par une douce joie, fut donc extremement penible pour madame de Blanchemont. Les cris de la folle cessaient par intervalles, et reprenaient ensuite plus terribles, plus effrayants. Lorsqu'ils s'arretaient, ce n'etait pas par degres et en s'affaiblissant peu a peu, c'etait au contraire brusquement, au milieu de leur plus grande intensite, et comme si une mort violente les eut soudainement interrompus. --Ne dirait-on pas qu'on la tue? s'ecriait alors Rose, pale et pouvant a peine se soutenir en marchant dans sa chambre. Oui, cela ressemble a un supplice! Marcelle ne voulut pas lui dire quels atroces supplices en effet la folle croyait subir et subissait par la pensee dans ces moments-la. Elle lui cacha l'entretien qu'elle avait eu avec elle dans le parc. De temps en temps elle allait voir la malade; elle la trouvait alors etendue sur le carreau, les bras etroitement enlaces autour du pied de son lit, et comme suffoquee par la fatigue de crier; mais les yeux ouverts, fixes, et l'esprit evidemment toujours en travail. La grand'mere, agenouillee aupres d'elle, essayait en vain de glisser un oreiller sous sa tete, ou d'introduire, dans sa bouche contractee une cuilleree de potion calmante. Madame Bricolin, assise vis-a-vis sur un fauteuil, pale et immobile, portait, dans ses traits energiques fortement creuses, la trace d'une douleur profonde qui ne voulait pas se confesser a Dieu meme de son crime. La grosse Chounette, debout dans un coin, sanglotait machinalement sans offrir ses services et sans qu'on songeat a les reclamer. Il y avait un profond decouragement sur ces trois figures. La folle seule, lorsqu'elle ne hurlait pas, paraissait rouler de sombres pensees de haine dans son cerveau. On entendait ronfler dans la chambre voisine; mais ce lourd sommeil de M. Bricolin n'etait pas sans agitation. De temps a autre il paraissait interrompu par de mauvais reves. Plus loin encore, le long de la cloison opposee, on entendait tousser et geindre le pere Bricolin; etranger aux souffrances des autres, il n'avait pas trop du peu de forces qui lui restaient pour supporter les siennes propres. Enfin, vers trois heures du matin, la pesanteur de l'orage parut accabler les organes excedes de la folle. Elle s'endormit par terre, et on parvint a la mettre au lit sans qu'elle s'en apercut. Il y avait sans doute bien longtemps qu'elle n'avait goute un instant de sommeil, car elle s'y ensevelit profondement, et tout le monde put se reposer, meme Rose a qui madame de Blanchemont s'empressa de porter cette meilleure nouvelle. Si Marcelle n'eut trouve la l'occasion de se devouer a la pauvre Rose, elle eut maudit la malheureuse inspiration qui l'avait poussee dans cette maison habitee par l'avarice et le malheur. Elle se fut hatee de chercher un autre gite que celui-la, si antipathique a la poesie, si deplaisant dans la prosperite, si lugubre dans la disgrace. Mais quelque nouvelle contrariete qu'elle put etre exposee a y subir encore, elle resolut d'y rester tant qu'elle pourrait etre secourable a sa jeune compagne. Heureusement la matinee fut calme. Tout le monde s'eveilla fort tard, et Rose dormait encore lorsque madame de Blanchemont, a peine eveillee elle-meme, recut de Paris, grace a la rapidite des communications actuelles, la reponse suivante a la lettre que trois jours auparavant elle avait ecrite a sa belle-mere. _Lettre de la comtesse de Blanchemont a sa belle-fille, Marcelle, baronne de Blanchemont._ "Ma fille, "Que la Providence qui vous envoie tout ce courage daigne vous le conserver! Il ne m'etonne pas de votre part, quoiqu'il soit grand. Ne louez pas le mien. A mon age on n'a pas longtemps a souffrir! Au votre... heureusement, on ne se fait pas une idee nette de la longueur et de la difficulte de l'existence. Ma fille, vos projets sont louables, excellents, et d'autant plus sages qu'ils sont necessaires; encore plus necessaires que vous ne pensez. Nous aussi, ma chere Marcelle, nous sommes ruines! et nous ne pourrons peut-etre rien laisser en heritage a notre petit-fils bien-aime. Les dettes de mon malheureux fils surpassent tout ce que vous en connaissez, tout ce qu'on pouvait prevoir. Nous temporiserons avec les creanciers; mais nous acceptons la responsabilite, et c'est en privant l'avenir d'Edouard de l'honorable fortune a laquelle il devait aspirer apres notre deces. Elevez-le donc avec simplicite. Apprenez-lui a se creer lui-meme des ressources par ses talents et a maintenir son independance par la dignite avec laquelle il saura supporter le malheur. Quand il sera en age d'homme nous ne serons plus du monde. Qu'il respecte la memoire de vieux parents qui ont prefere l'honneur d'un gentilhomme a ses plaisirs, et qui ne lui auront laisse en heritage qu'un nom pur et sans reproche. Le fils d'un banqueroutier n'aurait eu dans la vie que des jouissances condamnables; le fils d'un pere coupable aura, du moins, quelque obligation a ceux qui auront su mettre sa vie a l'abri du blame public. "Demain je vous ecrirai des details, aujourd'hui je suis sous le coup de la decouverte d'un nouvel abime. Je vous l'annonce en peu de mots. Je sais que vous pouvez tout comprendre et tout supporter. Adieu, ma fille, je vous admire et je vous aime." [Illustration: Se jeta au milieu de la _bourree_ en criant malheur.] --Edouard! dit Marcelle en couvrant de baisers son fils endormi, il etait donc ecrit au ciel que tu aurais la gloire et peut-etre le bonheur de ne pas succeder a la richesse et au rang de tes peres! Ainsi perissent les grandes fortunes, ouvrage des siecles, en un seul jour! Ainsi les anciens maitres du monde, entraines par la fatalite, plus encore que par leurs passions, se chargent d'accomplir eux-memes les decrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement a niveler les forces de tous les hommes! Puisses-tu comprendre un jour, o mon enfant! que cette loi providentielle t'est favorable, puisqu'elle te jette dans le troupeau de brebis qui est a la droite du Christ, et te separe des boucs qui sont a sa gauche. Mon Dieu, donnez-moi la force et la sagesse necessaires pour faire de cet enfant un homme! Pour en faire un patricien, je n'avais qu'a me croiser les bras et laisser agir la richesse. A present j'ai besoin de lumieres et d'inspirations; mon Dieu, mon Dieu! vous m'avez donne cette tache a remplir, vous ne m'abandonnerez pas! "Lemor! ecrivait-elle un instant apres, mon fils est ruine, ses parents sont ruines. Mon fils est pauvre. Il eut ete peut-etre un riche indigne et meprisable. Il s'agit d'en faire un pauvre courageux et noble. Cette mission vous etait reservee par la Providence. A present, parlerez-vous jamais de m'abandonner? Cet enfant, qui etait un obstacle entre nous, n'est-il pas un lien cher et sacre? A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an, Henri, qui peut s'opposer maintenant a notre bonheur? Ayez du courage, ami, partez. Dans un an, vous me retrouverez dans quelque chaumiere de la Vallee-Noire, non loin du moulin d'Angibault." Marcelle ecrivit ce peu de lignes avec exaltation. Seulement, lorsque sa plume traca cette phrase: "_A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an_," un imperceptible sourire donna a ses traits une expression ineffable. Elle joignit a ce billet celui de sa belle-mere pour explication, et, cachetant le tout, elle le mit dans sa poche, pensant bien qu'elle ne tarderait pas a revoir le meunier et peut-etre Lemor lui-meme sous cet habit de paysan qui lui allait si bien. [Illustration: Aimons-nous, s'ecria Marcelle.] La folle dormit toute la journee. Elle avait la fievre; mais depuis douze ans elle ne l'avait point quittee un seul jour, et cet aneantissement, ou on ne l'avait jamais vue, faisait croire a une crise favorable. Le medecin qu'on avait appele de la ville et qui etait habitue a la voir, ne la trouva pas malade relativement a son etat ordinaire. Rose, bien rassuree, et rendue aux doux instincts de la jeunesse, s'habilla lentement avec beaucoup de coquetterie. Elle voulait etre simple pour ne pas effaroucher son ami, en faisant devant lui l'etalage de sa richesse; elle voulait etre jolie pour lui plaire. Elle chercha donc les plus ingenieuses combinaisons, et reussit a etre modeste comme une fille des champs et belle comme un ange du paradis. Sans vouloir s'en rendre compte, au milieu de toutes ses douleurs, elle avait un peu tremble a l'idee de perdre cette riante journee. A dix-huit ans, on ne renonce pas sans regret a enivrer tout un jour l'homme dont on est aimee, et cette crainte etait venue, a l'insu d'elle-meme, se meler a la sincere et profonde douleur que sa soeur lui avait fait eprouver. Lorsqu'elle parut a la grand'messe, il y avait longtemps que Louis guettait son entree. Il s'etait place de maniere a ne pas la perdre de vue un instant. Elle se trouva comme par hasard aupres de la Grand'Marie, et il la vit avec attendrissement mettre son joli chale sous les genoux de la meuniere, en depit du refus de la bonne femme. Apres l'office, Rose prit adroitement le bras de sa grand'mere, qui avait coutume de ne pas quitter la meuniere, son ancienne amie, quand elle avait le plaisir de la rencontrer. Ce plaisir devenait chaque annee plus rare a mesure que l'age rendait aux deux matrones la distance de Blanchemont a Angibault plus difficile a franchir. La mere Bricolin aimait a causer. Continuellement _rembarree_, comme elle disait, par sa belle-fille, elle avait un flux de paroles rentrees a verser dans le sein de la meuniere, qui, moins expansive, mais sincerement attachee a sa compagne de jeunesse, l'ecoutait avec patience et lui repondait avec discernement. De cette facon, Rose esperait echapper toute la journee a la surveillance de madame Bricolin et meme a la societe de ses autres parents, la grand'mere aimant beaucoup mieux l'entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille. Sous les vieux arbres du terrier, en vue d'un site charmant, la foule des jolies filles se pressait autour des menetriers places deux a deux sur leurs treteaux a peu de distance les uns des autres, faisant assaut de bras et de poumons, se livrant a la concurrence la plus jalouse, jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de l'epouvantable cacophonie produite par cette reunion d'instruments braillards qui s'evertuaient tous a la fois a qui contrarierait l'air et la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille restait inflexible a son poste, ne confondant jamais la musique qu'il avait payee avec celle qui hurlait a deux pas de lui, et ne frappant jamais du pied a faux pour marquer le rhythme, tour de force de l'oreille et de l'habitude. Les ramees retentissaient de bruits non moins heterogenes, ceux-ci chantant a pleine voix, ceux-la parlant de leurs affaires avec passion; les uns trinquant de bonne amitie, les autres menacant de se jeter les pots a la tete, le tout rehausse de deux gendarmes indigenes circulant d'un air paterne au milieu de cette cohue, et suffisant, par leur presence, a contenir cette population paisible qui, des paroles, en vient rarement aux coups. Le cercle compacte qui se formait autour des premieres bourrees s'epaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le grand farinier. C'etait le plus beau couple de la fete et celui dont le pas ferme et leger electrisait tous les autres. La meuniere ne put s'empecher de le faire remarquer a la mere Bricolin, et meme elle ajouta que c'etait un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne fussent pas destines l'un a l'autre. --_Fie pour moi_ (c'est-a-dire, quant a moi), repondit sans hesiter la vieille fermiere, je n'en ferais ni une ni deux, si j'etais la maitresse; car je suis sure que ton garcon rendrait ma petite-fille plus heureuse qu'elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que Grand-Louis l'aime; ca se voit de reste, quoiqu'il ait l'esprit de n'en rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie? on ne pense qu'a l'argent, chez nous. J'ai fait la betise d'abandonner tout mon bien a mon fils, et depuis ce temps-la, on ne m'ecoute pas plus que si j'etais morte. Si j'avais agi autrement, j'aurais aujourd'hui le droit de marier Rose a mon gre en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c'est une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procedes. Malgre l'adresse que Rose sut mettre a passer d'un groupe a l'autre pour eviter sa mere et se retrouver toujours, soit a cote, soit vis-a-vis de son ami, madame Bricolin et sa societe reussirent a la rejoindre et a se fixer autour d'elle. Ses cousins la firent danser jusqu'a la fatiguer, et Grand-Louis s'eloigna prudemment, sentant qu'a la moindre querelle sa tete s'echaufferait plus que de raison. On avait bien essaye de l'_entreprendre_ par des plaisanteries blessantes; mais le regard clair et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dedaigneux et sa haute stature avaient contenu aisement la bravoure des Bricolin. Quand il se fut retire, on s'en donna a coeur joie, et Rose fut fort surprise d'entendre ses soeurs, ses belles-soeurs et ses nombreuses cousines decreter, autour d'elle, que ce grand garcon avait l'air d'un sot, qu'il dansait ridiculement, qu'il paraissait bouffi de pretentions, et qu'aucune d'elles ne voudrait danser avec lui pour _tout un monde_. Rose avait de l'amour-propre. On avait trop obstinement travaille a developper ce defaut en elle pour qu'elle ne fut pas sujette a y tomber quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne et franche nature, et si l'on n'y avait guere reussi, c'est qu'il est des ames incorruptibles sur lesquelles l'esprit du mal a peu de prise. Cependant elle souffrit d'entendre denigrer si obstinement et si amerement son amoureux. Elle en prit de l'humeur, n'osa plus se promettre de danser encore avec lui, et, declarant qu'elle avait mal a la tete, elle rentra a la ferme, apres avoir vainement cherche Marcelle, dont l'influence lui eut rendu, elle le sentait bien, le courage et le calme. XXVII. LA CHAUMIERE. Marcelle avait ete attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu'il le lui avait expressement recommande. Au coup de deux heures, elle le vit entrer dans un enclos tres-ombrage et lui faire signe de le suivre. Apres avoir traverse un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus, et par consequent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se glissant sous les haies, dans la cour d'une des plus pauvres chaumieres de la Vallee-Noire. Cette cour etait longue de vingt pieds sur six, fermee d'un cote par la maisonnette, de l'autre par le jardin, a chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient a rentrer quelques poules, deux brebis et une chevre, c'est-a-dire toute la richesse de l'homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne possede rien, pas meme la chetive maison qu'il habite et l'etroit enclos qu'il cultive; c'est le veritable proletaire rustique. L'interieur de la maison etait aussi miserable que l'entree, et Marcelle fut touchee de voir par quelle excessive proprete le courage de la femme luttait la contre l'horreur du denument. Le sol inegal et raboteux n'avait pas un grain de poussiere, les deux ou trois pauvres meubles etaient clairs et brillants comme s'ils eussent ete vernis; la petite vaisselle de terre, dressee a la muraille et sur des planches, etait lavee et rangee avec soin. Chez la plupart des paysans de la Vallee-Noire, la misere la plus reelle, la plus complete, se dissimule discretement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d'ordre et de proprete. La pauvrete rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon coeur avec ces indigents. Ils n'inspirent pas le degout, mais l'interet et une sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l'amertume de leur vie, cachee sous ces apparences de calme poetique! Cette reflexion frappa Marcelle au coeur lorsque la _Piaulette_ vint a sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus a son tablier; tout cela, en habits du dimanche, etait frais et propre. Cette Piaulette (ou Pauline), etait jeune encore, et belle, quoique fanee par les fatigues de la maternite et l'abstinence des choses les plus necessaires a la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas meme de legumes pour une femme qui travaille et allaite! Cependant les enfants auraient revendu de la sante a celui de Marcelle, et la mere avait le sourire de la bonte et de la confiance sur ses levres pales et fletries. --Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une chaise de paille couverte d'une serviette de grosse toile de chanvre bien lessivee. Le monsieur que vous attendez est deja venu, et, ne vous trouvant pas, il a ete faire un tour a l'assemblee, mais il reviendra tout a l'heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant!... Voila des prunes toutes fraichement cueillies et des noisettes. Allons, Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi?... Je voudrais tant pouvoir t'offrir un verre de vin, mais nous n'en cueillons pas, tu le sais bien, et si ce n'etait de toi, nous n'aurions pas toujours du pain. --Vous etes tres-pauvre? dit Marcelle, en glissant une piece d'or dans la poche de la petite fille qui louchait avec etonnement sa robe de soie noire; et Grand-Louis, qui n'est pas bien riche lui-meme, vient a votre secours? --Lui? repondit la Piaulette, c'est le meilleur coeur d'homme que le bon Dieu ait fait! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis trois hivers; mais il nous donne du ble, du bois, il nous prete ses chevaux pour aller en pelerinage quand nous avons des malades, il.... --En voila bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint, dit le meunier en l'interrompant. Vraiment, c'est bien beau de ma part de ne pas avoir abandonne un bon ouvrier comme ton mari! --Un bon ouvrier! dit la Piaulette en secouant la tete. Pauvre cher homme! M. Bricolin dit partout que c'est un lache parce qu'il n'est pas fort. --Mais il fait ce qu'il peut. Moi j'aime les gens de bonne volonte; aussi je l'emploie toujours. --C'est ce qui fait dire a M. Bricolin que tu ne seras jamais riche et que tu n'as pas de bon sens d'employer des gens de petite sante. --Eh bien, si personne ne les emploie, il faudra donc qu'ils meurent de faim? Beau raisonnement! --Mais vous savez, dit tristement Marcelle, la moralite que tire de la M. Bricolin: _tant pis pour eux!_ --Mam'selle Rose est bien bonne, reprit la Piaulette. Si elle pouvait, elle secourrait les malheureux; mais elle ne peut rien, la pauvre demoiselle, que d'apporter en cachette un peu de pain blanc pour faire la soupe a mon petit. Et c'est bien malgre moi; car si sa mere la voyait! oh! la rude femme! Mais le monde est comme ca. Il y a des mechants et des bons. Ah! voila M. Tailland qui vient. Vous n'attendrez pas longtemps. --Piaulette, tu sais ce que je t'ai recommande, dit le meunier en posant le doigt sur ses levres. --Oh! repondit-elle, j'aimerais mieux me faire couper la langue que de dire un mot. --C'est que, vois-tu.... --Tu n'as pas besoin de m'expliquer le pourquoi et le comment, Grand-Louis; il suffit que tu me commandes de me taire. Allons, enfants, dit-elle a ses trois marmots qui jouaient sur la porte; allons-nous-en voir un peu l'assemblee. --Cette dame a mis un louis d'or dans la poche de ta petite, lui dit tout bas le Grand-Louis. Ce n'est pas pour payer ta discretion; elle sait bien que tu ne la vends pas. Mais c'est qu'elle a vu que tu etais dans le besoin. Serre-le, l'enfant le perdrait, et ne remercie pas; la dame n'aime pas les compliments, puisqu'elle s'est cachee en te faisant, cette charite. M. Tailland etait un honnete homme, tres-actif pour un Berrichon, assez capable en affaires, mais seulement un peu trop ami de ses aises. Il aimait les bons fauteuils, les jolies petites collations, les longs repas, le cafe bien chaud et les chemins sans cahots pour son cabriolet. Il ne trouvait rien de tout cela a la fete de Blanchemont. Et cependant, tout en pestant un peu contre les plaisirs de la campagne, il y restait volontiers tout le jour pour rendre service aux uns et pour faire ses affaires avec les autres. En un quart d'heure de conversation, il eut bientot demontre a Marcelle la possibilite, la probabilite meme de vendre cher. Mais quant a vendre vite et a etre payee comptant, il n'etait pas de l'avis du meunier. Rien ne se fait vite dans notre pays, dit-il. Cependant ce serait une folie de ne pas essayer de gagner cinquante mille francs sur le prix offert par Bricolin. Je vais y mettre tous mes soins. Si, dans un mois, je n'ai pas reussi, je vous conseillerai peut-etre, vu votre position particuliere, de ceder. Mais il y a cent a parier contre un que d'ici la Bricolin, qui grille d'etre seigneur de Blanchemont, aura compose avec vous, si vous savez feindre une grande aprete, qualite sauvage, mais necessaire, dont je vois bien, Madame, que vous n'etes pas trop pourvue. Maintenant, signez la procuration que je vous apporte, et je me sauve, parce que je ne veux pas avoir l'air d'avoir fait concurrence, par mes menees, a mon collegue M. Varin, que votre fermier aurait bien voulu vous faire choisir. Grand-Louis reconduisit le notaire jusqu'a la sortie de l'enclos, et chacun disparut de son cote. Il avait ete convenu que Marcelle sortirait seule, la derniere, quelques instants plus tard, et qu'elle tiendrait les _huisseries_ de la maison fermees, afin que si quelque curieux observait leurs mouvements, on crut la maison deserte. Ces _huis_ de la chaumiere se composaient d'une seule porte coupee en deux transversalement, la partie superieure servant de fenetre pour donner de l'air et du jour. Dans les anciennes constructions de nos paysans, les croisees independantes de la porte et garnies de vitres etaient inconnues. Celle de la Piaulette avait ete batie il y a cinquante ans, pour des gens aises, tandis qu'aujourd'hui les plus pauvres, pour peu qu'ils habitent une maison neuve, ont des croisees a espagnolettes et des portes a serrure. Chez la Piaulette, la porte a deux fins fermait en dedans et en dehors a l'aide d'un _coret_, c'est-a-dire d'une cheville en bois que l'on plante dans un trou le la muraille, d'ou vient le vieux mot _coriller_ et _decoriller_, pour dire fermer et ouvrir. Lorsque Marcelle se fut renfermee ainsi, elle se trouva dans une obscurite profonde, et alors elle se demanda quelle pouvait etre l'existence intellectuelle de gens qui, trop pauvres pour avoir de la chandelle, etaient obliges, des que la nuit venait, de se coucher en hiver, ou de se tenir le jour dans les tenebres pour se preserver du froid. Je me disais, je me croyais ruinee, pensa-t-elle, parce que j'etais forcee de quitter mon appartement dore, ouate et tendu de soie; mais que de degres encore a parcourir dans l'echelle des existences sociales avant d'en venir a cette vie du pauvre qui differe si peu de celle des animaux! Pas de milieu entre supporter a toute heure les intemperies du climat, ou s'ensevelir dans le neant de l'oisivete comme le mouton dans la bergerie! A quoi s'occupe cette triste famille dans les longues soirees de l'hiver? A parler? Et de quoi parler si ce n'est de ses maux! Ah! Lemor a raison, je suis trop riche encore pour oser dire a Dieu que je n'ai rien a me reprocher. Cependant les yeux de Marcelle s'habituaient a l'obscurite. La porte, mal jointe, laissait penetrer une lueur vague qui devenait plus claire a chaque instant. Tout a coup Marcelle tressaillit en voyant qu'elle n'etait pas seule dans la chaumiere, mais son second frisson ne fut pas cause par la peur: Lemor etait a ses cotes. Il s'etait cache, a l'insu de tous, derriere le lit en forme de corbillard, garni de rideaux de serge. Il s'etait enhardi jusqu'a rechercher un tete-a-tete avec Marcelle, se disant que c'etait le dernier, et qu'il faudrait partir apres. --_Puisque vous voila_, lui dit-elle, dissimulant, avec une tendre coquetterie, la joie et l'emotion de sa surprise, je veux vous dire tout haut ce que je pensais. Si nous etions reduits a habiter cette chaumiere, votre amour resisterait-il a la souffrance du jour et a l'inaction du soir? Pourriez-vous vivre prive de livres, ou ne pouvant vous en servir faute d'une goutte d'huile dans la lampe, et de temps aux heures ou le travail occuperait vos bras? Apres quelques annees d'ennuis et de privations de tous genres, trouveriez-vous cette demeure pittoresque dans son delabrement et la vie du pauvre poetique dans sa simplicite? --J'avais les memes pensees precisement, Marcelle, et je songeais a vous demander la meme chose. M'aimeriez-vous si je vous entretenais, par mes utopies, dans une pareille misere? --Il me semble que oui, Lemor. --Et pourquoi doutez-vous de moi? Ah! vous n'etes pas sincere en me repondant oui! --Je ne suis pas sincere? dit Marcelle en mettant ses deux mains dans celles de Lemor. Mon ami, je veux etre digne de vous, c'est pourquoi je me preserve de l'exaltation romanesque qui peut pousser, meme une femme du monde, a tout affirmer, a tout promettre, sauf a ne rien tenir, et a se dire le lendemain: "J'ai compose hier un joli roman." Moi, je ne passe pas un jour sans adresser a ma conscience les plus severes interrogations, et je crois etre sincere en vous repondant que je ne puis me representer une situation, fut-ce l'horreur d'un cachot, ou je cesserais de vous aimer a force de souffrir! --O Marcelle! chere et grande Marcelle! Mais pourquoi donc doutez-vous de moi? --Parce que l'esprit de l'homme differe du notre. Il est habitue a d'autres aliments que la tendresse et la solitude. Il lui faut de l'activite, du travail, l'espoir d'etre utile, non-seulement a sa famille, mais a l'humanite. --Aussi, n'est-ce pas un devoir de se precipiter volontairement dans cette impuissance de la misere! --Nous vivons donc dans un temps ou les devoirs se contredisent? car on n'a la puissance de l'esprit qu'avec les lumieres de l'instruction, et l'instruction qu'avec la puissance de l'argent: et pourtant, tout ce dont on jouit, tout ce qu'on acquiert, tout ce qu'on possede, est au detriment de celui qui ne peut rien acquerir, rien posseder des biens celestes et materiels. --Vous me prenez par mes propres utopies, Marcelle. Helas! que vous repondrai-je, sinon que nous vivons, en effet, dans un temps d'enorme et inevitable inconsequence, ou les bons coeurs veulent le bien et sont forces d'accepter le mal? On ne manque pas de raisons pour se prouver a soi-meme, comme font tous les heureux du siecle, qu'on doit soigner, edifier et poetiser sa propre existence pour faire de soi un instrument actif et puissant au service de ses semblables; que se sacrifier, s'abaisser et s'annihiler comme les premiers chretiens du desert, c'est neutraliser une force, c'est etouffer une lumiere que Dieu avait envoyee aux hommes pour les instruire et les sauver. Mais que d'orgueil dans ce raisonnement, tout juste qu'il semble dans la bouche de certains hommes eclaires et sinceres! C'est le raisonnement de l'aristocratie. Conservons nos richesses pour faire l'aumone, disent aussi les devots de votre caste. C'est nous, disent les princes de l'Eglise, que Dieu a institues pour eclairer les hommes. C'est nous, disent les democrates de la bourgeoisie, nous seuls, qui devons initier le peuple a la liberte! Voyez pourtant quelles aumones, quelle education et quelle liberte ces puissants ont donnees aux miserables! Non! la charite particuliere ne peut rien, l'Eglise ne veut rien, le liberalisme moderne ne sait rien. Je sens mon esprit defaillir et mon coeur s'eteindre dans ma poitrine quand je songe a l'issue de ce labyrinthe ou nous voila engages, nous autres qui cherchons la verite et a qui la societe repond par des mensonges ou des menaces. Marcelle, Marcelle, aimons-nous, pour que l'esprit de Dieu ne nous abandonne pas! --Aimons-nous, s'ecria Marcelle en se jetant dans les bras de son amant; et ne me quitte pas, ne m'abandonne pas a mon ignorance, Lemor, car tu m'as fait sortir de l'etroit horizon catholique ou je faisais tranquillement mon salut, mettant la decision de mon confesseur au-dessus de celle du Christ, et me consolant de ne pouvoir etre chretienne a la lettre, lorsqu'un pretre m'avait dit: _Il est avec le ciel des accommodements_. Tu m'as fait entrevoir une sphere plus vaste, et aujourd'hui je n'aurais plus un instant de repos si tu m'abandonnais sans guide dans ce pale crepuscule de la verite. --Mais moi, je ne sais rien, repondit Lemor avec douleur. Je suis l'enfant de mon siecle. Je ne possede pas la science de l'avenir, je ne sais que comprendre et commenter le passe. Des torrents de lumiere ont passe devant moi, et comme tout ce qui est jeune et pur aujourd'hui, j'ai couru vers ces grands eclairs qui nous detrompent de l'erreur sans nous donner la verite. Je hais le mal, j'ignore le bien. Je souffre, oh! je souffre, Marcelle, et je ne trouve qu'en toi le beau ideal que je voudrais voir regner sur la terre. Oh! je t'aime de tout l'amour que les hommes repoussent du milieu d'eux, de tout le devouement que la societe paralyse et refuse d'eclairer, de toute la tendresse que je ne puis communiquer aux autres, de toute la charite que Dieu m'avait donnee pour toi et pour eux, mais que toi seule comprends et ressens comme moi-meme lorsque tous sont insensibles ou dedaigneux. Aimons-nous donc sans nous corrompre en nous melant a ceux qui triomphent, et sans nous abaisser avec ceux qui se soumettent. Aimons-nous comme deux passagers qui traversent les mers pour conquerir un nouveau monde, mais qui ne savent pas s'ils l'atteindront jamais. Aimons-nous, non pour etre heureux dans l'_egoisme a deux_, comme on appelle l'amour, mais pour souffrir ensemble, pour prier ensemble, pour chercher ensemble ce qu'a nous deux, pauvres oiseaux egares dans l'orage, nous pouvons faire, jour par jour, pour conjurer ce fleau qui disperse notre race, et pour rassembler sous notre aile quelques fugitifs brises comme nous d'epouvante et de tristesse! Lemor pleurait comme un enfant en pressant Marcelle contre son coeur. Marcelle, entrainee par une sympathie brulante et un respect enthousiaste, tomba a genoux devant lui comme une fille devant son pere, en lui disant: --Sauve-moi, ne me laisse pas perir! Tu etais la, tout a l'heure, tu m'as entendue consulter un homme d'argent sur des affaires d'argent. Je me laisse persuader de lutter contre la pauvrete pour sauver mon fils de l'ignorance et de l'impuissance morale; si tu me condamnes, si tu me prouves que mon fils sera meilleur et plus grand en subissant la pauvrete, j'aurai peut-etre l'effroyable courage de faire souffrir son corps pour fortifier son ame! --O Marcelle! dit Lemor en la forcant a se rasseoir et en se mettant a son tour a genoux devant elle, tu as la force et la resolution des grandes saintes et des fieres martyres du temps passe. Mais ou sont les eaux du bapteme, pour que nous y portions ton enfant? l'eglise des pauvres n'est pas edifiee, ils vivent disperses dans l'absence de toute doctrine, suivant des inspirations diverses; ceux-ci resignes par habitude, ceux-la idolatres par stupidite, d'autres feroces par vengeance, d'autres encore avilis par tous les vices de l'abandon et de l'abrutissement. Nous ne pouvons pas demander au premier mendiant qui passe d'imposer les mains a ton fils et de le benir. Ce mendiant a trop souffert pour aimer, c'est peut-etre un bandit! Gardons ton fils a l'abri du mal autant que possible, enseignons-lui l'amour du bien et le besoin de la lumiere. Cette generation la trouvera peut-etre. Ce sera peut-etre a elle de nous instruire un jour. Garde ta richesse, comment pourrais-je te la reprocher, quand je vois que ton coeur en est entierement detache et que tu la regardes comme un depot dont le ciel le demandera compte? Garde ce peu d'or qui te reste. Le bon meunier le disait l'autre jour: Il est des mains qui purifient comme il en est qui souillent et corrompent. Aimons-nous, aimons-nous, et comptons que Dieu nous eclairera quand son jour sera venu. Et maintenant, adieu Marcelle, je vois que tu desires que ce courage vienne de moi. Je l'aurai. Demain j'aurai quitte cette douce et belle vallee ou j'ai vecu deux jours si heureux malgre tout! Dans un an j'y reviendrai: que tu sois dans un palais ou dans une chaumiere, je vois bien qu'il faut que je me prosterne a ta porte et que j'y suspende mon baton de pelerin pour ne jamais le reprendre. Lemor s'eloigna, et, quelques moments apres, Marcelle quitta la chaumiere a son tour. Mais quelque precaution qu'elle mit a dissimuler sa retraite, elle se trouva face a face au bord de l'enclos avec un enfant de mauvaise mine, qui, tapi derriere le buisson, semblait l'attendre au passage. Il la regarda fixement d'un air effronte, puis, comme enchante de l'avoir surprise et reconnue, il se mit a courir dans la direction d un moulin qui est situe sur la Vauvre de l'autre cote du chemin. Marcelle, a qui cette laide figure ne parut pas inconnue, se rappela, apres quelque effort, que c'etait la le _Patachon_ qui l'avait tout recemment egaree dans la Vallee-Noire et abandonnee dans un marecage. Cette tete rousse et cet oeil vert de mauvais augure lui causerent quelques inquietudes, bien qu'elle ne put concevoir quel interet cet enfant pouvait avoir a surveiller ses demarches. XXVIII. LA FETE. Le meunier etait retourne a la danse, esperant y retrouver Rose debarrassee de ce qu'il appelait dedaigneusement sa _cousinaille_. Mais Rose boudait contre ses parents, contre la danse et un peu aussi contre elle-meme. Elle avait des remords de ne pas se sentir le courage d'affronter les brocards de sa famille. Son pere l'avait prise a l'ecart le matin. --Rose, lui avait-il dit, ta mere t'a defendu de danser avec le Grand-Louis d'Angibault, moi je te defends de lui faire cet affront. C'est un honnete homme, incapable de te compromettre; et d'ailleurs, qui pourrait s'aviser de faire un rapprochement entre toi et lui? Ce serait trop _inconvenable_, et _au jour d'aujourd'hui_, on ne peut pas supposer qu'un paysan oserait en conter a une fille de ton rang. Danse donc avec lui; il ne faut pas humilier ses inferieurs; on a toujours besoin d'eux un jour ou l'autre, et on doit se les attacher quand ca ne coute rien. --Mais si maman me gronde? avait dit Rose, a la fois heureuse de cette autorisation, et blessee du motif qui la dictait. --Ta mere ne dira rien. Je lui ai fait la morale, avait repondu M. Bricolin; et en effet, madame Bricolin n'avait rien dit. Elle n'eut ose desobeir a son seigneur et maitre, qui lui permettait d'etre mechante avec les autres, a la seule condition qu'elle flechirait devant lui. Mais comme il n'avait pas juge a propos de l'instruire de ses vues, comme elle ignorait l'importance qu'il attachait a se conserver l'alliance du meunier dans l'affaire diplomatique de l'acquisition du domaine de Blanchemont, elle avait su eluder ses ordres, et sa condescendance ironique etait plus lacheuse pour le Grand-Louis qu'une guerre ouverte. Ennuye de ne pas voir Rose, et comptant sur la protection de son pere, qu'il avait vu rentrer a la ferme, Grand-Louis s'y rendit, cherchant quelque pretexte pour causer avec lui et apercevoir l'objet de ses pensees. Mais il fut assez surpris de trouver dans la cour M. Bricolin en grande conference avec le meunier de Blanchemont, celui dont le moulin etait situe au bas du terrier, juste en face de la maison de la Piaulette. Or, M. Bricolin etait, peu de jours auparavant, irrevocablement brouille avec ce meunier, qui avait eu quelque temps sa pratique, et qui, selon lui, l'avait abominablement vole sur son grain. Ledit meunier, innocent ou coupable, regrettant fort la pratique de la ferme, avait jure haine et vengeance a Grand-Louis. Il ne cherchait qu'une occasion de lui nuire, et il venait de la trouver. Le proprietaire de son moulin etait precisement M. Ravalard, a qui le meunier d'Angibault avait vendu la caleche de Marcelle. Heureux et fier d'essayer et de montrer son carrosse a ses vassaux, M. Ravalard, tout en venant donner le coup d'oeil du maitre aux proprietes qu'il avait a Blanchemont, mais n'ayant pas de domestique qui sut conduire deux chevaux a la fois, avait requis les talents du patachon roux qui faisait le metier de conducteur du louage, et qui se vantait de connaitre parfaitement les chemins de la Vallee Noire. M. Ravalard etait arrive, non sans peine, mais du moins sans accident, le matin de ce jour de fete. Il avait mis ses chevaux a son moulin et n'avait pas fait remiser _sa carrosse_, afin que, du haut du terrier, tout le monde put la contempler et savoir a qui elle appartenait. La vue de cette brillante caleche avait deja fort indispose M. Bricolin, qui detestait M. Ravalard, son rival en richesse territoriale dans la commune. Il etait descendu au chemin qui longe la Vauvre pour l'examiner et la critiquer. Le meunier Grauchon, rival de Grand-Louis, etait venu lier conversation avec M. Bricolin, sans avoir l'air de se rappeler leur inimitie, et il n'avait pas manque de le narguer adroitement en lui faisant comprendre que son maitre etait mieux en position que lui de rouler carrosse. La-dessus, M. Bricolin de denigrer le carrosse, de dire que c'etait une vieille voiture du prefet mise a la reforme, une brouette sans solidite, et qui ne sortirait peut-etre pas de la Vallee Noire aussi pimpante qu'elle y etait entree. Grauchon de defendre le discernement de son bourgeois et la qualite de la marchandise; puis de dire que cela _sortait de chez_ madame de Blanchemont et que le Grand-Louis avait ete le commissionnaire de cette acquisition. M. Bricolin, surpris et choque, ecouta les details de l'affaire, et sut que le meunier d'Angibault avait decide M. Ravalard a s'emparer de cet objet de luxe en lui disant que cela ferait enrager M. Bricolin. Le fait n'etait malheureusement que trop vrai. M. Ravalard avait fait conversation tout le long de son chemin avec le patachon. Celui-ci, habile a se menager un bon _pourboire_, et voyant le bourgeois enivre de sa nouvelle voiture, ne lui avait pas parle d'autre chose. Il n'y avait rien de plus beau, de plus leger, de plus _aimable a conduire_ que cette voiture-la. Ca devait avoir coute au moins quatre mille francs, et ca en valait le double dans le pays. M. Ravalard, doucement flatte de cette naive admiration, avait confie a son guide tous les details de l'affaire, et ce dernier, en dejeunant au moulin de Blanchemont, en avait bavarde avec le meunier Grauchon. Voyant la que Grand-Louis excitait la haine et l'envie, il avait envenime les choses autant pour le plaisir de jaser et de se faire ecouter, que par suite de la rancune qu'il gardait au Grand-Louis pour l'avoir raille cruellement le jour de l'aventure du bourbier. Peu d'instants apres que M. Bricolin eut quitte Grauchon, le front plisse et l'air rogue, ledit Grauchon vit entrer Grand-Louis et Marcelle chez la Piaulette. Ce rendez-vous, qui sentait le mystere, le frappa, et il se creusa la cervelle pour trouver la une nouvelle occasion de nuire a son ennemi. Il mit le patachon en embuscade, et, au bout d'une heure, il sut que le Grand-Louis, un inconnu qui avait l'air d'etre un nouveau garcon de moulin engage a son service, la jeune dame de Blanchemont et M. Tailland, le notaire, avaient ete enfermes en grande conference chez la Piaulette; qu'ils en etaient tous sortis separement et en prenant d'inutiles precautions pour n'etre pas remarques; enfin, qu'il se tramait la quelque complot, une affaire d'argent, a coup sur, puisque le notaire s'en etait mele. Grauchon n'ignorait pas que cet honnete notaire etait la bete noire et la terreur de Bricolin. Devinant a moitie la verite, il se hata d'aller informer complaisamment Bricolin de tous ces details, et de lui faire compliment de la maniere dont son favori le meunier d'Angibault servait ses interets. C'est cette delation que Grand-Louis surprit en entrant dans la cour de la ferme. En toute autre circonstance, notre honnete meunier eut ete droit a son accusateur et l'eut force a s'expliquer devant lui. Mais voyant Bricolin lui tourner le dos brusquement, et Grauchon le regarder en dessous d'un air sournois et railleur, il se demanda avec inquietude quelle grave question pouvait s'agiter ainsi entre deux hommes qui, la veille, ne _se seraient pas donne un coup de bonnet derriere l'eglise_, c'est-a-dire qui ne se seraient pas salues en se rencontrant nez a nez dans le chemin le plus etroit du bourg. Grand-Louis ne savait pas de quoi il s'agissait, ni meme s'il etait l'objet de cet _a parte_ affecte; mais sa conscience lui reprochait quelque chose. Il avait voulu jouer au plus fin avec M. Bricolin. Au lieu de le repousser avec mepris lorsque celui-ci lui avait offert de l'argent pour servir ses interets au detriment de ceux de Marcelle, il avait feint de transiger avec lui pour une ou deux bourrees avec Rose; il lui avait laisse l'esperance, et, pour se venger de l'outrage de ses offres, il l'avait trompe. "Je meriterais bien, pensa-t-il, que ma belle mine fut eventee. Voila ce que c'est que de _finasser_! Ma mere m'a toujours dit que c'etait une habitude du pays qui portait malheur, et moi, je n'ai pas su m'en preserver. Si je m'etais montre honnete homme a ce maudit fermier, comme je le suis au fond du coeur, il m'aurait hai, mais respecte et peut-etre craint davantage qu'il ne va le faire a present, s'il decouvre que je lui ai dit des paroles de Marchois! Grand-Louis, mon ami, tu as fait une sottise. Toutes les mauvaises actions sont betes; puisses-tu ne pas boire la tienne!" Tourmente, intimide et mecontent de lui-meme, il alla rejoindre sa mere sur le terrier pour lui proposer de la reconduire a Angibault. Les vepres etaient finies, et la meuniere etait deja partie avec quelques voisines, recommandant a Jeannie de dire a son maitre de s'amuser encore un peu, mais de ne pas rentrer trop tard. Grand-Louis ne sut pas profiter de la permission. Livre a mille anxietes, il erra jusqu'au coucher du soleil sans prendre gout a rien, attendant ou que Rose reparut, ou que son pere vint lui faire connaitre ses intentions. C'est a l'entree de la nuit que les habitants du hameau s'amusent le mieux un jour de fete. Les gendarmes, fatigues de n'avoir rien a faire, commencent a reprendre leurs chevaux; les gens de la ville et des environs grimpent dans leurs carrioles de toute espece, et s'en vont, pour eviter les mauvais chemins, de nuit. Les petits marchands plient bagage, et le cure va souper gaiement avec quelque confrere venu pour regarder danser, tout en soupirant peut-etre de ne pouvoir prendre part a ce coupable plaisir. Les indigenes restent donc seuls en possession du terrain avec celui des menetriers qui n'a pas fait une bonne journee, et qui s'en dedommage en la prolongeant. La, tous se connaissent, et, une fois en train, se dedommagent d'avoir ete disperses, observes et peut-etre railles par les etrangers; car on appelle etrangers, dans la Vallee-Noire, tout ce qui sort du rayon d'une lieue. Alors, toute la petite population de la localite se met en danse, meme les vieilles parentes et amies qu'on n'eut pas ose produire au grand jour, meme la grosse servante du cabaret, qui s'est evertuee depuis le matin a servir ses pratiques, et qui retrousse son tablier enfume pour se tremousser avec des graces surannees; meme le petit tailleur bossu, qui eut fait rougir les jeunes filles en les embrassant a la _belle heure_, et qui dit, en fendant sa bouche jusqu'aux oreilles, _qu'a la nuit tous les chats sont gris_. Rose, ennuyee de bouder, retrouva l'envie de se divertir lorsque tous ses parents furent partis. Avant de retourner a la fete, elle voulut voir la folle, qui avait dormi tout le jour sous la garde de la grosse Chounette. Elle entra doucement dans sa chambre, et la trouva eveillee, assise sur son lit, l'air pensif et presque calme. Pour la premiere fois, depuis bien longtemps, Rose osa lui toucher la main et lui demander de ses nouvelles, et, pour la premiere fois depuis douze ans, la folle ne retira pas sa main et ne se retourna pas du cote de la ruelle avec humeur. --Ma chere soeur, ma bonne Bricoline, repeta Rose enhardie et joyeuse, te sens-tu mieux? --Je me sens bien, repondit la folle d'une voix breve. J'ai trouve en m'eveillant ce que je cherchais _depuis cinquante-quatre ans_. --Et que cherchais-tu, ma cherie? --_Je cherchais la tendresse!_ repondit la Bricoline d'un ton etrange et en posant un doigt sur ses levres d'un air mysterieux. Je l'ai cherchee partout: dans le vieux chateau, dans le jardin, au bord du la source, dans le chemin creux, dans la garenne surtout! Mais elle n'est pas la, Rose, et tu la cherches en vain, toi-meme. Ils l'ont cachee dans un grand souterrain qui est sous cette maison, et c'est sous des ruines qu'on pourra la trouver. Cela m'est venu en dormant, car en dormant je pense et je cherche toujours. Sois tranquille, Rose, et laisse-moi seule! Cette nuit, pas plus tard que cette nuit, je trouverai la tendresse et je l'en ferai part. C'est alors que nous serons riches! _Au jour d'aujourd'hui_, comme dit ce gendarme qu'on a mis ici pour nous garder, nous sommes si pauvres que personne ne veut de nous. Mais demain, Rose, pas plus tard que demain, nous serons mariees toutes les deux, moi avec Paul, qui est devenu roi d'Alger; et toi avec cet homme qui porte des sacs de ble et qui te regarde toujours. J'en ferai mon premier ministre, et son emploi sera de faire bruler a petit feu ce gendarme qui dit toujours la meme chose et qui nous a fait tant souffrir. Mais tais-toi, ne parle de cela a personne. C'est un grand secret, et le sort de la guerre d'Afrique en depend. Ce discours bizarre effraya beaucoup Rose, et elle n'osa parler davantage a sa soeur, dans la crainte de l'exalter de plus en plus. Elle ne voulut pas la quitter que le medecin, qu'on attendait a cette heure-la, ne fut venu, et meme elle oublia son envie de danser et resta pensive aupres du lit de la folle, la tete penchee, les deux mains croisees sur son genou et le coeur rempli d'une tristesse profonde. C'etait un contraste frappant que ces deux soeurs, l'une si horriblement devastee par la souffrance, si repoussante dans son abandon d'elle-meme, l'autre si bien paree, brillante de fraicheur et de beaute; et cependant, il y avait de la ressemblance dans leurs traits; toutes deux aussi couvaient, a des degres differents, dans leur sein, _une amour contrariee_, comme on dit dans le pays; toutes deux etaient tristes et graves. La moins abattue des deux etait la folle, qui roulait dans son esprit egare des esperances et des projets fantastiques. Le medecin arriva tres-exactement. Il examina la folle avec l'espece d'apathie d'un homme qui n'a rien a esperer, rien a tenter dans un cas depuis longtemps desespere. --Le pouls est le meme, dit-il. Il n'y a pas de changement. --Pardonnez-moi, docteur, lui dit Rose en l'attirant a part. Il y a du changement depuis hier soir. Elle crie, elle dort, elle parle autrement que de coutume. Je vous assure qu'il se fait en elle une revolution. Ce soir, elle cherche a rassembler ses idees et a les exprimer, quoique ce soient les idees du delire; est-ce, pire, est-ce mieux que son abattement ordinaire? Qu'en pensez-vous? --Je ne pense rien, repondit le medecin. On peut s'attendre a tout dans ces sortes de maladies, et on ne peut rien prevoir. Votre famille a eu tort de ne pas faire les sacrifices necessaires pour l'envoyer dans un de ces etablissements ou des gens de l'art s'occupent specialement des cas exceptionnels. Moi, je ne me suis jamais vante de la guerir, et je pense que, meme les plus habiles, ne pourraient en repondre aujourd'hui. Il est trop tard. Tout ce que je desire, c'est que sa manie de silence et de solitude ne degenere pas en fureur. Evitez de la contrarier et ne la faites pas parler, afin que sa pensee ne se fixe pas sur un meme objet. --Helas! dit Rose, je n'ose vous contredire, et pourtant c'est si affreux de vivre toujours seule, en horreur a tout le monde! Lorsqu'elle semble enfin chercher quelque sympathie, quelque pitie, faudra-t-il opposer a ce besoin d'affection un silence glace? Savez-vous ce qu'elle me disait tout a l'heure? Elle disait que depuis qu'elle est folle (elle pretend qu'il y a cinquante-quatre ans), elle etait occupee a chercher la tendresse. Pauvre fille, il est certain qu'elle ne l'a guere trouvee! --Et disait-elle cela en termes raisonnables? --Helas, non! elle y melait des idees effrayantes et des menaces epouvantables. --Vous voyez bien que ces epanchements du delire sont plus dangereux que salutaires. Laissez-la seule, croyez-moi, et, si elle veut sortir, empechez qu'on ne gene en rien ses habitudes. C'est la seule maniere d'eviter que la crise d'hier soir ne revienne. Rose obeit a regret; mais Marcelle, qui desirait se retirer dans sa chambre pour ecrire et qui voyait sa compagne triste et preoccupee, la conjura d'aller se distraire, et lui promit qu'au premier cri, au premier symptome d'agitation de sa soeur, elle l'enverrait avertir par la petite Fanchon. D'ailleurs, madame Bricolin etait occupee aussi a la maison, et la grand'mere pressait Rose de venir encore danser une bourree sous ses yeux avant la cloture de l'assemblee. --Songe, lui dit-elle, que je compte maintenant les jours de fete, en me disant chaque annee que je ne verrai peut-etre pas la suivante. Il faut que je te voie encore danser et t'amuser aujourd'hui, autrement il m'en roterait une idee triste, et je me figurerais que ca doit me porter malheur. Rose ne fit point trois pas sur le terrier sans voir Grand-Louis a ses cotes. --Mademoiselle Rose, lui dit-il, votre papa ne vous a-t-il rien dit contre moi? --Non. Il m'a, au contraire, presque commande ce matin de danser avec toi. --Mais... depuis ce matin? --Je l'ai a peine vu; il ne m'a pas parle. Il parait tres-occupe de ses affaires. --Allons, Louis, dit la grand'mere, tu ne fais donc pas danser Rose? tu ne vois donc pas qu'elle en a envie? --Est-ce vrai, mam'selle Rose? dit le meunier en pronant la main de la jeune fille; auriez-vous fantaisie de danser encore ce soir avec moi? --Je veux bien danser, repondit-elle avec une nonchalance assez piquante. --Si c'est avec quelque autre que moi, dit Grand-Louis en pressant le bras de Rose sur son coeur agite, dites, j'irai le chercher! --Cela veut peut-etre dire que vous souhaiteriez que ce ne fut pas vous? repondit la malicieuse fille en s'arretant. --Vous pensez ca? s'ecria le meunier transporte d'amour. Eh bien, vous allez voir si j'ai les jambes engourdies! Et il l'entraina, il l'emporta presque au milieu de la danse, ou, au bout d'un instant, oublieux l'un et l'autre de leurs inquietudes et de leurs chagrins, ils raserent legerement le gazon, en se tenant la main un peu plus serree que la bourree ne l'exigeait absolument. Mais cette enivrante bourree n'etait pas finie, que M. Bricolin, qui avait attendu ce moment pour rendre l'affront plus sanglant a la face de tout le village, s'elanca au beau milieu des danseurs, et, d'un geste interrompant la cornemuse, qui eut couvert sa voix: --Ma fille! s'ecria-t-il en prenant le bras de Rose, vous etes une honnete et respectable fille; ne dansez donc plus jamais avec des gens que vous ne connaissez pas! --Mademoiselle Rose danse avec moi, monsieur Bricolin! repondit Grand-Louis fort anime. --C'est a cause de ca que je le lui defends, comme je vous defends, a vous, de vous permettre de l'inviter, ni de lui adresser la parole, ni de jamais passer ma porte, ni... La voix tonnante du fermier fut etouffee par cet exces d'eloquence, et, la colere le faisant begayer, Grand-Louis l'arreta. --Monsieur Bricolin, lui dit-il, vous etes le maitre de commander en pere a votre fille, vous etes le maitre de me defendre votre maison, mais vous n'etes pas le maitre de m'offenser en public avant de m'avoir donne une explication en particulier. --Je suis le maitre de faire tout ce que je veux, reprit Bricolin exaspere, et de dire a un mauvais sujet tout ce que je pense de lui! --A qui dites-vous ca, monsieur Bricolin? demanda Grand-Louis, dont les yeux se remplirent d'eclairs; car bien qu'il se fut dit, des le debut de cette scene: "Nous y voila! j'ai ce que je merite jusqu'a un certain point," il lui etait impossible de supporter patiemment un outrage. --Je dis cela a qui bon me semble! repondit Bricolin d'un air majestueux, mais, au fond, intimide subitement. --Si vous parlez a votre bonnet, peu m'importe! reprit Grand-Louis, essayant de se moderer. --Voyez un peu cet enrage! repliqua M. Bricolin en se renfoncant dans le groupe de curieux qui se pressait autour de lui; ne dirait-on pas qu'il veut m'insulter parce que je lui defends de parler a ma fille? N'en ai-je pas le droit? --Oui, oui! vous en avez parfaitement le droit, reprit le meunier en s'efforcant de s'eloigner; mais non pas sans m'en dire la raison, et j'irai vous la demander quand vous serez de sang-froid et moi aussi. --Tu me fais des menaces, malheureux? s'ecria Bricolin alarme; et, prenant l'assemblee a temoin: "Il me fait des menaces!" ajouta-t-il d'un ton emphatique, et comme pour invoquer l'assistance de ses clients et de ses serviteurs contre un homme dangereux. --Dieu m'en garde! monsieur Bricolin, dit Grand-Louis en haussant les epaules; vous ne m'entendez pas... --Et je ne veux pas t'entendre. Je n'ai rien a ecouter d'un ingrat et d'un faux ami. Oui, ajouta-t-il, voyant que ce reproche causait plus de chagrin que de colere au meunier, je te dis que tu es un faux ami, un Judas! --Un Judas? non, car je ne suis pas un juif, monsieur Bricolin. --Je n'en sais rien! reprit le fermier, qui s'enhardissait lorsque son adversaire semblait faiblir. --Ah! doucement, s'il vous plait, repliqua Grand-Louis d'un ton qui lui ferma la bouche. Pas de gros mots; je respecte votre age, je respecte votre mere, et votre fille aussi, plus que vous-meme peut-etre; mais je ne reponds pas de moi si vous vous emportez trop en paroles. Je pourrais repondre et faire voir que si j'ai un petit tort, vous en avez un grand. Taisons-nous, croyez-moi, monsieur Bricolin, ca pourrait nous mener plus loin que nous ne voulons. J'irai vous parler, et vous m'entendrez. --Tu n'y viendras pas! Si tu y viens, je te mettrai dehors honteusement, s'ecria M. Bricolin lorsqu'il vit le meunier, qui s'eloignait a grands pas, hors de portee de l'entendre. Tu n'es qu'un malheureux, un trompeur, un intrigant! Rose qui, pale et glacee de terreur, etait restee jusque-la immobile au bras de son pere, fut prise d'un mouvement d'energie dont elle-meme ne se serait pas crue capable un instant auparavant. --Mon papa, dit-elle en le tirant avec force de la foule, vous etes en colere, et vous dites ce que vous ne pensez pas. C'est en famille qu'il faut s'expliquer, et non pas devant tout le monde. Ce que vous faites la est tres-desobligeant pour moi, et vous n'etes guere soigneux de me faire respecter. --Toi, toi? dit le fermier etonne et comme vaincu par le courage de sa fille. Il n'y a rien contre toi dans tout cela, rien qui doive faire parler sur ton compte. Je t'avais permis de danser avec ce malheureux, je trouvais cela honnete et naturel, comme tout le monde doit le trouver. Je ne savais pas que cet homme-la etait un scelerat, un traitre, un... --Tout ce que vous voudrez, mon pere, mais en voila bien assez, dit Rose en lui secouant le bras avec la force d'un enfant mutine. Et elle reussit a l'entrainer vers la ferme. XXIX. LES DEUX SOEURS. Madame Bricolin ne s'attendait pas a voir revenir si tot son monde. Son epoux l'avait consignee a la maison sans lui dire l'esclandre qu'il meditait; il ne voulait pas qu'elle vint nuire par des criailleries a la majeste de son role en public. Lors donc qu'elle le vit rentrer, cramoisi de colere, essouffle, grondant sourdement, et trainant a son bras Rose tres-animee, tres-oppressee aussi et les yeux gros de larmes qu'elle ne pouvait retenir, tandis que la grand'mere les suivait en trottinant et en joignant les mains d'un air consterne, elle recula de surprise: puis, elevant sa chandelle a la hauteur de leur visage: --Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle; qu'est-ce qui vient de se passer? --Il y a que mon fils a grandement tort, et qu'il parle sans raison, repondit la mere Bricolin en se laissant tomber sur une chaise. --Oui, oui, c'est le refrain de la vieille, dit le fermier, a qui la vue de sa moitie rendit une partie de sa colere. Assez cause! Le souper est-il pret? Allons, Rose, as-tu faim? --Non, mon pere, dit Rose assez sechement. --C'est donc moi qui t'ai coupe l'appetit? --Oui, mon pere. --C'est un reproche, ca? --Oui, mon pere, j'en conviens. --Ah ca! dis donc, Rose, reprit le fermier, qui avait pour sa fille autant de condescendance que possible, mais qui, pour la premiere fois, la voyait un peu revoltee contre lui: tu le prends sur un ton qui ne me va guere. Sais-tu que ta mauvaise humeur me donnerait a penser? tu ne le voudrais pas, j'espere? --Parlez, parlez, mon pere. Dites ce que vous pensez; si vous vous trompez, mon devoir est de me justifier. --Je dis, ma fille, que tu aurais mauvaise grace de prendre le parti d'un manant de meunier, a qui je romprai mon rotin sur le dos un de ces quatre matins s'il rode autour de ma maison. --Mon pere, repondit Rose avec feu, j'oserai vous dire, moi, dussiez-vous me rompre votre baton sur le dos a moi-meme, que tout cela est cruel et injuste; que je suis humiliee de servir a votre vengeance en public, comme si j'etais responsable des torts qu'on a ou qu'on n'a pas envers vous, qu'enfin tout cela me fait de la peine et blesse ma grand'mere, vous le voyez bien. [Illustration: La-dessus, M. Bricolin de denigrer le carrosse.] --Oui, oui, ca m'afflige et ca me fache, dit la mere Bricolin avec son ton franc et bref, qui cachait cependant une grande douceur et une grande bonte (et c'est en cela que Rose lui ressemblait, ayant le parler vif et l'ame tendre). Ca me _saigne l'ame_, continua la vieille, de voir maltraiter en paroles un honnete garcon que j'aime quasiment comme un de mes enfants, d'autant plus que je suis amie depuis plus de soixante ans avec sa mere et avec toute sa famille... Une famille de braves gens, oui! et a qui Grand-Louis n'est pas fait pour porter deshonneur! --Ah! c'est donc a propos de ce joli monsieur-la que votre mere grogne, dit madame Bricolin a son mari, et que votre fille pleure? Regardez-la, la voila toute larmoyante! Oui-da! vous nous avez embarques dans de jolies affaires, monsieur Bricolin, avec votre amitie pour ce grand ane! Vous en voila recompense! Voyez si ce n'est pas une honte de voir votre mere et votre fille prendre son parti contre vous, et en verser des larmes comme si... comme si... Vrai Dieu! je ne veux pas en dire plus long, j'en rougirais! --Dites tout, ma mere, dites, s'ecria Rose tout a fait irritee. Puisqu'on est si bien en train de m'humilier aujourd'hui, qu'on ne se refuse donc rien! Je suis toute prete a repondre si l'on m'interroge serieusement et sincerement sur mes sentiments pour Grand-Louis. --Et quels sont vos sentiments, Mademoiselle? dit le fermier courrouce, en prenant sa plus grosse voix: dites-nous ca bien vite, s'il vous plait, puisque la langue vous demange. --Mes sentiments sont ceux d'une soeur et d'une amie, repliqua Rose, et personne ne m'en fera changer. --Une soeur! la soeur d'un meunier! dit M. Bricolin en ricanant et en contrefaisant la voix de Rose; une amie! l'amie d'un paysan! Voila un beau langage et fort convenable pour une fille comme vous! Le tonnerre m'ecrase si, au _jour d'aujourd'hui_, les jeunes filles ne sont pas toutes folles. Rose, vous parlez comme on parlerait aux Petites-Maisons! En ce moment, des cris percants retentirent dans la chambre de la folle; madame Bricolin tressaillit, et Rose devint pale comme la mort. [Illustration: Le chemin etait sombre et desert.] --Ecoutez! mon pere, dit-elle en saisissant avec force le bras de M. Bricolin; ecoutez bien, et osez donc rire encore de la folie des jeunes filles! Plaisantez sur les maisons des fous, vous qui semblez oublier qu'une fille de _notre rang_ peut aimer un homme sans fortune, jusqu'a tomber dans un etat pire que la mort! --Ainsi, elle l'avoue, elle le proclame! s'ecria madame Bricolin, partagee entre la rage et le desespoir; elle aime ce manant, et elle nous menace de _tourner_ comme sa soeur! --Rose! Rose! dit M. Bricolin epouvante, taisez-vous! et vous, Thibaude, allez-vous-en voir la Bricoline, ajouta-t-il d'un ton imperieux. Madame Bricolin sortit. Rose restait debout, la figure bouleversee, effrayee de ce qu'elle venait de dire a son pere. --Ma fille, tu es malade, dit M. Bricolin tout emu. Il faut reprendre tes sens. --Oui, vous avez raison, mon pere, je suis malade, dit Rose fondant en larmes et en se jetant dans les bras de son pere. M. Bricolin avait ete effraye, mais il lui etait impossible de s'attendrir. Il embrassa Rose comme un enfant qu'on apaise, mais non comme une fille qu'on adore. Il etait vain de sa beaute, de son esprit, et plus encore de la richesse qu'il voulait placer sur sa tete. Il eut mieux aime l'avoir mise au monde laide et sotte, mais inspirant l'envie par son argent, que parfaite et pauvre, et inspirant la pitie. --Petite, lui dit-il, tu n'as pas le sens commun, ce soir. Va te coucher, et que ce meunier et vos belles amities te sortent de la cervelle. Sa soeur t'a nourrie, c'est vrai; mais elle a ete, parbleu! bien payee. Ce garcon a ete ton camarade d'enfance, c'est encore vrai; mais il etait notre domestique, et il ne faisait que son devoir en t'amusant. Il me plait de le chasser au _jour d'aujourd'hui_, parce qu'il m'a joue un vilain tour: c'est ton devoir de trouver que j'ai raison. --Oh! mon pere, dit Rose en pleurant toujours dans les bras du fermier, vous revoquerez cet ordre-la. Vous lui permettrez de se justifier, car il n'est pas coupable, c'est impossible, et vous ne me forcerez pas a humilier mon ami d'enfance, le fils de la bonne meuniere qui m'aime tant! --Rose, tout ca commence a m'ennuyer particulierement, repondit Bricolin en se debarrassant des caresses de sa fille. C'est trop bete qu'il faille faire une affaire de famille de l'expulsion d'un pareil _va-nu-pieds_. Allons, flanque-moi la paix, je te prie. Ecoute comme ta pauvre soeur _braille_, et ne t'occupe pas tant d'un etranger quand le malheur est dans notre maison. --Oh! si vous croyez que je n'entends pas la voix de ma soeur, dit Rose avec une expression effrayante, si vous croyez que ses cris ne disent rien a mon ame, vous vous trompez, mon pere! je les entends bien, et je n'y pense que trop! Rose sortit en chancelant, mais comme elle se dirigeait vers la chambre de sa soeur, on l'entendit rouler sur le plancher du corridor. Les deux dames Bricolin accoururent effrayees. Rose etait evanouie et comme morte. On s'empressa de porter Rose dans la chambre ou Marcelle ecrivait en l'attendant, sans se douter de l'orage ou s'agitait sa pauvre amie. Elle l'entoura des plus tendres soins et eut seule la presence d'esprit d'envoyer voir dans le bourg si le medecin n'etait pas reparti. Il vint, et trouva la jeune fille dans une violente contraction nerveuse. Elle avait les membres raidis, les dents serrees, les levres bleuatres. La connaissance lui revint quand on eut execute quelques prescriptions; mais son pouls passa d'une atonie effrayante a une ardente energie. La fievre brillait dans ses grands yeux noirs, et elle parlait avec agitation, sans trop savoir a qui. Frappee de lui entendre prononcer plusieurs fois de suite le nom de Grand-Louis, Marcelle reussit a eloigner ses parents alarmes et a rester seule avec elle, tandis que le medecin se rendait aupres de mademoiselle Bricolin l'ainee, qui commencait a presenter des symptomes de fureur comme la veille. --Ma chere Rose, dit Marcelle en pressant sa compagne dans ses bras, vous avez du chagrin, c'est la cause de votre mal. Apaisez-vous; demain vous me conterez tout cela, et je ferai tout au monde pour voir cesser vos peines. Qui sait si je ne trouverai pas quelque moyen? --Ah! vous etes un ange, vous, repondit Rose en se jetant a son cou. Mais vous ne pouvez rien pour moi. Tout est perdu, tout est rompu, Louis est chasse de la maison; mon pere, qui le protegeait ce matin, le hait et le maudit ce soir. Je suis trop malheureuse, en verite! --Vous l'aimez donc bien? dit Marcelle etonnee. --Si je l'aime! s'ecria Rose; puis-je ne pas l'aimer! Et quand donc en avez-vous doute? --Hier encore, Rose, vous n'en conveniez pas. --C'est possible, je n'en serais peut-etre jamais convenue si on ne l'eut pas persecute, si on ne m'eut pas poussee a bout comme on l'a fait aujourd'hui. Imaginez-vous, dit-elle en parlant d'une maniere precipitee, et en tenant a deux mains son front brulant, qu'ils ont cherche a l'humilier devant moi, a l'avilir a mes yeux, parce qu'il est pauvre et qu'il ose m'aimer! Ce matin, quand on l'accablait de railleries, j'etais lache; j'etais en colere, et je n'osais pas le faire paraitre. Je l'ai laisse vilipender sans songer a le defendre, je rougissais presque de lui. Et puis je suis rentree, prise tout a coup d'un grand mal de tete, et me demandant si j'aurais jamais la force de braver pour lui tant d'insultes. Je me suis figure que je ne voulais plus l'aimer, et alors il m'a semble que j'allais mourir, que cette maison, qui m'a toujours semble belle, parce que j'y ai ete elevee et que je m'y trouvais heureuse, devenait noire, malpropre, triste et laide comme elle vous le parait sans doute a vous-meme. Je me suis crue dans une prison, et ce soir, quand ma pauvre soeur me disait dans sa folie que notre pere etait un gendarme qui nous gardait a vue pour nous faire souffrir, il y a eu instant ou j'etais comme folle aussi, et ou je me figurais voir tout ce que voyait ma soeur. Oh! que cela m'a fait de mal! Et quand j'ai repris ma raison, j'ai bien senti que sans mon pauvre Louis il n'y avait pour moi rien d'agreable, rien de supportable dans ma vie. C'est parce que je l'aime que j'ai accepte gaiement jusqu'a ce jour toutes mes peines, l'humeur terrible de ma mere, l'insensibilite de mon pere, le fardeau de notre richesse, qui ne fait que des malheureux et des jaloux autour de nous, et le spectacle des maladies affreuses qui frappent depuis si longtemps sous mes yeux ma soeur et mon grand-pere. Tout cela m'a paru hideux quand je me suis vue seule, n'osant plus aimer, et forcee de subir tout cela sans la consolation d'etre cherie par un etre beau, noble, excellent, dont l'attachement me dedommageait de tout. Oh! c'est impossible! je l'aime, je ne veux plus essayer de m'en guerir. Mais j'en mourrai, voyez-vous, madame Marcelle; car ils l'ont chasse, et, j'aurai beau souffrir, ils seront impitoyables. Je ne pourrai plus le voir; si je lui parle en secret, ils me gronderont et me persifleront jusqu'a ce que j'aie perdu la tete... Ma pauvre tete, que je croyais si saine, si forte, et qui me fait tant de mal qu'il me semble qu'elle se brise... Oh! je ne me laisserai pas devenir comme ma soeur, n'ayez pas peur de moi, ma chere madame Marcelle! Je me tuerai plutot si je sens que son mal me gagne. Mais cela ne se gagne pas, n'est-il pas vrai?... Pourtant, quand je l'entends crier, cela me dechire le coeur, cela fait passer du feu et de la glace dans mon sang. Une soeur, une pauvre soeur! c'est le meme sang que nous, et son mal se ressent dans notre corps comme dans notre ame! Oh ciel! Madame, oh! mon Dieu, l'entendez-vous? Tenez! ils ont beau fermer les portes, je l'entends encore, je l'entends toujours!... Comme elle souffre, comme elle aime, comme elle appelle! ma soeur, o ma pauvre amie, que j'ai vue si belle, si sage, si douce, si gaie, et qui rugit a present comme une louve!... La pauvre Rose eclata en sanglots, et peu a peu ses larmes, longtemps etouffees par un violent effort de sa volonte, devenaient des cris inarticules, puis des cris percants. Sa figure s'alterait, ses yeux egares semblaient rentrer et s'eteindre, ses mains crispees pressaient les bras de Marcelle jusqu'a les meurtrir, et elle finit par cacher sa figure dans son oreiller en criant d'une maniere dechirante, imitant par un instinct fatal et irresistible les cris effroyables de sa malheureuse soeur. La famille, frappee de cet echo sinistre, quitta l'ainee pour la cadette. Le medecin accourut, et, sachant ce qui s'etait passe, n'attribua pas seulement cette violente attaque de nerfs a l'impression produite sur l'imagination de Rose par la demence de sa soeur ainee. Il reussit a la calmer; mais lorsqu'il se retrouva seul avec les Bricolin, il leur parla assez severement:--Vous avez commis une longue imprudence, leur dit-il, d'elever cette jeune fille en presence d'un aussi triste spectacle. Il serait opportun de l'y soustraire, d'envoyer l'ainee dans un etablissement d'alienes, et de marier la cadette pour dissiper la melancolie qui pourrait bien s'emparer d'elle. --Comment, monsieur Lavergne! mais certainement! dit madame Bricolin, nous ne demandons qu'a la marier. Elle en a trouve dix fois l'occasion, et, aujourd'hui encore, nous avions la son cousin Honore, qui est un tres-bon parti; il aura bien un jour cent mille ecus. Si elle le voulait, il ne demanderait pas mieux et nous aussi, mais elle ne veut pas en entendre parler; elle refuse tous ceux que nous lui presentons! --C'est peut-etre que vous ne lui presentez pas celui qui lui plairait, repondit le docteur. Je n'en sais rien, et je ne me mele pas de vos affaires; mais vous savez bien la cause du malheur de l'autre, et je vous conseille fort de vous conduire autrement avec celle-ci. --Oh! celle-ci, dit M. Bricolin, ce serait trop grand dommage, une si belle fille, hein, monsieur le docteur? --L'autre aussi etait une belle fille; vous ne vous en souvenez pas! --Mais enfin, Monsieur, dit madame Bricolin plus irritee que penetree de la franchise du docteur, est-ce que vous croiriez que ma fille n'aurait pas la tete saine? Le malheur de l'autre est un accident, un chagrin qu'elle a eu de la mort de son amant... --Que vous ne lui aviez pas permis d'epouser! --Monsieur, vous n'en savez rien; nous le lui aurions peut-etre permis, si nous avions su que ca devait tourner si mal. Mais Rose, Monsieur, c'est une fille bien organisee, bien raisonnable, et, Dieu merci, ce n'est pas un mal hereditaire chez nous. Il n'y a jamais eu de fous, que je sache, dans la famille des Bricolin ni dans celle des Thibaut! Moi, j'ai toujours eu la tete froide et forte; j'ai d'autres filles qui sont comme moi: je ne concois pas pourquoi Rose ne l'aurait pas aussi bonne que les autres. --Vous en penserez ce que vous voudrez, reprit le medecin; mais je vous declare que vous jouez gros jeu si vous contrariez jamais les inclinations de votre fille cadette. C'est un temperament nerveux des mieux conditionnes, et assez semblable a celui de l'ainee. De plus, la folie, si elle n'est pas hereditaire, est contagieuse.... --Oh! nous enverrons l'autre dans une maison de sante; nous nous deciderons a cela quoi qu'il en puisse couter, dit madame Bricolin. --Et il ne faut pas contrarier Rose, entends-tu, ma femme? dit le fermier en se versant du vin a pleins verres pour s'etourdir sur ses chagrins domestiques. Il y a des acteurs a la Chatre, il faudra la mener voir la comedie. Nous lui acheterons une robe neuve, deux s'il faut. Nous avons, sapredie, bien le moyen de ne lui rien refuser!... M. Bricolin fut interrompu par madame de Blanchemont, qui lui demandait un entretien particulier. XXX. LE CONTRAT --Monsieur Bricolin, dit Marcelle en suivant le fermier dans une espece de cabinet sombre et mal range ou il entassait ses papiers pele-mele avec divers instruments aratoires et ses echantillons de semence, etes-vous dispose a m'ecouter avec calme et douceur? Le fermier avait beaucoup bu pour se donner de l'aplomb avant d'aller insulter Grand-Louis sur le terrier. En revenant, il avait encore bu pour se calmer et se rafraichir. En troisieme lieu, il avait bu pour conjurer la tristesse repandue autour de lui et chasser les idees noires qui le gagnaient. Son pichet de faience a fleurs bleues, en permanence sur la table de la cuisine, lui servait ordinairement de contenance ou de stimulant contre la premiere pesanteur de l'ivresse. Quand il se vit seul avec la dame de Blanchemont et prive du secours de son vin blanc, il se sentit mal a l'aise, fit machinalement le mouvement de chercher sur sa table a ecrire un verre qui ne s'y trouvait point, et, en voulant offrir une chaise, il en fit tomber deux. Marcelle s'apercut alors que ses jambes, sa face rouge, sa langue et son cerveau etaient passablement avines, et, malgre le degout que lui inspirait ce redoublement d'attrait du personnage, elle resolut d'affronter une franche explication avec lui, se rappelant le proverbe _in vino veritas_. Voyant qu'il avait a peine entendu ses premieres paroles, elle revint a l'assaut.--Monsieur Bricolin, lui dit-elle, j'ai eu le, plaisir de vous demander si vous etiez dispose a ecouter avec bienveillance et tranquillite une demande assez delicate que j'ai a vous faire. --Qu'est-ce qu'il y a, Madame? repondit le fermier d'un ton peu gracieux, mais sans energie. Il en voulait beaucoup a Marcelle, mais il etait trop appesanti pour le lui temoigner. --Il y a, monsieur Bricolin, reprit-elle, que vous avez chasse de votre maison le meunier d'Angibault, et que je desirerais savoir la cause de votre mecontentement contre lui. Bricolin fut etourdi de cette franche maniere d'aborder la question. Il y avait dans l'exterieur de Marcelle une sincerite hardie qui le genait toujours, et surtout dans un moment ou il n'avait pas le libre exercice de ses facultes. Domine comme par une volonte superieure a la sienne, il fit le contraire de ce qu'il eut fait a jeun, il dit la verite. --Vous la savez, Madame, repondit-il, la cause de mon mecontentement! je n'ai pas besoin de vous la dire. --C'est donc moi? dit madame de Blanchemont. --Vous? non. Je ne vous accuse pas. Vous songez a vos propres interets, c'est tout simple, comme je songe aux miens... mais je trouve que c'est le fait d'une canaille de faire semblant d'etre mon ami, et d'aller, pendant ce temps-la, vous donner des conseils contre moi. Ecoutez-les, profitez-en, payez-les bien, vous n'en manquerez pas. Mais moi, je mets a la porte l'ennemi qui me nuit aupres de vous. Voila!... Tant pis pour ceux qui le trouvent mauvais... Je suis le maitre chez moi; car enfin, voyez-vous, madame de Blanchemont, je vous le dis, chacun pour soi!... Vos interets sont vos interets a vous, mes interets sont mes interets a moi. La canaille est de la canaille... Au _jour d'aujourd'hui_, chacun songe a soi. Je suis le maitre dans ma maison et dans ma famille, vous avez vos interets comme j'ai les miens; pour des conseils contre moi, vous n'en manquerez guere, je vous le dis.... Et M. Bricolin continua ainsi pendant dix minutes a se repeter fastidieusement sans s'en apercevoir, perdant a chaque parole le souvenir d'avoir dit deja cent fois la meme chose. Marcelle, qui avait vu rarement de pres des gens ivres, et qui n'avait jamais cause avec aucun, l'ecoutait avec etonnement, se demandant s'il etait devenu tout a coup idiot, et songeant avec effroi que le sort de Rose et de son amant dependait d'un homme dur et opiniatre a jeun, stupide et sourd quand le vin avait apaise sa rudesse. Elle le laissa ressasser pendant quelque temps les memes lieux communs ignobles, puis, voyant que cela pouvait durer jusqu'a ce que le sommeil le prit sur sa chaise, elle essaya de le degriser en touchant brusquement la corde la plus sensible. --Voyons, monsieur Bricolin, dit-elle en l'interrompant, vous voulez absolument acheter Blanchemont? Et si j'acceptais le prix que vous m'en offrez, seriez-vous encore fache? Bricolin fit un effort pour relever ses paupieres dilatees, et pour regarder fixement Marcelle qui, de son cote, le regardait avec, attention et assurance. Peu a peu l'oeil du fermier s'eclaircit, sa face lourde et gonflee parut se raffermir, et on eut dit qu'un voile tombait de dessus ses traits. Il se leva et fit deux ou trois tours dans la chambre, comme pour essayer ses jambes et rassembler ses idees. Il craignait de rever. Quand il revint s'asseoir vis-a-vis de Marcelle, son attitude etait solide et son teint presque pale. --Pardon, madame la baronne, lui dit-il, qu'est-ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire? --Je dis, reprit Marcelle, que je suis capable de vous laisser ma terre pour deux cent cinquante mille francs, si.... --Si quoi? demanda Bricolin d'un ton bref et avec un regard de lynx. --Si vous voulez me promettre de ne pas faire le malheur de votre fille. --Ma fille! Qu'est-ce que ma fille a a faire dans tout cela? --Votre fille aime le meunier d'Angibault; elle est fort malade, elle peut en perdre la raison comme sa soeur. Entendez-vous, comprenez-vous, monsieur Bricolin? --J'entends, et ne comprends guere. Je vois bien que ma fille a une espece d'amourette dans la tete. Ca peut passer d'un jour a l'autre, comme ca est venu. Mais quel si grand interet portez-vous a ma fille? --Que vous importe? Puisque vous ne comprenez pas qu'on puisse avoir de l'amitie et de la compassion pour une fille charmante qui souffre, vous comprenez du moins l'avantage d'etre proprietaire de Blanchemont? --C'est un jeu, madame la baronne. Vous vous moquez de moi. Vous avez parle aujourd'hui a mon plus grand ennemi, a Tailland le notaire, qui vous aura certainement conseille de me tenir la dragee haute! --Sans aucune animosite contre vous, il m'a donne les renseignements necessaires sur ma position. Or, je sais que je pourrais trouver un acquereur tres-prochainement, et vous tenir, comme vous dites, la dragee tres-haute. --Et c'est le meunier d'Angibault qui vous a procure ce bon conseiller-la en cachette de moi? --Qu'en savez-vous? Vous pourriez vous tromper. D'ailleurs, toute explication a ce sujet est inutile; si je me contente de vos offres, que vous importe le reste? --Mais le reste... le reste, c'est qu'il faut que ma fille epouse un meunier! --Votre pere l'etait avant d'entrer comme fermier chez mes parents. --Mais il a ramasse du bien, et, au _jour d'aujourd'hui_, je suis en position d'avoir un gendre qui m'aidera a acheter votre terre. --A l'acheter trois cent mille francs, et peut-etre plus? --C'est donc une condition _sinet quoi nomme_? Vous voulez que ce meunier epouse ma fille? Quel interet avez-vous a cela? --Je vous l'ai dit, l'amitie, le plaisir de faire des heureux, toutes choses qui vous paraissent bizarres; mais chacun son caractere. --Je sais bien que defunt M. le baron votre mari aurait donne dix mille francs d'un mauvais cheval, quarante mille francs d'une mauvaise fille, quand ca lui passait par la tete. Ce sont des fantaisies de noble; mais enfin ca se concoit, c'etait pour lui, ca lui procurait de l'agrement: au lieu que faire un sacrifice purement pour le plaisir des autres, a des gens qui ne vous tiennent en rien, que vous connaissez a peine.... --Vous me conseillez donc de ne pas le faire? --Je vous conseille, dit vivement Bricolin effraye de sa maladresse, de faire ce qui vous plait! On ne dispute pas des gouts et des idees; mais enfin!... --Mais enfin, vous vous mefiez de moi, cela est clair. Vous ne me croyez pas sincere dans mes propositions? --Dame, Madame! quelle garantie eu aurais-je? C'est une fantaisie de reine qui peut vous passer d'un moment a l'autre. --C'est pourquoi vous devriez vous hater de me prendre au mot. "Elle a pardieu raison, se dit M. Bricolin; dans sa folie, elle a plus de sang-froid que moi." --Voyons, madame la baronne, dit-il, quelle garantie me donneriez-vous? --Un engagement ecrit. --Signe? --A coup sur. ---Et moi, je vous promettrais de donner ma fille en mariage a votre protege? --Vous m'en donneriez d'abord votre parole d'honneur. --D'honneur? et puis apres? --Et puis tout de suite vous iriez, en presence de votre mere, de votre femme et de moi, la donner a Rose. --Ma parole d'honneur? Rose est donc bien amourachee? --Enfin, consentez-vous? --S'il ne faut que cela pour lui faire plaisir, a cette petite!... --Il faut plus encore.... --Quoi donc? --Il faut tenir votre parole. La figure du fermier s'altera. --Tenir ma parole... tenir ma parole! dit-il; vous en doutez donc? --Pas plus que vous ne doutez de la mienne; mais, comme vous me demandez un ecrit, je vous en demanderais un aussi. --Un ecrit comme quoi tourne? --Une promesse de mariage que je redigerais moi-meme, que Rose signerait; et que vous signeriez aussi. --Et si Rose allait me demander une dot apres tout cela? --Elle y renoncerait par ecrit. "Ce serait une fameuse economie, pensa le fermier, Cette diable de dot qu'il aurait fallu fournir d'un jour a l'autre m'aurait empeche peut-etre d'acheter Blanchemont. Ne pas doter et avoir Blanchemont pour deux cent cinquante mille francs, c'est cent mille francs de profit. Allons, il n'y a pas a barguigner. Avec ca que si Rose devenait folle, il faudrait bien renoncer a trouver un gendre... et puis payer un medecin a l'annee.... Et puis enfin, c'est trop triste; ca me ferait trop de peine de la voir devenir laide et malpropre comme sa soeur. Ca serait une honte pour nous d'avoir deux filles folles. Celle-la sera drolement etablie, mais la seigneurie de Blanchemont peut replatrer bien des choses. On critiquera d'un cote, on nous jalousera de l'autre. Allons, soyons bon pere. L'affaire n'est pas mauvaise." --Madame la baronne, dit-il, si nous essayions de voir comment on pourrait tourner cet ecrit-la? C'est un drole de marche tout de meme, et je n'en ai jamais vu de modele. --Ni moi non plus, repondit madame de Blanchemont, et je ne sais s'il en existe dans la legislation moderne. Mais, qu'importe? avec du bon sens et de la loyaute, vous savez qu'on peut rediger un acte plus solide que tous ceux des gens du metier. --Ca se voit tous les jours. Un testament, par exemple! le papier timbre meme n'y fait rien. Mais j'en ai ici. J'en ai toujours. On doit toujours avoir de ca sous la main. --Laissez-moi faire un brouillon sur papier libre, monsieur Bricolin, et faites-en un de votre cote: nous comparerons, nous discuterons s'il y a lieu, et nous transcrirons sur papier marque. --Faites, faites, Madame, repondit Bricolin, qui savait a peine ecrire. Vous avez plus d'esprit que moi, vous tournerez ca mieux que moi, et puis nous verrons. Pendant que Marcelle ecrivait, M. Bricolin chercha dans un coin une cruche d'eau, et, sans etre apercu, il la posa sur une encoignure, s'inclina et en avala une certaine quantite. "Il s'agit d'avoir sa tete, pensait-il; il me semble bien que c'est revenu; mais de l'eau froide dans le sang, c'est tres-bon en affaires, ca rend prudent et mefiant." Marcelle, inspiree par son coeur, et douee d'ailleurs d'une grande lucidite d'intelligence dans ses genereuses resolutions, redigea un ecrit qu'un legiste eut pu regarder comme un chef-d'oeuvre de clarte, quoiqu'il fut ecrit en bon francais, qu'il n'y eut pas un mot de l'argot consacre, et qu'il fut empreint de la plus admirable bonne foi. Quand Bricolin en eut ecoute la lecture, il fut frappe de la precision de cet acte, qu'il n'eut pas dicte, mais dont il comprenait fort bien la valeur et les consequences. "Le diable soit des femmes! pensa-t-il. On a bien raison de dire que, quand par hasard elles s'entendent aux affaires, elles en remontreraient au plus malin d'entre nous. Je sais bien que, quand je consulte la mienne, elle s'apercoit toujours de ce qui peut laisser une porte ouverte en ma faveur ou a mon detriment. Je voudrais qu'elle fut la! Mais elle nous retarderait par ses objections. Nous verrons bien quand il sera question de signer. Qu'est-ce qui croirait pourtant que cette jeune dame-la, qui est une liseuse de romans, une republicaine et un cerveau brule, est capable de faire si sagement une folie? J'en perdrai la tete d'etonnement. Buvons encore un verre d'eau. Pouah! que c'est mauvais! que de bon vin il me faudra boire apres le marche pour me refaire l'estomac!" XXXI. ARRIERE-PENSEE. Ca me parait sans objection, dit M. Bricolin quand il eut ecoute attentivement une seconde et une troisieme lecture de l'acte, tout en suivant avec ses yeux, qui s'agrandissaient et s'eclaircissaient a chaque ligne, le texte que Marcelle tenait entre eux deux. Il n'y a qu'une petite chose que je trouve a redire, c'est le prix, madame Marcelle; vrai, c'est trop cher de vingt mille francs. Je ne reflechissais pas d'abord quel tort pouvait me faire le mariage de ma fille avec ce meunier. On va dire que je suis ruine, puisque je l'etablis si miserablement. Ca m'otera mon credit. Et puis, ce garcon n'a pas de quoi acheter les presents de noce. C'est encore une depense de huit ou dix mille francs qui retombera a ma charge. Rose ne peut pas se passer d un joli trousseau.... Je suis sur qu'elle y tient! --Je suis sure, moi, qu'elle n'y tient pas, dit Marcelle. Ecoutez, monsieur Bricolin, elle pleure! l'entendez-vous? --Je ne l'entends pas, Madame, je crois que vous vous trompez. --Je ne me trompe pas, dit Marcelle en ouvrant la porte; elle souffre, elle sanglote, et sa soeur crie! Comment, vous hesitez, Monsieur? Vous trouvez le moyen de vous enrichir en lui rendant la sante, la raison, la vie peut-etre, et, dans un moment pareil, vous songez a gagner encore sur votre marche! Vraiment! ajouta-t-elle avec indignation, vous n'etes pas un homme, vous n'avez pas d'entrailles! Prenez garde que je ne me ravise, et que je ne vous abandonne aux calamites qui pesent sur votre famille comme un chatiment de votre avarice! De cette sortie vehemente, le fermier n'entendit clairement que la menace de rompre le marche. --Allons, Madame, passez-moi dix mille francs, dit-il, et c'est conclu. --Adieu! dit Marcelle. Je vais voir Rose; faites vos reflexions, les miennes sont faites; je ne changerai rien a mes conditions. J'ai un fils, et je n'oublie pas qu'en songeant aux autres, je ne dois pas trop le sacrifier. --Rasseyez-vous donc, madame Marcelle, et laissons dormir la pauvre Rose. Elle est si malade! --Allez donc la voir vous-meme! dit Marcelle avec feu; vous vous convaincrez qu'elle ne dort pas. Peut-etre que ses souffrances vous feront souvenir que vous etes son pere. --Je m'en souviens, repondit Bricolin effraye de la pensee que Marcelle pourrait bien changer d'avis s'il lui donnait le temps de la reflexion. Allons, Madame, baclons cet acte-la, afin de pouvoir en porter la nouvelle a Rose et la guerir. --J'espere, Monsieur, que vous lui donnerez votre consentement pur et simple, et qu'elle ne saura jamais que je vous l'ai achete. --Vous ne voulez pas qu'elle sache que c'est une condition entre nous? Ca m'arrange! Alors, il est inutile qu'elle signe l'ecrit. --Pardon, elle le signera sans le bien comprendre. Ce sera une espece de dot que j'aurai faite a son fiance. --Ca revient au meme. Mais, moi, ca m'est egal; Rose est assez raisonnable pour comprendre que je ne pouvais pas la marier si betement sans lui en faire retirer quelque avantage dans l'avenir. Mais le paiement, madame Marcelle, vous exigez donc qu'il se fasse comptant? --Vous m'avez dit que vous etiez en mesure. --Sans doute, je le suis! Je viens de vendre une grosse metairie qui etait trop loin de mes yeux, et dont j'ai touche, il y a huit jours, le paiement integral; chose qui ne se fait guere dans notre pays; mais c'est un grand seigneur qui m'a achete ca, et ces gens-la ont du comptant a pleins coffres. C'est un pair de France, c'est monsieur le duc de ***, qui voulait faire un parc sur mes terres et s'arrondir. Ca lui convenait, j'ai vendu cher, comme de juste! --N'importe, vous avez les fonds? --Je les ai en portefeuille, en beaux billets de banque, dit Bricolin en baissant la voix. Je vas vous les faire voir pour que vous n'ayez pas de souci. Et apres avoir ete fermer les portes au verrou, il tira de sa ceinture un enorme portefeuille de cuir gras et luisant, ou s'amoncelait une quantite de billets sur la banque de France. Etonne de l'air indifferent avec lequel Marcelle les comptait: --Oh! dit-il, ca fait fremir d'avoir tant d'argent que ca a la fois! Heureusement qu'il n'y a plus de chauffeurs, et qu'on peut se risquer a garder ca quelques jours sans le placer. Je porte ca tout le jour sur moi; la nuit, je le mets sous mon oreiller, je dors dessus. Il me tarde tant de m'en debarrasser! Si je n'avais pas fait affaire avec vous tout de suite, j'aurais achete un coffre de fer pour le serrer, en attendant le placement, car de confier ca a des notaires ou a des banquiers, pas si bete! Aussi, je voudrais que nous pussions bacler notre marche ce soir, afin de n'avoir plus a garder ce tresor. --J'espere bien que nous allons terminer de suite, dit Marcelle. --Mais quoi! sans consulter? et ma femme? et mon notaire? --Votre femme est ici; quant a votre notaire, si vous l'appelez, il faut que j'appelle aussi le mien. --Ces diables de notaires gateront tout, croyez-moi, Madame! J'en sais aussi long qu'eux, et vous aussi, car notre acte est bon, et si nous le faisons enregistrer, il nous en coutera diablement. --Passons-nous donc de cette formalite. Je vous vendrai, comme on dit, de la main a la main. --Un marche si important! ca fait fremir cependant! Mais ceci n'est qu'une promesse apres tout: si nous la signions? --C'est une promesse qui vaut acte. Je suis prete a la signer. Allez chercher votre femme. --"Il le faut bien, se dit Bricolin. Pourvu que ca ne prenne pas trop de temps et que le vent ne tourne pas pendant une heure de dispute que la Thibaude va peut-etre me chercher!" Vous allez voir Rose, madame Marcelle? Ne lui dites rien encore. --Je m'en garderai bien! mais vous me permettez de lui faire entrevoir quelque esperance de votre consentement? --Au point ou nous en sommes, ca se peut, repondit Bricolin, s'avisant avec sagacite que la vue de Rose et de ses larmes etait le meilleur moyen d'entretenir Marcelle dans ses genereuses intentions. M. Bricolin trouva sa femme dans des dispositions bien differentes de celles qu'il prevoyait. Madame Bricolin etait dure, acariatre; mais, quoique plus avare que son mari dans les details de la vie, elle etait peut-etre moins cupide quant a l'ensemble; plus amere dans ses paroles, plus insensible en apparence, elle etait plus capable que lui d'un bon mouvement dans l'occasion. D'ailleurs, elle etait femme, et le sentiment maternel, pour etre cache sous des formes acerbes, n'en etait pas moins vivant dans son sein. --Monsieur Bricolin, dit-elle en venant a sa rencontre et en s'enfermant avec lui dans la cuisine ou brulait tristement une maigre chandelle, tu me vois dans la peine. Rose est plus malade que tu ne penses. Elle ne fait que crier et pleurer comme si elle avait perdu la tete. Elle aime ce meunier; c'est comme une punition de Dieu pour nos peches. Mais le mal est fait, son coeur est pris, et elle est tout juste comme etait sa soeur quand elle commencait a _demenager_. D'un autre cote, l'etat de l'autre empire et menace de devenir intolerable. Le medecin, voyant qu'elle faisait mine de briser les portes, vient d'exiger qu'on la laissat sortir et _vaguer_ dans la garenne et le vieux chateau comme a l'ordinaire. Il dit qu'elle est habituee a etre seule, toujours en mouvement, et que si on la tient enfermee avec du monde autour d'elle, elle deviendra furieuse. Mais j'en tremble, si elle allait se tuer! Elle parait si mechante ce soir! Elle, qui ne parle jamais, nous a dit toutes les horreurs de la vie. J'ai l'estomac qui m'en fait mal. C'est abominable de vivre comme ca! Et quand on pense que c'est _une amour contrariee_ qui en est la cause! Nous avons pourtant egalement bien eleve toutes nos filles! Les autres se sont mariees comme nous avons voulu, elles nous font honneur; elles sont riches, et elles ont l'esprit de se trouver heureuses, quoique leurs maris ne soient pas des jolis coeurs. Mais l'ainee et la derniere ont des tetes de fer, et puisque nous avons eu le guignon de ne pas comprendre ce qui pouvait perdre l'une, nous devons avoir la prudence de ne pas contrarier l'autre. J'aimerais mieux qu'elle ne fut pas nee que d'epouser ce meunier! Mais elle le veut, et comme j'aimerais mieux la voir morte que folle, il faut prendre son parti la-dessus. Je te le dis donc, monsieur Bricolin, je donne mon consentement, et il faut bien que tu donnes le tien. Je viens de dire a Rose que si elle voulait absolument se marier avec cet homme-la, je ne l'en empecherais pas. Ca a paru la calmer, quoiqu'elle n'ait pas eu l'air de me comprendre ou de me croire. Il faut que tu ailles chez elle et que tu dises de meme. --Comme ca se trouve! s'ecria Bricolin enchante. Tiens, femme, lis-moi ce bout d'ecrit, et dis-moi s'il n'y manque rien. --Je tombe des nues! dit la fermiere apres avoir lu l'ecrit. Et apres maintes exclamations, elle rassembla toutes les glaces de sa volonte pour le relire avec toute l'attention d'un procureur.--Cet ecrit-la est bon pour toi, dit-elle. Ca vaut un jugement. Tu n'as pas besoin de consulter, monsieur Bricolin; tu n'as qu'a signer. C'est tout profit, tout bonheur! Ca fait nos affaires et ca contente Rose. On a raison de dire que quand on a bonne intention, le bon Dieu vous en recompense. J'etais decidee a la donner pour rien a son amant, et nous en voila bien payes! Signe, signe, mon vieux, et paie. Ca fera que l'acte aura recu execution, et qu'il n'y aura pas a y revenir. --Payer deja? comme ca tout d'un coup! sur un chiffon de papier qui n'est pas seulement notarie? --Paie! te dis-je, et fais publier les bans demain matin. --Mais si l'on faisait entendre raison a la petite! Peut-etre qu'elle se portera bien demain, et qu'elle consentira a en epouser un autre si on la raisonne, et si tu sais t'y prendre avec elle. On pourrait dire alors qu'un acte pareil de ma part est une folie, une betise qui ne peut pas engager ma fille.... --Eh bien! alors la vente serait annulee! --Savoir! on peut toujours plaider. --Tu perdrais! --Savoir encore! D'ailleurs, qu'est-ce que ca fait? La vente serait suspendue. Un proces, on peut faire durer ca longtemps. Tu sais que madame de Blanchemont ne peut pas attendre. Ca la forcerait bien a transiger. --Bah! avec ces histoires-la on fait mal parler de soi, monsieur Bricolin. On perd son honneur et son credit. Il y a toujours profit a agir rondement. --Eh bien, _on verra_, Thibaude! Va toujours dire a ta fille que c'est conclu. Peut-etre que quand elle ne se sentira plus contrariee, elle ne se souciera plus tant de son Grand-Louis; car ca m'a l'air tout bonnement d'une _pique_ entre elle et moi qui lui monte comme ca la tete. Dis donc? il n'a pas mal manoeuvre dans tout ca, le meunier! Il a su trouver le moyen de capter la protection et l'amitie de cette darne, je ne sais comment.... Le gaillard n'est pas sot! --Je le detesterai toute ma vie! repondit la fermiere; mais c'est egal. Pourvu que Rose ne devienne pas comme sa soeur, je battrai froid a son mari et je me tairai. --Oh! son mari, son mari!... il ne l'est pas encore! --Si fait, Bricolin, c'est une affaire finie: va signer. --Et toi? il faut bien que tu signes aussi? --Je suis prete. Madame Bricolin entra deliberement chez sa fille, ou Marcelle l'attendait, et elle signa avec son mari sur un coin de la commode. Quand ce fut fait, Bricolin dit tout bas a sa femme, avec un regard de triomphe farouche: --Thibaude! la vente est bonne et la condition est nulle! Tu ne savais pas ca, toi qui pretends tout savoir! Rose avait toujours la fievre et des douleurs intolerables a la tete; mais depuis que la folle etait dehors et qu'on ne l'entendait plus crier, Rose avait les nerfs plus calmes. Quand Marcelle eut signe et qu'elle presenta la plume a sa jeune amie, celle-ci eut bien de la peine a comprendre ce dont il s'agissait; mais quand elle l'eut compris, elle fondit en larmes et se jeta avec effusion dans les bras de son pere, de sa mere et de son amie, en disant a l'oreille de celle-ci: "Divine Marcelle, c'est un pret que j'accepte; je serai assez riche un jour pour m'acquitter envers votre fils." La grand'mere Bricolin fut la seule de la famille qui comprit la noble conduite de Marcelle. Elle se jeta a ses genoux et les embrassa sans rien dire. --Et maintenant, dit Marcelle tout bas a la vieille, il n'est pas bien tard, dix heures seulement! Grand-Louis pourrait bien etre encore sur le terrier, et d'ailleurs il n'y a pas si loin d'ici a Angibault. Si on envoyait quelqu'un le chercher? Je n'ose le proposer; mais on pourrait le faire arriver comme par hasard, et une fois ici il faudrait bien l'instruire de son bonheur. --Je m'en charge! s'ecria la veille. Quand je devrais aller moi-meme au moulin! Je retrouverais mes jambes de quinze ans pour ca! Elle sortit elle-meme en effet dans le village, mais elle ne trouva pas le meunier. Elle voulut lui depecher un garcon de ferme. Ils etaient tous ivres, endormis dans leur lit ou au cabaret, incapables de se mouvoir. La petite Fanchon etait trop poltronne pour s'en aller de nuit par les chemins; d'ailleurs, il n'etait pas humain d'exposer cette jeune enfant, un soir de fete, a rencontrer toutes sortes de gens. La mere Bricolin allait, cherchant sur le terrier devenu presque desert, quelqu'un d'assez mur et d'assez prudent pour se charger de sa commission, lorsque l'oncle Cadoche, sortant de dessous le porche de l'eglise, ou il venait de marmotter une derniere priere, s'offrit a ses regards. XXXII. LE PATACHON. --Vous vous promenez bien tard, madame Bricolin? dit le mendiant a la vieille fermiere; vous avez l'air de chercher quelqu'un? Votre petite-fille est rentree depuis longtemps. Son papa l'a joliment contrariee aujourd'hui!... --C'est bon, c'est bon, Cadoche, repondit la vieille, je n'ai pas d'argent sur moi. Mais je crois qu'on t'a donne aujourd'hui chez nous. --Je ne vous demande rien; ma journee est faite; j'ai bu trois petits verres ce soir, et je n'en vas que plus droit. Tenez, mere Bricolin, ce n'est pas votre mari, ni meme votre garcon le gros monsieur, qui porteraient la boisson comme je le fais a mon age. Je vous souhaite le bonsoir. Je m'en vas coucher a Angibault. --A Angibault? Cadoche, mon vieux, tu vas a Angibault? --Ca vous etonne? Ma maison est a deux grandes lieues d'ici du cote de _Jeu-les-Bois_. Je n'ai pas besoin de me fatiguer. Je m'en vas passer la nuit chez mon neveu le meunier; j'y suis toujours bien recu, et on ne me met pas a la paille, comme dans les autres maisons, comme chez vous, par exemple, qui etes pourtant assez riches encore, malgre les chauffeurs! Chez mon neveu, il y a un lit pour moi dans le moulin, et on n'a pas peur que j'y mette le feu... comme chez vous ou, quand on n'a pas le feu aux pieds on l'a dans la tete. Ces allusions a la catastrophe dont son mari avait ete victime firent passer un frisson dans le vieux sang de la mere Bricolin; mais elle fit un effort pour ne penser qu'a sa petite-fille et a des jours meilleurs. --C'est donc chez le Grand-Louis que tu vas? dit-elle au vieillard. --Sans doute; chez le meilleur de mes neveux, chez mon vrai neveu, mon heritier futur! --Dis donc, Cadoche, puisque tu es dans ton bon sens et que tu es si ami du Grand-Louis, tu peux lui rendre un fameux service. Il y a une affaire qui presse, et il faut qu'il vienne tout de suite me parler: dis-lui ca, je l'attendrai a la porte de la grand'cour. Qu'il prenne sa jument, il ira plus vite. --Sa jument? il ne l'a plus; on la lui a volee. --C'est egal, qu'il vienne, n'importe comment! l'affaire l'interesse beaucoup. --Et qu'est-ce que c'est que cette affaire? --Ah! bon, il veut qu'on lui explique ca, a present! Cadoche, il y aura une piece neuve de vingt sous pour toi, que tu pourras venir chercher demain matin. --A quelle heure? --Quand tu voudras. --J'irai a sept heures. Soyez-y, parce que je n'aime pas a attendre. --Va donc! --J'y vas. Je n'en ai pas pour trois quarts d'heure. Ah! c'est que j'ai de meilleures jambes que votre mari, mere Bricolin, et pourtant j'ai dix ans de plus. Le mendiant partit d'un pas assez ferme en effet. Il approchait d'Angibault, lorsqu'il se trouva dans un chemin etroit, juste devant la caleche de M. Ravalard, conduite a grand train par le patachon roux et mechant, qui dedaigna de lui crier gare! et poussa ses chevaux sur lui. Il est contraire a la dignite du paysan berrichon de se deranger jamais pour une voiture, quelque avertissement qu'il recoive, quelque difficulte qu'il y ait a se deranger pour lui. L'oncle Cadoche etait plus fier que qui que ce soit dans le pays. Habitue a traiter du haut de sa grandeur, avec un serieux comique, tous ceux auxquels il tendait une main suppliante, il affecta de ralentir son allure et de garder le milieu du chemin, quoiqu'il sentit l'haleine ardente des chevaux sur son epaule.--Range-toi donc, animal! cria enfin le patachon en lui allongeant un grand coup de fouet autour du visage. Le mendiant se retourna, et, saisissant les chevaux a la bride, il les fit reculer si fort, qu'ils faillirent verser la voiture dans le fosse. Alors s'engagea entre lui et le patachon furieux une lutte desesperee; celui-ci frappant toujours de son fouet et proferant mille imprecations; le vieux Cadoche se garantissant de ses atteintes en se baissant sous la tete des chevaux, et les poussant toujours en leur secouant le mors avec force, tantot les faisant reculer, tantot reculant lui-meme devant eux. M. Ravalard avait pris d'abord des airs de grand seigneur, comme il convient a un homme qui roule carrosse pour la premiere fois de sa vie. Il avait jure lui-meme contre l'insolent qui osait l'arreter; mais, le bon coeur du Berrichon l'emportant bientot sur l'orgueil du parvenu, des qu'il vit que le vieillard bravait follement un danger reel: --Prenez garde, dit-il au patachon en se penchant hors de sa caleche; prenez garde de faire du mal a ce pauvre homme! Il etait trop tard: les chevaux, exasperes d'etre fouettes d'un cote et repousses de l'autre, avaient fait un bond furieux: ils avaient renverse Cadoche. Grace a l'admirable instinct de ces genereux animaux, ils franchirent son corps sans le toucher, mais les deux roues de la voiture lui passerent sur la poitrine. Le chemin etait sombre et desert. Il faisait trop nuit pour que M. Ravalard put distinguer ce porteur de haillons couleur de terre, etendu derriere sa caleche qui fuyait rapidement, le patachon lui-meme ne pouvant maitriser ses chevaux. D'abord le bourgeois eprouva la peur de verser; quand l'attelage se calma, le mendiant etait deja bien depasse. --J'espere que vous ne l'avez pas renverse? dit-il a son cocher, qui tremblait encore de peur et de colere. --Non, non, dit le patachon convaincu ou non de ce qu'il affirmait. Il est tombe de cote. C'est sa faute, vieille canaille! mais les chevaux n'y ont pas touche, et il n'a pas eu de mal, car il n'a pas seulement crie. Il en sera quitte pour la peur, et ca lui servira de lecon. --Mais si nous retournions voir? dit M. Ravalard. --Oh! non, non, Monsieur; pour une egratignure ces gens-la vous feraient un proces. Il n'aurait meme rien du tout qu'il ferait semblant d'avoir la tete cassee pour vous faire donner beaucoup d'argent. J'en ai accroche un comme ca une fois qui a eu la patience de rester quarante jours au lit pour se faire indemniser par mon bourgeois de quarante jours de travail perdu. Et il n'etait pas plus malade que moi. --Ces gens-la sont bien fins! dit M. Ravalard. Cependant, j'aimerais mieux n'avoir jamais de caleche que d'ecraser n'importe qui. Une autre fois, petit, il faudra s'arreter court plutot que de se disputer comme ca; c'est dangereux. Le patachon, qui ne se souciait pas des suites de l'affaire, fouetta encore ses chevaux pour s'eloigner au plus vite. Il n'etait pas sans terreur et sans remords, et il jura entre ses dents jusqu'a la fin du voyage. Le meunier, Lemor, la Grand'Marie et M. Tailland le notaire, sortaient en ce moment du moulin. Lemor etait resolu a partir le lendemain; il passait la sa derniere soiree, peu attentif a ce qui se disait autour de lui, et contemplant, plonge dans une douce melancolie, la beaute du ciel et le miroitement des etoiles dans la riviere. Le meunier, triste et sombre, s'efforcait de faire politesse au notaire, qui venait de rediger un testament a quelques pas de la, chez un metayer de la Vallee-Noire, et qui, en repassant devant le moulin, s'y etait arrete pour allumer son cigare et les lanternes de son cabriolet. La Grand'Marie etait en train de lui expliquer qu'en prenant une autre direction il eviterait un long trajet pierreux, et Grand-Louis assurait qu'en passant ce meme chemin au pas ou a pied, en conduisant le cheval par la bride, il aurait le reste du chemin meilleur. Le notaire, quand il s'agissait de ses aises, etait ce qu'on, appelle dans le pays extremement _fafiot_, mot intraduisible qui designe un homme a la fois musard et minutieux. Il venait de perdre un quart d'heure qu'il eut pu employer chez lui a se reposer, a se faire expliquer comme quoi il pouvait eviter un quart d'heure de fatigue legere. Il trouvait que mener a pied son cheval par la bride etait encore plus fatigant que de rester dans sa carriole en supportant les cahots, mais que des deux le meilleur ne valait rien et troublait la digestion. --Allons, dit le meunier, en qui les tristes pensees ne pouvaient etouffer l'obligeance et la bonte naturelles, suivez-moi en vous promenant tout doucement, je vas vous conduire votre equipage jusque la-haut. Quand nous aurons depasse les vignes, vous aurez tout chemin de sable. En remplissant avec bonhomie l'office de groom, Grand-Louis fut bientot oblige de ranger le cabriolet presque dans le fosse pour laisser passer la caleche de M. Ravalard qui allait grand train. M. Ravalard, preoccupe de sa rencontre avec le mendiant, ne songea pas a repondre au bonsoir amical du meunier. --C'est donc parce qu'il a voiture qu'il ne me reconnait pas? dit celui-ci a Lemor qui l'avait suivi. Argent, argent! tu fais tourner le monde comme l'eau la roue de mon moulin. Ce damne patachon brisera tout s'il va de ce train-la sur nos cailloux; sans doute qu'il a du vin dans la tete et de l'argent dans le gousset. Je ne sais pas lequel grise le mieux. Ah! Rose! Rose! ils te feront boire le poison de la vanite, et avant peu, tu m'oublieras peut-etre aussi. Cependant elle paraissait presque m'aimer ce soir; elle avait les yeux pleins de larmes quand on l'a separee de moi. Je ne lui parlerai plus... elle me regrettera peutetre... Ah! que je serais heureux si je n'etais pas si malheureux! Le meunier fut tire de ses reflexions par un ecart du cheval qu'il conduisait. Il se pencha en avant et vit quelque chose de pale en travers du chemin. Le cheval refusait obstinement d'avancer, et la traine ombragee etait si noire en cet endroit que Grand-Louis fut oblige de mettre pied a terre pour voir s'il avait heurte un tas de pierres ou un ivrogne. --Oh! diable! mon oncle, dit-il en reconnaissant la grande taille et la besace du mendiant. Hier soir, c'etait au bord du fosse, encore passe, mais aujourd'hui c'est tout en travers des ornieres! Il parait que vous aimez cet endroit-la; mais vous y faites mal votre lit. Allons, reveillez-vous donc, et venez coucher au moulin, vous y serez un peu mieux que sous les pieds des chevaux. --Cet homme est mort! dit Henri en soulevant le mendiant dans ses bras. --Oh! n'ayez pas peur! il a souvent passe par cette mort la; ca le connait. Il porte pourtant bien la boisson, le compere! mais un jour de fete on en prend plus que de raison, et il n'y a, comme on dit en parlant du vin, si fidele ami qui ne vienne a vous trahir. Allons, laissons-le au pied de cet arbre; nous le reprendrons en passant pour le conduire a la maison. [Illustration: C'etait vilain... ce patient qui hurlait.] Lemor toucha le bras du mendiant. --Si je ne sentais son pouls battre faiblement, dit-il, je jurerais qu'il est mort. Quoi! ce n'est pas assez de la misere, de la vieillesse et de l'abandon, sans qu'une passion honteuse traine ainsi ce malheureux sous les pieds des hommes! Et c'est pourtant la un homme aussi! --Bah! vous etes severe comme un buveur d'eau, vous! Qui est-ce qui a dit que le pauvre a besoin de boire l'oubli de ses maux? J'ai entendu cette parole-la quelque part; c'est une verite. Au moment ou Lemor et le meunier allaient abandonner provisoirement Cadoche, celui-ci fit entendre un gemissement profond. --Eh bien! mon oncle, dit en souriant le meunier, ca ne va pas mieux? --Je suis mort! repondit faiblement le mendiant. Ayez pitie de moi! achevez-moi... je souffre trop. --Ca se passera, mon oncle. Un peu d'eau et un bon lit.... --Ils m'ont ecrase, ils m'ont passe sur le corps! reprit le mendiant. --Mais, ce n'est pas impossible! dit Lemor. --Oh! ca se dit toujours comme ca, reprit le meunier qui avait vu trop souvent les divagations penibles de l'ivresse pour s'inquieter beaucoup. Voyons, pere Cadoche, vous est-il arrive malheur tout de bon? --Oui, la voiture, la voiture... sur l'estomac, sur le ventre, sur les bras!... --Decrochez donc une des lanternes de ce cabriolet, et apportez-la ici, dit le meunier a Lemor. Ca eclaire un coin, ca obscurcit l'autre; quand il aura ca sous le nez, nous verrons bien s'il a _du mal ou du vin_. --Non! pas de vin... pas de vin, murmurait le mendiant, on m'a assassine, ecrase comme un pauvre chien; il faudra que j'en meure. Que le bon Dieu et la sainte Vierge, et tous les bons chretiens aient pitie de moi et vengent ma mort! [Illustration: Elle s'elanca dehors portant son fils dans ses bras.] Lemor approcha la lanterne. La face du mendiant etait livide, ses vetements etaient trop delabres pour qu'une dechirure et une souillure de plus ou de moins pussent servir d'indice, mais en ecartant les haillons qui lui couvraient la poitrine, on vit sur ses cotes decharnees des traces d'un rouge ardent; c'etaient les bandes de fer des roues qui l'avaient sillonne. Cependant le sang n'avait pas jailli, les cotes ne paraissaient pas brisees, et la respiration etait encore assez libre. Il put meme raconter son accident, et il eut assez de force pour vomir contre le riche en voiture et le vil mercenaire qui rencherissait sur l'insolence et la cruaute du maitre, toutes les imprecations et tous les serments de vengeance que la rage et le desespoir purent lui suggerer. --Dieu merci! dit le meunier, vous n'en etes pas mort, mon pauvre Cadoche, et il faut esperer que vous n'en mourrez pas. Tenez, la roue de droite etait dans ce fosse, on en voit la trace; c'est ce qui vous a sauve: la voiture, en y penchant, a pese sur vous aussi peu que possible. C'est un miracle qu'elle n'ait pas verse sur l'autre flanc. --J'y avais bien fait mon possible! dit le mendiant. --Eh bien! votre malice vous a servi, mon oncle. Ils n'ont pas pu vous ecraser, et nous leur revaudrons ca, non pas a ce pauvre M. Ravalard qui en aura plus de chagrin que vous, mais a ce damne mechant enfant! --Et _mes journees_ que je vais perdre! dit le mendiant d'un ton dolent. --Ah! dame! vous gagniez peut-etre plus d'argent a vous promener que nous autres a travailler. Mais on vous aidera, pere Cadoche; on fera une quete pour vous; et je vous donnerai, moi, votre pesant de ble; ne vous chagrinez pas. Quand on a du mal il ne faut pas se laisser achever par la peur. En parlant ainsi le bon meunier, avec l'aide de Lemor, placa le mendiant dans le cabriolet, et ils le ramenerent au pas, evitant les cailloux avec un soin extreme. M. Tailland, qui ne gravissait pas vite la colline, de crainte de s'essouffler, s'etonna de les voir revenir, et, quand il sut de quoi il etait question, il preta son cabriolet de bonne grace, non sans s'inquieter pourtant un peu du retard que cet accident lui faisait eprouver et de la fatigue qu'il aurait a remonter la cote, quand il etait deja en haut. Il ne la redescendit pas moins, pour voir s'il pourrait aider ses amis du moulin a secourir le pauvre Cadoche. Quand on deposa le vieillard sur le propre lit du meunier, il tomba en defaillance. On lui fit respirer du vinaigre. --J'aimerais mieux l'odeur de l'eau-de-vie, dit-il, quand il commenca a revenir, c'est plus sain. On lui en apporta. --J'aimerais mieux la boire que de la respirer, dit-il, c'est plus fortifiant. Lemor voulut s'y opposer. Apres un tel accident, cet ardent breuvage pouvait et devait provoquer un acces de fievre terrible. Le mendiant insista. Le meunier essaya de l'en detourner; mais le notaire, qui avait trop etudie sa propre sante pour n'avoir pas quelques prejuges en medecine, declara que l'eau, dans un tel moment, serait mortelle a un nomme qui n'en avait peut-etre pas bu une goutte depuis cinquante ans; que l'alcool, etant sa boisson ordinaire, ne pouvait lui faire que du bien, qu'il n'avait pas d'autre mal serieux que la peur, et que l'excitation d'un _petit-verre_ lui remettrait les sens. La meuniere et Jeannie, qui, comme tous les paysans, croyaient aussi a la vertu infaillible du vin et du _brandevin_ dans tous les cas, affirmerent, comme le notaire, qu'il fallait contenter ce pauvre homme. L'avis de la majorite l'emporta, et pendant qu'on cherchait un verre, Cadoche, qui se sentait devore reellement par la soif qu'excitent les grandes souffrances, porta precipitamment la bouteille a ses levres et en avala d'un trait plus de la moitie. --C'est trop, c'est trop! dit le meunier en l'arretant. --Comment, mon neveu! repondit le mendiant avec la dignite d'un pere de famille reclamant l'exercice legitime de son autorite, tu me mesures ma part chez toi? Tu _chichottes_ sur les secours que mon etat reclame? Ce reproche injuste vainquit la prudence du simple et bon meunier. Il laissa la bouteille a cote du mendiant en lui disant: --Gardez ca pour plus tard, mais a present, c'est assez. --Tu es un bon parent et un digne neveu! dit Cadoche, qui parut tout a coup comme ressuscite par l'eau-de-vie; et si je dois en mourir, je prefere que ce soit chez toi, parce que tu me feras faire un enterrement convenable. J'ai toujours aime ca, un bel enterrement! Ecoute, mon neveu, garcons de moulin, notaire!... je vous prends tous a temoin, j'ordonne a mon neveu et a mon heritier, Grand-Louis d'Angibault de me faire porter en terre ni plus ni moins honorablement qu'on le fera sans doute bientot pour le vieux Bricolin de Blanchemont, qui me survivra de peu, malgre qu'il soit plus jeune... mais qui s'est laisse bruler les jambes dans le temps... Ah! ah! dites donc, vous autres, faut-il etre bete pour se laisser _rotir les quilles_ pour de l'argent qu'on a en depot! Il est vrai qu'il y en avait du sien avec, dans le pot de fer!... --Qu'est-ce qu'il dit donc? dit le notaire qui s'etait assis devant une table et qui n'etait pas trop fache de voir la meuniere preparer du the pour le malade, comptant en avaler aussi une tasse bien chaude pour se preserver des vapeurs du soir au bord de la Vauvre. Qu'est-ce qu'il nous chante avec ses quilles roties et son pot de fer? --Je crois qu'il bat la campagne, repondit le meunier. Au reste, quand il ne serait ni soul ni malade, il est assez vieux pour radoter, et les histoires de sa jeunesse l'occupent plus que celles d'hier. C'est l'habitude des vieillards. Comment vous sentez-vous, mon oncle? --Je me sens bien mieux depuis cette petite goutte, quoique ton _brandevin_ soit diablement fade! M'aurait-on fait la niche d'y mettre de l'eau par economie? Ecoute, mon neveu, si tu me refuses quelque chose pendant ma maladie, je te desherite! --Ah oui, parlons de ca, _pour changer_! dit le meunier en haussant les epaules. Vous feriez mieux d'essayer de dormir, pere Cadoche. --Dormir, moi? Je n'en ai nulle envie, repondit le mendiant en se redressant sur son coussin et en promenant autour de lui des yeux etincelants. Je sens bien que je suis cuit, mais je ne veux pas mourir sur le flanc comme un boeuf. Oui-da! je sens quelque chose de bien lourd dans mon estomac, la, sur le coeur, comme si j'avais une pierre a la place. Ca me demange... ca me gene. Meuniere! faites-moi donc des compresses. Personne ne s'occupe de moi ici, comme si je n'etais pas un oncle a succession! --N'aurait-il pas les cotes enfoncees? dit Lemor. C'est peut-etre la ce qui oppresse le coeur? --Je n'y connais goutte, ni personne ici, dit le meunier; mais on peut bien envoyer chercher le medecin, qui est sans doute encore a Blanchemont. ---Et qui est-ce qui la paiera, la visite du medecin? dit le mendiant, qui etait aussi avare que vaniteux de sa pretendue richesse. --Ce sera moi, repondit Grand-Louis, a moins qu'il ne veuille agir par humanite. Il ne sera pas dit qu'un pauvre diable crevera chez moi faute de tous les secours qu'on donnerait a un riche. Jeannie, monte sur Sophie, et va-t'en bien vite chercher M. Lavergne. --Monte sur Sophie? dit Cadoche en ricanant. Tu dis cela par habitude, mon neveu! Tu oublies qu'on t'a vole Sophie. --On a vole Sophie? dit la meuniere en se retournant. --Il deraisonne, repondit le meunier. Mere, n'y faites pas attention. Dites donc, pere Cadoche, ajouta-t-il en baissant la voix et en s'adressant au mendiant; vous savez donc ca? Est-ce que vous pourriez me donner des nouvelles de ma bete et de mon voleur? --Qui peut savoir pareille chose! repliqua Cadoche d'un air confit. Qui est-ce qui decouvre les voleurs? ce n'est pas les gendarmes, ils sont trop betes! Qui est-ce qui a jamais pu dire quelles gens ont fait bruler les jambes, et enleve le pot de fer du pere Bricolin? --Ah ca! dites donc, mon oncle, reprit le meunier; vous nous parlez toujours de ces jambes-la; ca vous occupe donc beaucoup. Depuis quelque temps, toutes les fois que je vous rencontre vous y revenez! et ce soir il y a un pot de fer de plus dans votre histoire. Vous ne m'aviez jamais parle de ca? --Ne le fais donc pas causer! dit la meuniere; tu lui redoubleras sa fievre. Le mendiant avait la fievre en effet. Toutes les fois que ses hotes tournaient la tete, il avalait furtivement une lampee d'eau-de-vie, et il replacait adroitement la bouteille sous son traversin du cote de la ruelle. A chaque instant, il paraissait plus fort, et c'etait merveille de voir comment ce corps de fer supportait a un age si avance les suites d'un accident qui eut brise tout autre. --Le pot de fer! dit-il en regardant fixement Grand-Louis avec des yeux etranges qui lui causerent une sorte d'effroi inexplicable. Le pot de fer! c'est le plus beau de l'histoire, et je m'en vais vous le raconter. --Racontez, racontez, pere Cadoche, ca m'interesse! dit le notaire, qui l'examinait avec attention. XXXIII. LE TESTAMENT. --Il y avait, reprit le mendiant, un pot de fer, un vieux pot de fer bien laid, qui n'avait l'air de rien du tout; mais il ne faut pas juger sur la mine.... Dans ce pot bien scelle, et lourd!... oh! qu'il etait lourd!... il y avait cinquante mille francs appartenant au vieux seigneur de Blanchemont, dont la petite-fille est maintenant a la ferme de Bricolin. Et, de plus, le vieux pere Bricolin, qui etait un jeune homme dans ce temps-la, il y a de ca quarante ans... juste! avait fourre dans ce pot cinquante mille francs a lui, provenant d'une bonne affaire qu'il avait faite sur les laines. C'etait le temps! a cause de la fourniture des armees. Le depot du seigneur et les profits du fermier, tout ca etait en beaux et bons louis d'or de vingt-quatre francs, a l'effigie du bon roi Louis XVI, de ceux que nous appelons des _yeux de crapaud_, a cause de l'ecusson qui est rond. J'ai toujours aime cette monnaie-la, moi! On dit que ca perd au change, moi je dis que ca gagne; vingt-trois francs onze sous valent toujours mieux qu'un mechant napoleon de vingt francs. Tout ca etait pele-mele. Seulement comme le fermier aimait ses louis pour eux-memes (c'est comme ca, enfants, qu'on doit aimer son argent), il avait marque tous les siens d'une croix pour les distinguer de ceux de son seigneur, quand il faudrait les lui rendre. Il fit cela a l'exemple de son maitre, qui avait marque les siens d'une simple barre, pour s'amuser, a ce qu'on dit, et voir si on ne les lui changerait pas. La marque y etait... elle y est encore.... Il n'en manque pas un; au contraire, il y en a d'autres avec!... --Que diable nous chante-t-il la? dit le meunier en regardant le notaire. --Paix! repondit celui-ci. Laissez-le dire, il me semble que je commence a comprendre. Si bien que... dit-il au mendiant.... --Si bien que, reprit Cadoche, il avait mis le pot de fer dans un trou de la muraille au chateau de Beaufort, et il avait fait maconner par-dessus. Quand les chauffeurs se furent mis apres lui.... Il ne faut pas croire que ces gens-la fussent tous de la canaille! Il y avait des pauvres, mais il y avait aussi des riches; je les connais tres-bien, pardie! Il y en a qui vivent encore et qu'on salue bien bas. Il y avait parmi nous.... --Parmi vous? s'ecria le meunier. --Taisez-vous donc! dit le notaire en lui pressant le bras avec force. --Je veux dire qu'il y avait parmi eux, reprit le mendiant, un avoue, un maire, un cure, un meunier.... Il y avait peut-etre aussi un notaire.... Eh! eh! monsieur Tailland, je ne dis pas ca pour vous, vous etiez a peine de ce monde; ni pour toi, mon neveu, tu aurais ete trop simple pour faire un coup pareil.... --Enfin, les chauffeurs prirent l'argent? dit le notaire. --Ils ne le prirent pas, voila ce qu'il y a eu de plus drole. Ils faisaient griller et rissoler les pattes de ce pauvre dindon de Bricolin, c'etait affreux, c'etait superbe a voir! --Mais vous l'avez donc vu? dit le meunier, qui ne pouvait se contenir. --Oh non! reprit Cadoche, je ne l'ai pas vu; mais un de mes amis, c'est-a-dire un homme qui s'y trouvait m'a raconte tout ca. --A la bonne heure, dit le meunier tranquillise. --Prenez donc votre tasse de the, pere Cadoche, dit la meuniere, et ne bavardez pas tant, ca vous fera du mal. --Allez au diable, meuniere, avec votre eau chaude! repondit le mendiant en repoussant la tasse, j'ai horreur de ces rincures-la. Laissez-moi donc raconter mon histoire; il y a assez longtemps que je l'ai sur le coeur, je veux la dire une fois tout entiere avant de mourir, et on m'interrompt toujours! --C'est vrai, dit le notaire, ce matin vous vouliez la dire sous la ramee, et tout le monde a tourne le dos en disant: ah! voila l'histoire des chauffeurs du pere Cadoche qui commence, allons-nous-en! Mais moi, ca m'amusait et j'aurais volontiers entendu le reste. Continuez donc. --Figurez-vous, dit Cadoche, que cet homme dont je vous parle et qui se trouvait la... un peu malgre lui... c'etait un pauvre paysan, on l'avait entraine; et puis quand la peur le prit, et qu'il fit mine de reculer, on le menaca de lui faire sauter la cervelle, s'il ne remontait sur le cheval qu'on lui avait amene et qui etait ferre a rebours comme ceux des autres, afin qu'en se retirant, on laissat par terre une trace qui derouterait les poursuites.... Et quand mon homme fut la, et qu'il vit qu'il fallait faire comme les autres, il se mit a fouiller et a fureter partout pour trouver l'argent. Il aimait mieux ca que d'aider a faire rotir ce pauvre Bricolin, car ce n'etait pas un mechant homme que le camarade dont je vous parle. Vrai! cette besogne-la ne lui plaisait pas et lui faisait horreur a voir... c'etait vilain... ce patient qui hurlait a dechirer les oreilles, cette femme evanouie, ces maudites jambes qui se debattaient dans le feu, et que je crois toujours voir.... Il n'y a pas eu une nuit depuis que je n'en aie reve! Bricolin etait dans ce temps-la un homme tres-fort, il se raidissait si bien qu'une barre de fer qui etait au milieu du feu fut tordue par ses pieds.... Ah! je ne m'en suis pas mele, j'en jure devant Dieu!... Quand ils m'ont force a lui tenir une serviette sur la bouche, la sueur me coulait du front, froide comme du verglas.... --A vous? dit le meunier stupefait. --A l'homme qui m'a raconte tout ca. Alors notre homme prit un bon moment pour s'esquiver, et il se mit a chercher, chercher, du haut en bas dans la maison, a frapper avec une pioche contre tous les murs pour voir si ca sonnait le creux, et demolissant a droite et a gauche comme les autres. Mais ne voila-t-il pas qu'il se glisse dans une petite etable a porcs, sauf votre respect... et qu'il s'y trouve tout seul! C'est depuis ce temps-la que j'ai toujours aime les cochons, et que j'en ai eleve un tous les ans.... Il frappe, il ecoute... ca sonne encore le creux. Il regarde autour de lui. J'etais tout seul! Il travaille son mur, il fouille, et il trouve... devinez quoi? le pot de fer!... Nous savions bien que c'etait la tirelire au pere Bricolin! Le serrurier qui l'avait scelle avait bavarde dans les temps: j'eus bien vite reconnu que c'etait la le pot aux roses! Et c'etait si lourd! C'est egal mon homme trouva la force d'un boeuf dans ses bras et dans son coeur. Il se sauva bel et bien avec son pot de fer et quitta le pays par pointe sans dire bonsoir aux autres. On ne l'a jamais revu depuis dans ce pays-la. C'est qu'il jouait gros jeu, da! les chauffeurs l'auraient assomme sans facon s'ils l'avaient decouvert. Il marcha jour et nuit sans s'arreter, sans boire ni manger jusqu'a ce qu'il fut dans un grand bois ou il enterra son pot, et il dormit la je ne sais combien d'heures. J'etais si fatigue de porter une pareille charge! Quand la faim me prit, j'etais bien embarrasse. Je n'avais pas un sou vaillant, et je savais que dans mes cent mille francs il n'y avait pas un louis qui ne fut marque! J'y avais regarde, je n'avais pas pu m'en tenir! je voyais bien que cette maudite marque ferait reconnaitre l'argent designe deja a la police. L'effacer en grattant eut ete pire. Et puis un pauvre diable comme celui dont je parle, qui aurait ete changer un louis d'or pour avoir un morceau de pain chez un boulanger, ca aurait eveille les soupcons. Il n'avait qu'un parti a prendre; il se fit mendiant. La police ne se faisait pas si bien dans ce temps-la qu'aujourd'hui, a preuve que sans quitter le pays aucun chauffeur ne fut puni. Le metier de mendiant est bon quand on sait le faire.... J'y ai ramasse quelque chose sans jamais me priver de rien. Mon homme ne fit pas la betise d'appeler un serrurier pour fermer son pot de fer; il l'enterra tout au beau milieu d'une mechante cabane de paille et de terre qui lui sert de maison et qu'il s'est batie lui-meme au fond des bois. Depuis quarante ans personne ne l'a tourmente, parce que son sort n'a fait envie a personne, et il a eu le plaisir d'etre plus riche et plus fier que tous ceux qui le meprisaient. --Et a quoi lui a servi son or? dit Henri. --Il le regarde une fois par semaine, quand il retourne a sa cabane ou il serre l'argent qu'il a recueilli de ses aumones. Il ne garde sur lui que ce qu'il veut depenser en tabac et en brandevin. Il fait dire de temps en temps une messe pour s'acquitter envers le bon Dieu du service qu'il en a recu, et avec beaucoup d'ordre et de sagesse il se tire d'affaire. Il n'est pas si fou que de sortir une seule piece de son tresor. Ca ne donnerait plus de soupcons maintenant que l'histoire est oubliee et les poursuites abandonnees, mais ca ferait penser qu'il est riche et on ne lui ferait plus la charite. Voila, mes enfants, l'histoire du pot de fer. Comment la trouvez-vous? --Superbe! dit le notaire, et fort bonne a savoir! Un profond silence succeda a ce recit. Les assistants se regardaient, partages entre la surprise, l'effroi, le mepris et une sorte d'envie de rire bizarre melee a toutes ces emotions. Cadoche, epuise par son babil, s'etait renverse sur l'oreiller; sa face pale prenait des teintes verdatres, sa barbe longue, raide, et encore assez noire pour assombrir son visage terreux, achevait de le rendre effrayant. Ses yeux creux, qui tout a l'heure lancaient des flammes pendant que l'ivresse et le delire deliaient sa langue, semblaient rentrer dans leurs orbites et prendre l'eclat vitreux de la mort. Sa figure accentuee, son grand nez mince et aquilin, ses levres rentrantes, tous ses traits, qui avaient pu etre agreables dans sa jeunesse, n'annoncaient pas un naturel feroce, mais un melange bizarre d'avarice, de ruse, de mefiance, de sensualite, et meme de bonhomie. --Ah ca! dit enfin le meunier, est-ce un reve qu'il vient de faire, ou une confession que nous venons d'entendre? Est-ce le medecin ou le cure qu'il faut appeler? --C'est la misericorde de Dieu! dit Lemor, qui observait plus attentivement que tous les autres l'alteration de la face du mendiant et la gene de sa respiration. Ou je me trompe fort, ou cet homme a peu d'instants a vivre. --J'ai peu d'instants a vivre? dit le mendiant en faisant un effort pour se relever. Qu'est-ce qui a dit ca? Est-ce le medecin? Je ne crois pas aux medecins. Qu'ils aillent tous au diable! Il se pencha vers la ruelle, et acheva sa bouteille d'eau-de-vie: puis se retournant, il fut pris d'une atroce douleur et laissa echapper un cri. --J'ai le coeur enfonce, dit-il, luttant avec energie contre son mal. Il pourrait bien se faire que je n'en revinsse pas. Et si j'allais ne plus pouvoir retourner a ma maison? qu'est-ce que tout ca deviendrait? Et mon pauvre cochon, qu'est-ce qui en prendrait soin? Il est habitue a se nourrir du pain qu'on me donne et que je lui porte toutes les semaines. Il y a bien par la une petite voisine qui le mene aux champs. La coquette! elle me fait les yeux doux, elle espere heriter de moi. Mais il n'en sera rien: voila mon heritier! Et Cadoche etendit la main vers Grand-Louis d'un air solennel. --Il a toujours ete meilleur pour moi que tous les autres. C'est le seul qui m'ait traite comme je le merite; qui m'ait fait coucher dans un lit, qui m'ait donne du vin, du tabac, du brandevin et de la viande, au lieu de leurs croutons de pain auxquels je n'ai jamais touche! J'ai toujours pratique une vertu, moi: la reconnaissance! j'ai toujours aime le Grand-Louis et le bon Dieu, parce qu'ils m'ont fait du bien. Or donc, je veux faire mon testament en sa faveur, comme je le lui ai toujours promis. Meuniere, croyez-vous que je sois assez malade pour qu'il soit temps de tester? --Non, non! mon pauvre homme! dit la meuniere, qui, dans sa candeur angelique, avait pris le recit du mendiant pour une sorte de reve. Ne testez pas; on dit que ca porte malheur et que ca fait mourir. --Au contraire, dit M. Tailland; ca fait du bien; ca soulage. Ca ferait revenir un mort. --En ce cas, notaire, dit le mendiant, je veux essayer de ce remede-la. J'aime ce que je possede, et j'ai besoin de savoir que ca passera en bonnes mains, et non pas dans celles des petites drolesses qui me font la cour, et qui n'auront de moi que le bouquet et le ruban de mon chapeau pour se faire belles le dimanche. Notaire, prenez votre plume et griffonnez-moi ca en bons termes et sans rien omettre. "Je donne et legue a mon ami Grand-Louis d'Angibault, tout ce que je possede, ma maison situee a Jeu-les-Bois, mon petit carre de pommes de terre, mon cochon, mon cheval!... --Vous avez un cheval? dit le meunier. Depuis quand donc? --Depuis hier soir. C'est un cheval que j'ai trouve en me promenant. --Ne serait-ce pas le mien, par hasard? --Tu l'as dit. C'est la vieille Sophie qui ne vaut pas les fers qu'elle use. --Excusez, mon oncle! dit le meunier moitie content, moitie fache. Je tiens a Sophie; elle vaut mieux que... bien des gens! Diable, vous n'etes pas gene de m'avoir vole Sophie! Et moi qui vous aurais confie la cle de mon moulin! Voyez-vous ce vieux hypocrite. --Taisez-vous, mon neveu, vous parlez sottement, reprit Cadoche avec gravite: il ferait beau voir qu'un oncle n'eut pas le droit de se servir de la jument de son neveu! Ce qui est a vous est a moi, puisque, par mes intentions et mon testament, ce qui est a moi est a vous. --A la bonne heure! repondit le meunier; _leguez-moi_ Sophie, leguez, leguez, mon oncle, j'accepte ca. Il est tout de meme heureux que vous n'ayez pas eu le temps de la vendre.... Vieux coquin, va! murmura-t-il entre ses dents. --Qu'est-ce que tu dis? repliqua le mendiant. --Rien, mon oncle, dit le meunier, qui s'apercut que le vieillard avait une sorte de rale convulsif. Je dis que vous avez bien fait: si c'etait votre plaisir de demander l'aumone a cheval! --Avez-vous fini, notaire, reprit Cadoche d'une voix eteinte. Vous ecrivez bien lentement! Je me sens assoupi. Depechez-vous donc, paresseux de tabellion! --C'est fait, dit le notaire. Savez-vous signer? --Mieux que vous! repondit Cadoche. Mais je n'y vois pas. Il me faudrait mes lunettes et une prise de tabac. --Voila, dit la meuniere. --C'est bien, reprit-il apres avoir savoure sa prise de tabac avec delices. Ca me remet. Allons, je ne suis pas mort, quoique je souffre comme un possede. Il jeta les yeux sur le testament et dit:--Ah! vous n'avez pas oublie le pot de fer et _son contenu_? --Non, certes! repondit M. Tailland. --Vous avez bien fait, repondit Cadoche d'un air profondement ironique, quoique tout ce que que je vous ai dit la-dessus soit un conte pour me moquer de vous! --J'en etais bien sur, dit le meunier d'un air joyeux; si vous aviez eu cet argent-la, vous l'auriez rendu a qui de droit. Vous avez toujours ete un honnete homme, mon oncle... quoique vous m'ayez vole ma jument; mais c'etait une de vos faceties: vous l'auriez ramenee! Allons, ne signez pas celle betise-la; je n'ai pas besoin de vos nippes, et ca peut faire plaisir a quelque pauvre: vous avez peut-etre, d'ailleurs, quelque parent a qui je ne veux pas faire tort de vos derniers sous. --Je n'ai pas de parents, je les ai tous enterres, Dieu merci! repondit le mendiant; et quant aux pauvres... je les meprise! Donne-moi la plume, ou je te maudis!... --Allons, allons, amusez-vous! dit le meunier en lui passant la plume. Le mendiant signa; puis repoussant le papier de devant ses yeux avec un mouvement d'horreur: --Otez-moi ca, otez-moi ca! dit-il, il me semble que ca me fait mourir! --Faut-il le dechirer? dit Grand-Louis tout pret a le faire. --Non pas, non pas, reprit le mendiant avec un dernier effort de volonte. Mets ca dans ta poche, mon garcon, tu n'en seras peut-etre pas fache! Ah ca! ou est-il le medecin? j'ai besoin de lui pour m'achever plus vite, si je dois souffrir longtemps comme ca! --Il va venir, dit la meuniere, et M. le cure avec lui; car je les ai fait demander tous deux. --Le cure? dit Cadoche; pour quoi faire? --Pour vous dire un mot de consolation, mon vieux. Vous avez toujours eu de la religion, et votre ame est aussi precieuse que celle d'un autre. Je suis bien sure que M. le cure ne refusera pas de se deranger pour vous porter les sacrements. --J'en suis donc la? reprit le moribond avec un profond soupir. En ce cas, pas de betise! et que le cure aille a tous les cinq cents diables, quoiqu'il soit un bonhomme apres tout, passablement ivrogne; mais je ne crois pas aux cures. J'aime le bon Dieu et non le pretre. Le bon Dieu m'a donne l'argent, le pretre me l'aurait fait rendre. Laissez-moi mourir en paix!... Mon neveu, tu me promets de faire perir ce patachon de malheur sous le baton? --Non! mais de le bien rosser. --Assez cause, dit le mendiant en etendant sa main livide; j'aurais voulu mourir en causant, mais je ne peux plus.... Ah! je ne suis pas si malade qu'on croit, je vais dormir, et peut-etre que tu n'heriteras pas de si tot, mon neveu! Le mendiant se laissa retomber, et, au bout d'un instant, il se fit dans sa poitrine comme un bouillonnement sonore. Il redevint rouge, puis bleme, gemit pendant quelques minutes, ouvrit les yeux d'un air effraye comme si la mort lui eut apparu sous une forme sensible, et tout a coup, souriant a demi comme s'il eut repris l'espoir de vivre, il rendit l'esprit. La mort meme du pire des hommes a toujours en soi quelque chose de mysterieux et de solennel qui frappe de respect et de silence les ames religieuses. Il y eut un moment de consternation et meme de tristesse au moulin, lorsque le mendiant Cadoche eut expire. Malgre ses vices et ses ridicules, malgre meme cette confession etrange qu'on venait d'entendre et a laquelle le notaire seul croyait fermement, la meuniere et son fils avaient une sorte d'amitie pour ce vieillard a cause du bien qu'ils s'etaient habitues a lui faire; car s'il est vrai de dire qu'on deteste les gens en raison des torts qu'on a eus envers eux, la maxime inverse doit etre acceptee. La meuniere se mit a genoux aupres du lit et pria. Lemor et le meunier prierent aussi dans leur coeur le dispensateur de toute reparation et de toute misericorde de ne pas abandonner l'ame immortelle et divine qui avait passe sur la terre sous la forme abjecte de ce miserable. Le notaire seul retourna tranquillement avaler sa tasse de the, apres avoir dit avec sang-froid: "_Ite, missa est, Dominus vobiscum._" --Grand-Louis, dit-il ensuite en appelant dehors, il faut t'en aller tout de suite a Jeu-les-Bois avant que la nouvelle de ce deces y arrive. Quelque gueux de son espece pourrait aller bouleverser sa cahute et denicher l'oeuf. --Quel oeuf? dit le meunier. Son cochon, sa souquenille de rechange? --Non, mais le pot de fer. --Reverie, monsieur Tailland! --Va toujours voir. Et d'ailleurs ta jument! --Ah! ma vieille servante! j'oubliais, vous avez raison. Elle vaut bien le voyage a cause de son bon coeur et de notre ancienne amitie. Nous sommes presque du meme age, elle et moi. J'y vas; pourvu qu'il ne se soit pas encore moque de moi la-dessus! C'etait un vieux railleur! --Va toujours, te dis-je; pas de paresse! Je crois a ce pot de fer; j'y crois _dur comme fer_! comme on dit chez nous. --Mais dites donc, monsieur Tailland, est-ce que ca a quelque valeur ce chiffon de papier que vous avez barbouille en vous amusant? --C'est en bonne forme, je t'en reponds, et cela te rend peut-etre proprietaire de cent mille francs. --Moi? Mais vous oubliez que si l'histoire est vraie, il y en a une moitie a madame de Blanchemont et l'autre aux Bricolin? --C'est une raison de plus pour courir. Tu as accepte cela dans ton coeur a charge de restitution. Va donc le chercher. Quand tu auras rendu ce service-la a M. Bricolin, c'est bien le diable s'il ne te donne pas sa fille. --Sa fille! Est-ce que je songe a sa fille? Est-ce que sa fille peut songer a moi; dit le meunier en rougissant. --Bon! bon! la discretion est une vertu; mais je vous ai vus danser ensemble tantot, et je comprends bien pourquoi le pere vous a separes si brusquement. --Monsieur Tailland, otez-vous tout cela de l'esprit. Je pars; s'il y a un _magot_ pour tout de bon, qu'en ferai-je? Ne faudra-t-il pas quelque declaration a la justice? --A quoi bon? Les formalites de la justice ont ete inventees pour ceux qui n'ont pas de justice dans le coeur. A quoi servirait de deshonorer la memoire de ce vieux drole qui a reussi pendant quatre-vingts ans a passer pour un honnete homme? Tu n'as pas besoin non plus qu'on sache que tu n'es pas un voleur; on le sait de reste. Tu rendras l'argent, et tout sera dit. --Mais si ce vieux a des parents? --Il n'en a pas, et quand il en aurait, veux-tu les faire heriter de ce qui ne leur appartient pas? --C'est vrai; je suis tout abruti de ce qui vient de se passer. Je vas monter a cheval. --Ca ne sera pas commode de rapporter ce fameux pot de fer qui est si lourd, si lourd! Les chemins sont-ils praticables par la-bas? --Certainement. D'ici l'on va a Transault, et puis au Lys Saint-George, et puis a Jeu. C'est tout chemin vicinal fraichement repare. --En ce cas, prends ma voiture, Grand-Louis, et depeche-toi. --Eh bien, et vous? --Je coucherai ici en t'attendant. --Vous etes un brave homme, le diable m'emporte! Et si les lits sont mauvais, vous qui etes un peu delicat! --Tant pis! une nuit est bientot passee. D'ailleurs, nous ne pouvons pas laisser ta mere en tete-a-tete avec ce mort, c'est trop triste; car il faut que tu emmenes ton garcon de moulin. Quand on a de l'argent a porter, on n'est pas trop de deux. Tu trouveras des pistolets charges dans les poches de mon cabriolet. Je ne voyage jamais sans ca, moi qui ai souvent des valeurs a transporter. Allons, en route! Dis a ta mere de me faire encore du the. Nous causerons le plus tard possible, car ce mort m'ennuie. Cinq minutes apres, Lemor et le meunier etaient, par une nuit noire, en route pour Jeu-les-Bois. Nous leur donnerons le temps d'y arriver, et nous reviendrons voir ce qui se passe a la ferme pendant qu'ils voyagent. XXXIV. DESASTRE. La grand'mere Bricolin s'impatientait fort de ne pas voir arriver le meunier. Elle etait loin de penser que son emissaire ne devait jamais revenir toucher le salaire qu'elle lui avait promis, et le lecteur comprendra facilement qu'au moment d'expirer, le mendiant eut oublie de transmettre le message dont on l'avait charge. A la fin, fatiguee et decouragee d'attendre, la mere Bricolin alla retrouver son vieil epoux, apres s'etre assuree que la folle errait encore dans la garenne, absorbee comme a l'ordinaire dans ses meditations et ne faisant plus retentir d'aucune plainte sinistre les tranquilles echos de la vallee. Il etait environ minuit. Quelques voix mal assurees detonnaient encore au sortir des cabarets, et les chiens de la ferme, comme s'ils eussent reconnu des voix amies, ne daignaient pas aboyer. M. Bricolin, pousse par sa femme qui voulait que le sous-seing prive passe avec Marcelle recut execution a l'instant meme, avait, non sans souffrance et sans terreur, remis a la _dame venderesse_ le portefeuille qui contenait deux cent cinquante mille francs. Marcelle recut avec peu d'emotion ce venerable portefeuille. Il etait si malpropre qu'elle le prit du bout de ses doigts; lasse de s'occuper d'une affaire ou la cupidite d'autrui l'avait frappee de degout, elle le jeta dans un coin du secretaire de Rose. Elle avait accepte ce paiement si prompt par la meme raison qui avait decide l'acquereur a le faire, afin de l'engager et d'assurer le sort de la jeune fille en empechant qu'on ne vint a se retracter. Elle recommanda a Fanchon, a quelque heure que Grand-Louis se presenterait, de l'introduire dans la cuisine et de venir l'appeler elle-meme. Puis elle se jeta tout habillee sur son lit pour se reposer sans dormir, car Rose etait toujours tres-animee, et ne pouvait se lasser de la benir et de lui parler de son bonheur, Cependant, le meunier n'arrivant pas, et les emotions de la journee ayant epuise les forces de tous, vers deux heures du matin toute la ferme dormait profondement. Il faut pourtant excepter une personne de la famille, c'etait la folle, dont le cerveau etait arrive a un paroxysme de fievre intolerable. M. et Mme Bricolin avaient longtemps cause dans la cuisine. Le fermier n'ayant plus rien a craindre, et se sentant glace par toute l'eau qu'il avait bue, avait repris son pichet qu'il remplissait d'heure en heure en inclinant d'une main mal affermie une enorme cruche placee a cote, et remplie d'un vin ecumeux d'une couleur violatre. C'etait sa mere-goutte, le plus capiteux de sa recolte, boisson detestable, mais que le Berrichon prefere a tous les vins du monde. Plusieurs fois sa femme, voyant que la douceur d'etre proprietaire de Blanchemont et les riants projets de son opulence ne pouvaient plus raviver son oeil eteint ni degourdir sa machoire, l'avait invite a se mettre au lit. Il avait toujours repondu: "Tout a l'heure, j'y vas, j'y suis," mais sans quitter sa chaise. Enfin, apres avoir ete s'assurer que Rose etait endormie ainsi que Marcelle, madame Bricolin n'en pouvant plus, alla se coucher et s'endormit en appelant vainement son mari, qui n'avait pas la force de bouger et qui ne l'entendait plus. Completement ivre et aneanti comme un homme qui a fait l'effort de se degriser soudainement, mais qui s'en est bien dedommage apres, le fermier, la main sur son pichet et la tete inclinee sur la table, bercait de ses ronflements energiques le sommeil accable de sa femme, couchee, la porte ouverte, dans la piece voisine. Une heure s'etait a peine ecoulee lorsque M. Bricolin se sentit suffoque et pret a tomber en defaillance. Il eut beaucoup de peine a se lever. Il lui semblait que l'air manquait a ses poumons, que ses yeux cuisants ne pouvaient plus rien discerner, et qu'il etait frappe d'apoplexie. La peur de la mort lui rendit la force de se trainer a tatons jusqu'a la porte, qui donnait sur la cour; la chandelle avait fini de se consumer dans son cercle de fer-blanc. Ayant reussi a ouvrir et a descendre sans tomber les degres qui formaient une sorte de perron grossier au chateau neuf, le fermier promena autour de lui un regard hebete, sans rien comprendre a ce qu'il voyait. Une clarte extraordinaire qui remplissait la cour le forca a mettre la main devant son visage; car le passage des tenebres a cette lueur ardente lui causait de nouveaux vertiges. Enfin, l'air dissipant un peu les fumees du vin, l'espece d'asphyxie qu'il avait eprouvee fit place a un frisson convulsif, d'abord machinal et tout physique, mais bientot produit par une terreur inexprimable. Deux grandes gerbes de feu, se faisant jour a travers des nuages de fumee, sortaient du toit de la grange. Bricolin crut faire un mauvais reve; il se frotta les yeux, il se secoua tout le corps; toujours ces jets de flamme montaient vers le ciel et prenaient, avec une effroyable rapidite, un developpement immense. Il voulut crier _Au feu!_ sa langue etait paralysee et son gosier inerte. Il essaya de retourner vers la maison dont il s'etait eloigne de quelques pas sans savoir ou il allait. Il vit sur sa droite des torrents de flammes sortir des etables, sur sa gauche une autre gerbe de feu couronner les tours du vieux chateau, et devant lui... sa propre maison illuminee a l'interieur d'une clarte fantastique, et la porte qu'il avait laissee ouverte derriere lui vomissant des tourbillons noirs, comme la bouche d'une forge. Tous les batiments de Blanchemont etaient la proie d'un incendie magnifiquement dispose. Le feu avait ete mis en plus de douze endroits differents, et ce qu'il y avait de plus sinistre dans le premier acte de cette scene etrange, c'est qu'un silence de mort planait sur tout cela. Bricolin, prive de force et de volonte, contemplait dans une effroyable solitude un desastre dont personne ne s'apercevait encore. Tous les habitants du chateau neuf et de la ferme avaient passe du sommeil produit par la fatigue ou l'ivresse a l'asphyxie produite par la fumee. Les craquements de l'incendie commencaient seuls a se faire entendre et les tuiles a tomber avec un bruit sec sur le pave. Pas un cri, pas une plainte ne repondait a ces avertissements sinistres. Il semblait que l'incendie n'eut plus a devorer que des batiments deserts ou des cadavres. M. Bricolin se tordit les mains, et resta muet et immobile, comme si, accable par le cauchemar, il eut fait de vains efforts interieurs pour se reveiller. Enfin, un cri percant s'eleva, un seul cri de femme, et Bricolin, comme delivre du charme qui pesait sur lui, repondit par un hurlement sauvage a cet appel de la voix humaine. Marcelle s'etait apercue la premiere du danger; elle s'elanca dehors, portant son fils dans ses bras. Sans voir Bricolin ni le reste de l'incendie, elle deposa l'enfant sur un tas de foin au milieu de la cour, et lui disant d'une voix forte: "Reste la! n'aie pas peur," elle rentra precipitamment dans la maison, malgre la fumee suffocante qui la remplissait, et courut au lit de Rose qui etait restee comme paralysee, incapable de la suivre. Alors, avec la force d'un homme, la petite et svelte blonde, exaltee par son courage, prit sa jeune amie dans ses bras, et porta heroiquement aupres de son fils un corps beaucoup plus lourd et plus grand que le sien propre. A la vue de sa fille, Bricolin, qui n'avait d'abord songe qu'a sa recolte et a son betail, et qui avait couru du cote des granges, se rappela qu'il avait une famille, et, degrise pour la seconde fois, encore plus radicalement que la premiere, il vola au secours de sa mere et de sa femme. Heureusement le feu n'avait pris partout que par les combles, et le rez-de-chaussee, habite par les Bricolin, etait encore intact, a l'exception du pavillon de Rose qui, etant fort bas et au voisinage d'un amas de fagots secs, brulait rapidement. Madame Bricolin, reveillee en sursaut, retrouva tout a coup sa force physique et sa presence d'esprit. Aidee de son mari et de Marcelle, elle transporta dehors le vieux Bricolin qui, se croyant au milieu des chauffeurs, criait de toute sa force: "Je n'ai plus rien! ne me tuez pas! ne me brulez pas! je vous donnerai tout!" La petite Fanchon aidait resolument la mere Bricolin, qui bientot put aider aux autres. On reussit a reveiller les metayers et leurs valets, dont aucun ne perit.... Mais tout cela prit un temps considerable, et, quand on put recevoir les secours du village, quand on put organiser une chaine, il etait trop tard: l'eau semblait ranimer l'intensite du feu en soulevant et en faisant voler au loin des masses enflammees. Les enormes amas de cereales et de fourrages, dont regorgeaient les batiments d'exploitation, flambaient avec la rapidite de la pensee. Les charpentes centenaires des vieux batiments semblaient ne demander qu'a bruler. Presque tout le gros betail s'obstina a ne pas sortir et fut etouffe ou brule. On ne preserva que le corps du chateau neuf, dont les tuiles s'effondrerent et dont la charpente neuve resta decouverte, reduite en charbon, et dressant sa carcasse noire sur les murailles encore blanches du logis. Les pompes arriverent, inutile et tardive ressource dans les campagnes, instruments de secours souvent mal diriges, mal organises, et dont les tuyaux crevent au premier effort, faute d'entretien ou de service. Cependant les pompiers et les habitants du bourg reussirent a faire la part du feu et a preserver l'habitation et le mobilier des Bricolin. Mais cette part du feu fut immense, complete. Tout le pavillon qu'habitaient Rose et Marcelle, tous les batiments d'exploitation, tout le betail, tout le mobilier aratoire y passerent. On ne s'occupa pas du vieux chateau, dont la toiture brula, mais dont les fortes murailles nues se defendirent d'elles-memes. Une seule des tours, cedant a la chaleur, se lezarda de haut en bas. Le lierre immense qui embrassait les autres les preserva d'une derniere ruine. Le crepuscule commencait a blanchir lorsque le meunier et Lemor sortirent de la miserable cabane du mendiant. Lemor portait dans ses mains le pot de fer et Grand-Louis trainait par la bride sa chere Sophie, qui l'avait salue des son approche d'un hennissement amical. --J'ai lu _Don Quichotte_, disait-il, et je me trouve maintenant comme Sancho recouvrant son ane. Peu s'en faut qu'a son exemple je n'embrasse ma vieille Sophie et que je ne lui tienne de beaux discours. --Grand-Louis, dit Lemor, si vous pouvez resister a cette tentation, n'avez-vous pas celle de regarder si ce pot de fer contient de l'or ou des cailloux? --J'ai souleve le couvercle, dit le meunier. Ca brille la dedans; mais je suis fort presse de deguerpir avant le jour, avant que les habitants de ce desert, s'il y en a, observent mes mouvements et me prennent pour un voleur. Je suis tremblant d'emotion et de plaisir comme un homme qui mene a bien les affaires d'autrui; mais j'ai pourtant aussi le sang-froid d'un homme qui n'herite pas pour son compte. Filons, filons, monsieur Henri. Avez-vous remis ma pioche dans la voiture? Attendez que je donne un dernier coup d'oeil la dedans. Le trou est bien bouche, il n'y parait plus, en route! nous nous reposerons dans quelque taillis si nos betes refusent le service. Le cheval du notaire ayant fait trois mortelles lieues de pays au grand trot et souvent au galop dans les chemins montueux et penibles, se trouva en effet tellement fatigue au retour, que nos voyageurs, arrives a la hauteur du Lys-Saint-Georges, se virent obliges de le laisser souffler. Sophie, qu'ils avaient attachee derriere le cabriolet et qui n'etait pas habituee a marcher si follement, etait couverte de sueur. Le coeur du meunier s'en emut--Il faut de l'humanite avec les betes, dit-il, et puis, je ne veux pas que pour sa probite et sa sagacite dans cette affaire, notre bon notaire perde un bon cheval. Quant a Sophie, il n'y a pas de pot de fer qui tienne; cette vieille servante ne doit pas faire l'office du pot de terre. Voila un joli pacage bien ombrage, ou pas une bete ni un homme ne remuent. Entrons-y. Je suis bien sur qu'il y a une sacoche d'avoine dans le coffre du cabriolet; car M. Tailland pense a tout, et n'est pas homme a s'embarquer une seule fois sans biscuit. Nous respirerons la un quart d'heure, et nous serons tous un peu plus frais pour repartir. Malheureusement, en donnant la clef des champs au cochon de mon oncle (en heritera qui voudra!) j'ai oublie de lui voler quelques unes de ses croutes de pain, et je me sens l'estomac si creux que je partagerais volontiers l'avoine de Sophie si je ne craignais de lui faire tort. Il me semble que je ne commence guere bien mon role d'heritier de l'avare. Je meurs de faim a cote de mon tresor. En babillant ainsi suivant son habitude, le meunier debrida les chevaux et leur servit le dejeuner, a celui du notaire dans le sac a l'avoine, a Sophie dans son long bonnet de coton bleu qu'il lui attacha autour du nez tres-facetieusement. --C'est singulier comme je me sens le coeur leger a present, dit-il en se tapissant sous les buissons et en decouvrant le pot de fer. Savez-vous, monsieur Lemor, que mon bonheur est la dedans, si les louis ne sont pas seulement a la surface, et si le fond n'est pas rempli de gros sous? J'ai peur; c'est trop lourd pour n'etre que de l'or. Ah ca! aidez-moi a compter tout ca. Le compte fut bientot fait. Les pieces d'or en vieille monnaie etaient roulees par sommes de mille francs dans de sales chiffons de papier. En les ouvrant, Lemor et le meunier virent les marques que le mendiant leur avait indiquees. La fortune du pere Bricolin portait une croix sur chaque louis, le depot du seigneur de Blanchemont une simple barre. Au fond, il y avait environ trois mille francs en argent, en pieces de toute espece, et meme une poignee de gros sous, la derniere qu'eut economisee le mendiant. --Ce restant-la, dit le meunier en le rejetant au fond du pot de fer, c'est la fortune de mon oncle, c'est l'heritage de votre serviteur, c'est le denier de la veuve que ce vieux grimaud ne se faisait pas faute de recueillir, et qui retournera a la veuve et a l'orphelin, je vous en reponds. Qui sait si ce n'est pas aussi le produit du vol? A voir comment mon oncle, que Dieu fasse paix a son ame! m'avait escamote Sophie, je n'ai pas trop de confiance dans la purete de son legs. Tiens! ca me fera plaisir de faire l'aumone! moi qui suis si souvent prive de cette douceur-la! Je vais prendre un plaisir de prince. Savez-vous qu'avec trois mille francs, dans ce pays-ci, on peut sauver et assurer l'existence de trois familles? --Mais vous ne pensez pas au reste du depot, Grand-Louis. Songez donc qu'avec cette grosse somme, dont madame de Blanchemont n'a vraiment pas besoin pour elle-meme, vous allez la mettre a meme aussi de faire bien des heureux. --Oh! je m'en rapporte a elle pour le faire rouler vite sur cette table-la! Mais il y a, a cote, quelque chose qui me flatte! c'est ce petit magot que M. Bricolin va recevoir de ma main avec tant de plaisir. Ca n'aura pas un emploi tres-chretien chez lui, mais ca raccommodera beaucoup mes affaires, qui etaient bien gatees hier au soir. --C'est-a-dire, mon cher Louis, que vous pouvez pretendre maintenant a la main de Rose. --Oh! ne croyez pas cela! si les cinquante mille francs m'appartenaient, ca pourrait s'arranger a la rigueur. Mais le Bricolin sait mieux compter que vous! Il dira: "Voila cinq mille pistoles qui sont a moi et que Grand-Louis me rapporte, il ne fait que son devoir. Ce qui est a moi n'est pas a lui: donc, j'ai cinquante mille francs de plus dans ma poche, et il reste avec son moulin Gros-Jean comme devant. --Et il ne sera pas emerveille et touche d'une probite dont il ne serait sans doute pas capable? --Emerveille, oui; touche, non. Mais il se dira: "Ce garcon peut m'etre utile." Les honnetes gens sont tres-necessaires a ceux qui ne le sont pas, et il me pardonnera mes peches; il me rendra sa pratique, a laquelle je tiens beaucoup, puisqu'elle me met a meme de voir Rose et de lui parler tous les jours. Vous voyez donc que, sans me faire d'illusions, j'ai sujet d'etre content. Hier soir, quand je dansais avec Rose, quand elle avait l'air de m'aimer, je me sentais si fier, si heureux! Eh bien, je retrouve mon bonheur d'hier soir sans m'inquieter de mon lendemain. C'est beaucoup; brave oncle Cadoche, va! tu ne te doutais pas de ce qu'il y avait pour moi de consolations dans ton pot de fer! Tu croyais me faire riche, et tu me rends heureux! --Mais, mon cher Louis, puisque vous rapportez a Marcelle une somme egale a celle qu'elle voulait sacrifier pour vous, vous pouvez bien, a present, accepter les concessions qu'elle offrait de faire a M. Bricolin? --Moi? Jamais. Ne parlons pas de ca. Ca me blesse. Je ne serai plus banni de la ferme; c'est tout ce qu'il me faut. Voyez comme ce tresor est joli! comme il brille! comme il y aurait la dedans des peines soulagees et des inquietudes apaisees! C'est pourtant beau, l'argent, monsieur Lemor! Convenez-en! la, dans le creux de ma main, il y a la vie de cinq ou six pauvres enfants!... --Ami, je n'y vois que ce qu'il y a en effet: les larmes, les cris, les tortures du vieux Bricolin, l'avarice du mendiant, sa vie honteuse et stupide, consumee tout entiere dans la tremblante contemplation de son vol. --Hein! vous avez raison, dit le meunier en rejetant avec effroi la poignee d'or dans le pot de fer. Que de crimes, de lachetes, de soucis, de mensonges, de peurs et de souffrances la dedans! Vous avez raison, c'est vilain, l'argent! Nous-memes qui sommes la a le regarder et a le compter en cachette, nous voila comme deux brigands armes de pistolets, et craignant d'etre surpris par d'autres bandits, ou apprehendes au collet par les gendarmes. Allons, cache-toi, maudit! s'ecria-t-il en replacant le couvercle, et nous, partons, ami! Vive la joie, cela n'est pas a nous! CINQUIEME JOURNEE. XXXV. RUPTURE. En approchant du vallon de la Vauvre, nos voyageurs remarquerent, du cote de Blanchemont, une nappe immense de lourde fumee que le soleil levant commencait a blanchir. [Illustration: Ah ca! aidez-moi a compter tout ca.] --Regardez donc, dit le meunier, comme il y a du brouillard sur la Vauvre, ce matin, surtout du cote ou nous avons toujours envie de regarder tous les deux! Ca me gene, je ne vois pas les toits pointus de mon bon vieux petit chateau qui, de tous les cotes, quand je fais mes courses aux environs, sert de point de mire a mes pensees! Au bout de dix minutes, la fumee, que les vapeurs humides du matin affaissaient sous leur poids, rampa tout a fait au bas du vallon, et Grand-Louis, arretant brusquement le cheval du notaire, dit a son compagnon: --C'est singulier, monsieur Lemor, je ne sais pas si j'ai la berlue ce matin, mais j'ai beau regarder, je ne vois pas le toit rouge du chateau neuf au bas des tours du vieux chateau! Je suis pourtant bien sur qu'on le voit d'ici; je m'y suis arrete plus de cent fois, et je distingue les arbres qui sont autour. Eh mais! regardez donc! le vieux chateau est tout change! les tourelles me paraissent aplaties. Ou diable est le toit? Le tonnerre m'ecrase! il n'y a plus que les pignons! Attendez, attendez! Qu'est-ce qu'il y a donc de rouge du cote de la ferme? C'est du feu! oui, du feu! et toutes ces choses noires?... Monsieur Lemor, je vous le disais bien, quand nous sommes arrives a Jeu-les-Bois, que le ciel etait tout rouge, et qu'il y avait un incendie quelque part. Vous me souteniez que c'etaient des brulis de bruyeres, je savais bien qu'il n'y avait pas de brandes de ce cote-la. Regardez donc! je ne reve pas! le chateau, la ferme, tout est brule!... Mais Rose! Et Rose!... Ah! mon Dieu! Et madame Marcelle! et mon petit Edouard! et la vieille Bricolin! mon Dieu! mon Dieu! Et le meunier, fouettant le cheval avec fureur, prit au galop la direction de Blanchemont, sans s'inquieter cette fois si la vieille Sophie pouvait ou non le suivre. A mesure qu'ils approchaient, les indices du sinistre ne devenaient que trop certains. Bientot ils l'apprirent de la bouche des passants, et, bien qu'on leur assurat que personne n'avait peri, tous deux, pales et oppresses, hataient la course trop lente, a leur gre, du cheval qui les emportait. [Illustration: Un gendarme l'arreta en la prenant parle bras.] Arrives au bas du terrier, comme ce pauvre animal, haletant et couvert d'ecume, ne pouvait plus gravir le chemin qu'au pas, ils l'arreterent devant chez la Piaulette, et sauterent du cabriolet pour courir plus vite. En ce moment, Marcelle, sortant de la chaumiere, parut a leurs yeux. Elle etait pale, mais calme, et ses vetements ne portaient la trace d'aucune brulure. Occupee toute la nuit a soigner les personnes, elle ne s'etait pas consacree inutilement a vouloir eteindre le feu. En la voyant, Lemor faillit s'evanouir de joie; il lui prit la main sans pouvoir lui parler. --Mon fils est ici et Rose est chez le cure, dit Marcelle. Elle n'a eprouve aucun accident, elle n'est presque pas malade, elle est heureuse malgre la consternation de ses parents. Il n'y a dans tout cela que de l'argent perdu. C'est peu de chose au prix du bonheur qui l'attend.... --Quoi donc? dit le meunier, je ne comprends pas. --Allez la voir, ami, rien ne s'y oppose, et apprenez d'elle-meme ce que je ne veux pas vous dire la premiere. Grand-Louis stupefait se mit bientot a courir. Lemor entra dans la chaumiere avec Marcelle, et tandis que la Piaulette et son mari s'occupaient des chevaux, il courut vers le lit ou dormait Edouard. Le dernier des Blanchemont reposait tranquillement sur le grabat du plus pauvre paysan de ses domaines. Il ne possedait plus meme un gite, et l'hospitalite de l'indigence etait la seule chose qu'il put reclamer en cet instant. --Il n'a donc pas couru de danger? s'ecria Lemor en baisant ses petites mains, humides d'une douce chaleur. --Ce petit etre est d'une bonne trempe, dit Marcelle, avec un certain orgueil. Il n'a pas ete malade, il s'est eveille dans une fumee etouffante, et il n'a pas eu peur. Il a passe la nuit avec moi a preserver et a consoler les autres, trouvant, malgre sa faiblesse et son ignorance du malheur, des soins, des caresses, et des paroles naivement angeliques pour moi et pour tous ces etres sans courage qui tremblaient et criaient autour de nous. Et moi qui craignais pour sa sante la frayeur et l'emotion! Cette frele nature renferme une ame heroique. Lemor! c'est un enfant beni, que Dieu avait marque en naissant pour en faire un noble pauvre! L'enfant s'eveilla aux caresses de Lemor, et, le reconnaissant cette fois a son affection plus qu'a ses traits: --Ah! Henri! lui dit-il, pourquoi donc ne voulais-tu pas me parler quand tu _faisais Antoine?_ Marcelle commencait a expliquer avec stoicisme a son amant dans quel nouveau desastre cet incendie precipitait le reste de sa fortune, lorsque M. Bricolin, la figure bouleversee, les vetements en lambeaux et les mains toutes brulees, entra dans la chaumiere. Au sortir de sa premiere terreur, le fermier avait travaille avec une energie et une audace desesperees a vouloir sauver ses boeufs et ses recoltes. Il avait failli etre cent fois victime de son acharnement; il n'avait renonce a de vaines esperances qu'en se voyant au milieu d'un monceau de cendres. Alors, le decouragement, le desespoir et une sorte de fureur s'etaient empares de sa pauvre tete. Il etait devenu comme fou, et il accourait vers Marcelle d'un air egare, les idees confuses et la parole embarrassee. --Ah! vous voila enfin, Madame! dit-il d'une voix entrecoupee, je vous cherche dans tout le village, et je ne sais ce que vous devenez. Ecoutez, ecoutez, madame Marcelle!... Ce que j'ai a vous dire est tres-important... Vous avez beau etre tranquille, tout ce malheur-la retombe sur vous, tout ce dommage-la vous concerne! --Je le sais, monsieur Bricolin! repondit Marcelle avec un peu d'impatience. La vue de cet homme cupide n'etait pas consolante pour elle en cet instant. --Vous le savez? reprit Bricolin avec une sorte de colere, et moi aussi, je le sais! C'est a vous de rebatir le domaine et de recomposer le cheptel de Blanchemont. --Et avec quoi, s'il vous plait, monsieur Bricolin? --Avec votre argent! N'avez-vous pas de l'argent? Ne vous en ai-je pas donne assez? --Je ne l'ai plus, monsieur Bricolin! le portefeuille a brule. --Vous avez laisse bruler _mon_ portefeuille? le portefeuille que je vous avais _confie_? s'ecria Bricolin exaspere et en se frappant le front avec ses poings. Comment avez-vous ete assez folle, _assez bete_, pour ne pas sauver le portefeuille, puisque vous avez bien eu le temps de sauver votre fils? --J'ai sauve Rose aussi, monsieur Bricolin. C'est moi qui l'ai portee dans mes bras hors de la maison. Pendant ce temps, le portefeuille a brule; je ne le regrette pas. --Ce n'est pas vrai, vous l'avez! --Je vous jure devant Dieu que non. Le meuble ou il etait, tous les meubles de cette chambre ont brule pendant qu'on sauvait les personnes. Vous le savez bien, je vous l'ai dit, car vous m'avez interrogee la-dessus; mais vous ne m'avez pas entendue, ou vous ne vous souvenez pas. --Ah! si, je m'en souviens, dit le fermier consterne, mais j'ai cru que vous me trompiez. --Et pourquoi vous tromperais-je? Cet argent n'etait-il pas a moi? --A vous? Vous ne niez donc pas que je vous ai achete hier soir votre terre, que je vous l'ai payee et qu'elle m'appartient? --Comment la pensee vous vient-elle que je sois capable de le nier? --Ah! pardon, pardon, Madame! je n'ai pas ma tete! dit le fermier abattu et calme. --Je le vois bien, dit Marcelle d'un ton de mepris auquel il ne prit pas sarde. --C'est egal, la reparation des batiments et le cheptel sont a votre charge, reprit-il apres un silence pendant lequel ses idees se confondirent de nouveau. --De deux choses l'une, monsieur Bricolin, dit Marcelle en levant les epaules: ou vous n'avez pas achete le domaine, et il m'appartient de reparer le mal, ou je vous l'ai vendu et je n'ai pas a m'en occuper; choisissez! --C'est vrai! dit encore Bricolin tombant dans une nouvelle stupeur. Puis il reprit bien vite: Oh! je vous l'ai bel et bien achete, paye, vous ne pouvez pas nier ca! J'ai votre acte qui porte quittance, je ne l'ai pas laisse bruler, moi! Ma femme l'a dans sa poche. --En ce cas, vous etes tranquille, et moi aussi, car j'ai aussi le double de notre acte dans ma poche. --Mais vous devez supporter le dommage! s'ecria Bricolin avec une sombre fureur. Je ne vous ai pas achete une terre sans batiment et sans cheptel. Il y a la une perte de cinquante mille francs, au moins! --Je n'en sais rien, mais le desastre a eu lieu apres la vente. --C'est vous qui avez mis le feu! --C'est tres-probable! dit Marcelle avec un froid mepris, et j'y ai jete le prix de ma terre pour m'amuser! --Pardon, pardon, je suis malade! dit le fermier; perdre tant d'argent dans une nuit!... Mais c'est egal, madame Marcelle, vous me devez une indemnite pour mon malheur. J'ai toujours eu du malheur avec votre famille. Mon pere, pour un depot que lui avait fait votre grand-pere, a ete mis a la torture par les chauffeurs, et a perdu cinquante mille francs qui etaient a lui. --Les suites de ce malheur sont irreparables, puisque votre pere y a perdu la sante de l'ame et du corps. Mais ma famille est fort innocente du crime des brigands; et quant a la perte de votre argent, elle a ete largement compensee par mon grand-pere. --C'est vrai, c'etait un digne maitre! Aussi, vous devez faire comme lui, vous devez m'indemniser! --Vous tenez tant a l'argent, et j'y tiens si peu, monsieur Bricolin, que je vous satisferais si j'etais en mesure de le faire. Mais vous oubliez que j'ai tout perdu, jusqu'a une miserable somme de deux mille francs que j'avais retiree de la vente de ma voiture, jusqu'a mes vetements et a mon linge. Mon fils ne peut pas meme dire qu'il ne possede au monde en ce moment-ci que les habits qui le couvrent, car je l'ai emporte nu de votre maison, et si cette femme que voici ne l'avait pris chez elle avec une sublime charite pour le couvrir des pauvres habits d'un de ses enfants, je serais forcee de vous demander l'aumone d'une blouse et d'une paire de sabots pour lui. Laissez-moi donc tranquille, je vous en supplie, j'ai la force de supporter mon malheur; mais votre rapacite m'indigne et me fatigue. --C'est assez, Monsieur, dit Lemor, qui ne pouvait plus se contenir. Sortez, laissez madame en paix. Bricolin n'entendit pas cette apostrophe. Il s'etait laisse tomber sur une chaise, sensible au denument absolu de Marcelle, en ce qu'il lui otait toute esperance de la ranconner.--Ainsi, s'ecria-t-il avec desespoir, en frappant des poings sur la table, j'ai cru faire un bon marche cette nuit, j'ai achete Blanchemont deux cent cinquante mille francs, et voila que ce matin j'ai cinquante mille francs de perte en batiments et en bestiaux! Ca fait, dit-il en sanglotant, que le domaine me revient a trois cent mille francs comme vous le vouliez! --Il ne me semble pas que ce soit ma faute, ni que j'en profite, dit froidement Marcelle dont l'indignation tomba en voyant celle de Lemor, et qui le retenait pour le forcer a se moderer. --C'est donc la tout votre malheur, monsieur Bricolin? dit naivement la Piaulette emerveillee de tout ce qu'elle entendait. Vraiment, je m'en arrangerais bien! Cette pauvre dame a tout perdu, vous etes encore riche, aussi riche qu'hier soir, et vous lui demandez quelque chose? C'est drole tout de meme! Si Blanchemont ne vous revient, avec votre malheur, qu'a trois cent mille francs, c'est encore joliment bon marche. J'en sais bien qui en auraient donne davantage. --Qu'est-ce que vous dites, vous? repondit Bricolin. Taisez-vous, vous n'etes qu'une sotte et une commere. --Merci, Monsieur, dit la Piaulette; et, se retournant avec fierte vers Marcelle: C'est egal, Madame, dit-elle; puisque vous avez tout perdu, vous pouvez bien rester chez moi tant que vous voudrez, et partager mon pain noir. Je ne vous le reprocherai pas et je ne vous renverrai jamais. --Ecoutez, Monsieur! dit Lemor, et rougissez! --Vous, je ne sais pas qui vous etes, repondit Bricolin furieux. Personne ne vous connait ici; vous avez l'air d'un meunier comme j'ai l'air d'un eveque. Mais vous n'irez pas loin, mon garcon! Je vous designerai aux gendarmes pour qu'on vous demande vos papiers, et si vous n'en avez pas, nous verrons! Le feu a ete mis chez moi par malveillance, c'est assez clair, tout le monde l'a constate, et le procureur du roi est la qui verbalise. Vous etes bien avec un homme qui m'en veut, suffit! --Ah! c'en est trop, dit Lemor indigne, vous etes le dernier des miserables, et si vous ne sortez d'ici, je saurai bien vous y forcer. --Arretez! dit Marcelle en saisissant le bras de Lemor. Ayez pitie de cet homme, il a perdu la raison! Soyez indulgent pour le malheur, quelque lache qu'il se montre; suivez mon exemple, Lemor; ma patience est a la hauteur de ma situation. Bricolin n'ecoutait pas. Il tenait sa tete dans ses mains et gemissait comme une mere qui a perdu son enfant. --Et moi qui n'ai jamais voulu me faire assurer parce que c'etait trop cher, criait-il d'un ton lamentable; et mes boeufs, mes pauvres boeufs, qui etaient si beaux et si gras! Un lot de moutons qui valait deux mille francs et que je n'ai pas voulu vendre a la foire de Saint-Christophe! Marcelle ne put s'empecher de sourire, et sa haute raison contint l'indignation de Lemor. --C'est egal! dit le fermier en se levant tout a coup, votre meunier n'aura pas ma fille! --En ce cas vous n'aurez pas ma terre, l'acte est clair et la condition formelle. --Nous plaiderons! --A la bonne heure. --Oh! vous ne pouvez pas plaider, vous! Il faut de l'argent pour ca, et vous n'en avez pas. Et puis il faudrait me restituer le paiement, et comment feriez-vous? D'ailleurs, votre jolie condition est nulle; et, quant au meunier, je vais commencer par le faire arreter et conduire en prison; car c'est lui, j'en suis sur, qui a mis le feu chez moi par vengeance de ce que je l'en ai chasse hier. Tout le village me servira de temoin comme quoi il m'a fait des menaces... et le monsieur que voila... suffit: a moi, a moi, les gendarmes! Et il s'elanca dehors en proie a un veritable delire. XXXVI. LA CHAPELLE. Inquiete pour le meunier et pour Lemor, que l'aveugle vengeance de Bricolin pouvait entrainer dans une affaire sinon grave, du moins desagreable, Marcelle engageait son amant a se cacher, et la Piaulette sortait deja pour avertir Grand-Louis d'en faire autant, lorsque l'on vit tout le monde, disperse sur le terrier et occupe a commenter le desastre, se rassembler et se mettre a courir vers la ferme. --Je suis sure que c'est deja fait! s'ecria la Piaulette en pleurant. Ils auront deja mis la main sur ce pauvre Grand-Louis! Lemor, n'ecoutant que son courage et son amitie, sortit de la chaumiere et s'elanca vers le terrier. Marcelle, effrayee, l'y suivit, laissant Edouard a la garde de la fille ainee de son hotesse. En entrant dans la cour de la ferme, Marcelle et Lemor virent avec effroi ces masses eparses de noirs decombres, le sol ruisselant d'une eau qui ressemblait a un lac d'encre, et la foule des travailleurs epuises, mouilles, brules, semblables a des spectres, et qui se preparaient a une nouvelle fatigue. Le feu venait de se rallumer a une petite chapelle isolee, situee entre la ferme et le vieux chateau. Ce nouvel accident semblait incomprehensible, car cette construction etait restee intacte jusque-la, et si une flammeche fut tombee dessus pendant l'incendie, le feu n'eut pas pu couver aussi longtemps dans une provision de pois secs qui y etait renfermee. Le feu partait cependant de l'interieur, comme si une main implacable eut pousse l'audace jusqu'a vouloir, sous les yeux de tous, et en plein jour, detruire jusqu'au dernier batiment du domaine. --Laissez bruler la chapelle, criait M. Bricolin ecumant de rage, courez apres l'incendiaire! Il doit etre par la, il ne peut etre loin. C'est Grand-Louis, j'en suis certain! j'ai des preuves! Cherchez dans la garenne! Cernez la garenne! M. Bricolin ignorait que, pendant qu'il signalait ainsi le meunier a la vindicte publique, celui-ci, oubliant tout et ne sachant plus rien de ce qui se passait au dehors, etait au presbytere, a genoux aupres du fauteuil ou l'on avait depose Rose, et qu'il recevait de sa bouche l'aveu de son amour et la revelation des engagements pris par son pere. Dans le desordre general, le cure et meme sa servante, s'etant meles aux travailleurs officieux, la grand'mere Bricolin etait seule restee aupres de Rose, et les jeunes amants, plonges dans la plus pure ivresse, ne se souvenaient plus des evenements qui s'agitaient autour d'eux. Un cercle s'etait forme autour de la chapelle, et on dirigeait les pompes, lorsque M. Bricolin, qui s'etait avance jusqu'a la porte cintree, recula d'horreur et alla tomber sur un de ses garcons de ferme, qui le soutint a grand'peine. Cette chapelle, qui avait ete jadis attenante au vieux chateau, montrait encore aux yeux des antiquaires d'assez jolis details de sculpture gothique. Mais la vetuste d'une telle construction devait ceder bientot a l'intensite de la chaleur. La flamme sortait par les fenetres, et les rosaces delicates commencaient a se detacher avec fracas, lorsque la porte a demi ouverte fut poussee brusquement de l'interieur. On vit alors sortir la folle, une petite lanterne dans une main et un brandon de paille enflamme dans l'autre. Elle se retirait lentement apres avoir mis la derniere main a son oeuvre de destruction; elle marchait d'un air grave, les yeux fixes a terre, ne voyant personne, et tout occupee du plaisir de sa vengeance longtemps meditee et froidement executee. Un gendarme trop consciencieux marcha droit a elle et l'arreta en la prenant par le bras. La folle s'apercut alors que la foule l'entourait; elle porta vivement son brandon enflamme a la figure du gendarme, qui, surpris de cette defense imprevue, fut force de lacher prise. Alors la Bricoline, retrouvant son agilite impetueuse, et prenant une expression de haine et de fureur, s'elanca dans la chapelle, comme pour se cacher, en proferant des imprecations confuses. On tenta de l'y suivre, personne n'osa. Elle traversa la flamme avec la prestesse d'une salamandre, et gravit le petit escalier en spirale qui conduisait aux combles. La, elle se montra a une lucarne et on la vit activer le feu qui montait trop lentement a son gre, et qui bientot l'environna de toutes parts. On fit vainement jouer les pommes pour arroser le toit. Il avait ete recemment repare et garni en zinc. L'eau coulait dessus et penetrait fort peu. Le feu couvait donc a l'interieur, et l'infortunee Bricoline, brulant lentement, devait subir des tortures atroces. Mais elle ne parut pas les sentir, et on l'entendit chanter un air de danse qu'elle avait aime dans sa jeunesse, qu'elle avait sans doute danse souvent avec son amant, et qui lui revint a la memoire au moment d'expirer. Elle ne fit pas entendre une seule plainte; sourde aux cris et aux supplications de sa mere oui se tordait les bras et qu'on retenait de force pour l'empecher de courir aupres d'elle, elle chanta longtemps, puis elle parut a la fenetre une derniere fois, et, reconnaissant son pere: --Ah! monsieur Bricolin, lui cria-t-elle, c'est un bien beau jour pour vous que le _jour d'aujourd'hui!_ Ce fut sa derniere parole. Quand on fut maitre de l'incendie, on retrouva ses os calcines sur le pave de la chapelle. Cette affreuse mort acheva d'egarer l'esprit de M. Bricolin et de briser le courage de sa femme. Ils ne songerent plus a arreter personne, et, pendant toute la journee, Rose, la mere Bricolin et son vieux mari furent completement oublies d'eux. Enfermes a la cure, M, et Mme Bricolin ne voulurent voir personne, et n'en sortirent que lorsqu'ils eurent epuise ensemble toute, l'amertume de leur peine. XXXVII. CONCLUSION. Marcelle avait eu la presence d'esprit de prevoir que Rose, malade et brisee par tant d'emotions, n'apprendrait pas sans danger la deplorable fin de sa soeur. Elle avait suggere au meunier de la mettre bien vite dans le cabriolet du notaire et de l'emmener a son moulin avec la grand'mere et le vieux infirme, dont la bonne femme ne voulait pas se separer. Marcelle, appuyee sur le bras de Lemor qui portait Edouard dans ses bras, les suivit de pres. Pendant quelques jours Rose eut tous les soirs d'assez vifs acces de fievre. Ses amis ne la quittaient pas d'un instant, et, apres avoir reussi a lui cacher le spectacle des funerailles du mendiant Cadoche, qui fut porte en terre avec toutes les ceremonies qu'il avait exigees, ils lui laisserent ignorer la mort de la folle jusqu'a ce qu'elle fut en etat de supporter cette nouvelle; mais pendant bien longtemps encore elle n'en connut pas les affreuses circonstances. Marcelle consulta M. Tailland sur la valeur de l'acte passe avec Bricolin. L'avis du notaire ne fut pas favorable. Le mariage etant _d'ordre public_, on n'en pouvait faire une clause de vente. Dans le cas de clauses illicites, la vente subsiste et lesdites clauses sont _reputees non ecrites_. Tels sont les termes de la loi. M. Bricolin les connaissait avant la signature de l'acte. Au bout de trois jours, on vit arriver au moulin le fermier pale, abattu, maigri de moitie, ayant perdu jusqu'a l'envie de boire pour se donner du coeur. Il paraissait incapable de se mettre en colere; cependant, on ignorait dans quelles intentions il venait a Angibault, et Marcelle, qui voyait Rose encore bien faible, tremblait qu'il ne vint la reclamer avec des paroles et des manieres outrageantes. Tout le monde etait inquiet, et on sortit en masse au-devant de lui pour l'empecher d'entrer s'il n'annoncait pas des intentions pacifiques. Il debuta par intimer froidement a la mere Bricolin l'ordre de lui ramener sa fille au plus vite. Il avait loue une maison dans le bourg de Blanchemont, et il allait commencer les travaux de reconstruction.--Mais de ce que je suis mal loge, dit-il, ce n'est pas une raison pour que je sois prive de la societe de ma fille et pour qu'elle refuse ses soins a sa mere. Ce serait le fait d'un enfant denature. En parlant ainsi, Bricolin lancait au meunier des regards farouches. On voyait bien qu'il voulait tirer sa fille de chez lui, sans esclandre, sauf a exhaler ensuite sa rancune et a accuser au besoin Grand-Louis de l'avoir enlevee. --C'est juste, c'est juste, dit la mere Bricolin, qui s'etait chargee de repondre. Il y a longtemps que Rose demande a retourner aupres de son pere et de sa mere; mais comme elle est encore malade, nous l'en avons empechee. Je pense qu'aujourd'hui elle sera en etat de te suivre, et je suis prete a l'accompagner avec mon vieux, si tu as de quoi nous loger. Laisse seulement a madame Marcelle le temps de preparer la petite au plaisir et a la secousse de te revoir. Moi, j'ai a te parler en particulier, Bricolin; viens dans ma chambre. La vieille femme le conduisit dans la chambre qu'elle partageait avec la meuniere. Marcelle et Rose avaient ete installees dans celle du meunier. Lemor et Grand-Louis couchaient au foin avec delices. --Bricolin, dit la bonne femme, tu vas faire bien de la depense pour ces batiments! Ou donc prendras-tu l'argent? --Qu'est-ce que ca vous fait, la mere? vous n'en avez pas a me donner, repondit Bricolin d'un ton brusque. Je suis a court, il est vrai, dans ce moment; mais j'emprunterai. Je ne serai pas embarrasse pour trouver du credit. --Oui, mais avec de gros interets, comme c'est l'usage, et puis quand il faut rendre ca, on est deja lance dans de nouvelles depenses necessaires, inevitables. Ca gene, ca encombre, et on ne sait plus comment en sortir. --Eh bien! qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? puis-je serrer, l'annee prochaine, mes recoltes dans mon sabot, et mettre mon betail a l'abri sous un balai? --Qu'est-ce que ca coutera donc, tout ca? --Dieu sait! --A peu pres? --De quarante-cinq a cinquante mille francs, tout au moins; quinze a dix-huit mille pour les batiments, autant pour le cheptel, et autant que j'ai perdu de ma recolte et de mes profits de l'annee! --Oui, ca fait cinquante mille francs environ. C'est bien mon calcul. Eh bien! dis donc, Bricolin, si je te donnais ca, que ferais-tu pour moi? --Vous? s'ecria Bricolin dont les yeux reprirent leur feu accoutume; avez-vous donc des economies que vous m'aviez cachees, ou est-ce que vous radotez? --Je ne radote pas. J'ai la cinquante mille francs en or que je te donnerai, si tu veux me laisser marier Rose a mon gre. --Ah! voila! toujours le meunier! Toutes les femmes en sont folles de cet ours-la, meme les vieilles de quatre-vingts ans. --C'est bon, c'est bon, plaisante, mais accepte. --Et ou est-il, cet argent? --Je l'ai donne a garder a Grand-Louis, dit la vieille qui savait son fils capable de le lui arracher, de force, des mains dans un moment d'ivresse, s'il venait a le voir. --Et pourquoi a Grand-Louis, et non pas a moi ou a ma femme? Vous voulez donc lui en faire une donation si je ne fais pas votre volonte? --L'argent d'autrui est en surete dans ses mains, dit la vieille, car il a eu celui-la a mon insu, et il me l'a rapporte quand je le croyais perdu pour toujours. Il est a mon homme, s'entend; mais puisque vous l'avez fait interdire, et que nous nous etions, sous l'ancienne loi, donne notre bien a fonds perdu, au dernier vivant, j'en dispose! --Mais c'est donc un recouvrement? C'est impossible! vous vous moquez de moi, et je suis bien bon de vous ecouter! --Ecoute, dit la mere Bricolin, c'est une drole d'histoire. Et elle raconta a son fils toute l'histoire de Cadoche et de sa succession. --Et le meunier t'a rapporte cet argent-la quand il pouvait n'en rien dire? s'ecria le fermier stupefait. Mais c'est tres-honnete, ca, c'est tres-_joli_ de sa part! Il faudra lui faire un cadeau. --Il n'y a qu'un cadeau a lui faire: c'est la main de Rose, puisqu'elle lui a deja fait le cadeau de son coeur. --Mais je ne donnerai pas de dot! s'ecria Bricolin. --Ca va sans dire, qui est-ce qui t'en parle? --Faites-moi donc voir cet argent-la! La mere Bricolin conduisit son fils aupres du meunier, qui lui montra le pot de fer et _son contenu_. --Et de cette maniere-la, dit le fermier ebloui et comme ressuscite par la vue de tant d'or monnaye, madame de Blanchemont n'est pas absolument dans la misere? --Grace a Dieu! --Et a toi, Grand-Louis? --Grace a la fantaisie du pere Cadoche. --Et toi, de quoi herites-tu? --De trois mille francs, dont un tiers est destine a la Piaulette et le reste a etablir deux autres familles aupres de moi. Nous travaillerons tous ensemble et nous nous associerons pour les profits. --C'est bete, ca! --Non, c'est utile et juste. --Mais pourquoi ne pas garder ces mille ecus pour les presents de noces de... de ta femme? --Ca sentirait l'argent vole; et quand meme ca ne serait que le produit de l'aumone, vous, qui etes si fier, voudriez-vous que Rose eut sur le corps des robes payees avec tous les gros sous du pays, donnes en charite a un mendiant? --On n'aurait pas ete oblige de dire d'ou ca provenait!... Ah ca, a quand la noce, Grand-Louis? --Demain, si vous voulez. --Publions les bans demain, et remets-moi l'argent aujourd'hui, j'en ai besoin. --Non pas! non pas! s'ecria la vieille fermiere. Tu l'auras le jour de la noce. Donnant, donnant, mon garcon! La vue de l'or avait ranime M. Bricolin. Il se mit a table, trinqua avec le meunier, embrassa sa fille, et remonta sur son bidet, entre deux vins, pour aller mettre ses macons a l'ouvrage. --Comme ca, se disait-il en souriant, j'ai toujours Blanchemont pour deux cent cinquante mille francs, et meme pour deux cent mille francs, puisque je ne dote pas ma derniere fille! --Et nous aussi, Lemor, nous allons faire batir, dit Marcelle a son amant lorsque Bricolin fut parti. Nous sommes riches; nous avons de quoi elever une jolie maisonnette rustique, ou _notre_ enfant aura une bonne education; car tu seras son precepteur, et le meunier lui apprendra son etat. Pourquoi ne serait-on pas a la fois un ouvrier laborieux et un homme instruit? --Et je compte bien commencer par moi-meme, dit Lemor. Je ne suis qu'un ignorant; je m'instruirai le soir a la veillee. Je suis garcon de moulin; l'etat me plait et je le garde pour la journee. Quelle belle sante cette vie va faire a notre Edouard! --Eh bien, madame Marcelle, dit le Grand-Louis, en prenant la main de Lemor, vous qui me disiez, la premiere fois que vous etes venue ici... ( il y a huit jours, ni plus ni moins! ) que votre bonheur serait d'avoir une petite maison bien propre, avec du chaume dessus et des pampres verts tout autour, dans le genre de la mienne; une vie simple et pas trop genee comme la mienne, un fils occupe et pas trop bete, comme moi... Et tout cela ici, sur notre riviere de Vauvre qui a l'honneur de vous plaire, et a cote de nous qui sommes de bons voisins! --Et tout cela en commun, dit Marcelle, car je ne l'entends pas autrement! --Oh! c'est impossible! Votre part, quant a present, est plus grosse que la mienne. --Vous calculez mal, meunier, dit Lemor; le tien et le mien entre amis sont des enormites comme deux et deux font cinq. --Me voila donc riche et savant! reprit le meunier, car j'ai le coeur de Rose et vous allez me parler tous les jours! Quand je vous le disais, monsieur Lemor, qu'il se ferait un miracle pour moi et que tout s'arrangerait! Je ne comptais pourtant pas sur l'oncle Cadoche! --Qu'est-ce que tu as donc a danser comme ca, _alochon_? dit Edouard. --J'ai, mon enfant, repondit le meunier en l'elevant dans ses bras, qu'en jetant mes filets, j'ai peche, dans le plus clair de l'eau, un petit ange qui m'a porte bonheur, et, dans le plus trouble, un vieux diable d'oncle que je reussirai peut-etre a faire sortir du purgatoire! FIN DU MEUNIER D'ANGIBAULT. End of the Project Gutenberg EBook of Le meunier d'Angibault, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEUNIER D'ANGIBAULT *** ***** This file should be named 13892.txt or 13892.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/9/13892/ Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.